Célian Ramis

Pour un aménagement féministe et écologiste des villes

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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse.
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Elsa Koerner est doctorante en sociologie à l’université Rennes 2. L’articulation entre les questions de genre et la végétalisation de l’espace urbain dans la production et l’aménagement de la ville, elle en a fait le sujet de sa thèse. Le 26 mars, l’association Les Effronté-e-s Rennes, dont elle a co-créé l’antenne rennaise en 2017, proposait une visioconférence animée par Elsa Koerner autour de l’étude qu’elle réalise depuis maintenant 3 ans. Dans le cadre du 8 mars à Rennes.

La veille, on la rencontre dans le jardin de la Confluence, espace aménagé pour lézarder sur les bords de la Vilaine, au bout du mail François Mitterand. Elsa Koerner balaye rapidement la zone du regard. Autour de nous, une majorité écrasante d’usagères.

Est-ce là parce qu’il s’agit d’un espace vétégalisé, aménagé de bancs et de banquettes ? D’un lieu légèrement retiré et ainsi préservé de l’agitation du centre ville ? Serait-ce la même configuration si la nuit était tombée ? Ou simple fruit du hasard ? Les raisons peuvent être multiples et complexes. C’est bien là tout l’attrait et l’enjeu du sujet.

LE DÉPART DE SA RÉFLEXION

En tant que militante féministe et écolo, elle s’intéresse à la question de la répartition genrée dans l’espace public, la production des villes durables et l’émancipation des femmes. En 2015, l’article d’Yves Raibaud, géographe du genre, sur la ville durable mais inégalitaire l’interpelle. Elle est étudiante à Sciences Po Strasbourg et effectue son Master 2 en Droits de l’environnement.

Elle cherche un stage à Rennes ou à Nantes, villes qu’elle sait engagées et dynamiques sur le plan de la prise en compte du genre dans l’aménagement urbain. Et c’est à l’agrocampus de la capitale bretonne qu’elle trouve son stage et rencontre celui qui va devenir son directeur de thèse.

« J’ai découvert les recherches en sociologie et ça m’a beaucoup plu. Mon directeur travaille en sociologie de l’environnement, en particulier en nature urbaine. Ce qui m’intéresse, c’est la sociologie de l’action publique : étudier comment on produit la ville à travers les espaces végétalisés ou en cours de végétalisation, auprès des agent-e-s en charge de cette production, de la conception à la réalisation. », explique la doctorante.

Ainsi, elle réalise un travail de terrain et d’observation autour de la manière dont les agent-e-s s’approprient la question du genre et comment ils et elles en tirent des outils pour l’aménagement des espaces. Sa posture est à la fois celle d’une chercheuse en formation et celle d’une consultante, salariée d’un bureau d’études.

Sa recherche est commandée par les trois villes qu’elle étudie et compare : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Pour cela, elle est en lien avec les services Jardin et biodiversité et les chargées de mission Egalité de chaque municipalité.

« Les ressources sont très différentes d’une ville à l’autre, d’un service à l’autre. Dans chaque ville, j’observe comment les agent-e-s s’approprient les enjeux de l’égalité. Car si l’objectif d’égalité est acquis pour quasiment tou-te-s les agent-e-s rencontré-e-s, la définition n’est pas toujours la même ni la manière dont cet objectif peut être appliqué. Il faut savoir que ce sont des questions très récentes dans l’aménagement du territoire. »
précise Elsa Koerner.

UNE HISTOIRE RÉCENTE

Durant la conférence, elle revient très rapidement sur l’histoire de l’étude de l’espace urbain au prisme du genre et de l’approche genrée dans l’urbanisme. Dans les années 80, émergent les études de genre, et c’est à cette période que la chercheuse américaine Dolores Hayden propose le plan d’un bâtiment non sexiste sur un campus. Elle repense l’aménagement des espaces en y intégrant cantine et crèche collectives, gérées par les habitant-e-s et usager-e-s « afin que la gestion des tâches soit commune et ne repose pas uniquement sur les femmes. »

Ce sont dans les années 2000 que vont apparaître en France les études en géographie sociale à travers une approche sexuée. Elsa Koerner cite Jacqueline Coutras et Sylvette Denèfle qui interrogent alors la mobilité des femmes et plus précisément analysent le rapport entre l’aménagement des villes et les pratiques des femmes.

Elle mentionne également la thèse de Marylène Lieber qui évoque et décrypte les rappels à l’ordre patriarcaux, la construction de la peur des femmes en ville, les stratégies d’évitement ou encore la dimension sociale de la nuit. Sans oublier les travaux d’Edith Marejouls sur l’égalité filles – garçons dans les cours d’école ou encore ceux d’Yves Raibaud, rendu célèbre par son ouvrageLa ville, faite par et pour les hommes : dans l’espace urbain, une mixité en trompe l’œil.

« Le sujet est donc relativement récent. Il se multiplie depuis 5 ans parce qu’on parle de plus en plus de la répartition genrée de l’espace public. On sait que l’espace public est traversé par les femmes, là où les hommes l’occupent davantage. On sait que dans les pratiques les femmes ont plus tendance à occuper les espaces verts (parcs, espaces végétalisés au bord des quais, etc.), en raison des rôles sociaux qui nous ont été assignés. »
analyse Elsa Koerner.

Les militantes féministes investissent le sujet, devenu en quelques décennies l’objet d’études universitaires mais aussi de démarches collectives avec par exemple la création en 2012 de l’association Genre et Ville, par Chris Blache, anthropologue urbaine, et Pascale Lapalud, urbaniste designer, ou encore la recherche-action à l’initiative en 2013 des Urbaines à Gennevilliers, réunissant des chercheur-euse-s en géographie, urbanisme, sciences politiques, des habitant-e-s, des artistes, des photographes, entre autres, autour des pratiques genrées dans les espaces publics.

Et ce sujet influe sur les municipalités à travers le « gendermainstreaming » que la doctorante explique comme étant le fait de « tranversaliser la question de l’égalité de genre dans les politiques publiques. » En somme, « il s’agit de faire porter les fameuses lunettes de l’égalité et donc pour ça de former les agent-e-s à ces questions. » Des questions qui font souvent débat car Elsa Koerner insiste : nous ne sommes encore qu’en phase d’expérimentation.

LA VOLONTÉ POLITIQUE

Pour l’instant, tout est à faire. Tout est à penser, à construire, à tester. Le cadre n’est pas posé depuis longtemps, la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale datant de 2006 à peine, la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014 seulement.

Et celle-ci précise : « Dans les communes de plus de 20 000 habitants, préalablement aux débats sur le projet de budget, le maire présente un rapport sur la situation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes intéressant le fonctionnement de la commune, les politiques qu’elle mène sur son territoire et les orientations et programmes de nature à améliorer cette situation. »

Elsa Koener commente : « Cette obligation entre en vigueur en 2016. La mesure est principalement incitative : en somme, elle impose aux villes de plus de 20 000 habitants de faire un rapport sur l’égalité femmes-hommes et les perspectives d’amélioration, sans donner de recommandations, sans aiguiller les politiques publiques. Les municipalités doivent se débrouiller par elles-mêmes. Tout demeure flou et sans objectifs bien définis. »

Pour les aider, des guides paraissent notamment « Le guide référentiel de la mairie de Paris », Genre & espace public, et les ouvrages de Genre et ville « Garantir l’égalité dans l’aménagement des espaces publics – Méthode et outils » et « Garantir l’égalité dans les logements – Méthode et outils ».

« Tout le travail peut être abandonné selon l’alternance des municipalités, un départ en retraite d’une chargée de mission égalité, etc… Les villes peuvent donc se saisir des guides existants. Des expérimentations existent. Il y a des villes pionnières et des villes qui cherchent à raccrocher les wagons. »

Sa thèse compare trois villes : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Des villes engagées et dynamiques dans leur volonté d’intégrer les questions d’égalité dans les diverses politiques publiques.

La capitale bretonne signe dès 2006 la Charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes, obtient en 2013 le label Egalité professionnelle, invite Yves Raibaud en 2015 pour se former à ces questions, réalise des marches exploratoires destinées à établir des diagnostics sensibles des différents quartiers rennais, commande l’étude d’Elsa en 2019 et dans la même année lance un projet de végétalisation des cours d’école.

Un projet élargi par Geneviève Letourneux - élue municipale en charge des Droits des femmes et de la Lutte contre les discriminations - au prisme du genre. En 2020, le travail réalisé par les stagiaires de l’INET, qui a donné lieu à un groupe de travail, est concrétisé sur le groupe scolaire de l’Ille, à Rennes, avec un partage équitable de l’espace.

À Strasbourg, c’est aussi de la volonté de la chargée de mission que part la dynamique. En 2014, elle repère une salariée qu’elle mobilise sur les questions d’égalité. Celle-ci quitte la municipalité pour travailler un temps au sein du cabinet des Droits des femmes. À son retour, elle est intégrée au service urbanisme et de là nait un groupe de travail qui produit depuis 2018 un plan d’actions sensible au genre.

Si Le Mans n’a pas encore de groupe de travail dédié à ces questions, la ville affiche une volonté réelle de s’inscrire également en pionnière en terme d’égalité de genre, luttant également contre les discriminations LGBTIQ+. Le travail de fond a été lancé par Marlène Schiappa qui a quitté ses fonctions pour rejoindre le gouvernement en 2017 et a été repris depuis. L’an dernier, le maire a nommé sa première adjointe en charge de l’égalité femmes – hommes, un geste « fort symboliquement », souligne Elsa Koerner.

Elle précise : « Cela montre à quel point tout dépend des volontés, des parcours, des personnes, etc. L’ensemble est très fragile. »

Fragile mais enthousiasmant. La matière amène de nombreux questionnements. À savoir notamment quelle nature voulons-nous en ville ? Et est-ce que la nature en ville implique forcément un projet féministe ? Est-ce que la nature apaise les relations et ainsi réduit les violences sexistes et sexuelles qui sévissent dans les rues et les transports en commun ?

QUAND L’IDÉAL ÉCOLO SE HEURTE AUX PRATIQUES QUOTIDIENNES

Dans l’idéal de la ville durable, figure le droit à la ville pour tou-te-s, « c’est-à-dire la réalisation des besoins économiques, sociaux, politiques et de loisirs au sein des quartiers de résidence. »Néanmoins, elle le dit : « Tout ceci se fait sur la matrice d’une ville construite et reconstruite au fil des siècles et d’un aménagement depuis les années 60 autour de l’usage de la voiture et la distinction des fonctions de travail, des lieux de vie et d’accès aux commerces, administration, etc. »

À partir de là, les critiques pleuvent. Car on répond à un idéal écologiste sur certains aspects sans « chausser les lunettes du genre ». Les choses se complexifient : la doctorante prend l’exemple de la réduction des places de stationnement pour préserver l’environnement. Elle explique que d’un côté les femmes adhèrent à la cause environnementale et d’un autre, n’osent par conséquent pas expliquer que cela posera problème pour déposer les enfants, faire les courses, etc. Parce qu’on vit encore dans une société divisée par des tâches genrées.

« Le schéma urbain nous contraint à utiliser la voiture pour réaliser ces tâches dans la double journée que les femmes subissent. Les intérêts des femmes semblent contrevenir à l’objectif même de la protection de l’environnement alors même qu’elles adhèrent à cet objectif. Elles ne se sentent pas autorisées à exprimer leurs besoins et avis. Double injonction aussi pour les femmes : elles sont responsables des tâches domestiques encore aujourd’hui à près de 80% et en plus elles doivent trouver des solutions écologiques : couches lavables, produits d’entretien faits maison… »

Ce sont là quelques exemples de critiques pointées et relevées par les chercheur-euse-s du genre. D’autres points soulèvent des interrogations. Comme la trame noire par exemple, dans le parc de l’éco-quartier Beauregard à Rennes. Cette trame noire est incluse dans les plans de biodiversité et s’applique concrètement par la réduction de l’éclairage afin de permettre le respect des rythmes naturels de la faune et de la flore.

Mais ce qui a été constaté, c’est que les femmes font des longs détours pour rentrer chez elles, pour éviter ce parc qu’elles considèrent comme insécurisants. « Cela montre que quand on ne considère pas tous les aspects, on peut faire des choses très bien écologiquement et techniquement mais dans l’appropriation et dans les pratiques, en fait, ces choses peuvent être des freins et des obstacles, notamment pour les femmes. », résume Elsa Koerner.

Elle poursuit : « Certains auteurs vont jusqu’à dire que la ville qui est produite actuellement ne serait qu’un vernis écolo sur une ville néo-libérale, toujours soumise aux logiques d’accumulation capitalistique. L’adjectif durable aurait été annexé par la ville capitaliste, androcentrée, qui reproduit donc les mêmes méthodes, les mêmes analyses et les mêmes techniques en guise de solutions, manquant le rendez-vous du grand chambardement de l’écologie populaire dans des villes accueillantes, solidaires et à taille humaine.»

LES ENJEUX DU DÉBAT ACTUEL

Une multitude de questions se bouscule. Si les espaces naturels ou que l’on végétalise de manière champêtre et sauvage sont insécurisants, que faire ? Les éclairer ? Comment ? À quelle heure ? Faut-il dégager l’horizon pour que l’ensemble du panorama soit accessible à notre regard ? Faut-il les fermer la nuit, comme ça, la biodiversité est tranquille ?

Faut-il investir davantage les pratiques de jardinage et de végétalisation participatives ? N’y retrouve-t-on pas des pratiques genrées là aussi ? À ces questions, la doctorante prend l’exemple des études anglosaxones qui s’intéressent à la queer ecology via les pratiques collectives de jardinage :

« Il y a une véritable appropriation de petits espaces par des personnes LGBTI ou par des femmes où se créent le lien social et l’apprentissage à la fois de compétences pratiques mais aussi d’une nouvelle représentation de soi. Guérilla végétale, Les incroyables comestibles ou encore les permis de végétaliser qui visent de façon subversive ou de façon contractuelle avec la ville à végétaliser l’espace urbain pourraient également être étudiés au prisme du genre. »

Pour elle, il est important de concerter les personnes concernées. Leur donner la parole, c’est leur donner une place légitime de sujets politiques. D’acteurs et actrices politiques. Encore faut-il que celles-ci soient en capacité de donner leur avis et identifier et exprimer leurs besoins dans l’immédiat.

Par sa conférence et sa démonstration, Elsa Koerner démontre qu’il n’y a pas de réponses définies et définitives. Que l’aménagement d’une ville par le prisme du genre est un sujet extrêmement complexe, qui mérite une réflexion profonde et l’implication des agent-e-s, forces de propositions, mais aussi des habitant-e-s, acteurs et actrices de leur quotidien.

Produire une ville féministe et écologiste implique de repenser les rapports que l’on entretient à la nature mais aussi entre les humains. Implique de penser des équipements mixtes pour que chacun-e s’approprie l’endroit et la structure en dehors des tâches assignées et des rôles sociaux définis par une société patriarcale. Implique de penser une nature spécifique qui doit trouver sa place entre les réseaux souterrains, la pollution et les usages du quotidien.

Cela implique également une démocratie sociale, des concertations adaptées, des pratiques collectives et participatives (sans que cela devienne une injonction), des formations et des expérimentations. Avancer étape par étape.

Elle conclut sur les cours d’école, véritables laboratoires justement. Ces espaces bétonnés que l’on sait partagés entre les jeux de ballons encore très largement investis par les garçons tandis que les filles jouent en périphérie du terrain du foot.

« Les cours d’école doivent être verdies car étant bétonnées, elles créent des ilots de chaleur : ce qui n’est ni bon pour les enfants, ni pour l’environnement. Quitte à repenser l’aménagement des cours, autant en profiter pour intégrer la dimension de l’égalité filles – garçons ! C’est un milieu fermé, n’y entre pas qui veut, contrôlé par la municipalité, ce qui est fait un lieu parfait d’expérimentation puisque la ville a la main jusqu'au bout et peut via les agent-e-s de l’éducation nationale et du périscolaire analyser ses effets dans le temps. »

 

 

Célian Ramis

Le cinéma documentaire à l'aune du genre

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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les personnes sexisées. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.
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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les portraits de personnes sexisées à travers une série de longs et courts métrages documentaires, diffusés en ligne ou à travers des vitrines, à l’occasion du 8 mars à Rennes. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, œuvrent à la mise en place de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.

En février 2019, on rencontrait la réalisatrice Céline Dréan pour parler avec elle de la place des femmes dans le milieu du cinéma. Elle venait de participer avec Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice du magazine en ligne Cine-Woman à une table ronde sur le sujet, animée par HF Bretagne dans le cadre du festival Travelling. 

Cet événement était précédé de la projection du film de Clara et Julia Kuperberg, Et la femme créa Hollywood qui s’attache à montrer qu’au départ, dans les années 1910 - 1920 les femmes étaient présentes dans la création cinématographique, et pas qu’un peu ! Elles étaient en nombre, compétentes et à des postes à responsabilité. Mais depuis que s’est-il passé ? 

« Je suppose qu’il y a un faisceau assez complexe de causes mais l’essentiel, c’est que l’argent est arrivé. Au départ, le cinéma était un art complètement expérimental, il n’y avait pas d’enjeu financier. C’était plutôt un endroit dans lequel venaient les personnes qui n’avaient pas de travail, c’est-à-dire les femmes, qui n’arrivaient pas à être embauchées ailleurs. C’est quand les industriels ont commencé à s’intéresser au cinéma et donc à y mettre de l’argent que l’enjeu a été modifié. Ce n’était plus seulement un enjeu de création mais c’était également un enjeu économique et c’est là que les hommes sont arrivés et ont pris le pouvoir. Ce qui est assez symptomatique – alors là je m’avance peut-être un peu – de plein d’autres domaines, comme les sciences par exemple. », nous avait alors répondu Céline Dréan.

La situation a-t-elle beaucoup évolué depuis ? Oui, c’est indéniable. Il y a désormais davantage de réalisatrices que dans les années 50. Mais pour la professionnelle, il y a encore de nombreux écarts, notamment dans la répartition femmes-hommes selon les genres cinématographiques. Dans le documentaire, notamment, encore une fois très imprégné de l’esprit expérimental, et peu étiqueté « gros budgets ».

Le cinéma, comme le reste des arts et de la culture, n’est pas un secteur qui fait exception. Il est empreint, à l’instar de tous les domaines de la société, d’une éducation genrée, permise par un système global reposant sur des mécanismes de domination : sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobie, grossophobie, classisme, âgisme, etc. Les oppressions pouvant se croiser et se cumuler.

Compter, c’est une des premières étapes essentielles à la prise de conscience générale. C’est ce que rappelle Elise Calvez, membre de HF Bretagne, association œuvrant pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, mardi 23 mars.

Elle animait, en visio, une table ronde autour de la place des femmes dans le cinéma documentaire, à l’occasion de Docs au féminin, réunissant Natalia Gómez Carvajal, chargée de la programmation, Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission court-métrage et documentaire à la Région Bretagne, Marine Ottogalli, co-réalisatrice de Ayi, et Leïla Porcher, co-réalisatrice de Je n’ai plus peur de la nuit. 

DES CHIFFRES ÉDIFIANTS, ENCORE…

Du côté de la Scam, la Société civile des auteurs multimédia, l’enquête concernant la répartition des autrices et des auteurs sur une décennie (2009 – 2019) montre une évolution très faible du nombre d’autrices membres de la structure. En 2009, elles représentent 36%. Dix ans plus tard, 37%. Le chiffre est dérisoire.

En mars 2021, le CNC publie son étude sur « La place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle », de 2010 à 2019, montrant que différents métiers au sein même du secteur de la production cinématographique sont encore profondément genrés et les salaires des femmes encore inférieurs à ceux des hommes (37,3% d’écart entre un réalisateur et une réalisatrice concernant le salaire moyen).

Les postes de scripte et assistant-e scripte, costumier-e et habilleur-euse et de coiffeur-euse et maquilleur-euse sont principalement occupés par des femmes, tandis que les professions techniques comme machiniste, électricien-ne et éclairagiste sont largement occupées par des hommes.

Inégalités encore avec les films français agréés encore majoritairement réalisés ou co-réalisés par des hommes à 74,1%. Et ils coûtent plus chers. En 2019, le devis moyen des films français réalisés par des femmes est inférieur d’environ 2 M€ à celui des hommes.

« Ces écarts s’expliquent en partie par l’absence de très grosses productions réalisées par des femmes et l’importance du genre documentaire au sein des films réalisés par des femmes, genre moins coûteux à produire »
indique l’étude du CNC dans sa synthèse. 

LA RÉGION S’Y MET DOUCEMENT

En région, la question des chiffres est complexe, comme l’explique Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission Court-métrage et Documentaire à la région Bretagne. Elle a récolté des données à la demande du festival mais insiste sur le fait qu’elles sont à prendre avec précaution. Il n’y a pas encore d’étude précise et officielle sur le sujet.

Ainsi, en 2020, tout genre confondu, elle constate qu’il y a eu plus de projets portés par des hommes aidés au niveau de la production « mais c’est un tout petit peu moins flagrant en développement et en écriture. »Ainsi, les écarts se resserrent : « On a aidé plus de projets en développement et en écriture portés par les femmes. »

D’un point de vue financier, les projets portés par les femmes demandent moins de budget pour les aides à la production. Et l’écart n’est pas fin : « Environ 29 000 euros pour les femmes et environ 47 000 euros pour les hommes. » En revanche, ce qu’elle note, c’est qu’au final, les hommes obtiennent un budget inférieur à leur demande initiale et les femmes obtiennent « à peu près » ce qu’elles demandent.

Elise Calvez le souligne : l’évolution est lente et modeste malgré la prise en compte de ces préoccupations, globalement dans de nombreux secteurs des arts et de la culture depuis plusieurs années. Il faut compter pour établir des données chiffrées parlantes et révélatrices d’une problématique profonde. Il faut compter pour établir une prise de conscience significative.

S’outiller pour comprendre d’où viennent les problématiques, ces sources d’inégalités qui persistent et pouvoir ainsi analyser ces écarts qui non seulement perdurent mais aussi se creusent au fil des échelles que l’on étudie. On sait notamment grâce au diagnostic chiffré établi en 2019 par HF Bretagne sur la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels que les femmes représentent :

« 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. »

ÉMERGENCE D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION

Cette évolution lente et modeste dont Elise Calvez parlait amène tout de même à faire bouger quelques lignes. Heureusement. Avec l’arrivée par exemple de davantage de réalisatrices mais aussi de productrices. En 2020, par exemple, Claire Rattier-Hamilton précise que la région a aidé 16 productrices et 17 producteurs. Pour que ce chiffre soit satisfaisant, il doit se pérenniser.

Ce constat est partagé également par Leïla Porcher qui a travaillé pour son premier long-métrage avec une équipe quasi exclusivement féminine parce que ses productrices étaient entourées de femmes sur tous les postes, excepté le mixage : « On a sans doute été préservées de ce que ça représente dans la confrontation au quotidien. »

Celle qui a d’abord entrepris des études d’anthropologie avant de se former en documentaire et réalisation à Aix-Marseille, précise : « Dans ma formation, on était une majorité de femmes. À la sortie, par contre, les gens que je connais et qui ont poursuivi en réalisation sont des hommes. »

Marine Ottogalli, elle, a une formation de technicienne. Ce qui l’anime dans le cinéma, c’est d’être cheffe opératrice. Les chiffres cités précédemment ne sont, selon elle, pas surprenants : « Ils me parlent, surtout sur le fait que les femmes arrivent dans la production. »

Ce qu’elle remarque principalement, c’est la difficulté qu’ont les femmes, en règle générale, à imposer un salaire : « Ce sont les hommes autour de moi qui font monter les salaires, souvent. Mais après, je pense aussi qu’il y a une question de personnalité, au-delà de la question du genre. »

Si très rares sont les modèles de cheffes opératrices, en revanche, la réalisatrice précise que dans ces influences lui viennent principalement des femmes, à l’instar de Chantal Akerman. Si elle a eu davantage d’hommes mentors dans son parcours, en revanche « après, dans les stages ou les postes d’assistante, ce sont des femmes qui m’ont aidée à monter dans ma carrière. » 

VISIBILISER LES FEMMES

De son côté, Leïla Porcher regrette de n’avoir bénéficié d’aucun modèle de réalisatrices. « J’aurais aimé en avoir. C’est avec Anna Roussillon que j’ai découvert que c’était possible, que oui, on pouvait arriver à ce type d’écriture, etc. », explique-t-elle. Sur le relationnel avec les hommes dans ce secteur, elle n’en a pas encore fait l’expérience.

En revanche, elle l’affirme : le film Je n’ai plus peur de la nuit n’aurait pas pu être réalisé par des hommes. « La société kurde est ségréguée sexuellement. Je pense que ça aurait été impossible d’accès pour des hommes. En tout cas, ils n’auraient pas pu développer les liens qu’on a pu avoir. Nous avons passé beaucoup de temps avec ces femmes, des combattantes kurdes, déjà ça a changé notre regard mais je pense aussi qu’en tant que femmes, on avait moins de risque de tomber dans l’exotisation et la romantisation. », analyse-t-elle.

Au départ du projet documentaire d’Ayi, l’idée était de montrer les cuisines de rue. Au bout de la première année, Marine Ottogalli et Aël Théry ont choisi d’axer autour de la figure d’Ayi, « tellement charismatique que tout s’est polarisé autour d’elle. » Le film est devenu un portrait de femme migrante dans un quartier de Shangaï, racontant « l’émancipation d’une femme partie de son village où elle s’occupait de sa famille et qui a choisi de partir et de trouver une place en ville. »

Donner à voir des luttes féministes et des portraits de femmes. C’est là l’objectif de Docs au féminin, géré par Natalia Gómez Carvajal, sa chargée de programmation au sein de Comptoir du doc depuis septembre 2020. Elle avait l’espoir que l’événement se déroule en présentiel mais la gestion gouvernementale de la situation sanitaire a contraint les salles de cinéma et lieux de culture a fermé leurs portes.

Prévoir les projections en ligne, cela pose question au sein de la structure qui défend l’espace du cinéma comme opportunité de faire du lien et de rencontrer le public. Ainsi, Docs au féminin s’est inspiré d’une initiative grenobloise et a organisé le 13 et 20 mars des séances de courts-métrages, diffusés dans les vitrines de commerces du centre ville et de Maurepas.

Concernant la diffusion via une plateforme ciné, un avantage se profile rapidement : si la manifestation est d’ordinaire organisée à Rennes – aux Champs libres – cette année, tout le monde pourra bénéficier de ses séances gratuitement, sans barrières géographiques.

« Les violences sexistes et sexuelles existent de partout. Surtout dans les foyers, on le sait et on le voit bien depuis les confinements. Là, on fait entrer des films documentaires qui parlent de ces sujets, par différents biais, directement dans les foyers. »
souligne Natalia Gómez Carvajal.

Du 8 au 29 mars, 4 films ont été proposés tous les lundis soirs : In search de Beryl Magoko et Jule Katinka Cramer, sur le rapport à l’excision d’une femme kenyane qui va ensuite découvrir la chirurgie réparatrice, Ayi de Marine Ottogalli et Aël Théry, sur le combat d’une femme migrante qui cuisine dans la rue en évitant les forces de l’ordre dans un quartier de Shangai, The Giverny document de Ja’Tovia Gary sur les conséquences des représentations coloniales des femmes noires sur l’intégrité de leurs corps ainsi que leurs résiliences, et Je n’ai plus peur de la nuit, de Leïla Porcher et Sarah Guillemet, sur la formation politique et militaire des combattantes kurdes. 

Natalia Gómez Carvajal nous explique sa manière de procéder pour la sélection de films : « Je regarde un maximum de films sans regarder si c’est fait par un homme ou une femme. C’est vraiment un choix. Je lis le synopsis, s’il me plait, je regarde. Je fais au ressenti. À chaque fois, ça a été des films réalisés par des femmes. J’étais contente ! J’avoue que si ça n’avait été que des hommes à la réalisation, je me serais posée des questions… Ensuite, je travaille avec un groupe de programmation, cette année, constitué de 8 – 9 personnes qui ont vu tous les films et suivi tous les échanges. »

L’objectif a été rempli selon la chargée de programmation qui s’enthousiasme de pouvoir proposer, au sein de la thématique vaste des femmes et des luttes féministes, des visions plurielles et diverses. Pas uniquement centré sur l’occident, sur le corps blanc, etc.

« On aborde dans le festival également la question des identités de genre. Et on réfléchit et on est preneur-euse-s de proposition d’un nom qui pourrait justement inclure davantage toutes les identités de genre. », souligne Natalia Gómez Carvajal.

UN MOMENT DE BASCULEMENT

On questionne la place des femmes et des minorités de genre dans les différents secteurs de la société. On réalise un travail profond de réhabilitation de celles-ci dans l’Histoire. On valorise le matrimoine. On déconstruit au fur et à mesure ce qui fondent les inégalités profondes de notre société. On dénonce les violences sexistes et sexuelles. On compte. Aussi bien en terme de chiffres que dans les récits et les parcours.

« On est peut-être à un moment de basculement. », nous dit la chargée de programmation de Docs au féminin. Elle poursuit : « Ce qui est intéressant avec les deux réalisatrices qui étaient présentes à la table ronde, c’est que pour toutes les deux c’était leur premier film et qu’elles représentent cette nouvelle génération qui arrive avec des nouvelles réalisatrices, des nouvelles productrices. Elles osent davantage. »

Pour elle, les études sont encore très difficiles à analyser et ne peuvent pas tout à fait être considérées comme photographie fidèle et globale du secteur du cinéma : « Mais c’est intéressant car ça interroge. Il y a des choses à creuser à mon avis. Comme cette chute que l’on constate : en ce qui concerne les aides à l’écriture, les femmes demandent partout. Mais ensuite au moment du développement, il y a un écart. Ce qu’il faut voir, c’est que ce sont les boites de production qui font les demandes d’aides financières. Est-ce qu’elles osent demander plus quand ce sont des projets portés par des hommes ? Il faut creuser la question. »

Numériser les projets aiderait à suivre précisément tout le trajet du dossier pour l’analyser plus en détail et en profondeur. La question est encore très complexe et Elise Calvez le signale également : du côté de HF Bretagne, aucun groupe Cinéma n’a encore été constitué. L’appel est lancé. Pour compter, décrypter, prendre conscience, informer, sensibiliser, former, faire bouger les lignes ensemble.

Célian Ramis

De Gisèle Halimi à aujourd'hui : de l'intime au collectif

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Dans le cadre du 8 mars, l'association Déclic femmes organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars.
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« Chaque pas du féminisme est un pas pour les femmes migrantes ». C’est le postulat de départ de Fatima Zédira, fondatrice – en 1995 – et directrice de l’association rennaise Déclic Femmes qui en 26 ans a accueilli et accompagné entre 400 et 500 femmes exilées. Dans le cadre du 8 mars, la structure organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars. 

Gisèle Halimi, dans ses discours, ses écrits et ses actes en tant qu’avocate, autrice et députée, a toujours accompagné Fatima Zédira. Elle a d’abord défendu les indépendantistes tunisiens avant de venir en France et de s’inscrire au barreau de Paris. « Elle a découvert une justice instrumentalisée, au service de la domination coloniale. », précise la directrice de Déclic Femmes.

Elle s’est rapidement engagée dans le féminisme, créant avec Simone de Beauvoir entre autre, l’association Choisir la cause des femmes. Le procès de Bobigny, dans lequel elle défend une jeune femme ayant avorté à la suite d’un viol (en 1972, l’IVG est illégal) mais aussi sa mère, désignée complice, et trois autres femmes, ainsi que le « procès du viol », à la suite duquel l’avocate va brillamment réussir à faire changer la loi, figurent parmi les procès historiques du siècle dernier.

« Gisèle Halimi porte la cause des femmes jusqu’à ce qu’elles soient prises en compte. »
déclare Fatima Zédira en introduction de la conférence.

Au quotidien, elle œuvre avec les bénévoles pour l’insertion socio-professionnelle et l’apprentissage de la langue française des personnes exilées mais aussi et surtout pour « l’intégration réelle, celle qui prend en compte la dignité et l’histoire de la personne. »

Elle le rappelle, un migrant sur deux est une femme : « Une femme souvent diplômée, compétente ! Les femmes migrantes doivent être incluses dans le féminisme. Ce sont des richesses et non des poids. L’association fait l’interface entre les femmes et le pays d’accueil. Cette année encore, on a des femmes qui se sont inscrites en M2, en doctorat, etc. De par leur statut de femmes et de migrantes, elles subissent : discriminations, barrière de la langue, non équivalence des diplômes, manque de connaissances des dispositifs dans le pays d’accueil, manque de réseau (et donc isolement), manque de mobilité… Ces freins font qu’elles sont exposées à de nombreuses violences. »

Pendant le confinement, Fatima Zédira le dit clairement, la question des violences à l’encontre des femmes exilées s’est posée « encore plus fort que d’habitude. » L’association a rencontré Jessie Magana, autrice engagée dans les combats féministes mais aussi anti-racistes. 

Elle a notamment écrit Les mots pour combattre le sexisme, Des mots pour combattre le racisme, avec Alexandre Messager aux éditions Syros, Riposte – comment répondre à la bêtise ordinaire aux éditions Actes sud junior, Des cailloux à ma fenêtre aux éditions Talents Hauts ou encore Rue des Quatre-Vents – au fil des migrations, aux éditions des Eléphants.

Récemment, elle a signé le nouvel album de la collection Petites et grandes questions, chez Fleurus, Tous différents mais tous égaux ? et toutes les questions que tu te poses sur le sexisme, le racisme et bien d’autres discriminations et début mars est paru son roman Nos elles déployées, aux éditions Thierry Magnier. Sans oublier qu’en mai son livre Gisèle Halimi : non au viol, publié chez Actes sud junior en 2013, sera réédité. 

RENCONTRE AVEC GISÈLE HALIMI

En 2009, Jessie Magana écrit son premier livre édité, Général de Bollardière : non à la torture (dans la même collection chez Actes sud junior). La guerre d’Algérie fait partie de son histoire familiale, à travers son père, et c’est en effectuant des recherches sur le sujet qu’elle tombe sur Gisèle Halimi.

« Elle est féministe dans toutes les dimensions du terme ! Elle lutte pour les droits des femmes mais aussi pour elle-même. Et je trouve que c’est un modèle intéressant à montrer aux jeunes. Je n’aime pas tellement le terme « modèle », je trouve qu’il renvoie l’idée de se conformer… Je dirais plutôt source d’inspiration ! », explique l’autrice. 

Peu de temps après éclate l’affaire DSK. C’est un déferlement médiatique qui montre que le combat que Gisèle Halimi a porté pour faire reconnaître le viol en crime est toujours d’actualité :

« La notion de consentement, l’inversion de la charge sur la victime… Elle a fait changer la loi en 1978 mais en 2011, on en était toujours à avoir les mêmes comportements et remarques dans les médias… »

Pendant la conférence, elle raconte comment Gisèle Halimi, dans cette décennie qui va marquer l’histoire des féminismes, se saisit d’un cas particulier et l’érige en procès de société. Avec l’avortement tout d’abord lors du fameux procès de Bobigny où elle défend Marie-Claire et sa mère, entre autres.

« En 72, elle fait venir à la barre experts, politiques, journalistes, médecins, etc. et fait le procès de l’avortement. Elle a ensuite été menacée, comme elle l’avait été en défendant les indépendantistes algériens. C’était une remise en question de ce qu’elles étaient en tant que femmes qui prennent la parole, comme pour Simone Veil. En 78, elle reproduit ça avec le procès de deux jeunes femmes violées, Anne Tonglet et Araceli Castellano. Au départ, l’affaire est envoyée en correctionnelle pour coups et blessures. Mais les deux femmes obtiennent la requalification du procès. Gisèle Halimi prend leur défense et là encore, elle gagne. Non seulement elle gagne le procès mais elle gagne une nouvelle loi qui précise le viol et empêche sa correctionnalisation (dans le texte, car dans les faits, nombreuses sont les victimes à voir leur affaire requalifiée en agression sexuelle plutôt qu’en viol, ndlr). », précise Jessie Magana. 

Et le 16 mars 2021, quelques heures avant l’échange organisé par Déclic Femmes, les député-e-s fixaient à l’Assemblée nationale l’âge du consentement à 15 ans. Malgré le « procès du viol », l’affaire DSK, l’affaire Weinstein, et de nombreuses autres, les violences sexistes et sexuelles sont toujours terriblement prégnantes. Pourtant, l’arsenal judiciaire ne manque pas.

PARLER, PRENDRE LA PAROLE, DÉNONCER… ET ÊTRE ÉCOUTÉ-E-S ET ENTENDU-E-S…

Nous subissons toujours la lenteur de l’évolution des mentalités, précise Jessie Magana. Les mentalités évoluent plus lentement que la loi. Toutefois, les militantes féministes ne lâchent rien et c’est parce qu’elles œuvrent au combat et à la reconnaissance des droits et des choix et qu’elles prennent la parole et dénoncent les violences sexistes et sexuelles que l’autrice réédite Gisèle Halimi : non au viol, actualisant le propos dans un contexte nouveau, en pleine effervescence féministe.

« Avec les réseaux sociaux, les #, des actrices, chanteuses, femmes comme vous et moi sans audience médiatique ont pu s’exprimer. Grâce à ces mouvements, la parole d’une femme devient mondiale. », s’enthousiasme-t-elle.

Au départ, Jessie Magana est éditrice. Elle publie les récits et les imaginaires d’auteurs et autrices. Un jour, elle ressent le besoin de parler en son propre nom : « J’ai mis du temps à trouver ma voix et ma voie. Et j’ai choisi de m’adresser en priorité aux jeunes mais mes livres peuvent aussi être lus par les vieux… Quand on écrit pour la jeunesse, on est considéré-e-s un peu en marge. Et puis on a tendance à considérer qu’il faut avoir un ton neutre. J’essaye, dans tous mes livres, d’avoir un point de vue engagé pour transmettre mes combats et inciter à l’action. La littérature peut changer le monde ! »

Elle va réveiller l’adolescente qu’elle était. Une adolescente qu’elle décrit comme un peu seule dans sa révolte. « Je ne viens pas d’une famille de militants mais le sentiment d’injustice me suit depuis mon enfance. Ma conscience politique s’est construite au collège, par les rencontres et les livres. », souligne-t-elle, précisant qu’elle est née en 1974, « l’apogée du féminisme », mais lorsqu’elle grandit, dans les années 80 et 90, elle est « dans le creux de la vague… ».

Dans ces décennies de fin de siècle, les militantes sont traitées d’hystériques de service. Elles luttent pour du vent, se dit-on dans l’imaginaire collectif, puisque la contraception, c’est ok, l’avortement, c’est ok, l’accès à l’emploi, aussi… Alors quoi encore ? « À cette époque, seule la réussite individuelle comptait. Si on n’était pas une femme épanouie, si on était une femme victime de violences par exemple, bah, c’était de notre faute… », se remémore-t-elle.

Jessie Magana se souvient encore de la solitude en manif. Elles n’étaient pas très nombreuses à prendre la rue et occuper l’espace public pour défendre les droits déjà conquis et ceux à conquérir. Elle n’est pas amère vis-à-vis de cette période, elle dit même que finalement ça l’a forgée et lui a permis d’avoir du recul :

« Je considère que j’ai un rôle de trait d’union entre les générations. Et ça, ça m’intéresse beaucoup dans mon travail de transmission. »

LA QUESTION DE LA TRANSMISSION

Son nouveau roman, Nos elles déployées, répond parfaitement à ce pont entre les générations. Elle a écrit une première version il y a 15 ans. Sans réponse favorable de la part des maisons d’édition, elle l’a enfermé dans un tiroir mais la jeune fille, son héroïne, a lutté pour ressurgir, parler et trouver sa place.

Jessie Magana a retravaillé son histoire. Ou plutôt l’histoire de Solange, lycéenne dans les années 70 qu’elle traverse aux côtés de sa mère, Coco, et ses ami-e-s militantes féministes. En 2018, Solange est devenue mère à son tour et sa fille est héritière de deux générations différentes de femmes.

L’autrice explore ici les cheminements de ses personnages pour trouver leurs propres voix/voies et s’inscrire chacune dans leur propre contexte de lutte collective et d’épanouissement personnel. On aime son écriture, poétique et réaliste, son sens du détail et sa manière de nous intégrer à des événements historiques que nous n’avons pas vécu. Dans Nos elles déployées, on sent l’ambiance et on la vit. C’est un roman cinématographique qui met nos sens en éveil et nous plonge dans la vie de Solange, sur fond, très présent, de révolution féministe. 

Des réflexions sur le corps, les choix, la liberté, la parentalité, le sexe, les normes sociales, les conventions patriarcales mais aussi les complexes, les paradoxes, les oppositions… « L’intime est politique, c’est ce que je voulais faire avec ce roman. Créer une alternance entre l’intime et le collectif. Et je voulais parler du rapport au féminisme mais aussi du rapport à l’autre. Entre femmes mais aussi entre deux pays, Solange va aller en Algérie. C’est important de ne pas rester dans le contexte franco-français. Ce qui nous rassemble, c’est d’être ou de nous considérer femmes. On se retrouve dans la sororité. », souligne-t-elle.

UN RÉCIT INTIME ET COLLECTIF

Elle ne gomme pas les différences. Elle fait simplement en sorte que cela ne divise pas les femmes : « On utilise souvent les différences des femmes pour les diviser. On le voit à travers les questions d’identité de genre, de race, de religion, etc. Même au sein du mouvement féministe, avec les pro prostitution ou pas, la reconnaissance et l’inclusion de la transidentité dans les débats féministes… Il y a toujours un espace de dialogue d’opinions différentes mais l’expérience intime de la féminité nous rassemble. Il y a toujours eu des conflits, même dans les années 70 entre les gouines rouges et les mouvements plus axés féminisme d’État. Ça fait partie du plaisir de brasser les idées, de débattre ensemble, etc. »

Jessie Magana insiste, ce n’est pas seulement un roman de lutte, c’est aussi un récit qui questionne notre rapport à l’intime, nos manières et possibilités de nous construire à travers des désirs contradictoires, de s’affranchir des injonctions, en l’occurrence ici celle de la mère de Solange qui lui assène d’être libre, notre rapport à l’amour et à comment écrire l’amour. C’est un récit intense et enthousiasmant, profondément humain et vibrant.

Un récit qui résonne jusqu’en Afrique subsaharienne puisque ce soir-là, depuis Dakar, Odome Angone suit la conférence, elle est universitaire, ses travaux sont orientés sur l’afroféminisme et elle témoigne :

« Ici, être féministe est toujours un gros mot. Des femmes font entendre leurs voix au-delà des assignations. On nous reproche d’être contaminées par le discours occidental. Mais ce n’est pas un concept exogène, c’est une réalité que l’on vit au quotidien. »

Elle à Dakar, nous à Rennes. Toutes derrière nos écrans, en train de partager un instant suspendu de luttes féministes qui dépassent largement les frontières. Y compris celles de la définition pure du sexisme pour nous faire rejoindre celle de l’intersectionnalité.

Pour Jessie Magana, c’est d’ailleurs cela chez Gisèle Halimi qui inspire aujourd’hui les jeunes générations. Avocate engagée pour la cause des femmes, elle devient une figure intersectionnelle et rebelle, dans une société où les féminismes évoluent au pluriel, vers une prise en compte comme l’a formulé Fatima Zédira de la dignité et de l’histoire de la personne.

 

 

Célian Ramis

De la solitude des femmes iraniennes à la répression d'une population

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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent massivement l’espace public pour protester contre l’obligation de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la "solitude des femmes en Iran".
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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent l’espace public pour protester contre l’obligation pour elles de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la situation des femmes en Iran, aujourd’hui encore : 

« C’est ce que j’appelle la solitude des femmes iraniennes. Elles sont seules dans la rue. Sans le soutien des hommes. Dès qu’elles parlent de ce qu’elles vivent au quotidien, après 42 ans de résistance, tout de suite les voix masculines s’élèvent pour dire ‘Nous aussi, on souffre’. Je reconnais que ce n’est pas facile pour eux non plus mais il y a une séparation entre ces deux situations. »

Elle poursuit : « On pense qu’il y a tellement de problèmes qu’il ne faut pas parler des conditions des femmes. » Elles ne sont pas une priorité. Pour la sociologue, ce que les hommes iraniens ne voient pas, c’est que la répression, dont ils souffrent à l’heure actuelle, s’est imposée en plusieurs étapes.

Mercredi 10 mars, Mahnaz Shirali animait une conférence « Décalage entre les sexes : la solitude des femmes iraniennes », organisée par l’Association Franco-Iranienne de Bretagne à l’occasion du 8 mars à Rennes, et retraçait l’histoire d’une répression qui a débuté par celle des femmes avant de s’étendre à l’ensemble de la population.

LA SOCIOLOGIE DE TERRAIN… À DISTANCE

« Il y a eu d’énormes cas d’infanticides et de féminicides cet été. La société iranienne n’a jamais été aussi violente. », déplore la sociologue qui avant de démarrer sa conférence explique sa méthode de travail. 

« Les sociologues – critiques avec le régime - ne sont pas les bienvenu-e-s en Iran. Jusqu’en 2000, j’y allais régulièrement. Je pratiquais la sociologie de terrain. En 2001, ma thèse a été publiée et je n’ai pas osé ouvertement y retourner. Je me suis tournée vers l’histoire de l’Iran. »
souligne-t-elle.

En 2008, elle parle d’un changement majeur : l’arrivée des réseaux sociaux. Facebook tout d’abord puis Twitter, Instagram, etc. Ainsi, elle accède aux Iranien-ne-s et depuis 2014, peut explorer la possibilité d’en tirer un travail sociologique. Prochainement son livre Fenêtre sur l’Iran – le cri d’un peuple bâillonné, dans lequel elle raconte tous ces bouleversements, sera publié.

« C’est inédit ! Ce sont de vraies mines d’or pour nous. Par contre, ce qui est compliqué c’est d’extraire et d’utiliser la matière récoltée. Depuis mai 2020, on assiste à une explosion des violences à l’encontre des femmes. On le voit à travers les journaux du pays et les vidéos postées par les iranien-ne-s sur les réseaux sociaux, qui sont des outils qui leur permettent de communiquer avec le monde libre. Ils filment les situations et les postent. Ces scènes quotidiennes sont confirmées ensuite dans les journaux. »

Elle fait mention d’une femme décapitée par son père parce qu’elle s’était réfugiée chez son amoureux. Le patriarche n’a pas été inculpé pour l’infanticide commis. « Le corps de la femme appartient au père. Dans les cas de féminicides, les femmes sont tuées par la famille du mari, le mari ou sa propre famille. Selon les lois, les hommes sont les chefs de la famille. Les victimes sont les enfants et les femmes. », commente-t-elle.

S’ATTAQUER AUX DROITS DES FEMMES

Plus l’économie est en chute libre, plus la quantité de violences intrafamiliales augmente. On le sait, les droits des femmes ne sont jamais acquis et les crises, qu’elles soient politiques, économiques et/ou religieuses, les menacent sans relâche. Au fil de ses recherches, Mahnaz Shirali constate que les violences à l’égard des femmes deviennent de plus en plus banalisées.

Elle se rappelle notamment de l’époque où elle se rendait en Iran. La polygamie était autorisée mais mal vue : « Sous la république islamique, le mariage des enfants est devenu tout à fait légal. Sous l’ancien régime, l’âge légal était fixé à 15 ans. Ensuite, Khomeini l’a baissé à 13 ans. Aujourd’hui, il n’y a plus d’âge, à partir du moment où le père accepte. Cet acte de marier les enfants est devenu banal. »

Concernant la maternité, les femmes sont réduites à l’état de la nourricière, déclare-t-elle. Aucune décision concernant l’éducation des enfants ne peut être encadrée par la mère. La sociologue concède aux ayatollahs au pouvoir la réalisation d’un travail minutieux pour avantager massivement les hommes, « les rendant complices de ses établis » et créant un conflit entre eux et les femmes, isolées, sans alliés.

Sans célébrer l’ancien régime du Shah d’Iran, elle explique tout de même la modernité alors du pays, de ses infrastructures et des structures politiques. Ce n’est certes pas une démocratie mais le pays est modernisé et les femmes y ont accès à des postes à responsabilité, comme juges, chirurgiennes ou encore ministre de l’Education.

« Le 8 mars 1979, c’est la première année de Khomeini. Son arrivée n’était pas facile. Il a aboli la loi de protection de la famille, a imposé le port du voile aux femmes et a réprimé les droits des femmes. », souligne Mahnaz Shirali, partageant alors son écran sur lequel est diffusé la photo d’une foule compacte composée exclusivement de femmes dans la rue. Le fameux 9 mars 1979 illustrant « la solitude des femmes iraniennes ». 

Le régime en place a instauré la répression progressive de toute une population. En commençant par celle des femmes. «

 Il n’aurait pas pu s’installer s’il n’avait pas commencé par là pour ensuite réprimer le reste de la société. Parler des femmes en Iran n’est pas marginal. La lutte contre la répression doit commencer par la lutte pour les droits des femmes. Et ce n’est pas une lutte marginale ! »
insiste la conférencière. 

CONDITIONNER LES ENFANTS AUX ASSIGNATIONS DE GENRE

Et comme dans toute problématique de discrimination, l’enjeu se niche dans l’éducation. Dès le plus jeune âge, on conditionne les enfants à établir une distinction entre les deux sexes et les deux genres et petit à petit à ancrer la supériorité de l’un sur l’autre.

Ainsi, les petites filles sont éduquées à devenir des mères. « J’ai remarqué dans les dessins animés, etc., elles sont invitées à devenir mères mais dans le sens, comme je vous le disais tout à l’heure, de nourricières ! Ce sont les pères qui prennent les décisions pour les enfants. », s’insurge-t-elle.

Les petits garçons, eux, sont nourris à la violence des images d’exécution et de tortures. « C’est devenu le quotidien dans les villes. La république islamique montre son plein pouvoir. », conclut Mahnaz Shirali.

Elle le dit sans vergogne : en tant qu’iranienne, la situation la déprime au plus haut niveau mais la fascine, en tant que sociologue. 

Célian Ramis

Combattantes du monde des sciences

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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. On ne voulait pas dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin.
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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. Parce qu’on n’avait pas envie de dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin. Et on invisibilise la bataille qu’elles ont mené et mènent encore actuellement pour être reconnues en tant que telles : des scientifiques à part entière, respectées et reconnues pour leurs recherches et travaux.

Sa fille l’accompagne un jour au laboratoire. Elle a 3 ans. Elle sait que sa mère est une scientifique mais c’est en la voyant en tenue blanche qu’elle réalise et dit « Tu es vraiment une scientifique, maman ! Je veux être scientifique plus tard ! » En entendant ces mots, Jane Willenbring, géologue, fond en larmes. Des larmes de joie mais aussi de terreur : 

« Parce quej’ai imaginé qu’elle serait traitée comme une moins que rien. »

C’est ainsi que démarre Picture a scientist, un film documentaire réalisé aux Etats-Unis en 2020 par Sharon Shattuck et Ian Cheney, et diffusé ce jeudi 11 mars sur Vimeo en amont de la table ronde autour des inégalités et discriminations subies et vécues par les femmes dans les sciences, organisée par l’université Rennes 1 dans le cadre du 8 mars. 

LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION

Aux genres féminin et masculin, on attribue des images. En terme de carrières professionnelles, on imagine les femmes dans les métiers du soin et de l’éducation et les hommes dans les postes à responsabilités, la politique et les sciences.

« Les femmes sont sous-représentées dans les sciences. Ce n’est pas notre place, c’est ça le message. Il y a des règles : les hommes les écrivent, ils les connaissent. Pas nous. »
nous dit le documentaire en introduction.

Picture a scientist explore les tenants et les aboutissants de cette sous-représentation, en donnant la parole à des scientifiques qui se sont battues et se battent encore pour faire valoir la place qu’elles occupent et la place qu’elles méritent. Leurs témoignages mettent en lumière l’isolement subi et le travail acharné qu’elles doivent fournir pour accéder à la reconnaissance.

« J’étais dans une école privée pour filles. On ne nous apprenait pas les maths et les sciences. Plus tard, j’ai suivi un cours de bio et ça m’a changée. Je ne pouvais pas imaginer vivre sans cette science. », explique Nancy Hopkins, biologiste. Marquée par le cancer de sa mère, elle a voulu très tôt s’orienter vers la recherche contre la maladie.

Rares sont les femmes qui sont encouragées à prendre et poursuivre la voie des sciences. C’est ce qu’a démontré l’enquête réalisée dans le cadre du livre Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et science : comment les mesure ? comment les réduire ? présenté lundi 8 mars par les professeures émérites Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy dans une conférence organisée également par l’université Rennes 1. 

Dans le documentaire, la chimiste Raychelle Burk témoigne de la double discrimination qu’elle subit en tant que femme racisée : « Je n’ai pas été encouragée pendant mes études. Il n’y a pas de profe noire de chimie… »

Le seul personnage auquel elle peut se référer est celui de Uhura dans la série SF Star Trek, alors seule scientifique noire portée à l’écran. Dans la réalité, 2,2% des femmes noires ont des doctorats.

Elle raconte que souvent on la prend pour la femme de ménage, qu’on l’ignore en réunion et qu’elle reçoit des mails de critiques déplacées, inappropriées, qu’on ne ferait pas à une femme blanche, encore moins à un homme blanc. Et explique, les larmes aux yeux, l’énergie qu’elle dépense en répondant à ces messages. Des temps qu’elle ne consacre pas à ses travaux.

C’est ça souligne-t-elle qu’il faut avoir en permanence à l’esprit. C’est que les autres ne passent pas une partie de leur temps à recevoir des mails plombants de par le sexisme et le racisme qu’ils diffusent et à devoir formuler des réponses, pour ensuite pouvoir reprendre le cours de ses recherches.

Elle est la seule professeure noire de son établissement. D’autres chiffres apparaissent comme flagrants d’un système raciste et sexiste : 7% des doyens et moins de 3% des recteurs sont des femmes de couleur.

« Plus on monte dans la tour d’ivoire, plus c’est blanc. On s’habitue à être insultées, mal traitées… et c’est à nous qu’on demande d’être polies… Tu essayes de rentrer dans le moule mais certains ne te considèrent toujours pas. »
déplore-t-elle.

UNE IMAGE BIEN ANCRÉE DANS LES MENTALITÉS

Les femmes doivent redoubler d’effort pour être acceptées. Pas seulement pour rentrer dans le moule de l’institution qui comme l’évoque Raychelle Burk exige un certain type de comportement, un certain type d’habillement, un certain type de langage, etc. comme dans n’importe quel groupe social. Il faut surtout entrer dans le moule du genre.

« Il faut beaucoup bosser, il faut prendre de l’élan pour faire une carrière dans les sciences en tant que femme. On devait être gentilles, jamais déplaisantes. Sinon, on ne voulait pas de nous et on ne nous accordait pas les crédits nécessaires à nos recherches. », souligne Nancy Hopkins. 

Les mentalités n’ont que trop peu évoluer à ce sujet. Deux tests le prouvent dans le documentaire. Le premier établit deux CV. En réalité, ils sont identiques au détail près que l’un est censé être le CV d’une femme et l’autre, celui d’un homme. Pas de suspens : c’est le CV de l’homme qui obtient le plus de résultats positifs. Plus embauchable et mieux rémunéré. Effarant.

Le deuxième est effectué auprès d’un groupe constitué d’hommes et de femmes. A l’écran, la colonne de gauche dévoile un prénom masculin et la colonne de droite, un prénom féminin. La sociologue donne les consignes : dès que les participant-e-s entendent des mots en lien avec les sciences, ils et elles doivent l’attribuer au prénom masculin et dire « gauche », même principe quand ils entendent des mots en lien avec la sphère privée, ils et elles doivent l’attribuer au prénom féminin et dire « droite ».

Les réponses sont prononcées instantanément et d’une seule et même voix. Mais quand la professionnelle inverse les deux prénoms, ça cafouille et le résultat est plus long à être obtenu, et ce dans une certaine cacophonie.

Eugénie Saitta est enseignante-chercheuse auprès du laboratoire Arènes de l’IUT de Rennes. Elle est invitée par l’université Rennes 1 et sa chargée de mission Parité, Nicoletta Tchou, ce jeudi 11 mars à commenter le documentaire et par conséquent cette difficulté à envisager les femmes dans des carrières scientifiques.

Pour elle, le témoignage de Raychelle Burk révèle l’importance et le rôle des modèles féminins qui « ouvrent l’imaginaire des possibles ». Elle aborde deux effets principaux : 

« Il y a l’effet de socialisation primaire qui se fait dans la famille, le système éducatif, etc. Les petits garçons sont encouragés à la compétition et les petites filles à la docilité. Et il y a l’effet d’intériorisation des schémas qui jouent ensuite sur la construction et les choix des individus. »

En d’autres termes, ne pas encourager les filles dans la voie des sciences, là où on encourage les garçons que l’on représente et érige en modèles dans ces carrières, c’est leur faire croire qu’elles n’en ont pas les capacités. Ainsi, elles vont intérioriser cette idée, allant même jusqu’à se saboter inconsciemment. Par conséquent, lors du choix des études et des métiers, elles ne vont pas être nombreuses à s’orienter dans les domaines scientifiques, excepté pour les sciences sociales.

LES INJUSTICES ÉPISTÉMIQUES

Difficile d’expliquer son ressenti et de dénoncer son vécu quand les mots nous manquent. Ceux-là même qui permettent de nommer les situations. Sur ce point précis, les avancées sont indéniables. Grâce à Kimberlé Crenshaw par exemple, la notion d’intersectionnalité entre dans le langage et surtout libère de très nombreuses personnes qui peuvent enfin exprimer les discriminations qu’elles subissent et qui s’articulent entre les questions raciales, de genre et de classe. Et surtout, le terme apporte une reconnaissance à leur vécu.

Un jour, Nancy Hopkins s’apprête à assister à la conférence du biologiste Francis Crick. Pour elle, c’est un génie, elle l’admire énormément. Elle est assise à son bureau lorsque celui-ci déboule dans la pièce, met ses mains sur la poitrine de Nancy et lui demande sereinement sur quoi elle travaille.

« On ne parlait pas de harcèlement sexuel à cette époque. Je ne voulais pas l’embarrasser alors j’ai fait comme si rien ne s’était passé. », témoigne-t-elle.

Aujourd’hui, on parlerait d’agression sexuelle. La biologiste sait que la situation est anormale. Elle sent que le geste n’est pas approprié mais l’absence de vocabulaire spécifique à ce vécu néglige la gravité des faits. Les mots comptent. D’autant plus que sans eux, il est aisé pour le groupe dominant de remettre en cause le discours du groupe dominé, surtout si l’individu est isolé ou en minorité.

La philosophe Miranda Fricker, comme l’explique Eugénie Saitta lors de la table ronde, conceptualise « les injustices épistémiques », désignant l’ensemble des mécanismes permettant de décrédibiliser la parole, en l’occurrence des personnes sexisées et racisées.

LES MOTS COMPTENT…

D’un côté des personnes victimes d’un langage qui ne se met pas au service de leurs expériences, de l’autre des personnes qui abusent de paroles dures et néfastes, dans l’intention de nuire véritablement. Raychelle Burk en témoigne lorsqu’elle parle des mails déplacés qu’elle reçoit, au racisme et sexisme latents et ravageurs. Pour répondre, elle met du temps et de l’énergie pour trouver justement les bons mots.

Elle évoque également les insultes auxquelles elle s’est habituée. C’est dramatique. Elle que l’on voit travailler dans la bonne humeur, le partage et l’échange, a toujours en tête ce climat de tension dont on essaye de lui faire croire qu’elle est responsable. La force qu’elle met dans un sourire est décuplée. La question de la charge et de la santé mentale des femmes racisées n’est pas nommée en tant que telle dans le documentaire mais mériterait un film en lui-même.

L’hostilité, le climat tendu, les insultes… Tout cela représente la partie immergée de l’iceberg, la métaphore étant omniprésente dans Picture a scientist. La partie émergée est elle constituée des violences sexuelles. 

Jane Willenbring raconte sa première mission en Antarctique avec Dave Marchant. Pareil que pour Nancy, elle l’admire, le trouve brillant et se réjouit de cette expédition qui se déroule bien au départ, lorsque le groupe (Dave Marchant, le frère de Dave Marchant, Adam Lewis et elle) est encore à la base, avec de nombreux autres scientifiques.

Le groupe part en mission et c’est là que Jane commence à subir des insultes de la part de son mentor Dave, qui la traite de salope et de pute, « pour rigoler » à la suite d’un sketch dans lequel le comique faisait mention de « Jane la salope ». Chaque discussion est douloureuse : « Je voulais juste parler de science ! »

Lorsqu’elle va aux toilettes, en pleine nature, il lui jette des cailloux. « C’était humiliant ! », scande-t-elle. Elle arrête de s’hydrater durant la journée, commence à avoir du sang dans les urines et son corps développe de nombreuses infections urinaires. A un autre moment, il l’appelle pour lui faire observer des cristaux. Elle s’approche, il lui jette les cendres à la figure, elle s’en prend dans les yeux. Ça, c’est quand il n’est pas trop occupé à la pousser d’u haut d’une colline…

Jane Willenbring n’a de cesse de se contenir pour paraître désinvolte :

« Mon avenir dépendait de lui ! »

Tout comme cette étudiante qui témoigne sous anonymat. Elle rêvait d’être astronaute et devait obtenir un doctorat pour poursuivre son ambition. En arrivant auprès de Dave Marchant, celui-ci lui répond qu’il ne veut pas accompagner une fille. Son CV ne laissait pourtant pas de doute quant à cette partie de son identité.

Ensuite, c’est harcèlement et insultes tous les jours. Il va jusqu’à lui dire très clairement qu’elle n’obtiendrait jamais de financements pour ses recherches et qu’il s’en assurerait directement. Quand elle porte l’affaire à la présidence de son université, on lui répond que Dave Marchant est trop influent et rapporte trop d’argent pour le virer. À la place, on lui demande à elle de s’en aller. « Sans doctorat, je ne pouvais pas être astronaute », conclut-elle, désemparée. 

Le désarroi, le sentiment d’illégitimité, la perte de confiance et d’estime en soi et ainsi sa capacité à réfléchir et travailler – déjà souvent pas bien grande puisqu’aucun encouragement n’a été reçu, ni aucune marque de reconnaissance – participent à décourager de nombreuses scientifiques qui quittent leur domaine d’activité.

LA PRISE DE CONSCIENCE ET LE TEMPS DE L’ACTION

Pour Anne Siegel, combattre le haut de l’iceberg tout comme la partie immergée est compliqué et complexe. Mais pas impossible, évidemment : « C’est le solidarité des femmes mais aussi de certains hommes que nait la prise de conscience. À partir de là, on peut avancer. Il y a au départ un sentiment d’illégitimité puis la parole se répand et la prise de conscience mène au collectif, ça dépasse alors l’individuel, le sentiment individuel d’imposture par exemple. »

Dans le film documentaire, on voit ce cheminement à travers le parcours de Nancy qui à un moment se met à venir le soir au labo et à mesurer les surfaces occupées dans les labos, constatant des inégalités flagrantes entre l’espace décerné aux femmes et celui décerné aux hommes. Elle écrit une lettre au président du MIT à propos du sexisme systémique mais avant de lui transmettre, elle demande à une collègue, à l’occasion d’un déjeuner, si elle peut la lui lire.

Elle a peur. Peur que sa collègue la juge. Peut que sa collègue ne la comprenne pas. Peur que sa collègue l’exclut pour avoir oser parler, dénoncer. Sa peur est balayée par non seulement la compréhension de sa collègue mais aussi et surtout le partage du même sentiment et des mêmes expériences.

Il y a seulement 15 femmes sur 6 départements au MIT, elles vont aller à leur rencontre, échanger avec elles, et former un groupe pour lutter ensemble contre les discriminations qu’elles subissent en tant que femmes. Elles vont bosser, œuvrer, compter ! Et les chiffres, forcément, sont une arme redoutable.

« Les chiffres ont prouvé la vérité ! Moins de surface pour les femmes dans les labos, moins de salaires. Pas de garde d’enfants sur les campus universitaires, etc. Sans les femmes, on perd la moitié des talents ! »
s’insurge-t-elle. 

De l’individuel au collectif, les phases se succèdent, sans règle absolue et sans mesure exacte du temps que cela prend. Tout dépend des individus. Tout dépend des combats. Tout dépend des contextes… Eugénie Saitta synthétise :

« D’abord, on expérimente individuellement des choses qui nous mettent mal à l’aise. Ensuite, il y a la mise en commun des expériences, souvent sur des temps informels, entre femmes. On le voit avec Nancy et sa collègue, qui vont s’allier. La prise de conscience individuelle peut prendre du temps à arriver au collectif. »

Pour faire reconnaître leur juste place, les scientifiques vont devoir se battre sans relâche, ce qui équivaut comme le dit très bien Raychelle Burk à dépenser une énergie qui n’est pas mise dans le travail. Mais qui profite aux générations futures. Car si elle n’avait pas de modèle, hors fiction, de profe de chimie noire, elle incarne pour ses étudiant-e-s, stagiaires et collaborateur-ice-s la possibilité de changer la norme, qui en l’état est excluante et discriminatoire.

Jane Willenbring a décidé des années plus tard de porter plainte contre Dave Marchant, sachant qu’il reproduisait son comportement avec d’autres personnes. Le combat est long, très long, trop long. Mais aboutit finalement à la destitution du géologue de son poste à l’université.

« C’est très difficile de porter plainte contre son directeur de thèse, de stage, de recherches… à cause de la logique de pouvoir. On le voit, il rapporte énormément d’argent à l’université, c’est lui qui a le pouvoir. »
commente Eugénie Saitta.

LENTEMENT, DES AVANCÉES…

Le rapport remis au MIT par Nancy Hopkins et ses collègues obtient un retentissement important. Le président de la structure s’engage à leurs côtés, alors même qu’il sait qu’il devra essuyer de nombreuses et sévères critiques de ses homologues pétris dans la mentalité patriarcale, et 9 autres universités lancent le mouvement de la réflexion et de l’action en faveur de l’égalité.

Sangeeta Bhatia est ingénieure et a bien conscience qu’elle bénéficie de certains privilèges obtenus grâce aux combats de leurs ainées et même de leurs contemporaines qui ont repris le flambeau et ouvrent le champ des possibles en focalisant l’attention sur l’essentielle inclusion de tous les individus.

Anne Siegel met l’accent sur les avancées en cours, à l’échelle locale de l’IRISA, laboratoire informatique de Rennes, domaine dans lequel les femmes sont encore sous-représentées :

« On constate une volonté depuis 3 – 4 ans de faire bouger les lignes. Le groupe de travail sur l’égalité est devenu un comité et on a mis en place plusieurs dispositifs comme le Club sandwich sur le temps du midi, pour que les femmes discutent entre elles de plein de sujets différents, mais aussi le mentorat, qui n’est pas réservé aux femmes, mais permet un accompagnement pour identifier les verrous dans les carrières et vies personnelles. Ça permet de limiter l’isolement et de faire justement émerger les prises de conscience. »

Le film documentaire Picture a scientistse referme sur la conclusion que l’évolution est constante mais encore insuffisante. Des biais existent encore et les faits de harcèlement – dans son sens le plus large – créent des fuites dans le système. 

Anne Siegel aborde l’effet Matilda, conceptualisée par Margaret Rossiter dans les années 80, qui désigne le fait de nier ou oublier les découvertes et la contribution des femmes aux recherches scientifiques. On peut alors lire l’ouvrage Ni vues ni connues – Panthéon, histoire, mémoire : où sont les femmes ?, écrit par le collectif Georgette Sand, qui dédie un chapitre aux découvertes des femmes que les hommes se sont attribuées. 

Enfin, elle prend un exemple qui en dit long, celui du prix nobel de physique attribué en 2020 à un tri d’expert-e-s, Roger Penrose, Reinhard Genzel et Andrea Ghez : « Celle-ci est la seule à ne pas avoir de page wikipédia… » Pas de commentaire. L’action s’impose. 

 

 

Célian Ramis

Les luttes féministes en voix et en mots

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Organisée par le collectif Nous Toutes 35 le 21 novembre dernier, la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles a rassemblé plus d’un millier de personnes sur l’esplanade Charles de Gaulle.
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Depuis plusieurs dizaines d’années, le 25 novembre est la journée internationale de lutte contre les violences faites aux personnes sexisées, en référence à l’assassinat, ce jour-là de 1960, des sœurs Mirabal commandité par le dictateur de la République dominicaine, Rafael Trujillo. Organisée par le collectif Nous Toutes 35 le 21 novembre dernier, la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles a rassemblé plus d’un millier de personnes sur l’esplanade Charles de Gaulle. 

Au sol sont placardés des messages. « Jessica, travailleureuse du sexe, écrasée volontairement au Bois de Boulogne à Paris ». « Manon, 19 ans, poignardée par son compagnon ». « Magdalena, 33 ans, poignardée par son ex compagnon, confinement ». « Korotoune, 30 ans, poignardée par son mari ». « Célène, 55 ans, tuée et dissimulée 4 mois par son conjoint ». « France, 56 ans, tuée par son ex ». « Lucette, 78 ans, abattue par son compagnon, 2econfinement ». 

Le 19 novembre, le compte du Collectif Féminicides par compagnons ou ex recensait, depuis le 1erjanvier 2020, 87 assassinats de femmes. Des meurtres perpétrés par leur conjoint ou ex conjoint. Deux jours plus tard, le 21 novembre, le procès de Jonathann Daval – assassin de Alexia Fouillot, son épouse au moment des faits en 2017 - se concluait sur la condamnation de ce dernier à 25 ans de réclusion. Le 20 novembre, à l’occasion du Jour du Souvenir Trans, les associations militantes listaient les 350 prénoms de personnes trans assassinées ou poussées au suicide. 

Dans la lutte conte les violences sexistes et sexuelles, pas de trêve. Les périodes de confinement exacerbent les violences patriarcales. L’isolement renforce les dangers, dans l’espace privé principalement, mais également dans l’espace public. Au sein de la foule masquée, des cartons sur lesquels sont écrits une lettre sont brandis, formant ainsi la phrase : « Covid à l’extérieur, violences à l’intérieur ».

OCCUPER L’ESPACE PUBLIC

Ce jour-là, la distanciation physique est exigée. Heureusement, elle n’empêche pas de « crier notre colère, de faire du bruit, de dénoncer les rouages du système patriarcal », comme le soulignent les membres de Nous Toutes 35 qui rappellent qu’occuper l’espace public est indispensable pour être vu-e-s et entendu-e-s. Dans le mégaphone, un slogan retentit : « Le silence ne nous protégera pas, on sera dans la rue tant qu’il le faudra. »

Un endroit depuis lequel on peut également interpeler les pouvoirs publics et le gouvernement qui multiplie les effets d’annonce – l’égalité femmes-hommes « grande cause du quinquennat »… - mais qui s’apprête à créer un marché public pour mettre en concurrence le numéro national gratuit et anonyme d’écoute des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles (géré depuis 1992 par le 3919). 

Des moyens supplémentaires sont revendiqués. Pas du bla bla. Des hébergements alternatifs en nombre suffisant pour les personnes victimes de violences au sein de leur foyer, des formations pour les forces de l’ordre, les professionnel-le-s de la santé, du social, de l’éducation, etc., ainsi que des moyens financiers et humains pour toutes les structures accueillant et accompagnant les personnes sexisées.

REPRENDRE NOTRE SOUFFLE, DANS LA SORORITÉ

Militer peut être épuisant tant le combat et les souffrances infligées sont colossales. La mobilisation vient regonfler les motivations, renforcer les esprits et les envies, insuffler une énergie puissante et libératrice en soulignant l’importance du collectif. Durant plusieurs dizaines de secondes, les participant-e-s crient ensemble, lèvent les poings en l’air, dansent en reprenant l’hymne féministe créé par les militantes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino » (« Un violeur sur ton chemin »).

« Islamophobie et misogynoir, ne fuyons plus du regard », « Notre colère est dans la rue, riposte féministe », « Violeurs au pouvoir, police criminelle, révolution féministe », « + de meufs, - de keufs », « Real men are feminists », « Où est notre liberté ? », « Quand c’est non, c’est non », « Transwomen are women » ou encore « Dans 32 féminicides, c’est Noël ».

Les mots sont forts. Les mots sont justes. Ils sont écrits, brandis, lus, commentés. Ils sont aussi scandés, hurlés, étouffés, repris en chœur : « Femmes handis, face aux violences, tou-te-s uni-e-s ! », « Agresseur ! Violeur ! A ton tour d’avoir peur ! », « La rue elle est à qui ? Elle est à nous ! De jour comme de nuit, elle est à nous ! Avec ou sans voile, elle est à nous ! Avec ou sans poussette, elle est à nous ! », « Assez ! Assez ! Assez de cette société qui ne respecte pas les trans, les gouines et les pédés ! », « Ni patrie, ni patriarcat, solidaires, au-delà des frontières ! »

PRENDRE LA PAROLE

Et puis, il y a les discours. Les témoignages. Déclamés sur la scène ou enregistrés au préalable et transmis lors de la mobilisation. Les vécus sont poignants. Leur partage, émouvants. Ils démontrent l’ampleur des violences qui prennent des formes diverses et multiples et intègrent toutes les sphères de la société.

Le collectif Les dévalideuses dénoncent le validisme qui s’exerce au quotidien contre les personnes handicapées à qui l’accès à l’espace public est quasiment interdit :

« La question des violences qui s’accroit pendant le confinement touchait déjà majoritairement les femmes handicapées. Elles sont les grandes oubliées des campagnes de prévention. Le validisme existait avant le coronavirus, il n’a fait que s’amplifier par un phénomène de banalisation du mal. Le validisme existera sans doute encore après la crise mais nous, personnes handicapées, femmes, militantes, dévalideuses, nous nous battrons contre ce virus avec le féminisme comme meilleur remède. »

BRISER LE SILENCE

Plusieurs témoignages de femmes exilées en France sont diffusés. Leurs parcours sont différents mais ils sont tous jonchés de violences. Elles prennent la parole pour briser le silence et l’isolement dans lesquels on les enferme, en fermant les yeux sur leurs situations.

L’une (identité non diffusée) a fait le constat qu’elle avait épousé un homme violent, après le mariage. Elle a subi des violences pendant 4 ans : « Il me demandait pardon et je devais revenir car je n’avais nulle part où aller. À un moment, j’ai été hébergée 15 jours dans la famille et puis je me suis retrouvée dehors. D’abord dans un hôtel, puis dans un foyer. Avec mes deux enfants. Les enfants me disaient que c’était de ma faute, ça me faisait de la peine, je me sentais coupable car je m’étais mariée avec lui. »

Elle a ensuite été maltraitée et brutalisée par un homme qu’elle pensait être son ami. En échange d’une aide, il voulait de l’argent ou des faveurs sexuelles : « Il n’y avait pas de solution selon l’assistante sociale. Je devais retourner alors que je savais qu’il y avait des violences et du chantage. » Aujourd’hui, elle attend sa régularisation et sa santé se dégrade.

Une autre (identité non diffusée) parle en anglais et est traduite en français. Sa parole est retransmise à la 3epersonne : « Elle a vécu un mois dans la rue dans des endroits pas à l’abri, elle a appelé plusieurs fois le 115 mais ils n’ont jamais répondu. Maintenant, en ce moment, elle est dans un foyer avec des personnes âgées mais elle n’a pas beaucoup d’aide. Quand elle raconte son histoire, ils veulent profiter d’elle, lui disent de venir avec eux, de leur donner de l’argent mais elle n’en a pas, ou son corps. C’est vraiment difficile pour les femmes. »

DE LA DÉTRESSE AFFECTIVE À LA DÉTRESSE MATÉRIELLE

Régine Komokoli a 39 ans et élève seule ses trois filles. Elle est la co-fondatrice de Kune, un collectif de femmes de Villejean, à Rennes. Elle vient de la République centrafricaine et livre un témoignage poignant autour de son parcours, ses convictions et des raisons pour lesquelles la lutte contre les violences sexistes et sexuelles lui tient à cœur.

« Chaque histoire de vie est différente. Je vous livre mon témoignage. Je viens d’un pays où règne le chaos depuis plusieurs décennies. Je suis née en 1981, élevée dans une famille de tailleurs. J’ai vécu la brutalité économique, physique et psychologique dans mon enfance et adolescence. L’insécurité règne de jour comme de nuit. Violences sur les filles, le risque est permanent. Le viol est un moyen pour les milices de dominer les populations. J’ai payé cher ma condition de jeune adolescente. J’ai pris le chemin d’un exil sans retour. Je me suis sauvée dans tous les sens du terme. A 20 ans, je suis partie vers la France. »

Elle poursuit : « A l’issue d’un long parcours, j’ai acquis la nationalité française. J’ai été confrontée à la violence conjugale. Je suis actuellement en logement provisoire pour fuir les coups du père de ma 3efille. Je bénéficie d’une mesure de protection judiciaire grâce à une mesure d’éloignement de mon ancien conjoint violent. Les violences faites aux femmes ne s’arrêtent pas aux portes de l’Europe et de la France. Je connais la détresse des femmes. Je connais aussi l’angoisse terrible de devoir faire une valise avec les choses les plus importantes en quelques minutes. »

Elle détaille ensuite les diverses formes de détresses que les violences entrainent. Il y a la détresse affective, « faire comme si tout allait bien mais vivre l’angoisse des violences au jour le jour. »La détresse psychologique, « fuir le domicile conjugal est un saut dans l’inconnu et annonce des jours, des semaines et des mois difficiles. » La détresse familiale « car bien souvent les enfants sont témoins des violences et durablement marqués. » La détresse sociale « car fuir un conjoint violent c’est voir l’ensemble de sa vie bouleversée. Certains ont des difficultés de compréhension de l’administration, confrontés à un univers juridique qu’on ne connaît pas. » Et puis aussi la détresse matérielle, « c’est fuir avec le minimum pour soi et ses enfants, c’est régler une urgence l’une après l’autre et quand on a pensé avoir tout réglé, d’autres apparaissent. » 

Et la pire des détresses selon elle : « L’impossibilité d’expliquer une situation. Comment trouver les mots qui doivent être dits dans une langue qui est étrangère ? Il manque un travail de proximité, une maison des femmes comme à Saint-Denis. Un lieu sécurisé, un lieu où il existe un réel accueil, un lieu de paroles pour la mère et pour les enfants. Les coups ne blessent pas que le corps mais aussi les âmes. Il faut que les femmes issues de cultures différentes puissent être écoutées par des femmes issues de la même culture. »

Régine Komokoli conclut par des chiffres : « Entre 120 et 150 femmes se font tuer chaque année par leur conjoint ou ex conjoint, 220 000 sont victimes de violences. C’est une maladie sociale qui touche tous les milieux. C’est aussi le signe que la France reste un pays profondément patriarcal. Cela démontre aussi une chose : c’est à nous les femmes de prendre en main notre destin, c’est à nous de lutter pour nos droits ! »

LA TRANSPHOBIE TUE

La transphobie est également dénoncée lors des discours à travers une prise de parole d’Iskis – centre LGBT de Rennes. La veille, le 20 novembre, avait lieu comme chaque année la journée internationale du Souvenir Trans. Une occasion pour les personnes transgenres et leurs allié-e-s de célébrer la mémoire des personnes assassinées à cause de la transphobie. En un an, les associations ont recensé la mort de 350 personnes transgenres et non binaires.

« Cette année encore, les personnes exilées et les travailleureuses du sexe constituent la majorité des victimes qui ont été signalées. La transphobie trouve ses racines dans le sexisme. Quasi presque toutes les personnes victimes recensées sont des femmes transgenres ou des personnes féminines. Ce que les transphobes détestent ce sont les femmes, la féminité, la remise en question de la hiérarchie de genre. 

Si en France les meurtres sont moins nombreux que dans d’autres régions du monde, les violences à l’égard des personnes transgenres sont omniprésentes. Agressions, insultes sont monnaie courante. Mais la transphobie est parfois plus insidieuse. Les discriminations à l’embauche, l’accès au logement et l’accès à la santé. 

Les procédures légales de changement de prénom et de changement de mention de sexe sont longues, pénibles, parfois refusées sans raison. Les travailleureuses du sexe sont toujours laissé-e-s pour compte sans protection juridique. 

Cette transphobie systémique, étatique, tue partout dans le monde. Tue en France aussi. En 2020, en France, comme chaque année, on déplore dans notre pays le suicide de nombreuses personnes transgenres et notamment de jeunes femmes précaires, travailleuses du sexe, que l’Etat a laissé mourir dans le silence. 

Face à l’abandon des institutions, nous sommes obligé-e-s de compter sur le soutien communautaire. Avec la crise sanitaire, les demandes d’aide auprès des associations et des collectifs ont explosé. Soulignons la vulnérabilité de notre communauté. Certaines initiatives nous ont aussi montré à l’inverse sa résilience et sa force. 

Si nous ne pouvons pas compter sur le soutien de l’Etat, nous pouvons compter sur le soutien et l’entraide mutuelle. Stop aux violences sexistes ! Stop aux violences transphobes ! »

VALORISER LES PREMIÈRES DE CORVÉE

La commission Femmes de Solidaires 35 axe son discours sur « les premières de corvée ». Celles qui occupent des postes dévalorisés et pourtant essentiels, comme le prouvent les périodes de confinement : « La crise a eu un mérite, celui de révéler des métiers qui la plupart du temps sont invisibilisés parce qu’ils sont exercés par des femmes. Ces métiers ce sont ceux qu’on appelle les métiers du soin et des services à la personne. 

Quand on regarde les chiffres, ils sont assez parlants. À l’hôpital, les infirmières, à 87%, ce sont des femmes. Les aides soignantes, à 91%, ce sont des femmes. Dans les supermarchés, en caisse, à 76%, ce sont des femmes. Dans les métiers des services à la personne, les assistantes sociales, les aides à domicile, encore des femmes, à 97%. Ces métiers féminins sont des métiers parfois précaires, souvent sous-payés, très mal payés et très pénibles. 

Les métiers qui sont indispensables sont complètement dévalorisés, sous-payés. On se dit pourquoi ? On s’est trop habitué-e-s à ce que les femmes travaillent gratuitement. Gratuitement pour s’occuper des enfants. Gratuitement pour s’occuper des malades. Gratuitement pour s’occuper des personnes âgées. Ces métiers doivent être aujourd’hui reconnus à leur juste valeur. »

LES FEMMES KURDES COMBATTANTES POUR UNE SOCIÉTÉ LIBRE

Au tour des militantes de l’association des femmes kurdes à Rennes, Zin 35, de prendre la parole. Depuis la capitale bretonne, elles dénoncent la situation en Turquie et dans plusieurs villes du Kurdistan : « De plus en plus de femmes sont violées et massacrées. Des exécutions extra judiciaires ciblées ont même été effectuées contre des femmes ainsi même que des enfants et des familles entières. Une grande partie de ces massacres ont eu lieu au moyen d’attaques de drones utilisés à des fins militaires. Les incidents de violences policières, de tortures, d’harcèlements, de menaces de mort ou d’enlèvements qui servent également à détenir des militantes prouvent qu’une politique de guerre spéciale est appliquée à l’encontre des femmes. »

Elles rappellent que le nombre de femmes « qui ont été interdites de la sphère politique, de la vie publique ou du travail, uniquement pour des délits d’opinion et qui sont maintenant retenues en otage dans les prisons est d’environ 10 000. »

Les militantes revendiquent la justice contre les défenseurs des régimes fascistes qui commettent, comme elles le soulignent, systématiquement des massacres : « Nous déclarons que nous poursuivons notre résistance contre les féminicides par des campagnes de protestation. Il ne fait aucun doute qu’Erdogan a commis et continue de commettre non pas 100 mais des milliers de crime au cours de ces 18 années de pouvoir, c’est pourquoi nous allons régler nos comptes avec Erdogan, un des plus gros auteurs de féminicides avec notre campagne « 100 raisons pour le procès du dictateur ». » 

En tant que femmes kurdes, elles exigent « de l’ONU que les meurtres de femmes soient reconnus comme des féminicides génocides. Nous demandons que les féminicides soient officiellement reconnus comme un crime contre l’humanité au niveau international. En effet, les Nations Unies ont longtemps échoué à le faire encourageant les dictateurs comme Erdogan. Avec cette campagne, nous demandons justice et qu’Erdogan soit jugé. 

Nous accueillons la journée du 25 novembre sous la devise de l’auto-défense de la société libre contre les féminicides. Nous défendons un modèle de société libre contre les formes de violences envers les femmes. Du Kurdistan au Chili, de la Pologne au Soudan, des Etats-Unis à l’Iran, de l’Inde à l’Europe et en Turquie, unissons-nous pour mettre fin à l’ignorance, à l’oppression, aux harcèlements, aux violences sexuelles et sexistes, aux féminicides partout dans le monde. Les femmes, la vie, la liberté ! »

APPELS À LA SOLIDARITÉ CONTRE LES VIOLENCES POLICIÈRES ET CONTRE LES VIOLENCES FAITES AUX PERSONNES EXILÉES SANS PAPIERS

Le 25 novembre et le 8 mars ne constituent pas les deux seules dates durant lesquelles les militant-e-s se mobilisent et s’unissent pour protester contre les injustices. Lors des discours, deux appels au rassemblement et à la solidarité sont effectués. Le premier par Awa Gueye, fondatrice du collectif Justice et vérité pour Babacar Gueye, le 5 décembre 2020 à 14h, à Maurepas, à Rennes. Le rendez-vous est donné devant l’arrêt de bus Gast.

Elle lutte depuis 5 ans, avec et aux côtés d’autres familles de victimes « mutilées, assassinées par la police », comme l’a été son frère, Babacar. « En tant que femme noire, en tant que femme militante, je suis là avec vous, pour mener le combat ensemble. Depuis l’année dernière, depuis novembre dernier, je lutte avec Nous Toutes 35, avec le collectif Justice et Vérité pour Babacar et avec beaucoup d’autres collectifs un peu partout en France. Aujourd’hui, je ne me sens plus seule. Aujourd’hui, je vois que ma fille est là devant moi. Je ne me sens plus seule grâce à vous ! »

Le second par le groupe Femmes de la Marche des Solidarités, le 18 décembre 2020, à Paris, pour l’Acte IV des Sans-Papiers. En tant que combattantes, venues de différents pays, elles appellent toutes les femmes en exil en France à sortir de l’invisibilité et en tant que féministes portent les revendications pour la régularisation de tous et de tous sans conditions, pour la fermeture des prisons administratives, les CRA (centres de rétention adminstrative), qui les menacent, leur font peur et les obligent au silence et pour le droit de tou-te-s de vivre dans un endroit digne.

« Nous les femmes du monde entier subissons les violences patriarcales. Sur tous les continents, dans le monde entier. Celles d’entre nous qui parcourons le monde sans le droit de le faire à cause du préjudice de notre naissance, du lieu, de notre genre ou de notre sexe, nous sommes parties pour un monde meilleur au risque de nos vies. 

Une femme violentée administrativement mise à genoux est une femme affaiblie pour mieux l’abattre. Nous appelons à la sororité. Nous vous appelons nos sœurs à rejoindre notre combat pour la dignité. Ici en France, à la merci des hébergements contre services sexuels, des violeurs, des profiteurs de notre vulnérabilité administrative, du silence imposé par la situation d’illégalité. 

Nous dénonçons la violence institutionnelle qui construit notre misère et nous enferme dans la voix du silence. La honte doit changer de camp ! Soyons unies ! »

Rassemblons-nous. Mobilisons-nous. L’actualité démontre au quotidien la brutalité d’un système oppresseur aux multiples facettes. Croisons les vécus, écoutons nos adelphes, respectons les individus. Féministes tant qu’il le faudra.

Célian Ramis

Violences conjugales : à travers les générations

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Paulin-e Goasmat pose son regard sur un sujet qui traverse les époques : les violences conjugales. Des années 70 à aujourd’hui, la domination masculine perdure et enferme les victimes dans la culpabilité et la honte.
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Réalisateur-e de fictions courtes, Paulin-e Goasmat investit la thématique de la 10édition du Nikon Film festival « Une génération », pour poser son regard sur un sujet qui traverse les époques : les violences conjugales. Des années 70 à aujourd’hui, la domination masculine perdure, profitant du silence qui règne autour de cette chape de plomb, enfermant ainsi les victimes dans la culpabilité et la honte. À l’heure où Céline Sciamma et Iris Brey prônent le female gaze sur grands et petits écrans, Dix ans X-Y-Z s’inscrit parfaitement dans ce regard intime nous invitant à faire l’expérience au moment même où la protagoniste la vit. Ici, pas besoin de s’identifier pour comprendre. On regarde, on écoute, mais surtout on ressent.

Sur le bureau d’une enfant faisant ses devoirs, la télévision est allumée : « Savez-vous qu’il y a en France des femmes battues ? » Nous sommes en octobre 1975 et une chaine diffuse un micro-trottoir sur les violences conjugales. Des hommes répondent à la question :

« J’ai entendu, j’ai pas vu mais y en a certainement eu depuis tout le temps », « Dans certaines circonstances oui », « Disputées disons… oui, un geste malheureux », « Quelques petites gifles oui, trois fois rien », « Je bats pas la mienne, mais des fois j’en ai envie quand même hein », « oh vous savez y en a qui aime ça par habitude vous savez », « Des hommes battus, ça, certainement y en a moins que des femmes… ».

La petite fille éteint le poste. Mais dans une autre pièce de l’appartement résonne la dispute de ses parents. Celle-là, elle ne peut pas l’arrêter. Elle met de la musique pour ne plus entendre les cris et les insultes. Du lecteur de vinyles dans une chambre au papier peint à motifs des années 70 sur lequel on épingle l’affiche de Retour vers le futur, on passe à un lecteur CD dans une chambre aux murs blancs ornés de guirlandes lumineuses et de posters de Mon voisin Totorro et d’Harry Potter.

Et toujours, en fond, quand la musique se coupe, les engueulades incessantes. La pré-adolescente se saisit de son téléphone et de ses écouteurs, dernier refuge, avant que sa mère n’entre dans sa chambre, le ventre bien arrondi de sa grossesse et l’œil très noirci des coups qu’elle subit.

« T’inquiète pas mon chat, ça va aller », dit-elle, fixant la caméra. C’est comme si elle nous défiait de son regard qui semble nous interpeler pour nous dire « Vous voyez, vous savez, mais vous ne faites rien ». Le ressenti est glaçant. Ce coup-là ne nous marque pas le visage mais se grave dans nos chairs et dans nos tripes. Parce que comme le montre si bien Paulin-e Goasmat, le problème n’est ni nouveau, ni méconnu. 

UNE THÉMATIQUE INSPIRANTE

« Aujourd’hui, la seule différence, c’est qu’aucun homme n’accepterait de dire ça à visage découvert. On pourrait entendre les mêmes phrases mais les hommes seraient masqués. », nous dit Paulin-e Goasmat, réalisateur-e de fictions courtes et de clips. Chaque année, iel regarde la thématique du Nikon Film Festival sur laquelle iel fait régulièrement réfléchir et travailler ses étudiant-e-s à l’école d’art MJM Rennes. 

Pour cette nouvelle édition, ce sera « Une génération », un thème qui lui plait et qu’iel partage avec une amie, Gabrielle Pichon comédienne et autrice pour l’écriture, qui s’effectue en deux jours, fin août. En septembre, le gouvernement lance son grenelle contre les violences conjugales et à cette occasion, ressort un micro-trottoir de 1979, qu’iel va donc reproduire dans son court-métrage. Iel lance un appel sur les réseaux sociaux et découvre avec joie que les réponses sont nombreuses :

« On a passé une heure place de la Mairie à retourner ce micro-trottoir et l’implication des gens m’a beaucoup touché-e. J’ai appelé Gabrielle, qui m’avait annoncé qu’elle était enceinte et qui a accepté de jouer la mère et c’est ma belle fille qui a joué la fille. On a pris le temps de parler de ce sujet avec elle. On a deux filles, on est une famille homoparentale tournée vers une éducation non genrée et féministe. Elle a du construire une histoire qu’elle ne vit pas dans son quotidien. On a tourné à la maison, c’est un film intime avec une équipe pro. »

Pour Paulin-e, Dix ans X-Y-Z n’a pas vocation à interpeler les pouvoirs publics mais plutôt à rentrer dans les foyers et dans les consciences. 

QUE LA HONTE CHANGE DE CAMP

Pour déconstruire l’image préconçue que l’on se fait de la victime, qui reste dans la relation comme si elle cautionnait d’être frappée. Et pour cela, Paulin-e Goasmat réalise un court-métrage percutant et sensible dans lequel iel joue avec les espaces temps qui finissent pas se confondre.

Car depuis les années 70 et la diffusion de ce micro-trottoir, les violences conjugales se perpétuent et les coups assénés par les conjoints ou ex-conjoints tuent, en France, plus d’une centaine de femmes par an. En 2019, 149 ont été assassinées par des hommes. Non par amour, non par passion.

« Il faut du courage pour parler, il faut du courage pour partir. Avant les coups, il y a les mots, le poids des mots, la violence, le rabaissement pour dominer la victime. J’ai fait le choix du hors champs pour les parents car il n’y a pas besoin de voir la violence pour la subir. On le voit, l’enfant a besoin de se déconnecter de ça. Dans le film, il n’y a pas de jugement. Il faut que la honte change de camp. Quand quelqu’un-e ose parler, on lui reproche de briser la famille. Ce n’est pas normal de culpabiliser les victimes. Ici, j’aborde aussi les victimes collatérales : les enfants. Sans oublier que la mère est enceinte. Le trauma peut perdurer sans que l’on s’en rende compte. », souligne Paulin-e.

Iel le dit, son court-métrage est militant, et le féminisme n’est pas un gros mot. Son objectif : que Dix ans X-Y-Z soit vu et que le message circule. En effet, c’est essentiel, un support comme celui qu’iel a créé avec son équipe. Pour faire prendre conscience d’une réalité, pour ouvrir des discussions, pour faire jaillir des interrogations et des paroles qui peut-être n’osaient pas s’affirmer, que ce soit dans l’intimité ou dans l’espace public.

Parce qu’iel sait que parfois, en lisant un témoignage ou en visionnant un documentaire ou un film, on met tout à coup des mots sur un ressenti.

« Je pense qu’il faut parler pour faire évoluer la société et les rapports humains. Il n’y a pas une journée où je ne reprends pas une personne sur l’homophobie, le racisme, le sexisme. Je n’ai plus envie de me taire ! »
conclut Paulin-e Goasmat. 

Iel nous fait du bien. Son engagement anime son discours et ses créations. Déjà dans le film court Conquérantes, on avait été marqué-e-s de son habileté à jouer des temporalités pour fixer son objectif sur le continuum que représentent les violences sexistes. Une fois encore, on adhère totalement à sa proposition et on la recommande sans modération. 

 

Célian Ramis

Lily Franey, l'engagement dans l'âme et en images

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Du 11 mars au 30 avril, à la Chambre claire de l'université Rennes 2, plus d'une vingtaine de clichés engagés autour des conditions de vie des enfants sont réunis dans l'exposition "Je, tu, il, elle, nous avons des droits". Signée Lily Franey.
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Elle a appris la photographie de manière autodidacte et a allié son regard à ses révoltes. Du 11 mars au 30 avril, à la Chambre claire de l'université Rennes 2, plus d'une vingtaine de clichés engagés autour des conditions de vie des enfants sont réunis dans une exposition intitulée Je, tu, il, elle, nous avons des droits. Signée Lily Franey.

Face à la photo d'une petite fille qui transporte sur sa tête de nombreuses briques, Lily Franey se souvient de la fierté qui se dégageait de cette enfant. « Pour elle, c'était normal d'être dans ce champ de briques et de faire ça. », commente-t-elle, sans jugement. Tout comme pour elle, dans sa jeunesse, il était normal d'aller travailler à l'usine pour rapporter de l'argent. 

Enfin, pas tout à fait. Parce qu'elle l'avoue, elle a toujours eu dans un coin de la tête l'idée que ce n'était pas sa place. Elle voulait autre chose Lily Franey. Et pour l’obtenir, elle est même capable de fuguer en Angleterre.

Cette autre chose, c'est un métier artistique mais ça, elle ne s'en rendra compte qu'un peu plus tard, après avoir été secrétaire de la navigation aérienne et de partir vivre trois ans au Maroc, avec son mari.

Elle découvre la photographie et au passage, une passion. Elle va étudier la technique et faire des stages avec des professionnels. « En fait, ce métier m'est tombé dessus, c'est vraiment ça.»,dit-elle. 

Elle a un contact direct avec les gens et s'en étonne elle-même. Une complicité instinctive qu'elle ne s'explique pas. Elle a quand même une idée du pourquoi du comment : « C'est dans la façon de s'approcher des gens, de rentrer dans leur monde. C'est ce qui m'intéresse, c'est ce qui me passionne. »

Quand elle répond à une question, elle prend toujours le temps de la réflexion. Comme une précaution. Elle ajoute souvent qu'elle ne sait pas si ça vaut bien le coup d'en parler dans l'article. Mais qu'on fera bien ce qu'on voudra avec les informations qu'elle nous donne.

FAIRE SES PREUVES

Sa modestie et son humilité ont marqué depuis longtemps sa carrière. On remonte en 1988, année durant laquelle elle va faire son entrée à l'agence Rapho. Mais avant cela, il a fallu qu'elle fasse ses preuves. Elle montre ses photos à Robert Doisneau qui lui conseille d'aller de sa part à l'agence : 

« J'y suis allée mais sans dire que je venais de sa part. J'ai préféré faire mes preuves. Ça a été long mais je tenais à montrer des photos originales. Qu'on se dise en voyant mes photos que ce n'était pas la même chose que les autres. »

Et après l’interview, Jean-Pierre Franey nous le confirme, les photos de Lily Franey ne ressemblent pas à celles des autres. Elle l’a encore prouvé lors du travail qu’elle a réalisé à l’occasion du 8 mars. Elle se démarque des autres. Et on comprend ça très vite en l’écoutant mais aussi et surtout en plongeant dans les histoires que nous racontent ses photographies.

Elle ne lâche pas facilement, elle ne se décourage pas et va régulièrement à l'agence où on lui ouvre un compte avant même que le directeur ne l'embauche. Elle est adoptée par le personnel. Ça lui plait comme entrée.

Elle côtoie désormais ceux qu’elle nomme « les grands maitres » de la photographie, qui deviennent petit à petit ses amis. Elle le dit sincèrement, elle n'a pas senti avec eux de sexisme. Mais avec d’autres collègues masculins, oui.

« En tant que femme, il faut savoir se placer, parler, se mettre en avant. Et moi, je ne suis pas comme ça. », souligne-t-elle. 

LILY FRANEY, L’HUMILITÉ

Elle en vient à remplacer Doisneau, qui déborde de travail. C'est sa fille à lui qui demande à Lily : « Mais on m'a quand même mise avec un homme pour répondre à la commande. Avec le recul, je pense que j'aurais pu le faire seule. J'en étais capable. »

Au vernissage, Robert Doisneau lui dit qu'elle reste humble. « Et je suis restée humble. J'aurais sans doute pas dû. Mon collègue masculin a eu une belle commande après ça, de la part du ministère de la Culture. Alors qu'après l'expo, la direction de la RATP a choisi des photographies pour les exposer en affiches grand format dans les stations de métro à Paris. Cinq de mes photographies ont été retenues et seulement 2 de mon collègue masculin. », relate-t-elle.

Après la direction de la RATP, c'est le comité d'entreprise qui la sollicite pour une expo sur les enfants en colonie de vacances : « Je suis restée humble, j’ai dormi dans les petits lits. Humble. ». Elle rigole.

Elle réalise également une exposition pour le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, sur les femmes au travail. Puis obtient une aide à la création pour élargir son sujet à d'autres métiers. Lily Franey commence à recevoir de plus en plus de commandes institutionnelles, ses copines iconos lui disent qu’elle fait désormais partie des grand-e-s !

DES PHOTOS DE GAUCHE

On lui dit aussi qu’elle fait des photos de gauche. Forcément, on s'interroge naïvement sur ce que ça signifie, des photos de gauche : « Bah, je pense que ça se voit que je suis proche des gens. C'est ce que je traduis en images. Et puis les revues dans lesquelles je publie, c'est l'Huma, l'Huma dimanche. Je vends peu au Figaro... Quoi que maintenant, ils reviennent vers moi, de plus en plus. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être un besoin de donner du sens à l'image... »

Elle parait timide et humble mais n'a pas sa langue dans sa poche et ça nous plait. Parce qu'au-delà des deux - trois piques qu'elle lance à certaines personnes de son passé, elle délivre un message fort et engagé. Lily Franey se définit comme un être sensible au monde qui l'entoure. 

« Je photographie ce qui me touche et ce qui me révolte. Je milite avec mes photos. Je suis une militante de cœur, de l'image. L'idée, c'est de faire passer des messages simples avec mes photos. »
analyse-t-elle.

Et d'aussi loin qu'elle se souvienne, elle a toujours photographié les enfants lors de ses reportages. « Je continue encore maintenant mais c'est de plus en plus difficile avec les droits à l'image. Ça devient problématique même. Du coup, j’aime bien quand il y a des jets d’eau. Au moins, on peut les photographier sans que le visage soit reconnaissable. », précise la photographe. 

Elle nous parle de son voyage en 1989 en Afrique du Sud, des enfants là-bas qui n'ont pas d'école, pas d'eau, pas d'électricité. Il y a aussi les enfants rencontrés à Beyrouth, après la guerre civile. « Marqués par la guerre », souligne-t-elle, semblant se replonger instantanément dans sa mémoire. 

« En France aussi, on a encore à faire. Ce qui me révolte particulièrement, c'est qu'il y ait des enfants dans les rues. Je ne sais pas si vous en avez ici à Rennes mais à Paris, il y a beaucoup d'enfants dans les rues, des familles entières qui campent dehors. », ajoute Lily Franey. 

Elle a suivi l'association Intermèdes Robinson qui agit dans les bidonvilles et va à la rencontre des enfants roms pour jouer avec eux, faire de la musique, lire, passer un moment avec eux.

SOUVENIRS DE REPORTAGES

Autour de nous, dans la galerie de la Chambre claire, on découvre une sélection des photographies de Lily Franey à travers les années et les pays. Vingt-trois clichés bruts en noir et blanc. Elle ne retouche jamais ses photos. Elle est là, présente sur le terrain, observe, apprend à se faire accepter, puis oublier, sans s'effacer.

Il y a cette petite fille qui porte des chaussures trop grandes, a de la boue plein les jambes et partout sur sa robe, et qui tient d'une seule main une jarre sur sa tête. Il y a ce petit garçon noir qui tient dans son bras un gros lapin en peluche. Il y a aussi cette bande de gamins à l'air un peu provoc' qui se la jouent dans une carcasse de voiture.

« Je me suis faite arrêtée par la police pour cette photo. Parce que quelqu'un est allé leur dire que je demandais aux enfants de casser la voiture pour que je les prenne en photo. J'ai passé trois heures au poste avec le commissaire qui me demandait "Mais pourquoi vous prenez des enfants en photo." », se souvient-elle.

Il y a des enfants très concentrés sur leur cahier à l’école, un petit garçon nu sous un jet de robinet dans la rue. C'était en Guinée-Conakry, ce jour-là c'était un bazar monstrueux tellement il y avait d'enfants, et d'un seul coup, sans qu'elle comprenne pourquoi, il n'en restait plus qu'un : « J'ai appuyé, et il est parti. C'est un instant magique. J'aime cette idée de photo donnée. »

Il y a beaucoup de choses qui se dégage de ces photos. Le côté brut, très rapproché, en noir et blanc. Lily Franey a le don de capter le vivant et de refléter par son regard et son objectif l'âme de celles et ceux qu'elle prend en photo. Elle n’immortalise pas la scène qu’elle voit se dérouler face à elle, elle nous place à ses côtés pour nous le faire revivre.

Comme cette petite fille devant laquelle on reste avec un grand sourire. Dans une baraque à l'abandon à Belleville. Elle est debout, fière, sur un tas de détritus. Elle porte un tee-shirt et un short avec des smileys, des ballerines blanches avec un noeud à pois et des chaussettes fines. Le parfait look des enfants des années 80/90. Bras croisés, elle fait une petite moue avec sa bouche.

« C'est elle qui a voulu poser comme ça. Moi, je ne lui ai rien demandé. C’est elle qui s’est placé comme ça. C'est fort. Elle a vraiment l'air d'une petite féministe déjà. », nous commente Lily Franey.

LES FEMMES DANS ET DERRIÈRE L’OBJECTIF

Justement, l'engagement féministe transparait dans son travail. Quand elle prend en photo les femmes qui œuvrent dans des métiers à l'époque pensés masculins, elle a envie de témoigner de leurs conditions par l'image. Elle leur a d'ailleurs demandé d'écrire elles-mêmes les textes pour accompagner les visuels et a retrouvé des traits communs : être sans faille, être toujours capable de, ne pas faire d'erreur, être toujours présentable.

« Je me suis retrouvée dans ce qu'elles disaient. En fait, je cherche à traduire ce que je ressens et ce qu'elles ont à dire. Les difficultés, les choses lourdes qu'elles portent, la présence masculine... Faut qu'elles aient du répondant. Ça charrie dur, il faut pas se laisser faire. »

C'est là ce qui l'anime Lily Franey. Sa démarche, sa manière d’appréhender l’image et d’envisager sa posture en tant que photographe, elle l’explique dans une vidéo diffusée dans l’exposition Je, tu, il, elle, nous avons des droits. Elle y raconte des souvenirs de reportages mais aussi ce qu’elle n’aurait jamais imaginé faire si ça n’avait pas été pour la photographie.

Parce que son appareil photo lui permet de sortir du cadre. A ce moment-là, elle agit pour son message, pour son propos dont elle témoigne en images. Que ce soit à travers la photographie ou la vidéo, puisque Lily Franey a également réalisé des films (moins de 30 minutes), à l’instar de Femmes d’atelierCheminotesou encore Mémoire d’Auvergne, disponibles sur la chaine YouTube de Lily et Jean-Pierre Franey. 

Son talent n’est plus à démontrer, tout comme ses engagements. Si la condition des femmes n’est pas son seul combat, elle a toujours eu les femmes dans le viseur, les enfants aussi comme elle l’a dit en début d’interview. Et tout ça se cristallise dans cette exposition dont la commissaire Laurence Le Guen figure parmi les belles rencontres de la photographe.

Rencontrées sur un tournage, elle a réalisé un entretien avec Laurence Le Guen sur les premières femmes photographes de l’agence Rapho, et se sont depuis rapprochées, travaillant ensemble sur le thème de l’enfance. Elles viennent d’ailleurs de publier un livre destiné aux enfants de 10-12 ans sur une biographie de Nelson Mandela. Laurence Le Guen en signe les textes et Lily Franey, les photographies, réalisées en Afrique du sud.

C’est réjouissant d’échanger avec une professionnelle comme Lily Franey. Et c’est inspirant de s’entourer de ses photos en noir et blanc qui respirent autant la légèreté que la gravité. Elles ont un souffle, une respiration, une voix et une âme ses photographies. Elles nous disent bien des choses sur les conditions des enfants à travers le monde mais aussi sur l’état d’esprit de la personne qui se place derrière l’objectif, pour partager et transmettre son expérience et son ressenti. À voir absolument.

Célian Ramis

Affaire Dreyfus : "S'il n'y a pas des femmes pour parler des femmes, il ne se passe rien !"

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À l’occasion des 120 ans de la révision du procès Dreyfus, l’association Histoire du Féminisme à Rennes organise le 30 novembre une visite guidée sur la thématique « Femmes et procès Dreyfus à Rennes en 1899 ».
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À l’occasion des 120 ans de la révision du procès Dreyfus, l’association Histoire du Féminisme à Rennes organisait le 21 septembre dernier, une visite guidée sur la thématique « Femmes et procès Dreyfus à Rennes en 1899 ». Françoise Bagnaud et Françoise Tyrant, co-présidentes d’Histoire du féminisme à Rennes, nous racontent les rôles qu’ont joué les femmes dans ce contexte.

(Une autre visite est prévue le samedi 30 novembre à 14h30 / Inscription gratuite par mail à histoire.feminisme.rennes@gmail.com, en précisant votre numéro de téléphone). 

YEGG : Qu’est-ce qui a incité à développer cette thématique dans les visites guidées de l’association Histoire du féminisme à Rennes ? 

HFR : Histoire du féminisme à Rennes est une association qui cherche à promouvoir les femmes qui sont souvent invisibilisées, et qui d’une manière ou d’une autre ont été importantes pour la ville de Rennes. Ce qui nous a amené à cette thématique, soyons claires, c’est une idée de André Helard, historien et adhérent de l’association avec lequel on a déjà travaillé sur l’hommage à Colette Cosnier, qui était sa compagne, et qui nous avait aussi aidé pour une visite guidée autour de Louise Bodin.

Lucie Dreyfus n’est pas une femme féministe dans le sens où on l’entend aujourd’hui, même si l’histoire l’a amenée à subvertir sa posture de mère et de femme qui subissait car elle a été très active dans le soutien à son mari, soutien épistolaire et puis soutien parce qu’elle était tutrice de ses enfants.

Aussi, grâce aux recherches de Colette Cosnier et d’André Helard, ont été mises en lumière les femmes qui ont accueilli la famille Dreyfus et les Dreyfusards, y compris la section des Droits de l’Homme avec Victor Basch et Hélène Basch. Et puis surtout aussi, ce qui nous a beaucoup intéressé mais qui paradoxalement ne sont pas des femmes rennaises, ce sont les journalistes de La Fronde, premier journal féminin féministe, créé et dirigé par des femmes. 

Au moment du procès, ça a été la première fois que les reporteresses de La Frondes ont venues sur le site et ont été reconnues comme telles. Il y avait Marguerite Durand, Séverine et Jeanne Brémontier. Tout ça, ça nous amené à faire des recherches. 

Par ailleurs, il se trouve qu’à Rennes, il y a le fonds Dreyfus, et les Amis du musée de Bretagne nous ont aidé à retrouver des correspondances et des documents. On s’est rendu-e-s compte qu’on avait largement matière à faire une visite guidée. Et parallèlement, on a été sollicité-e-s par la Ligue de l’enseignement pour intervenir sur le même thème au centre pénitentiaire des hommes et au centre pénitentiaire des femmes, ce que nous avons accepté.

Quand auront lieu les interventions dans les prisons ? 

Il y en a une au mois de novembre et une au mois de décembre. Je vérifie dans mon agenda : c’est le 29 novembre au centre pénitentiaire des femmes et le 18 décembre au centre pénitentiaire des hommes.

Pour la visite guidée, nous avons composé un groupe de travail avec 4 personnes, les deux co-présidentes d’Histoire du féminisme à Rennes, Françoise Tyrant et moi-même, André Helard et une adhérente, Mireille.

Pour entrer dans le vif du sujet, quel était le rôle de Lucie Dreyfus ?

Le rôle de Lucie Dreyfus était assez clair : c’était d’abord l’épouse du capitaine Dreyfus et la mère de leurs deux enfants. Ça a d’abord été son rôle principal. Lucie Dreyfus n’était pas une femme féministe, elle a d’ailleurs eu du mal avec les journalistes de La Fronde qui elles étaient féministes. 

Elle s’est comporté pour les uns comme une épouse ou une mère modèle, elle a été une femme qu’il fallait soutenir parce qu’elle était malheureuse, d’autres l’admiraient parce qu’elle restait digne, qu’elle continuait à défendre son mari. En même temps, c’est aussi une femme qui a largement soutenu les démarches qui étaient faites et qui a autorisé un certain nombre de démarches et de soutiens à son mari.

Mais elle n’était pas féministe. C’est l’histoire qui a fait qu’elle a eu ce rôle, de femme de capitaine Dreyfus à qui elle a écrit tous les jours. Alfred Dreyfus a dit que s’il n’avait pas eu ça, il se serait suicidé. Il n’aurait jamais été jusqu’au deuxième procès.

On sait que Lucie Dreyfus a énormément œuvré dans les démarches pour libérer son mari. L’histoire a été réécrite et ces démarches, on les attribue aujourd’hui au frère du capitaine Dreyfus. 

C’est vrai. Quand on lit le livre d’Elisabeth Weissman (Lucie Dreyfus, la femme du capitaine), on a l’impression qu’elle est très autonome dans les démarches. On sent que c’est une femme qui a été très éduquée, comme l’étaient les filles de la bourgeoisie. Elle écrit très bien, elle comprend très bien je pense ce qu’il se passe. 

C’est difficile de savoir ce qui appartient à Mathieu Dreyfus et ce qui appartient à Lucie Dreyfus. Car c’était toujours des stratégies par derrière, par en dessous, il n’y a pas de traces sauf quand elle rencontrait la haute hiérarchie. Sinon, il n’y a pas de signe de ce qui lui appartient à elle.

Mais comme dans tous les duos je dirais d’intellectuels, de chercheurs, etc. Là, le couple c’est la femme et le frère de Dreyfus. Difficile de dire ce qu’elle faisait et ce qu’elle ne faisait pas. Je pense qu’elle a été dans toutes les stratégies de toutes les étapes. Au début, elle a été sous la pression du silence parce qu’Alfred Deyfus le voulait comme ça. À Rennes, on a un autre exemple de couple comme ça avec Victor et Hélène Basch.

Après, les autres femmes dont on parle dans la visite sont autonomes de fait car elles sont veuves : Mme Godard, qui a laissé sa maison à la famille Dreyfus, Mme Caillot, qui dirigeait le journal de la ville de Rennes, et Mme Jarlet, qui tenait l’auberge des 3 marches qui en fait est devenue le quartier général de Victor Basch et de tous les dreyfusards et de la Ligue des droits de l’Homme.

Elles ont en commun ce rôle modeste et en même temps, c’était des gens engagés. Etre pro Dreyfus, c’était se préparer à des retours de bâtons. Et toutes ont eu des calomnies. Mme Godard a récupéré des insanités dans les journaux locaux. Il faut se rappeler que c’est une époque où il y avait des annonces qui paraissaient dans les journaux « Chambre à louer, sauf pour les dreyfusards ». Et puis, il y avait un sentiment antisémite extrêmement violent. Alors qu’il n’y avait même pas 10 familles juives à Rennes…

Pour revenir à Lucie Dreyfus, il faut aussi se rappeler que quand tout ça lui arrive, elle a 23 ans, 2 enfants en bas âge. Au départ, ça lui tombe dessus, c’est une catastrophe. Quand il y a la perquisition, elle se retrouve avec son mari dégradé publiquement. Son monde s’écroule. Il n’y a plus de revenus puisque le monde militaire éjecte Alfred Dreyfus. Des deux côtés, sa famille à elle et sa famille à lui, elle est entourée et soutenue.  

Ce dont on s’est rendu compte avec les recherches qu’on a faites, c’est que Lucie Dreyfus, elle a servi de surface de projection à des femmes notamment qui voyaient en elle une héroïne, une mère courage, une épouse parfaite. Elle représentait ce que chacune voulait y mettre.

En France mais aussi à l’étranger, grâce à la presse qui était très vivante à cette époque. Il y avait des femmes en Angleterre, des femmes en Uruguay, qui se manifestaient pour témoigner de leur sympathie. Elle est martyre en écho au martyre de son mari. C’est une période où les gens sont très croyants et dans les courriers, ça se ressent beaucoup. Il y a beaucoup de références à Dieu, à la foi, etc.

Qu’est-ce qui fait qu’on oublie Lucie Dreyfus ?

C’est comme pour d’autres femmes. À Paris, il y a une plaque où il y a écrit « Ici, vécut Alfred Dreyfus » alors que c’est là où ils ont vécu tous les deux ans pendant des années. Ça fait parti du système patriarcal et de la domination masculine. On met les hommes au premier rang. Ce sont les hommes qui font l’Histoire et quand ils font l’Histoire, ils ne parlent pas forcément des femmes.

Et puis, ce qui est compliqué aussi c’est par exemple Victor Basch, c’est quelqu’un qui était aussi compliqué dans son rapport à la place des femmes. Il participe un peu aux propos négatifs qu’on trouve sur Mme Godard. C’est une femme singulière et aussitôt on dit que c’est une femme de mauvaise vie. Et Victor Basch y participe. Ça traverse tous les partis politiques cette position.

Ce sont des femmes qui ont retrouvé une visibilité parce qu’il y a des gens comme Colette Cosnier et André Helard qui ont fait des recherches et ont mis ça en évidence. Aujourd’hui, on commence à voir émerger des recherches sur le fait que ce sont des femmes qui ont fait certaines découvertes scientifiques majeures. Mais pendant des années et des années, on a attribué cela à des hommes.

Les frondeuses vont faire écho des choix singuliers de ces trois femmes, sur des registres différents. Notamment leur envoyée spéciale Jeanne Brémontier, elle va faire des interviews de Mme Godard, va mettre sur la place publique les stratégies de harcèlement à l’égard de Mme Godard pour la dénigrer, elles vont mettre à l’honneur Mme Caillot, elles vont parler de Mme Jarlet et du banquet qu’elle organise le 14 juillet pour tous les dreyfusards. Mais s’il n’y a pas des femmes pour parler des femmes, il ne se passe rien.

Il y a une forme d’invisibilité et de silence qu’il faut tout le temps combattre. C’est partout ! Je suis allée voir une exposition sur Berthe Morisot (artiste peintre du 19esiècle). On dit partout qu’elle est morte en soignant sa fille de la grippe alors qu’elle est morte des suites de la syphilis que son mari lui a filée. C’est comme ça tout le temps. Il faut avoir une grille de lecture féministe, au sens large du terme, pour se demander quelle est la place de la femme là-dedans, sinon ce n’est jamais donné. C’est une recherche à faire à chaque fois. 

Dans les gens qui sont venus à la visite : était-ce des gens plutôt sensibilisés, habitués à suivre les visites d’Histoire du Féminisme à Rennes, ou y avait-il des gens dont la curiosité quant à l’absence des femmes dans l’affaire des Dreyfus les a mené à vous ?

Il y avait 25 personnes inscrites, 22 qui sont venues. Sur les 22, 8 avaient déjà participé à des visites et les autres sont venus par différents canaux. C’était un public assez mélangé en âge. Dans la visite guidée, il y avait des personnes qui n’avaient jamais entendu parler du journal La Fronde

Elles connaissaient Marguerite Durand à cause de la bibliothèque à Paris mais elles n’avaient jamais su qu’elle avait fondé ce journal, que c’était des femmes qui y travaillaient et qu’elle-même avait ensuite joué un rôle dans la création de syndicats, etc. Jeanne Brémontier non plus n’était pas connue des gens qui sont venus.

Séverine un petit peu plus. Il y a eu pas mal de bouquins sur sa vie. Toutes les trois ont vécu de leurs travaux d’écriture. Séverine, c’est un petit peu comme Colette, pas dans le même registre car elle n’a jamais écrit de roman, mais elle était assez connue.

Ce qui m’a frappée chez ces trois journalistes, c’est qu’elles ont toutes les trois marqué leur autonomie en tant que femmes. Elles se sont séparées de leurs compagnons, elles ont fait leur propre chemin, elles étaient toutes les trois assez cultivées, etc.

Est-ce qu’il y a des lieux emblématiques dans Rennes (hors lycée Zola) ? Il y a donc l’auberge qui était le QG…

L’auberge est devenue le Coq Gabdy. Pour la visite, on a fait un parcours. On a choisi la gare aussi, la rue Duhamel pour la maison de Mme Godard, après on est allé-e-s à l’arrière de la prison, devant le lycée Zola, et puis après on a fait un choix car on ne pouvait pas aller à l’Avenir de Rennes, c’était loin, mais on a fait une station symbolique devant Ouest France. Puis on a fini aux Champs Libres, on a partagé un pot avec les gens qui ont fait la visite et on a lu un ou deux témoignages qui avaient été envoyés à Lucie Dreyfus. Et voilà. 

Aux Champs Libres se trouve le musée de Bretagne qui a une exposition permanente sur l’affaire Dreyfus et qui manque évidemment de femmes. Est-ce qu’en travaillant avec les Amis du musée de Bretagne et peut-être même le musée de Bretagne, qui essaye de renouveler cette exposition, on fait avancer les choses ?

Ils nous ont permis de récupérer pas mal de lettres qu’on a lu à la fin. On n’est pas allé-e-s dans l’espace Dreyfus parce qu’il est sombre. Mais dans le fonds Dreyfus il y a toute une matière ! On ne le trouve pas très bien fait l’espace…

Eux non plus, je crois… 

Justement. C’est vrai qu’ils ont beaucoup de contraintes sur leur espace, avec les lumières, etc. Mais aussi l’affaire est compliquée. Elle est sur 5 ans mais elle est complexe à comprendre. Ils ont beaucoup d’objets mais ça manque un peu de synthèse au démarrage.

Ça évoluera peut-être un jour. Ils n’ont effectivement pas l’aspect des femmes non plus mais par contre dans les courriers, il y a vraiment beaucoup de pétitions et de lettres de femmes. Elles sont très étonnantes. Pour l’époque, c’est vraiment un sujet dont elles se sont emparées sur des modes collectifs, avec des pétitions ou par le biais de syndicats en Angleterre par exemple.

C’est ça qui nous a vraiment beaucoup intéressé-e-s. La répercussion chez les femmes, alors que ce n’est pas une femme qui vit cette injustice. Et puis, à cette époque, elles n’ont pas le droit de vote, c’est pour ça qu’on a trouvé ça surprenant qu’elles s’engagent sur des signatures de pétitions. En janvier 1898, 1958 norvégiennes ont envoyé un télégramme à Lucie Dreyfus. Le 30 août 1899, 110 uruguayennes. C’est pas franco-français, c’est international !

Est-ce qu’aujourd’hui, avec des visites guidées, en travaillant avec le musée, etc. on peut petit à petit réhabiliter la mémoire de toutes ces femmes qui ont participé à l’affaire Dreyfus. Par exemple, pour ne plus avoir une plaque qui dit « Ici, vécut Alfred Dreyfus » mais « Ici, vécurent Alfred et Lucie Dreyfus » ? 

Alors, à Paris, on y peut rien. Mais ici par exemple, la ville de Rennes a inauguré une plaque le samedi matin de la première visite sur Antoinette Caillot. Ce n’est pas lié à notre visite précisément mais on est dans une ville où à force que les forces féministes appuient sur la question de la visibilité des femmes, il y a de plus en plus de rues portant des noms de femmes.

Après je pense que c’est un travail avec des allers-retours. Il y a des avancées. A chaque fois, dans les visites guidées, je vois des gens plus jeunes que nous et je me dis que ça avance. La question de la place des femmes, elle est et demeurera encore très longtemps je pense. Mais je pense que chaque petite avancée est une avancée.

L’intérêt aussi de la visite guidée c’est que ça montre que des gens qui ne sont pas des leaders, des superwomen, des dirigeantes, peuvent prendre une place aussi : la leur, dans une forme d’engagement qui peut être parcellaire. Mais 120 ans après, on en parle. Il suffit parfois de pas grand chose pour faire avancer les choses.

Est-ce que vous avez des choses à rajouter ? 

Oui, comme je vous le disais au début on va donc intervenir dans les centres pénitentiaires. C’est un peu paradoxal parce qu’on va intervenir sur des femmes qui ont d’une manière ou d’une autre contribué à faire libérer, à leur modeste mesure, quelqu’un qui était en erreur judiciaire volontaire. A la fin du procès, il a encore été condamné. Il a été gracié puis réhabilité. Mais aujourd’hui, il n’a toujours pas son grade de général. Donc vous voyez, ce n’est toujours pas très satisfaisant cette histoire.

On n’est pas à l’abri d’autres nauséabondes histoires un jour ou l’autre. C’est en ça que c’est une histoire exemplaire.

C’est aussi une des premières fois où les intellectuels se sont engagés et la première fois que des journalistes femmes sont reconnues comme des journalistes. Et puis ce sont effectivement de vraies journalistes, qui font des enquêtes, des vraies reporteresses. Elles ont appris à écrire, elles ont appris vite. C’est dans une époque où les femmes se battent pour accéder aux métiers et surtout aux formations.

 

Célian Ramis

Dans les coulisses d'une création (3)

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Lou(ps), une version du Petit Chaperon Rouge, présentant une vision plus écoféministe et moins ethnocentrée du conte, qui s’adapte à l’intimité des scènes des centres culturels mais aussi à la large visibilité de l’espace public.
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Le 10 mai dernier, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets dévoilait pour la première fois à l’Antichambre de Mordelles la création travaillée cette année, Lou(ps). Une version du Petit Chaperon Rouge, présentant une vision plus écoféministe et moins ethnocentrée du conte, qui s’adapte à l’intimité des scènes des centres culturels mais aussi à la large visibilité de l’espace public. 

Elles sont badass les femmes engagées dans ce projet. Et rendent chaque personnage de la pièce badass. De la forêt aux musicien-ne-s, l’ensemble pensé et créé par la compagnie Erébé Kouliballets, qui mêle artistes amateur-e-s et professionnel-le-s, modernise et valorise les propos d’un conte qui s’appuie ici sur l’apprentissage, la transmission, la sororité et l’empowerment.

Et la compagnie ne se contente pas de casser les codes du message moralisateur digne de Perrault ou des frères Grimm, elle s’affranchit, comme à son habitude, de la forme fixe du spectacle traditionnel. Tout est adaptable. Le duo peut devenir un solo, le quatuor peut être présenté en déambulation, la création peut être dansée sur une scène, en pleine nature ou dans la rue.

Le soir du 10 mai, à Mordelles, les lumières rouges révèlent davantage l’animalité, la sensualité et la sexualité du loup et du petit chaperon rouge, lors de leurs interactions comme à l’occasion de leurs passages individuels, tandis que la lumière naturelle du jour et le décor urbain du métro Triangle le soir du 7 juin (lors du festival Tout à coup, organisé par la compagnie Erébé Kouliballets) mettent en relief la combattivité et la puissance des protagonistes.

Mais ce qui ressort à chaque représentation, c’est le lien, l’importance du lien, entre tous les éléments qui constituent la création. Il y a de la confrontation, de la légèreté, de la candeur, de la sagesse, de l’inconnu, de l’inquiétant. Il y a de l’innocence, de la curiosité, de l’agressivité, de la tendresse, de la violence, de la fraicheur. Jusqu’à l’étincelle.

Une étincelle qui crépite au début, tantôt timide, tantôt téméraire. Une flamme en devenir. Parce que ce petit chaperon rouge, muni de sa fougue et de sa naïveté explore son environnement dans les moindres recoins. Elle s’émerveille de ce qui l’entoure, touche, renifle, écoute. Elle s’enthousiasme, dans la forêt, ignorant les dangers, ignorant la menace.

La rencontre avec le loup est une occasion supplémentaire dans son exploration du monde et du quotidien. Amusée, stimulée, excitée, elle se jette dans la gueule du loup sans mesurer la réalité, n’écoutant que son propre instinct, vierge de tous vécus traumatisants en matière de relation et de consentement.

Dans Lou(ps), les femmes n’empêchent pas la jeune fille de découvrir et de vivre sa vie. Pas de mises en garde patriarcales soi-disant destinées à protéger les filles de la menace du prédateur. Dans Lou(ps), la transmission de l’expérience et de la sagesse et la sororité prévalent sur l’éducation par la peur qui favorise l’intégration des assignations et des injonctions. 

La rencontre suivante les conduira à l’affrontement. D’un côté, un loup dans la démonstration de son pouvoir et dans la domination. De l’autre, un petit chaperon rouge grandi, déterminé et accompagné de la force des femmes. Une fois débarrassée du loup, l’adolescente peut enfin se libérer et déployer ses ailes pour embrasser sa puissance et son émancipation.

La création, articulée autour d’un solo, d’un quatuor et d’un duo ainsi que d’un ensemble instrumental alliant percussions, cuivres et instruments à vent, donne à repenser notre manière d’envisager le monde, les rapports hommes-femmes mais aussi les rapports entre femmes, sans oublier les rapports que nous entretenons avec la Nature, que l’on juge souvent à tort extérieur à nos quotidiens.

Face à nous se dévoile l’énergie de la combattivité alliée à la fraicheur de la jeunesse. Le message est fort et libérateur, vecteur d’affranchissement. Dans toute sa globalité. La personnalité des danseuses infuse à l’intérieur des personnages et transparait, pour donner encore plus de relief aux propos. Elles sont guerrières.

Elles ne se démontent pas quand sur le parvis du métro Triangle, une bande de jeunes garçons, visiblement de retour de l’entrainement de foot, passent à côté d’elles en rigolant. Elles ne vacillent pas sous la pression du regard insistant des hommes, placés en hauteur. Un symbole fort et intéressant à observer. Elles ne se déconcentrent pas quand les jeunes filles pouffent d’un rire gêné, apparemment mal à l’aise face à la mise en corps assumée des danseuses.

Elles réussissent même à capter l’attention et la concentration de la bande de footballeurs qui après avoir échangé quelques passes à l’intérieur de la station, est complètement happée par la création chorégraphique qui défile sous leurs yeux. L’instant est joyeux, le succès du pari savoureux.

Les danseuses de Lou(ps) ont pris l’espace et ont démontré que les femmes peuvent être puissantes dans l’espace public. Que les femmes peuvent être combattives. Que les femmes peuvent être animales. Que les femmes peuvent être légères, inquiétantes, tendres, solidaires, déterminées, à la fois ancrées dans la terre et attirées par les airs. Elles peuvent être complexes, plurielles, traversées, submergées, investies de désirs et envies, passeuses d’histoires et de connaissances. 

Elles racontent la même histoire, celle du Petit chaperon rouge, mais se l’approprient chacune à leur manière. Ensemble, elles proposent une vision féministe dans laquelle humains et nature forment un tout et non des entités opposables et hiérarchisables. Une vision qui prend en compte également les cultures dans leur diversité, nous éloignant des propos manichéens et ethnocentrés du conte moralisateur que l’on connaît depuis l’enfance.

On assiste ici à une libération totale du petit chaperon rouge, qui n’a plus rien d’une enfant, ni même d’une femme emprisonnée dans les carcans de son sexe et de son genre. C’est explosif et électrique. Percutant.

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