Célian Ramis

Transmusicales 2017 : Un vendredi à la croisée des cultures

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Parc Expo, Rennes
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Deuxième soir des Transmusicales au Parc Expo, ce vendredi 8 décembre. Retour sur les concerts d’Altin Gün, House Gospel Choir, Oreskaband et Tank and the Bangas.
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Deuxième soir des Transmusicales au Parc Expo, ce vendredi 8 décembre. Ce soir-là, les artistes féminines se sont illustrées dans des performances explosives. Retour sur les concerts d’Altin Gün, House Gospel Choir, Oreskaband et Tank and the Bangas.

ALTIN GÜN – HALL 3 – 22H55

Altin Gün, c’est le mélange du psyché occidental et des musiques traditionnelles turques. Basé au Pays-Bas, le groupe ressuscite la scène alternative des années 60 et 70 d’Istanbul. Leur nom signifiant d’ailleurs « l’âge d’or ».

La chanteuse turque, Merve Dasdemir, porte dans sa voix le folk oriental, soutenue par le joueur de saz, Erdinc Yildiz Ecevit. Accompagné par les percussions et le clavier, le duo nous emmène en voyage à la fin des 60’s, dans une Anatolie au milieu underground bien vivant.

C’est un rock psychédélique oriental que le sextuor décortique. Les registres s’entrecroisent, sans qu’aucun n’écrase l’autre. Chacun sa place.

Chacun son moment sous les projecteurs pour mieux se retrouver ensuite et ne faire qu’un.L’énergie circule entre la scène et le public, qui se saisit de cette convergence des styles pour s’en délecter à chaque chanson.

Et quand, Erdinc Yildiz Ecevit fait vibrer les cordes de son saz, l’accompagnant simplement d’un chant traditionnel puissant, amplifié et très pur, il nous provoque inévitablement des frissons. La salle est en suspend. La foule est soudainement particulièrement attentive.

À cet instant contemplatif, les musiciens ajoutent crescendo un côté psychédélique, avant d’envoyer les guitares et la batterie, passant ainsi de la tension à la libération. Altin Gün maitrise la variation des styles, des chants, des introductions de morceaux et des rythmes.

On savoure chaque note et chaque sonorité. Chaque découverte. Parce que celle-ci est omniprésente dans le set et dans l’esprit de la formation. Le hall 3 est rapidement plein à craquer. Se balançant d’un pied sur l’autre ou agitant la tête de haut en bas, la foule semble conquise et inlassablement entrainée par la proposition.

Et tandis que l’on progresse petit à petit vers un son plus psychédélique, la chanteuse maintient de par son chant, l’attachement aux musiques traditionnelles turques, appuyé par les percussions.

Et quand elle pousse la voix, les instruments répondent à son appel et prennent entièrement possession de l’espace.

La dynamique est sans faille et plus on s’approche de la fin du concert, plus les sonorités aigues s’aiguisent à allure folle, jusqu’à mettre la foule en trans, acclamant et applaudissant sans relâche le sextuor.

Altin Gün n’hésite pas à s’amuser avec les styles, les influences et les rythmes pour fabriquer une musique résolument moderne, dans un set explosif qui ne lasse jamais son auditoire. On en redemande même.

 

HOUSE GOSPEL CHOIR – HALL 9 – 00H25

C’est acclamée par la foule que la chorale gospel britannique entre sur scène. Ou plutôt l’envahit de sa vingtaine de chanteurs-euses et de musiciens. Si les premières notes sont jazzy et plutôt lentes, House Gospel Choir brise le rythme et envoie la sauce en quelques secondes seulement.

La chanteuse déploie sa voix puissante de soprano et la bonne humeur générale se répand dans les rangs qui dansent et sautent avec entrain et enthousiasme.

On passe du gospel à la house et on se balade entre les années 80 et 2000. Avec ou sans transition, on s’en fout, on se prend au jeu instantanément.

C’est une ébullition de joie sur la scène comme dans la fosse à laquelle on assiste, ébahi-e-s par l’énergie et l’immédiateté de sa contagion. Tout le monde, quasiment, danse.

Dans le hall 9, les corps s’expriment et les voix se chauffent. Si SheZar mène la danse de sa troupe gospel, les choristes prennent à tour de rôle le lead des chansons.

Entre gospel, r’n’b, house et soul, les voix, toujours accompagnées du saxo, du clavier et de la batterie, sont toutes impressionnantes. À couper le souffle. Les sourires trônent sur tous les visages et c’est à regret qu’il nous faut quitter le hall au milieu du concert.

 

ORESKABAND – HALL 3 – 00H35

Parce qu’au même moment, les six japonaises d’Oreskaband montent sur la scène du hall 3 pour y balancer un ska hallucinant sur une reprise de Wannabe, des Spice Girls, qui nous scotche radicalement sur place.

Au saxo, à la guitare électrique, à la basse, au trombone et à la trompette, les musiciennes sont alignées – devant la batterie – et assurent le show avec une patate à vous clouer le cul par terre sans avoir le temps de réaliser ce qui vous arrive. Décoiffant et délirant.

Pour les sceptiques du ska dans notre genre, la claque est magistrale. Les cuivres envoient un sacré son groovy qui se marie parfaitement avec la rythmique ska punk et les chœurs pop.

Le phénomène Oreskaband, qui prend parfois des airs de fanfare à la  Molotov Jukebox – qui avait d’ailleurs foulé la scène de ce même hall quelques années auparavant – avant de bien rappeler sa singularité, met le feu à la foule.

Elles ont la pêche et donnent la pêche. Leur aisance, leur manière de posséder la scène et leur constant partage avec l’audience… Tout est orchestré pour nous maintenir dans un état d’excitation intense. Magique.

Les musiciennes ne relâchement jamais la pression et enchainent les chansons, plus énergiques et plus rythmées les unes que les autres. Les rythmiques sont rapides et la rencontre entre le ska et le punk est explosive. Autant que leur manière de bouger et de s’éclater d’un côté à l’autre de la scène.

« Nous sommes japonaises, vous êtes français, mais la musique n’a pas de frontière. La musique peut justement nous connecter. Quel merveilleux monde ! », lance la chanteuse avant de balancer un gros son très punk qui ne manquera pas de confirmer l’étendue de leurs talents de musiciennes et de performeuses à l’énergie débordante.

Oreskaband, c’est de la dynamite pure qui prend aux tripes et qui nous ordonne de tout envoyer péter, de lâcher prise et de se défouler. Et pour une fois, on répond sans aucun signe de protestation à cette injonction au bien-être !

Surtout au moment du rappel, lorsqu’elles demandent au public de s’asseoir afin de pouvoir se lever d’un coup, de bondir et de danser. Sans plus penser.

Ce sont des meufs en folie qui s’illustrent sur la scène des Transmusicales et qui fédèrent les festivalier-e-s derrière leur délire bien barré. Et putain, ça fait du bien.

 

TANK AND THE BANGAS – HALL 8 – 1H30

C’est peut-être pour ça qu’on aura du mal par la suite à entrer pleinement dans la proposition de Tank and the Bangas qui pourtant ne nous laisse pas indifférent-e-s. Accompagnée de ses musiciens et de sa choriste, Tarriona Ball a elle aussi le sens aigu du show.

Elle n’hésite pas à théâtraliser sa prestation, à jouer de nombreuses mimiques ou encore à robotiser sa gestuelle. Sans pour autant négliger les performances vocale et instrumentale. Le show est complet et le public y adhère, interagissant régulièrement avec la mise en scène.

D’une voix nasillarde, qui pourrait s’apparenter à celle de Duffy, à une voix de reine de la soul, en passant par une voix enfantine, elle se construit un personnage humoristique, attachant, qu’on aurait tendance à aimer détester tant elle s’engage des bouffées délirantes pleines d’artifices.

Néanmoins, elle intrigue et la proposition est loin d’être sans intérêt, et surtout loin d’être sans énergie et inventivité. Parce qu’elle présente dans son set sa propre vision de l’héritage afroaméricain, mêlant jazz, r’n’b, blues, soul et bounce music (forme de hip hop née à la Nouvelle Orléans à la fin des années 80).

On aime la regarder et on aime l’écouter exprimer cette sorte de dialogue entre voix pleine et puissante et voix nasillarde et enfantine, entre adulte et enfant. Mais l’émotion est plus franche lorsqu’elle s’empare uniquement de sa voix jaillissante et profonde. Il y a plus de frissons, plus de facilité à se laisser porter par la pureté de son instrument vocal.

Si elle explore différents styles de musique et impressionne de par sa tessiture, soutenue par la force des cuivres et de la batterie, elle n’en oublie pas dans ses textes d’être sérieuse et engagée. Voire enragée. Parce que le système est répressif et que la politique actuelle est nauséabonde.

Et parce qu’elle propose sa vision singulière de l’héritage afroaméricain dans sa musique, elle l’expose également dans son écriture, dénonçant un système dressé contre la jeunesse noire américaine et un esclavagisme invisible car banalisé et ordinaire mais bel et bien réel, encadré par des violences et des pressions psychologiques.

Célian Ramis

TransMusicales 2017 : Un jeudi bien groovy

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Parc Expo, Rennes
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Premier soir des Transmusicales au Parc Expo, ce jeudi 7 décembre. Retour sur les concerts de Tanika Charles et de Lakuta.
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Premier soir des Transmusicales au Parc Expo, ce jeudi 7 décembre. Si peu de femmes figurent dans la programmation, celles qui étaient sur scène ont assuré des performances soul et groovy. Retour sur les concerts de Tanika Charles et de Lakuta.

TANIKA CHARLES – HALL 3 – 22H05

La puissante voix soul de Tanika Charles met une première claque. Puis vient la deuxième avec la dynamique portée par l’ensemble des musiciens et la choriste. Le groupe, venu tout droit du Canada, compte bien transmettre son énergie communicative, aux accents rétro mais dans un langage résolument moderne.

Les musiciens entament les chœurs en mode pop des années 60 et la chanteuse dévoile une soul classique née dans ces années-là. Elle raconte sa relation passée. Une relation toxique durant laquelle elle ne cessera de faire des va-et-vient entre la rupture et le retour vers une situation confortable aux côtés de l’être aimé. Jusqu’à ce que ce soit lui qui coupe le contact. Et qu’elle lui court après, désespérément.

Pourquoi ce comportement ? C’est ce qu’elle analyse dans un des titres de son album, Soul run. Son thème de prédilection : chanter l’amour. Les rapports de couple, complexes et compliqués. Imparfaits. Sur des rythmes lents, du fond de sa voix grave.

Si on laisse aisément bercer par la pureté du style, le rythme s’essouffle cependant rapidement et on trépigne d’impatience à l’idée de passer la seconde.

Mais l’énergie, elle, ne faiblit pas. La batterie tient en éveil et en haleine, soutenant implacablement les propos de la chanteuse, qui se voit offrir un « joyeux anniversaire » de la part du public. Et comme si tout cela avait été orchestré, le concert prend un tournant plus jazzy, avec la mise en avant du clavier et des sonorités plus tropicales.

La machine est lancée et avec, un regain de modernité. Celle-là même qui avait embarqué le hall 3 au début du set. Des décennies de soul s’entrecroisent, Lauryn Hill rencontre Tina Turner dans le corps de Tanika Charles et le mélange avec le r’n’b, s’il n’est pas surprenant, est tout du moins détonant.

Les récits se corsent aussi, on sent plus d’affirmation de la protagoniste dans ses histoires d’amour, plus de force dans le discours. Une évolution crescendo qui nous fait presque rougir d’avoir pensé quelques instants à un début mal engagé et qui nous ravit. D’autant plus lorsque le groupe entame le titre phare de l’album, au nom éponyme, le fameux « Soul run ».

« Vous savez la personne de tout à l’heure que j’ai quittée… puis je suis revenue, puis je suis partie, puis je suis revenue, puis je suis partie, puis je suis revenue. Et ben, un jour, j’ai vraiment décidé de partir. Et maintenant, vous savez quoi ? Je suis heureuse ! Here we go ! », scande l’artiste.

Sa voix déploie alors encore plus de puissance et son corps suit le mouvement. C’est une explosion de groove qui assaille la scène des Transmusicales. Une explosion que l’on doit également aux guitaristes, qui prennent désormais le pas sur la batterie et le clavier. La bonne humeur et le second degré envahissent la salle et entrainent la foule sans difficulté.

L’ensemble se veut plus rock, plus électrique et plus électronique. Comme s’il suivait le fil de l’évolution du registre de la soul, tout comme celle des mentalités.Tanika Charles « et les Wonderful » terminent le concert avec la grosse patate et nous aussi.

 

LAKUTA – HALL 3 – 1H05

S’il nous faut garder qu’un seul nom de cette première soirée au Parc Expo, ce sera sans hésiter Lakuta. En swahili – langue maternelle de la chanteuse Kenyanne-Tanzanienne Siggi Mwasote – il signifie « trouver, rencontrer, partager ou être comblé ».

Et il ne faut pas très longtemps pour s’apercevoir que c’est une évidence pour ce collectif composé de neuf artistes, basés au Royaume-Uni mais provenant d’origines diverses (Kenya, Tanzanie, Ghana, Malaisie, Espagne, Royaume-Uni).

On voyage et on danse en permanence. On parcourt le monde du jazz, du funk, de la soul, du zouk ou encore de l’afrobeat et pour ce faire, on effectue quelques escales en Afrique, dans les Caraïbes ou en Amérique du Sud. Et ça balance du groove, sans relâche.

Lakuta dynamite la scène et envoie une énergie totalement dingue. On est suspendu-e-s à chaque sonorité, à chaque registre, à chaque rythmique et à chaque phrase.

La moindre paillette – qui se loge jusque sur les chaussures de la chanteuse – nous éblouit et nous embarque dans cette aventure ensoleillée et diversifiée.

Pourtant, les thèmes abordés dans les chansons ne sont pas des plus positifs et réjouissants. « Nos mots sont importants et nos musiques sont belles, j’espère que vous pouvez percevoir les deux. », lance Siggi Mwasote qui entame « Afromama », un titre sur la condition des filles et des femmes en Afrique.

Elle y réclame la liberté des femmes et proclame que ces dernières ne sont pas des propriétés à posséder. Et au fil des chansons suivantes, elle poursuit son action en diffusant le message auquel tient le collectif : l’unité dans la diversité et l’humanité. Dire non à la brutalité, non aux enfanticides, non aux féminicides. Et non au Brexit.

Parce qu’il est synonyme de fermeture. Tout ce que refuse Lakuta qui prône le vivre-ensemble – l’album s’intitule Brothers & sisters – et qui démontre la beauté et la richesse des références et influences différentes.

La world music prend le contrôle de la scène, mêlant à la fois du reggae et du jazz, du zouk et de la soul, de l’afrobeat et du funk, grâce aux talents des cuivres (saxophone, trombone, trompette), des percussions (congas, bongos, shékérés,…), des cordes (guitare, basse, cora) et de la batterie. Sans oublier le coffre et la puissance de la chanteuse, à l’énergie débordante et au sourire communicatif.

Passant d’un flow impressionnant de par sa rapidité à des envolées plus soul, le phrasé de Siggi, soutenu et accompagné par l’ensemble des musicien-ne-s, renforce le sentiment d’urgence et d’exigence qui émane des textes, toujours en lien avec l’actualité (une chanson aborde également les violences sexuelles et la communauté LGBTI).

Une force incroyable se dégage de sa voix, de son corps mouvant, de sa manière de bouger, de croiser ou de lever les poings en l’air mais aussi de chaque rythmique, de chaque mélodie et de chaque sonorité. Le collectif envoie la sauce sans vaciller un seul instant et sans jamais perdre le fil de cette énergie débordante et explosive, qui monte en puissance tout au long du set. Eblouissant, dans le fond et dans la forme.

Célian Ramis

Sara Forestier, l'intensité du rapport frontal

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Ciné TNB, Rennes
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Sara Forestier passe à la réalisation et dévoile son premier long-métrage, M, projeté (en audiodescription et sous-titré) en avant-première au ciné-TNB de Rennes, le 1er novembre, en partenariat avec l’association rennaise Zanzan Films.
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Césarisée à plusieurs reprises – dans la catégorie meilleur espoir féminin en 2005 et dans la catégorie meilleure actrice en 2011 – Sara Forestier passe à la réalisation et dévoile son premier long-métrage, M, projeté (en audiodescription et sous-titré) en avant-première au ciné-TNB de Rennes, le 1er novembre, en partenariat avec l’association rennaise Zanzan Films.

Depuis son interprétation de Lydia dans L’esquive, d’Abdellatif Kechiche, Sara Forestier n’a jamais cessé de fasciner le public en multipliant les rôles forts et sensibles. Toujours subtilement engagés. Ce que l’on savait moins en revanche, c’est que c’est depuis sa rencontre avec le cinéma libre de Kechiche que lui vient l’idée de faire son propre film.

« C’est quelque chose qui m’a obsédée pendant 12 ans ! Quand j’ai tourné L’esquive, j’ai compris que l’on pouvait faire du cinéma autrement. Enfin, je le savais mais pas forcément avec cette intensité-là. L’avoir vécu ça m’a permis de m’autoriser à le faire. Mais sinon, ce ne sont pas des réalisateurs qui m’ont inspirée mais des choses de la vie. », explique l’actrice, durant la rencontre, traduite en LSF, à l'issue de la projection rennaise.

Et pour M, elle puise dans son vécu d’adolescente, à l’époque où elle vit une histoire d’amour avec un homme analphabète, sans qu’elle ne le sache. À partir de là, elle va imaginer et écrire la rencontre entre une jeune femme bègue de 18 ans, Lila – qu’elle interprète elle-même -, et un homme illettré de 30 ans, Mo – interprété par Redouanne Harjane.

Si son handicap à elle apparaît instantanément, Mo, en revanche, s’évertue à lui dissimuler le sien. Et tandis que Lila, à travers cette histoire d’amour, enhardit de confiance en elle, libérant peu à peu le filet de sa voix, lui est hanté par la honte de sa condition. Pourtant, malgré la complexité sous-jacente de la relation, les deux amants vont se sauver mutuellement.

« Les personnages ont des traumas différents de quelque chose qui s’est joué dans l’enfance. Et ils ont des manières différentes de les résoudre. Attention, ce ne sont pas des gens qui esquivent. Ils ont justement une certaine droiture par rapport à ça, ils sont limite masos. Ils se font violence pour sortir d’eux et ils n’ont pas la perversion de déverser leur souffrance sur les autres. La différence, c’est que sa souffrance à elle est encore à vif. Lui a 10 ans de plus et a enfouit tout ça. Pour moi, le fait de cuire dans son jus fait que s’il ne la rencontre pas, il meurt. Ce n’est pas ulcère qu’il a, c’est un cancer. C’est que je disais à Redouanne quand on tournait. », souligne la réalisatrice.

Sara Forestier provoque alors un tête-à-tête frontal et quasi animal, à l’instar de celui dans lequel elle avait excellé aux côtés de James Thierrée dans Mes séances de lutte, de Jacques Doillon. Et transcende la relation amoureuse, au-delà de la condition sociale, intellectuelle et linguistique, explorant les failles de ses personnages ainsi que de leur noirceur et leur souffrance, pour en faire jaillir la beauté ineffable.

« Je ne connais pas de bègue mais j’avais besoin de parler d’une hypersensibilité. J’ai senti une intimité et proximité très forte avec eux. », précise l’actrice-réalisatrice, qui va préparer son rôle des mois et des mois durant auprès de nombreuses personnes bègues : « J’ai vu que chacun a un bégaiement différent, il m’a fallu trouver mon propre empêchement. Sur le plateau, comme je passais de la réalisation au plateau, j’avais quelqu’un qui bégaie avec qui discutait pendant trente minutes avant de tourner. Pour que ça me vienne naturellement lors des prises. »

Pour elle, il n’y a pas de secret, seule l’immersion permet de pouvoir jouer sans tricher. Se laisser envahir. Ne pas essayer de démontrer. Il va sans dire que Sara Forestier brille dans le registre, aussi bien en tant que comédienne qu’en tant que réalisatrice. Elle nuance son écriture d’autant de finesse et de crudité que dans son jeu. Et joue de sa sensibilité à fleur de peau, qu’elle transpose chez son partenaire jusqu’à le faire exulter d’émotions extrêmes et violentes.

« La question de l’éducation, de l’amour et de la transmission se retrouve souvent dans ma filmographie. Je ne m’en rendais pas compte mais on me l’a montré. Ce sont des sujets qui me plaisent, comme la question du langage. Parce que l’être humain a la question du langage et dès que l’on fait un film sur les humains, on est obligé de poser la question du langage. », précise-t-elle.

Dans un décor de western urbain, elle brise les barrières de la norme pour ne laisser transparaitre que des sentiments purs qui se rencontrent, se confrontent et se conjuguent, avant qu’ils ne s’opposent et ne s’épousent. Et ça fonctionne. On la suit dans son cinéma libre, social, poétique, intense et drôle parce qu’on aime sa personnalité brut, sur le fil, prête à exploser et tout en sensibilité.

« Je crois qu’on peut ne pas être que le fruit de son conditionnement psychologique. C’est pour ça que j’adore que les choses soient frontales. », conclut-elle. Nous aussi, on adore quand elle nous saisit aux tripes.  

Au cinéma le 15 novembre.

 

Célian Ramis

Le Grand Soufflet : Du burlesque et des freaks...

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Le festival a profité d’un jour placé sous le signe de la superstition pour organiser, vendredi 13 octobre, une soirée Freaks, burlesque et rock’n’roll à L’Étage, à Rennes.
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Le festival a profité d’un jour placé sous le signe de la superstition pour organiser, vendredi 13 octobre, une soirée Freaks, burlesque et rock’n’roll à L’Étage, à Rennes. Avant le Maxi Monster Show et les Washington Dead Cats, quatre performeuses burlesque se sont succédées sur la scène pour chauffer l’ambiance.

« Les freaks, c’est les génies, les non conformistes. La beauté, c’est la diversité, l’étrangeté. Et si vous êtes là ce soir, c’est qu’il y a un peu de freaks en vous. » Dans son déshabillé en soie, la somptueuse Louise De Ville inaugure en tant que maitresse de cérémonie le show burlesque « Freaks » de ce vendredi 13.

Ce soir-là, le look pin-up rock est troqué contre des parures plus chimériques, démoniaques et trash. Mais la sensualité et l’humour sont toujours de mise : « Celle qui arrive est une femme, enfin presque une femme, une chimère mignonne, gentille, pas dans les normes de la société. Vous imaginez bien que c’est difficile pour elle de trouver son crush sur Tinder. Elle cherche son mate, elle a un petit kiff pour les barbus. »

La première à se lancer dans l’arène de l’effeuillage est coutumière des thèmes freaks et présente ici un de ses numéros phares : le petit canari. Masquée, perruquée de plumes, entourée de ballons jaunes, Lolaloo des Bois joue la carte du décalé, entamant une chorégraphie de danse classique en éclatant son « ventre » de baudruche, et dévoilant ainsi sa guêpière et davantage encore.

L’oiseau déplumé affiche un corps quasiment nu aux hanches légèrement arrondies et aux seins pulpeusement rebondis, malgré les nippies en forme d’œufs au plat. Pourtant, le public se fait timide, n’osant pas encore jouer le jeu du new burlesque : « Ce sont des femmes qui osent et qui partagent leur sensualité. Vous pouvez les encourager ! On n’a pas besoin de vos encouragements mais on aime beaucoup ! »

Une fois la piqure de rappel établie, la meneuse de revue américaine poursuit sa mission en présentant la sombre performeuse qui va suivre. Parce que tout le monde est accepté dans la bande des freaks, celle-ci a été découverte dans un hôpital psychiatrique, « là où je fais de l’art thérapie, bah oui, faut bien amener la culture là où il y a besoin. Alors soyez gentil-le-s, parce qu’elle peut vous tuer en vrai. »

Ju Demon arrive dans une camisole dont elle se débarrasse rapidement à la force de ses bras pour ne garder qu’une tenue faite de bandes blanches, qui ne sont pas sans rappeler Le cinquième élément. La créature est démoniaque, tant dans son regard que dans son attitude, sans oublier sa gueule aux dents pointues et aiguisées.

Son apparence flippante détonne avec la dextérité et de l’agilité dont elle fait preuve dans un numéro axé sur la souplesse et les acrobaties, effectuées à l’aide d’un (puis de deux) hula hoop, sur un fond sonore électrico-angoissant qui nous rappelle quelques DJ set de la Greenroom des Transmusicales. C’est finalement l’effrayante gymnaste qui prendra ses jambes à son coup, s’enfuyant dans un cri strident dans les coulisses.

« En vrai, elle est douce. », précise malicieusement Lolaloo des Bois, qui succède à Louise De Ville à la présentation de cette dark cérémonie : « Nous les Hommes, on a toujours besoin de classer, mettre dans des cases pour vivre. Mais est-ce qu’on se pose les bonnes questions ? Il n’y a qu’à voir la dualité des genres… »

C’est ainsi qu’elle introduit La Big Bertha, une femme blonde dans un premier temps puis chauve, bien ronde et barbue, aux ongles aussi longs que ses cils. Sa danse est provocante, lascive et sensuelle. Lentement, la dragqueen fait tomber sa longue cape noire et dévoile ses bras, ses jambes, ainsi que le reste de son corps.

Vêtue d’une petite culotte et de sparadraps dissimulant ses tétons, elle aguiche le public en jouant de sa langue agile et de caresses érotiques, avant de s’étaler de la peinture orange sur le ventre et la poitrine et de détacher sa culotte, cachant simplement son sexe avec sa cape.

« On vous a promis du freaks ce soir, il y en a. Le spectacle burlesque est fait pour se divertir, s’émoustiller et parfois baiser. Maintenant, place à l’érotisme, la sensualité et la douleur. En ce vendredi 13, vous avez de la chance puisque votre fantasme érotique se dévoile devant vous. Vous souffrirez mais vous jouirez. », murmure Lolaloo d’un ton coquin.

Dans sa robe longue et fendue, Louise De Ville conquiert le public dès son arrivée. La performeuse qui a déjà une grande carrière internationale à son actif n’a plus rien à prouver au niveau de son talent d’effeuilleuse. Elle connaît et interroge les codes de la féminité et de la sensualité avec une aisance blufflante.

L’œil toujours affriolant, elle explore la sexy attitude avec des déhanchés et des caresses lentes. Parée de son string, elle grimpe sur la table installée à cet effet et s’entoure le corps de cordes de bondage jusqu’à éructer de plaisir. « J’espère qu’elle vous a bien fait mouiller. », conclut alors la divine maitresse de cérémonie qui laisse la place au Maxi Monster Show.

Côté spectacle burlesque, Le Grand Soufflet n’en est pas à son coup d’essai. On se souvient en 2013 de l’incroyable Porte-jarretelles et piano à bretelles – dans lequel figuraient déjà Louise De Ville et Lolaloo des Bois – et en 2014 de l’Electro Swing Party qui avait réuni la sélecta rennaise Edith Presley, l’accordéoniste Maryll Abass et les performeuses Candy Scream et Anossens.

Ainsi, on connaît l’appétence d’Etienne Grandjean pour le new burlesque – rappelons qu’en 2015 il était le directeur artistique des soirées burlesque Les lapins voient rose, organisées au 1988 Live Club de Rennes – et on le rejoint dans ce domaine, sans chichis. La discipline mélange les propositions et rend les frontières des cases hétéro-normées de la société poreuses.

Parce qu’elle rompt avec la tradition des corps minces et sans défauts. Femmes et hommes peuvent dévoiler et assumer ici leurs formes et leurs différences. Avec force et fierté. Pourtant, la soirée freaks du vendredi 13 nous laisse un sentiment étrange. Celui d’une proposition pas tout à fait aboutie.

Peut-être parce qu’on se dit qu’un homme travesti en femme, c’est pas vraiment « freaks ». Ou peut-être parce qu’on a vu s’effeuiller trois femmes blanches et minces. Ou peut-être parce qu’on a assisté à l’enchainement de quatre numéros en 30 minutes seulement. Peut-être un peu des trois.

Sans critiquer la qualité de chacune des prestations, on reste un peu sur notre faim, déçu-e-s que l’exercice ne se saisisse pas suffisamment de la riche thématique de la soirée pour outrepasser les limites du genre.

Célian Ramis

Analyser le/la sexiste en vous

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Maison de quartier Villejean, Rennes
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Le sexisme est partout et ses mécanismes sont profondément ancrés dans les mentalités, en atteste l'actualité du mois d'octobre. C’est aussi ce que nous prouve la conférence gesticulée proposée le 18 octobre, à l'Antipode MJC.
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Le sexisme est partout et ses mécanismes sont profondément ancrés dans les mentalités, en atteste l'actualité du mois d'octobre. C’est aussi ce que nous prouve la conférence gesticulée « Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Une autre histoire du sexisme… », proposée le 18 octobre à 20h, à l'occasion du Café citoyen de l'Antipode MJC. Le 26 novembre 2015, on avait assisté à la représentation de Claire, Jean-Marc, Yvelise et Régis, à la Maison de quartier de Villejean (article publié dans YEGG#42 - Décembre 2015).

Une petite fille vient de naitre. Ce que ressent le père ? « J’avais déjà un trou à la maison, maintenant j’en ai deux. Bientôt, je vais pouvoir jouer au golf. » Les mots valent leur pesant d’or tout comme de déchets polluants. Ils peuvent être beaux, poétiques, réconfortants, comme metteurs de claque, transmetteurs de violence et vecteurs d’un sexisme corrosif qui infuse dans tous les milieux de la société. Une vermine difficile à éradiquer de nos quotidiens, que l’on soit homme ou femme, en ville ou à la campagne.

C’est ce que démontrent Yvelise, Régis, Claire et Jean-Marc dans leur conférence gesticulée « Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Une autre histoire du sexisme… », dont la formation a été orchestrée par l’Université Populaire Gesticulante. Ainsi, la manifestation a été proposée, fin novembre, à Nantes, à Rennes et à Treffieux.

TRAUMATISMES ET SÉQUELLES

Et dans la capitale bretonne, la soirée est un triomphe. La salle est pleine, le public hétérogène et mixte. La domination masculine, la pression du patriarcat, fait des victimes partout. Peu importe le sexe, elle engendre traumatismes et séquelles. On peut être une petite fille, aimer le football et être rejetée par les garçons dans la cour de l’école, renvoyée « le long de la haie, pour s’échanger des feuilles, des brindilles et des secrets ».

On peut être un garçon, se faire bousculer par une bande de mecs et entendre son père dire : « Débrouillez-vous, c’est comme ça qu’on devient un homme ! ». On peut être une fille élevée dans les valeurs de l’égalité, voir son frère disparaître après chaque repas pour ne pas faire la vaisselle et entendre sa mère dire : « Ce n’est pas juste mais les garçons, c’est comme ça. » On peut être un homme de gauche, lire Siné Mensuel et ne pas baisser la lunette des toilettes « pour ne pas la salir ».

Les témoignages des quatre gesticulant-e-s ont été vécus, constatés, subis. De leur enfance à aujourd’hui, rien n’a changé ? Pas exactement. Entre temps, les femmes obtiennent les droits à la contraception, à l’avortement, l’école Polytechnique devient mixte, le divorce par consentement mutuel est autorisé, la loi définit le viol, un ministère des Droits des femmes est créé, l’égalité des salaires et l’égalité professionnelle sont attestées par les lois Roudy, etc.

L’INJONCTION DU GENRE

Les 50 dernières années sont marquées au fer rouge par les luttes féministes, par celles qui se sont battues pour être, ainsi que les générations futures, les égales des hommes. Pourtant, le quotidien démontre que les mentalités n’évoluent que trop lentement, maintenant discriminations et stéréotypes à flot.

« Le sexisme est un système de domination parmi d’autres, comme le racisme, les classes sociales, l’homophobie… La lutte s’appelle le féminisme et tout individu peut l’être, suffit qu’il soit démocrate. »
analyse Claire, sur la scène.

Les explications se poursuivent et décryptent la domination à travers son outil principal : le genre, « ce que la société va nous apprendre et attendre de nous en fonction de ce que l’on a entre les jambes ». Des filles gentilles, serviables et au service des autres, et des garçons ambitieux, aventureux et turbulents. À travers ces assignations, hommes et femmes résultent d’une construction sociale. Et s’imprègnent « d’une idéologie dont on n’est pas conscient », précise Jean-Marc, qui a plus jeune était victime d’une rupture déstabilisante en raison de sa douceur. Pas assez viril, en somme.

L’ENTOURAGE DANS LE SYSTÈME

La conférence gesticulée navigue entre interactions avec le public, anecdotes racontées comme confessions intimes et scénettes amusantes. Toutes ont pour objectif de dénoncer des situations injustes car survenues uniquement en raison du sexe. Parfois sérieux, parfois légers, prenant parfois le contrepied à la manière de la rubrique de Causette « Un homme, un vrai » ou poussant parfois la chansonnette comme l’aurait fait le piquant Boris Vian, toujours critiques.

Et la famille n’est pas épargnée puisqu’elle est un élément de ce système vicieux. « L’hymen des filles est propriété familiale. Si les familles pouvaient les mettre au coffre, elles le feraient. », scande Claire. La remarque est cinglante mais pousse à la réflexion. Les filles sont-elles autorisées à sortir autant que les garçons ? Les mères ne brident-elles pas leurs filles par peur du danger ? Au risque de ne pas leur permettre de s’intégrer dans la vie citoyenne, déjà restreinte par les tâches ménagères qui leur sont réservées en majorité.

« La démocratie, c’est que tous les citoyens puissent jouir de tous les espaces de la ville et jouir de la ville la nuit. Tant que la moitié de la population n’en profite pas, la démocrate est inachevée. »
souligne Yvelise.

Militante au Planning familial, pour une libre sexualité, elle n’a pas toujours « bien agit ». En particulier avec sa colocataire qui a subi un viol collectif lorsqu’elle était à l’université. Yvelise la voit dégringoler, ne plus manger, ne plus bouger, devenir comme morte. « Moi, je voulais vivre, m’amuser, sortir. Et je lui disais « Tu vas pas en faire une maladie, faut te bouger ! Tous les mecs ne sont pas des salauds ! » J’étais une imbécile. Elle s’est mutilée, a fait des tentatives de suicide, est devenue anorexique. »

Une description qui correspond à quelques détails près à celle de Nathalie dans le film d’Audrey Estourgo, Une histoire banale (2013). De là, elle a voulu comprendre pourquoi le viol tuait les gens et comment on pouvait venir en aide aux victimes. Par l’éducation populaire. Pour que les femmes sortent de la honte, de la culpabilité, du personnel. Qu’elles dénoncent leurs agresseurs qui ne sont que trop peu punis pour leurs actes cruels.

L’introspective est douloureuse mais nécessaire. Et les quatre gesticulant-e-s n’hésitent pas à prendre le parti de tout mettre à plat et à égalité, quitte à être critiqué-e-s. Aussi bien les moments où ils ont été victimes qu’auteur-e-s de sexisme. L’essentiel étant de comprendre et d’analyser nos pratiques afin de pouvoir y remédier et faire évoluer les mentalités.

D’où l’invitation, le lendemain matin, à participer à un atelier de 2h, au centre social Kennedy, sur le sexisme ordinaire. En toute intimité, quelques personnes ont pu échanger sur leurs expériences de vie et avancer ensemble vers un système où la domination masculine n’atteindrait plus les femmes. Et plus les hommes non plus.

Célian Ramis

Pilot Fishes, solos dans le duo

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Alina Bilokon, avec Almanac, et Léa Rault, avec C’est confidentiel, nous emmènent au pays des croyances païennes et des résistances quotidiennes.
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L’univers sombre et surréaliste des Pilot Fishes se distille dans les solos que les deux chorégraphes et danseuses ont présenté les 11 et 12 octobre au Triangle. Alina Bilokon, avec Almanac, et Léa Rault, avec C’est confidentiel, nous emmènent au pays des croyances païennes et des résistances quotidiennes.

Le duo sait capturer l’étrange. Le cultiver. Et le transmettre. Dans les mouvements et la musicalité de leurs corps mais aussi dans leurs textes et leurs voix. Si les deux professionnelles se rejoignent dans leur perception commune de la danse, elles savent jouer et s’amuser de leurs différences.

« On est toutes les deux très différentes. On n’a pas du tout la même histoire, on ne vient pas du même pays, on n’a pas le même âge, on n’a des personnalités complètement différentes. », rigole Léa Rault. Elles se sont rencontrées à Lisbonne en 2010, lors de la formation  PEPCC (Programme d’Étude, de Recherche et de Création Chorégraphique) organisée par Forum Dança au Portugal.

Au cours d’un travail de répertoire, elles sont amenées à reprendre un duo de Miguel Pereira : « On ne se connaissait pas plus que ça, on n’avait pas particulièrement d’atomes crochus, du coup, j’étais un peu surprise qu’Alina me propose de travailler ensemble. Et en fait, c’était bien comme rencontre parce que le duo racontait justement l’histoire de deux personnes qui veulent être une seule et même personne. Il fallait en fait faire un solo à deux. »

Un solo à deux. Le point précis qui va sceller la suite de leurs carrières. En 2012, en sortant de la formation, Léa et Alina sont certaines de vouloir poursuivre ensemble. Et après créé la pièce Les unités minimes du sensible, en collaboration avec la chorégraphe portugaise Urândia Aragão, le duo décide de s’installer en Bretagne, dans les Côtes d’Armor d’abord, d’où Léa Rault est originaire.

« Je tenais à revenir ici et Alina était au Portugal depuis longtemps, environ 7 ans déjà et avait envie de bouger. Pendant la formation, en travaillant de duo de Miguel Pereira, on avait commencé à écrire une chanson pop avec Jérémy (Rouault, ndlr) qui n’était finalement pas dans la pièce. Mais de là, on a continué notre travail dans notre pièce Our Pop Song Will Never Be Popular. », explique-t-elle.  

La forme initiale évolue et aboutit à une création de 50 minutes qui voyage de tremplins en festivals, jusqu’à trouver des co-productions avec les structures locales. Les deux danseuses fondent l’association Pilot Fishes et continuent leur parcours artistique, avec la pièce TYJ, dans laquelle elles font une première tentative de « séparation ».

« Après avoir travaillé une histoire de fusion, où il fallait créer l’illusion d’une seule et même image, d’un seul et même corps, on a voulu aller sur des solos mais sans être séparées. Et en ajoutant le solo de Jérémy, avec nous sur scène. », précise Léa.

Le trio s’amuse d’un jeu triangulaire entre trois protagonistes. Un accord tacite les lie : à chaque fois qu’un personnage prend le rôle principal, les autres sont là pour enrichir son propos, pour le soutenir. Dans leurs nouvelles créations, Almanac et C’est confidentiel, elles sont réellement seules en scène mais en dehors du plateau, elles s’observent et s’épaulent.

« C’est une vraie séparation mais sans se séparer complètement. C’est un peu schizophrénique en fait ! », plaisante Alina Bilokon. Parce qu’elles ont au fil des années et des expériences développé un langage commun, elles ont éprouvé l’envie de créer chacune leur solo. « Sur TYJ, ça a été compliqué de collaborer, on a eu quelques difficultés à communiquer. On se l’a dit spontanément et ça s’est fait très naturellement. », souligne Léa Rault.

Leur lien est évident. Elles se comprennent, elles se complètent. Capables de dire le mot que l’autre cherche, de traduire spontanément le « franglais » que pratique Alina qui se dit alors qu’elles sont parfois devenues « prévisibles » l’une pour l’autre :

« Et c’est bien d’être surprise ! En travaillant nos solos, on a découvert des choses l’une sur l’autre. C’est incroyable parce qu’on passe beaucoup de temps ensemble mais en voyant Léa travailler, j’ai vu des choses que je n’avais encore jamais vu d’elle, dans sa personnalité comme dans ses jambes ! »

Pour autant, elles sont imprégnées de ce langage commun, qui se retrouve dans leurs créations individuelles : « Dans TYJ, Alina est un point et moi, je bouge sans arrêt. Dans Our Pop Song Will Never Be Popular, il y avait déjà cette notion de point et de lignes mais ensemble. Là, c’est plus clair avec mon occupation du plateau et Alina, avec quelque chose de plus centré sur le corps et le côté surréaliste. »

Elles partagent également leur intérêt pour le rapport à la musique, au texte, aux mots, au sens de ces derniers mais aussi à leur musicalité et aux associations d’idées.

« Et puis il y a toujours je crois cet univers un peu dark, surréaliste, l’ironie, notre sens de l’humour, un peu étrange. », commente Alina Bilokon.

Et le goût de l’étrange se ressent aussi bien dans Almanac que dans C’est confidentiel. Le premier s’attache à compiler certaines croyances païennes, qui résonneront par la suite dans les croyances chrétiennes, qui interrogent Alina. La chorégraphe revient alors sur les superstitions entendues chez ses grands-parents et les « conseils » à appliquer selon les mois et les saisons trouvés dans un livre que sa grand-mère lui a donné.

« En français, le titre serait « Le compteur des mois ». Ça raconte ce que l’on peut faire ou ne pas faire selon le mois. Il y avait par exemple de ne pas aller tel jour dans la forêt, ne pas aller à telle période dans la mer pendant 7 jours, etc. J’ai trouvé ça fascinant, cette compréhension du monde par mois, j’ai voulu faire une compilation de ces faits étranges et ne pas les restituer en forme d’histoire mais plus de punchlines. », souligne-t-elle.

Ces croyances, elle les agrémente également de lectures de contes pour enfants. Pas de ceux que l’on raconte dans les Disney mais de ceux qui parlent de la violence et de la mort. À la fois figure chimérique, divinité et créature, elle incarne un personnage fantasmagorique qui nous tient suspendu à ses lèvres tout au long d’un spectacle intense et dense.

« Ça souligne assez bien le rapport que j’ai au temps. Prendre le temps, ça n’existe pas. On passe notre temps à entendre les gens se plaindre parce qu’ils n’ont le temps de rien ou dire « je vais lire ce livre quand j’aurais le temps », « je ferais ça quand j’aurais le temps mais je l’ai jamais ». Il faut accepter que le temps court ! En Ukraine, on dit qu’on se repose quand on est mort ! », rigole Alina Bilokon.

Un très bon exemple de leur différence sur lequel rebondit Léa Rault : « C’est vraiment une autre culture, parce que moi au contraire, j’ai besoin de prendre le temps. C’est une vraie résistance quotidienne de prendre le temps et j’ai vraiment travaillé ça dans mon solo. Pourquoi tout est urgent ? Je pense que c’est un choix de prendre le temps, ouais, une vraie résistance. »

C’est bien là le sujet de C’est confidentiel qui aborde de manière vaste les luttes, résistances et formes de désobéissance civile, du quotidien.

Dans une énergie électrique, la chorégraphe fait se rencontrer le fruit de ses recherches et de ses observations, piochées dans les essais sociologiques et philosophiques, les romans ou même les films.

« C’est très personnel, pas forcément logique, c’est pour ça que je dis que tout ça forme des constellations qui sont une collection privée. Ce n’est pas moraliste, ce n’est pas une pièce politique, l’idée est de montrer des gestes étranges mais qui ont un sens, à travers des références musicales, littéraires – parce que je viens de ce milieu là au départ – et cinématographiques. », précise Léa Rault.

Si leurs solos n’abordent pas les mêmes thèmes et n’appréhendent pas le plateau, dans la scénographie et le rapport à l’espace, de la même manière, les deux chorégraphes-danseuses signent Almanac et C’est confidentiel de leurs singularités mais aussi de l’empreinte Pilot Fishes.

Dans les prochaines semaines, Alina Bilokon et Léa Rault vont s’atteler au démarrage de leur nouvelle création (prévue pour janvier 2019), qui réunira le duo, ainsi que Jérémy Rouault et Laura Perrudin, harpiste rennaise remarquée du public lors du festival I’m from Rennes et à découvrir à l’Aire Libre (St Jacques de la Lande), pendant les Transmusicales 2017.

« Le rapport à un cadre est assez commun à nos deux solos, à nos deux thématiques mais est aussi très présent dans nos deux premières pièces. Plein de cadres nous régissent et on cherche à savoir comment on se positionne par rapport à eux. Tout le temps. Les cadres bougent et nous aussi, c’est une négociation permanente. On négocie aussi avec les éléments comme la danse, la musique, le texte. Et on joue à l’intérieur du cadre que l’on se crée nous-mêmes. », signale Léa.

La prochaine création, qui devrait s’intituler The Siberian Trombinoscop, ne sera donc pas une exception dans leur parcours chorégraphique et artistique puisqu’elle jouera encore une fois avec les cadres, à travers l’histoire d’hommes et de femmes embarqué-e-s pour mauvais comportements.

« On a envie d’insister davantage sur le texte et la voix. Que les musiciens soient sans leurs instruments et que notre danse soit plus minimaliste. On a envie que ce soit plus narratif, de raconter une histoire, que le public suive une intrigue. Il y aura peut-être du texte en ukrainien, en russe, en portugais, que l’on pourrait sous-titré. », conclut les Pilot Fishes, qui ont déjà bien compris comment nous intriguer.

Célian Ramis

Le Grand Soufflet 2017 : Doll Sisters, le duo rétro rock'n'roll

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Sylvie Jourdan et Dominique Brunier sont les Doll Sisters. Pour la 22e édition du Grand Soufflet, les malouines se produisaient le 12 octobre en concert, au sein de la chapelle St Yves, à Rennes.
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Sylvie Jourdan, accordéoniste, et Dominique Brunier, violoncelliste, sont les Doll Sisters. Pour la 22e édition du festival Le Grand Soufflet, les malouines se produisaient le 12 octobre en concert, au sein de la chapelle St Yves, à Rennes.

Sur la pochette de leur album, sorti fin avril 2017, Sylvie et Dominique affichent un côté Thelma et Louise. Preuve de leur sens de l’humour et de leur côté rock’n’roll. Ici, l’une est à l’accordéon et au chant et l’autre au violoncelle. Elles ont du peps, de la gouaille et une belle complicité apparente.

Ce soir-là, elles ne sont pas assises dans une bagnole, prêtes à se jeter dans le vide, mais trônent sur une estrade installée pour l’occasion dans la chapelle St Yves, accolée à l’Office du tourisme de Rennes, en se partageant un verre de blanc.

On se souvenait de la voix de Sylvie Jourdan, ancienne membre des Oisives ou de Fuckin’hell Orkestar qui avait manifesté l’envie de chanter ses chansons dans son album Rochebonne. On était donc ravi-e-s, et on n’était pas les seul-e-s apparemment, de retrouver sa voix rauque et grave. Une voix qui vient se marier parfaitement aux sonorités du violoncelle.

Les musiciennes savent impulser le sentiment d’urgence et de tourmente et manient leurs instruments comme des accessoires au spectacle qu’elles proposent. Les cordes crissent et vibrent, le soufflet se tend et s’étend… Pour instaurer des ambiances, pour réaliser des bruitages. Toujours pour servir le propos.

Parce que les Doll Sisters nous embarquent dans leurs histoires, qui peuvent être loufoques ou nostalgiques. Ou même les deux à la fois. Elles parlent d’amour, de sexe, de désir, sur fond de paysage breton. En tout cas marin. On prend le ferry, on se ballade sous la pluie, à Brest ou à Saint-Malo, où on croise d’anciens amants et des vieux loubards, on rend hommage à tous les pépés du monde. Ça fait plaisir.

Le rythme est soutenu et le duo s’amuse à varier l’intensité des mélodies autant qu’à jouer de leurs instruments et de leurs langues. Avec elles, même sans être particulièrement sensible au registre chansons françaises à la matelote, on s’enivre. Dans la chapelle, face au Café du port, on prend la mer et la tangente.

Dynamiques et enjouées, elles tapent dans le côté pêchu du rock rétro des années 80 et assument avec le sourire. Ça le fait et ça le fait bien, mine de rien. Elles ont de l’humour et des trucs à dire.

Dommage que le concert soit assis, on se serait bien levé-e-s, à leur santé, mais aussi pour danser et nous aussi clamer « l’espace et la liberté », tout comme ce sentiment partagé que « ça me ferait du bien, tous ces petits riens / j’ai pas peur du vide, j’ai compté mes rides (…) / J’ai pas peur du vide, je suis apatride. »

Célian Ramis

Tonie Marshall contre le sexisme des hautes sphères du CAC 40

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Cinéma Gaumont Rennes
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La réalisatrice dénonce la misogynie ordinaire et violente de ce secteur dans son nouveau film, Numéro Une, présenté en avant-première au cinéma Gaumont de Rennes, le 22 septembre dernier.
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Lorsque Tonie Marshall a initié son enquête sur les enjeux de pouvoir qui régissent les coulisses du CAC 40, aucune femme ne figurait au sommet des grandes entreprises françaises cotées à la bourse de Paris. Depuis 2016, Isabelle Kocher a pris la tête d'Engie et ouvert la voie, qui - malgré la loi Copé-Zimmermann imposant la quota de 40% de femmes au sein des conseils d'administration - reste encore très majoritairement réservée aux hommes. La réalisatrice s’empare du sujet et dénonce la misogynie ordinaire et violente de ce secteur dans son nouveau film, Numéro Une, présenté en avant-première au cinéma Gaumont de Rennes, le 22 septembre dernier.

« Une femme sort de la même école qu’un homme. Ils entrent dans une entreprise, au même poste. Le président aime beaucoup la femme, pour ses compétences, et décide de lui donner tous les dossiers durs en lui expliquant que c’est parce qu’elle est parfaitement capable. Elle, quand elle me l’a raconté, elle parlait de dossiers « pourris ». Parce que forcément, ça prend du temps, elle met plus de temps à traiter les dossiers. Pendant ce temps-là, les autres avancent. Au moment de donner une promotion, devinez quoi ? C’est l’homme qui l’a eue. »

Pour son nouveau film, intitulé Numéro Une, la réalisatrice Tonie Marshall a enquêté plusieurs années durant sur la quête du pouvoir au sein de l’industrie française. Sous l’angle des femmes, minoritaires dans les rangs de la haute hiérarchie et des comités exécutifs.

Elle choisit alors de raconter « l’histoire d’une femme qui se bagarre pour aller au sommet de quelque chose. » Ce quelque chose, c’est la présidence d’une boite du CAC 40, où elle deviendrait alors la première femme à y accéder.

Emmanuelle – interprétée avec finesse et talent par Emmanuelle Devos - est une ingénieure brillante, qui a gravi les échelons jusqu’au comex d’une grande entreprise d’énergie française. Jusqu’à ce qu’elle soit repérée par un réseau de femmes influentes. Alors que le patron – joué également avec les mêmes qualités par Richard Berry - d’une société cotée en bourse prépare sa succession, elle se voit proposer d’être la candidate des féministes pour briguer le poste de PDG.

De ses rencontres avec des dirigeantes d’entreprise (à l’instar d’Anne Lauvergeon, ex-dirigeante d’Areva), des membres du Medef ou du Women’s Forum de Deauville et de sa collaboration avec la journaliste politique Raphaëlle Bacqué (Le Monde), Tonie Marshall en fait un film tendu, réaliste et juste, axé sur la « misogynie bienveillante » d’un secteur de costards-cravates, prêts à tous les coups bas pour emporter la bataille.

« Dans ces hommes, je ne vois pas des salauds. Mais il y a une misogynie frontale lorsqu’il s’agit de défendre le pré carré du pouvoir. Ce n’est pas envisageable pour eux de laisser la place à une femme ! Mais je pense qu’ils réagissent de la même manière entre hommes. Par contre, vis-à-vis d’une femme, ça prend forcément une tournure sexiste. »
explique la réalisatrice.

Et pour démontrer cette réalité, elle utilise l’esthétique grisonnante des tours de la Défense, la noirceur des costumes et la grisaille d’un milieu sclérosé par l’avidité du pouvoir. La guerre entre les « puissants » et le réseau féministe s’engage rapidement, faisant prendre conscience à Emmanuelle l’enjeu qui se joue sous ses yeux.

Elle qui a longtemps cherché à ne pas se faire remarquer des hommes en tant que femme comprend vite que les barrières auxquelles elle se confronte sont celles d’une société patriarcale, régie par la « misogynie bienveillante, ordinaire, presque inconsciente ». Guidée par ses convictions professionnelles et son envie de faire bouger les lignes, elle va livrer un bras de fer fort et poignant.

Sans surprise, le parcours est semé d’embuches et la tension s’instaure au fur et à mesure. La réalisatrice, qui tient à être au plus proche de la réalité, dépeint alors un portrait humain, celui d’une femme qui mène sa carrière avec ferveur et aisance et qui en parallèle se heurte à des blessures personnelles de son enfance, et un thriller psychologique qui souligne la complexité de la bataille du pouvoir.

À propos de la place des femmes, Tonie Marshall déclare : « La société n’évolue pas comme elle devrait. Quand j’étais plus jeune, on voyait bien les inégalités mais on pensait que ça allait changer, que ça irait. Je suis convaincue que s’il y avait une arrivée massive des femmes au pouvoir, certes ça prendrait du temps mais les modes de gouvernance changeraient, on irait vers une réorganisation des temps des un-e-s et des autres. »

Elle veut offrir un regard juste. Ne pas taper sur les hommes, simplement pour taper sur les hommes. Ne pas glorifier les femmes pour glorifier les femmes. Mais elle souhaite pointer et dénoncer la misogynie et la violence qui en découle dans certains secteurs. Au sommet de l’industrie en particulier.

Et quand on lui demande si elle voit là un parallèle avec le milieu du 7e art, elle réfute. Pourtant, elle est encore aujourd’hui la seule femme à avoir reçu le César du meilleur réalisateur - notons l’ironie de l’intitulé – pour Vénus beauté (institut). « Je n’ai pas entendu dire qu’une femme réalisatrice obtenait moins de financement qu’un homme. Quand il y a des difficultés pour monter un film, généralement ce sont les mêmes pour les hommes et les femmes. », justifie-t-elle.

Néanmoins, les actrices sont de plus en plus nombreuses à dénoncer les inégalités en terme de qualité de rôle – surtout lorsqu’elles atteignent 40-45 ans – dans le cinéma français (et au-delà, avec notamment les discours très médiatisés de Meryl Streep ou Patricia Arquette concernant l’égalité salariale, par exemple). « En tout cas, je pense que c’est moins violent dans ce domaine. Dans l’industrie, avec les jeux de pouvoir, c’est vraiment très dur ! », précise Tonie Marshall.

Elle poursuit :

« À chaque fois qu’il y a une crise avec des replis sur la morale, l’identité, la religion, etc., on chercher à remettre les femmes à leur place… Je ne veux pas me cantonner à une féminitude qui m’énerve mais les barrières sont difficiles à casser. »

Au fil de ses entretiens, elle note des similitudes entre les femmes, notamment dans les stratégies d’évitement. La plupart n’ose pas la couleur sur le lieu de travail et préfère opter pour des costumes gris, sobres. Histoire de ne pas se faire remarquer et attiser les remarques désobligeantes.

« Par contre, elles disent que lors des comex par exemple, là elles vont mettre des talons hauts de 12 cm, pour qu’on voit qu’elles sont là. On sent bien que la lutte est importante. Quand une femme se retrouve être la seule femme face à 70 personnes, la violence n’est pas tenable. Il y a une culture dans ce milieu qui pousse à l’isolation des profils féminins et qui les conduit soit dans la justification, soit dans la violence. », développe la réalisatrice.

Elle a alors à cœur de faire passer un message aux jeunes femmes particulièrement mais plus largement à toute la gent féminine. Celui d’oser. Oser franchir les étapes, oser s’affirmer et oser s’affranchir des codes de genre. Parce qu’il n’y a pas de profil type, fait pour la réussite. Mais qu’une femme interviewée a fini par lui livrer la clé :

« Moi, je tournais un pot autour du pot et elle m’a dit : « Il ne faut jamais se dire que l’on est pas capable mais il faut se demander ce que l’on veut. » Ce qu’elles ont en commun toutes ces femmes rencontrées qui ont eu et ont toujours des grandes carrières, à la tête de grandes entreprises ou instances, c’est le désir, l’envie. Le désir et l’envie de faire, d’agir, de réussir, de gagner. »

Au cinéma le 11 octobre.

Célian Ramis

Pour une assemblée théâtrale poélitique

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Le Manuel d’AutoDéfense À Méditer est officiellement lancé, après deux mois de résidence aux Ateliers du Vent à Rennes et une immersion auprès des féministes musulmanes de l’association Al Houda.
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Le Manuel d’AutoDéfense À Méditer est officiellement lancé ! Après deux mois de résidence aux Ateliers du Vent à Rennes et une immersion auprès des féministes musulmanes de l’association Al Houda, la metteuse en scène, Hélène Soulié, en lien avec la sociologue et ethnographe Aurélie Marchand, a présenté le 3 juin dernier le premier volet de MADAM, J’ouvre les yeux sur ta bouche.

Le titre est temporaire. Peut-être. Parce qu’au fil du processus de création, un sous-titre se profile. « Est-ce que tu crois que je doive m’excuser quand il y a des attentats ? » se veut plus percutant, selon Hélène Soulié. Fascinée par l’influence du contexte et des lieux sur la parole, elle questionne « comment on parle, comment on peut encore parler et comment on peut mettre des mots sur des maux. On est constitué-e-s de phrases que l’on entend, comme « t’es nulle en maths » par exemple. On est constitué-e-s de phrases, de discours, de choses que l’on se dit à soi. »

C’est lors d’une résidence à La Chartreuse (Centre national des écritures du spectacle) à Villeneuve lez Avignon que le projet MADAM va éclore dans l’esprit de la metteuse en scène qui travaille alors à l’adaptation du roman de Lola Lafont, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce.

« C’est un texte qui parle beaucoup des femmes et du fait de dire non. Non, comme premier signe d’émancipation. J’ai relu alors ma bio féministe et ça m’a déprimé. J’avais aussi pris Non c’est non d’Iréne Zeilinger et ça c’était assez enthousiasmant. J’étais là-bas avec une autrice, Magali Mougel, et il y avait aussi Marine Bachelot Nguyen. On a beaucoup discuté. On a réalisé qu’en tant qu’artistes, au lieu d’être dans la plainte, on pouvait voir ce qui est bien : nous, on est là. On est des artistes, on est des femmes, et on agit. », raconte-t-elle.

Cet esprit d’empowerment va alors nourrir l’idée d’une création hors-norme, basée sur des groupes de femmes développant des stratégies pour être visibles et entendues.

UN CADRE AMBITIEUX

Rencontrer, relayer, faire entendre les voix de celles qui se réunissent et rendre compte de ce qu’elles mettent en place. Et parce qu’en France et ailleurs, des cours d’auto-défense féministe éclosent, le projet sera un Manuel d’AutoDéfense À Méditer en six chapitres « poélitiques », avec une distribution « 100% meufs ». À chaque volet, sont associées une autrice, une actrice et une experte (sociologue, chercheuse, philosophe…).

Car la forme est aussi ambitieuse que le fond : chaque chapitre est décliné en une assemblée théâtrale, comprenant une performance basée sur des récits de vie, un apport scientifique conférencé et un débat public. Le 3 juin sonnait l’heure de la restitution de la résidence entamée deux mois plus tôt, dans le cadre du cycle de 4 résidences en containers, « Du quartier vers l’ailleurs », élaboré par les Ateliers du Vent.

Face aux marches de la Place des containers, Lenka Luptakova, parée d’un pantalon bleu, une chemise blanche et un foulard rouge, déclame en chantant en français, puis en arabe, un verset du Coran. La première parole du texte sacré. « Lis ». Originaires de Casablanca, Angers, Damas, Rennes ou encore Tanger, elles sont françaises, musulmanes, féministes :

« On va tous les dimanches matins à la mosquée. Les maris gardent les enfants pendant qu’on étudie les textes sacrés. De 5 ou 6, on se retrouve presque avec toute une classe. »

Les voix des femmes de l’association rennaise Al Houda, passées fidèlement sous la plume de Marine Bachelot Nguyen, s’élèvent au-delà de la comédienne.

DÉPLACER LES PRATIQUES ET LES MENTALITÉS

« La rencontre a duré une dizaine de jours. On a rencontré les femmes d’Al Houda, sur une proposition de Marine, individuellement et collectivement. Moi, je venais avec mes a priori, je n’ai pas d’amies musulmanes. Elles mènent des ateliers de danse, d’écriture, de spiritualité. Elles lisent le Coran, traduisent, interprètent et cherchent à comprendre. On s’est rendues compte qu’on faisait le même boulot. », se passionne Hélène Soulié, rejointe par Lenka Luptakova :

« On est dans l’adaptation. Elles aussi elles adaptent leur religion selon leurs vies, leur conscience. Elles ne définissent pas des règles globales applicables à toutes. C’est chacune qui choisit. Dans l’association, ce n’est pas un problème de penser différemment. »

La manière de procéder, de l’immersion à la restitution volontairement effectuée sur l’espace public, et la singularité de cette cartographie des espaces féminins, obligent les protagonistes du projet à « se déplacer dans nos façons de faire théâtre » et profitent au public qui a alors les cartes en main pour déplacer son regard sur les sujets traités.

UN DISCOURS QUI DÉRANGE ET POURTANT…

Impossible de restituer ici l’ensemble des paroles. J’ouvre les yeux sur ta bouche est une réussite. Parce que ce premier chapitre est plein d’espoir et de garanties. Celles de rendre l’invisible visible. De donner à entendre les voix de celles que l’on entend rarement parce que la société préfère s’exprimer à leur place.

« Dès que j’ai le foulard, les gens changent de regard. Ils pensent que je suis soumise, aliénée, forcée par mon père ou mon mari, que je suis une victime, que je viens du bled et que je suis incapable de penser par moi-même. Il faut me l’arracher pour que je devienne une femme libre ? L’Islam est un océan et tout le monde patauge dans la même flaque. »

Les paroles des membres d’Al Houda sont saisissantes et éclatantes de vérités. Ce discours dérange parce qu’il met à mal les idées reçues, les arguments des politiques sécuritaires bâties sur fond d’islamophobie et la pensée de certaines féministes occidentales qui reproduisent ici les systèmes de domination dont elles essayent pourtant de s’émanciper. Mais l’émancipation n’a pas un modèle unique :

« Les féministes institutionnelles disent qu’on vient abolir les avancées, qu’on vient pour retourner en arrière et qu’on est des dangers pour les françaises. Moi aussi je suis française et je suis sûre qu’on est d’accord sur plein de choses. Mais elles sont bloquées sur notre foulard. » Rappelons qu’Al Houda n’est pas une réunion de femmes voilées mais défend la liberté de chacune à pouvoir choisir de porter le foulard ou non.

Laïcité, attentats, stigmatisation mais aussi respect, non jugement, liberté. MADAM#1 nous rappelle que le tableau n’est jamais tout noir ou tout blanc. La complexité de la situation est mise en lumière et en voix, puis remise dans le contexte et dans la perspective du quotidien par la chercheuse doctorante en sociologie à Strasbourg et militante féministe Hanane Karimi.

Les exemples de stratégies utilisées par différents groupes de femmes musulmanes démontrent l’importance de l’auto-émancipation et la puissance de leurs capacités à agir, loin de l’image infantilisante véhiculée par les médias et politiques. Ainsi, dans les mois et années à venir, viendront s’écrire les cinq prochains chapitres du Manuel qui bruisseront au son des voix des basketteuses, des street artists, pour sûr, et peut-être des soldates, des prostituées ou encore des motardes.

 

Célian Ramis

Inspiration Riot Grrrls

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De Buenos Aires à Rennes, en passant par Olympia et Washington DC, le Jardin Moderne proposait en juin et juillet un tour d’horizon, non exhaustif, dans le féminisme underground et DIY, des années 90 à aujourd’hui.
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De Buenos Aires à Rennes, en passant par Olympia et Washington DC, le Jardin Moderne proposait en juin et juillet un tour d’horizon, non exhaustif, dans le féminisme underground et DIY, des années 90 à aujourd’hui.

Au début des années 90, Internet n’existe pas. Le grunge s’apprête à exploser mais il n’est pas encore délimité. Sur la côte Ouest des Etats-Unis, la ville d’Olympia est en pleine émanation musicale. Et les femmes sont partie prenante de la production.

« Elles vont se rendre compte que le personnel est politique, que ce qu’elles ressentent est politique, qu’elles ont envie de prendre des instruments et faire de la musique : elles s’interrogent alors sur la place des femmes dans la société underground et plus largement dans la société. », explique Manon Labry, docteure en civilisation nord-américaine, dont la thèse a porté sur les relations entre culture mainstream et sous-cultures underground, à travers l’étude du cas de la sous-culture punk-féministe.

FAIRE ENTENDRE LEURS VOIX ET LEURS IDÉES

Le 28 juin dernier, au Jardin moderne, elle racontait la naissance du mouvement Riot Grrrls. Un récit qu’elle publie en avril 2016 dans son ouvrage Riot Grrrls, chronique d’une révolution punk-féministe. Newsletters, fanzines féministes, concerts, esprit DIY, la création est en pleine ébullition. Et prend d’autant plus d’ampleur quand la scène olympienne rencontre la scène washingtonienne, « plus politique, plus organisée ».

Les musiciennes féministes de l’underground étatsunien vont révolutionner le paysage musical punk et porter des revendications encore tristement d’actualité en 2017. Les groupes emblématiques tels que Bikini Kill (qui comptabilise dans ses rangs Kathleen Hanna et Toby Vail), Bratmobile ou encore Heavens To Betsy font entendre leurs voix et dénoncent des pratiques qu’elles trouvent inacceptables.

« Les féministes s’emparent de la scène underground et produisent des choses qui n’ont encore jamais été entendues, même si le terrain avait déjà été tâté par L7 », précise Manon Labry. En effet, L7 abordait déjà la question du plaisir féminin et de la masturbation, entre autres. Pourtant, elles ne prendront pas part au mouvement.

« Pour autant, elles ont beaucoup influencé les Riot Grrrls, ont collaboré et se sont entraidées. Elles étaient, si on peut dire ça comme ça, des collègues de lutte. Les Riot Grrrls ont continué sur la lancée, en ajoutant les violences faites aux femmes, les viols, les incestes. », souligne-t-elle.

SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE

Entre 1990 et 1995 – période sur laquelle Manon Labry focalise son récit, correspondant alors à la naissance du courant – les groupes émergent, tout comme les fanzines féministes se répandent, comme Jigsaw ou Riot Grrrls. On prône alors l’esprit DIY, l’émancipation (sans jalousie entre meufs) mais aussi le retour aux idéaux premiers du punk :

« À cette époque, on déchante un peu du punk qui se veut horizontal mais les scènes masculines sont majoritaires et les comportements machos sont pléthores. « Girls to the front » (réclamer que les femmes accèdent aux devants des scènes et faire reculer les hommes) est alors une stratégie, que Bikini Kill explique lors des concerts mais aussi sur des tracts, pour que l’espace ne soit pas dominé par des hommes. »

Le mouvement est inspirant, puissant, contagieux. Et controversé. Pas au goût de tout le monde. Elles sont régulièrement la cible des médias mainstream qui les décrédibilise, les faisant passer pour des hystériques criant dans leurs micros. Dans son ouvrage, la spécialiste détaille l’ampleur que prendra cette médiatisation de la haine, allant des menaces (de viol, de mort…) jusqu’à l’exécution de ces dernières.

Si le mouvement a disparu de sa forme originelle, il a fait des émules – comme par exemple avec l’ovni Le Tigre, groupe dans lequel on retrouve Kathleen Hanna - et a poursuivi son chemin en souterrain.

À l’instar du collectif dont les dessins, manifestes et photos étaient à découvrir au Jardin Moderne jusqu’au 31 juillet dans l’exposition « Desde Buenos Aires, Contra Ataque Femininja Mutante » mais aussi du groupe punk féministe Nanda Devi (trio rennais), « qui compte parmi les 12% du Jardin moderne », qui jouait le 28 juin, après la conférence, et portrait fièrement l’inscription « No, no, no »  (du nom d’une de leurs chansons) sur leurs t-shirt :

« Parce que c’est important de se positionner en tant que meufs et de savoir dire non ! »

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