Célian Ramis

Elles qui disent la campagne et une époque

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Elles ont grandi en Ille-et-Vilaine et avaient environ 20 ans dans les années 50. Leur quotidien, leurs parcours et leur condition, elles les racontent dans l’ouvrage Elles qui disent.
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Elles ont grandi en Ille-et-Vilaine, dans le pays de Montfort, et avaient environ 20 ans dans les années 50. Leur quotidien, leurs parcours et leur condition, elles les ont raconté à Anne Lecourt - Le Breton dans l’ouvrage Elles qui disent, publié en mars 2016. Une ode aux femmes, à la campagne et à une époque.

Elles sont huit. Yvonne, Monique, Clémentine, Marie, Madeleine, Yvette, Marcelle et Elisa. Elles ont grandi, vécu ou vivent encore du côté, entre autre, de Bédée, Bréteil, Talensac ou encore Montfort-sur-Meu et Iffendic. Souvent issues d’une famille nombreuse et paysanne, elles participent aux tâches ménagères, à la traite des animaux, vont à l’école, quittée pour la plupart après le Certificat d’études, quand elles l’ont obtenu.

Ces femmes sont devenues patronnes de bistro, marchande de cochons, agricultrices, ouvrière, commerçante… Parfois par obligation ou par convenance, parfois par choix. Dès le plus jeune âge, elles ont appris à devenir des femmes. C’est-à-dire des épouses et des mères principalement. Elles s’en sont accommodées, contentées, satisfaites. Mais au fil des années, elles ont conservé leur soif d’apprendre, leur volonté de réfléchir et de s’investir dans leurs boulots ou leurs passions.

Aujourd’hui, ce sont des femmes âgées qui revisitent les souvenirs de leurs vies vécues et ainsi livrent un subtil portrait d’une époque et d’un territoire. Mais pas seulement. C’est aussi un voyage à travers la condition des femmes d’hier, en évolution certes, mais peut-être pas entièrement révolue.

UNE LONGUE INITIATIVE

Rennaise d’origine, installée à Pleumeleuc depuis environ 10 ans, Anne Lecourt – Le Breton est traductrice depuis 25 ans. Dans le domaine scientifique principalement. Un métier « chahuté, à la concurrence très importante, (…) humainement parlant un peu frustrant. » Autant de raisons qui la motivent à penser à une reconversion et à se lancer dans l’écriture qui semble être son moteur.

« J’avais un projet d’accompagnement dans l’écriture auprès d’un public en difficulté et je suis allée voir Montfort Communauté. C’était déjà fait mais on m’a alors parlé d’un projet qui avait capoté, un état des lieux autour des campagnes de Montfort. », explique Anne Lecourt – Le Breton.

Deux ans plus tard, l’idée d’un ouvrage autour de la condition des femmes du pays de Montfort germe dans son esprit. Elle affine le propos autour de celles qui ont vécu leur jeunesse dans les années 50, part à la recherche de femmes alors âgées entre 80 et 95 ans et active tous les réseaux dans lesquels elle peut puiser des personnes ressources, à savoir des voisin-e-s, des professeur-e-s du coin, des grandes familles, des formateurs-trices en milieu rural, etc.

Des femmes à contacter, elle n’en a pas manqué. Mais des refus, elle en a essuyé. « Il fallait que je sois crédible, convaincante et en même temps que je ne parte pas trop dans l’intellect. Sinon elles me filaient entre les doigts. », précise l’auteure. Certaines déclineront la proposition, d’autres lâcheront en cours de route. Et dans les huit restantes, il lui faudra parfois « renoncer à des choses et changer des noms, des dates ou des lieux. »

Toutefois, elle s’enthousiasme du propos qu’elle a à cœur de partager et les rencontres qu’elle va multiplier auprès des protagonistes concernées qui envisagent leurs vies comme simplement ordinaires :

« Je ne suis pas sociologue, ni journaliste, ni historienne. Je souhaitais juste les cerner au plus près de la réalité, raconter une histoire vraie qui parle aux gens. Car ce sont des histoires de famille, de géographie, de modes de vie de l’époque. Et elles ont eu plaisir à parler, elles sont fières du travail qu’elles ont fait, c’est ça l’important. »

PORTRAIT D'UNE CONDITION

Le livre, auto-édité par l’auteure, aidée pour la mise en page par Montfort Communauté, a été publié en mars 2016. Anne Lecourt – Le Breton a couché les portraits sur le papier mais ne se lasse pas de nous les décrire telles qu’elle se les remémore. Des femmes qui ont renoncé à toute vie personnelle pour s’établir au service de leur famille ou de leur terre.

« Elles ont quitté l’école très vite et pourtant toutes étaient brillantes. Mais à l’époque, les femmes n’avaient pas de vie propre, elles devaient obéissance au père, aux frères ou au mari. C’était une société complètement patriarcale. »
développe-t-elle.

C’est aussi une société pudique, en pleine mutation. La citoyenneté, à travers le droit de vote, vient tout juste d’être accordée aux femmes, les lois balbutiantes sur les conditions de travail n’en sont qu’aux prémices d’un long combat pour un changement des mentalités, la condition féminine est toujours réduite à la maternité, l’éducation et l’entretien du foyer. Mais si les femmes sont encore soumises aux désirs des autres, la pratique d’un métier et le début d’instruction qu’elles ont reçu les emmènent à progresser plus rapidement que leur époque. Et à rêver d’une autre vie pour leurs filles.

« Ce sont des femmes de devoir. Elles se marient. On s’aime par devoir. On a le souci du regard extérieur, du bourg, de la famille. Il y a aussi les mariages économiques, les communes sont étroites et on tient à ce que les terres restent dans la famille. Généralement, l’amour est inexistant ou douloureux, il y a le devoir conjugal mais ça ce sont des secrets de femmes. Elles font des enfants et là il y a de l’amour. On ne le montre pas dans les mots, on le montre dans des gestes du quotidien. », commente celle qui s’émeut de ces héroïnes non reconnues du quotidien.

Et ce qu’elle en retient, c’est comment sans s’opposer à la tradition, sans créer de rupture franche, en louvoyant en permanence, elles ont toutes avancé d’un pas et se sont distinguées de leurs mères à elles « en passant le permis de conduire, en conduisant un camion, portant des pantalons, faisant du vélo, s’impliquant dans les Jeunesses Agricoles Catholiques, entamant des démarches pour obtenir la majorité par anticipation, en plantant tout pour partir au Maroc, en côtoyant des intellos… »

UN PONT ENTRE LES GÉNÉRATIONS

On la sent exaltée par cette expérience enrichissante. Une expérience qui pose la question non seulement de l’évolution de la condition féminine dans les campagnes mais aussi du travail de mémoire permettant ainsi d’établir un pont entre les générations d’hier et d’aujourd’hui. Et de s’interroger sur nos rapports à nos racines autant que sur la transmission entreprise entre femmes du présent et jeunes filles de demain.

Un sujet qui a inspiré Anne Lecourt – Le Breton qui a le sentiment d’être passée à côté de sa grand-mère brétillienne : « Quand on est ado, on est auto-centré-e-s. Alors les vieux, le passé, on y consacre pas tellement de temps. » Elle se lance alors sur les traces d’un héritage quelque peu oublié. Ou trop souvent considéré comme désuet. Et à la restitution des textes, elle est frappée par les réactions des enfants qui tiennent à relire, modifier, supprimer même des passages.

« Beaucoup de choses n’ont pas pu être livrées dans le bouquin. C’était trop intime. Je me suis confrontée aux enfants, ça a été difficile de tenir le choc, j’ai été mal jugée et certain-e-s me traitaient de moins que rien. Ils-elles n’ont vu que des vies de mères et n’ont pas considéré que les mères pouvaient avoir eu des vies de femmes. », déclare l’auteure, visiblement attristée par ce manque. Les tabous sont encore nombreux, les clichés également.

Archaïques et profondément ancrés dans les mentalités, ils sont un fléau dont il est difficile de se détacher :

« On reproduit beaucoup de choses héritées de loin. Par exemple, avec mon fils de 15 ans, je suis obligée de lui faire tout un discours en lui apprenant à faire la lessive, le repassage, etc. Ce discours, je m’en passe auprès de ma fille. Comme si de femme à femme, les choses allaient de soi, étaient évidentes. »

À 49 ans, Anne Lecourt – Le Breton réalise un ouvrage constructif et pédagogique, dont elle est fière, « fière de prendre la parole pour valoriser leurs parcours à elles », tout en mêlant sa propre plume et une partie de son histoire personnelle qu’elle partage en héritage d’une époque et d’un territoire.

Dès septembre, elle partira à la rencontre de lycéen-ne-s, d’étudiant-e-s en BTS, de résident-e-s en EHPAD ou encore du Planning Familial 35 et devrait poursuivre sur sa lancée, bien décidée à mettre sa plume au service des paroles marginalisées.

Célian Ramis

Plongée dans l'enfermement psychologique des taulardes

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Cinéma Gaumont Rennes
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Audrey Estrougo et une partie de l’équipe étaient à Rennes pour présenter La taularde, film tourné dans l’ancienne prison pour hommes Jacques Cartier.
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Deux jours avant la sortie sur les écrans (14 septembre) de son nouveau long-métrage, Audrey Estrougo et une partie de l’équipe étaient présentes au cinéma Gaumont de Rennes pour l’avant-première de La taularde, film tourné dans l’ancienne prison pour hommes Jacques Cartier.

En avril 2013, la prison Jacques Cartier - déjà vidée de ses détenus transférés alors à Vezin le Coquet - ouvrait ses portes aux Rennais-es à l’occasion d’une soirée Dazibao (lire notre article). Quelques années plus tard, l’ancien centre pénitentiaire reprend vie pour les besoins du tournage de La Taularde, nouveau film de la réalisatrice Audrey Estrougo (Une histoire banale, Toi, moi et les autres).

« C’était très surprenant d’entrer pour la première fois dans la prison Jacques Cartier, qui est un lieu très froid et pourtant très vivant alors qu’il est désaffecté. Il y avait une sorte d’omniprésence des anciens détenus, des textes sont encore écrits sur les murs. J’avoue que j’ai eu peur au début, car c’est très oppressant. Il n’y a pas de lumière naturelle. », se souvient Eye Haïdira.

EFFET D’ASPHYXIE 

Elle est la co-détenue de Mathilde Leroy (Sophie Marceau), professeure de lettres, qui par amour fait évader son mari de prison et se retrouve incarcérée « à sa place ». Rapidement, elle va devoir apprendre les codes de la vie en détention. Quasiment coupée du monde extérieur – seul son fils (Benjamin Siksou) vient lui rendre visite / elle est sans nouvelle de son mari en cavale – elle désespère d’une quelconque amélioration de sa condition.

La réalisatrice prend soin de film l’enfermement physique et mental. Jusqu’à l’ulcération pour les claustrophobes. L’effet d’asphyxie est recherché et volontaire. Audrey Estrougo opère une plongée radicale dans la prison dès la première scène. « Quand on met en scène son personnage principal, on met aussi en scène le spectateur. », précise-t-elle.

Et elle ne laisse rien au hasard. Car l’univers carcéral, elle le connaît, il est son point de départ vers l’imagination de La taularde, et non l’inverse. Pendant un an et demi, elle a donné des ateliers d’écriture aux hommes et aux femmes de la maison d’arrêt de Fleury Merogis. De sa première visite chez les femmes, elle raconte : « Je n’avais aucun repère car nous avons une image biaisée du monde carcéral côté femmes. Les films sont beaucoup orientés vers les hommes en détention. »

UN TABLEAU (QUASI) RÉEL ET RÉALISTE

Le postulat de départ, une femme prenant la place de son mari en prison, elle le tire d’une détenue rencontrée lors des ateliers. « Elle a fait évader son mari de prison. Ensuite, tout diverge, on est dans une fiction. C’est simplement le point de départ du thriller. », souligne Audrey Estrougo. Des anecdotes racontées, des bruits et ambiances sonores entendus et perçus, des situations vues, elle puise au maximum pour dresser ici un tableau très réaliste de cet univers si fantasmé et si méconnu dans sa réalité profonde.

Ainsi, elle a baigné son équipe dans ce milieu, exigeant beaucoup de travail en amont et en groupe. « On a travaillé sur des impros pour construire l’esprit du groupe avant de le filmer. Puis on a chacun-e fait un travail perso. Moi, j’ai vaqué à mon imagination, j’ai regardé des vidéos sur YouTube, des documentaires que nous a conseillé Audrey, des reportages, etc. Et j’ai gardé ce qui avait du sens pour moi, ce qui résonnait. Ça pouvait être des phrases, des manières de parler mais aussi une couleur, un bruit, un sentiment. », livre Eye Haïdira, dont le jeu est irréprochable.

La composition des rôles n’est pas évidente pour ce film, basé et inspiré d’une multitude de faits réels. Les comédiennes ont alors pu rencontrer des détenues de la prison des femmes de Rennes, échanger avec elles, les retrouver sur le tournage pour certaines, discuter avec des figurant-e-s rennais-es « passé-e-s par la case détenu-e-s ou personnes proches d’un-e détenu-e. »

« Les toilettes qui débordent, le papier toilette en rupture de stock, le personnage vengeur d’infanticide, etc. Tout ça, c’est vrai. Les bruits sont vrais, ils ont été captés en prison. Le son en prison, c’est très particulier. Ce qui a été scénarisé, c’est le rapport à la psychologie. », dévoile la réalisatrice.

DÉNONCER UN SYSTÈME SCLÉROSÉ

Si dès le départ l’atmosphère est oppressante, la tension augmente au fil de l’histoire. Les situations se croisent autour de la protagoniste et révèlent de nombreuses difficultés inhérentes à la détention. Pas seulement pour les personnes incarcérées.

Mais aussi pour les surveillantes, qui résident dans l’enceinte de la prison. « Elles font les 2/8, elles sont corvéables à merci et restent tout le temps sur leur lieu d’affectation », rappelle Audrey Estrougo. Pour Marie-Sonha Condé, qui interprète la surveillante en chef, la rencontre avec des professionnel-le-s a été bouleversante :

« C’est très complexe. J’avais fait quelques dates avec Audrey sur les ateliers, j’ai visité quelqu’un en prison et là c’est encore une autre vision. Ici, j’ai dû me battre contre mon propre préjugé, je me disais « faut être con pour être surveillant de prison. » Vraiment. Et finalement, j’ai voulu rendre justice à ces femmes qui sont aussi des taulardes. L’administration leur donne quasiment rien mais leur demande de faire des miracles. Elles ne sont pas sans cœur mais ne peuvent pas être dans l’empathie totale, surtout la cheffe, faut qu’elle fasse tenir le bordel. Et le poids de l’uniforme les enferme. Tout est très complexe. »

La taularde ne se réduit pas simplement à une histoire d’amour et de sacrifice. Mais pourrait être un prétexte pour romancer la vie en détention et les conséquences d’un enfermement misérable. C’est ce que dénonce la réalisatrice dans son propos, placé entre les lignes.

« On enferme les gens, on les détruit puis on les relâche. Qu’est-ce qu’on fait toute la journée ? Rien. C’est un appauvrissement. On pourrait élever la pensée… Mais finalement on est le produit d’un système. On voit en prison tout ce qui ne va pas dans la société. Les détenu-e-s sont les fruits de failles sociétales. », lâche-t-elle.

Selon elle, la réflexion ne serait pas prise par le bon bout, par lâcheté et manque de convictions, et n’agirait pas pour une amélioration des conditions de vie en dehors des prisons. Elle évoque un état démissionnaire, un état qui « a abandonné ses citoyens ». Et le montre à travers cette micro-société au cadre rigide et froid et aux fondations pourtant balbutiantes et fragiles dans lesquelles s’immiscent colère, révolte, repentir et odeur de mort.

BRÈVES RESPIRATIONS…

Des instants d’aération rythment les scènes à haute tension, avec un pont vers l’extérieur en la figure du fils de Mathilde. Malgré une relation que l’on sent conflictuelle et un jeune homme qui ne comprend pas l’acte de sa mère, les deux personnages vont se retrouver subtilement.

« On a travaillé ça ensemble avec Sophie (Marceau, ndlr) aux répétitions : uniquement la relation mère / fils. Cette mère, elle n’est pas contre son fils et il le sait. Mais ils vont se redécouvrir et se récupérer. Moi, je devais travailler sur comment le fils appréhende pour la première fois sa mère comme une femme. », explique Benjamin Siksou, un des rares rôles masculins du long-métrage.

Ainsi, la réalisatrice parsème ça et là de brèves respirations – pas uniquement dans les scènes de parloir mère/fils – mais tient à la plongée suffocante dans le milieu carcéral et la symbolique de l’enfermement qu’il soit physique ou moral. Le décor est brillamment campé, l’univers réaliste et les actrices-teurs talentueux.

Toutefois, l’atmosphère anxiogène et asphyxiante prend le pas sur l’histoire, rendant les spectateurs-trices susceptibles de se désintéresser de la fiction pour s’évader des murs de Jacques Cartier et oublier que l’intrigue est moins léchée que le contexte. Un peu décevant, surtout lorsque l’on sait à quel point la réalisatrice avait maitrisé l’art de frapper et bouleverser les esprits avec Une histoire banale, abordant sans détour ni tabou le viol d’une jeune femme à son domicile ainsi que les conséquences psychologiques et physiques qui s’en suivent.

Célian Ramis

Victoria, loin des assignations genrées

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Cinéma Gaumont Rennes
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Avec son film Victoria, Justine Triet réalise un portrait humain d'une femme - incarnée par Virginie Efira - ancrée dans son époque, loin des clichés de sexe et de genre.
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Virginie Efira incarne Victoria dans le film éponyme de Justine Triet (La bataille de Solférino), à découvrir sur les écrans dès le 14 septembre. L’actrice et la réalisatrice étaient de passage à Rennes, le 5 septembre dernier, pour présenter en avant-première au cinéma Gaumont ce long-métrage fortement courtisé lors du festival de Cannes.

Victoria, c’est une nébuleuse bien bordélique. Avocate pénaliste qui peine à se payer, mère de deux petites filles, célibataire en plein néant sentimental, elle enchaine les journées à courir partout, sans désirs palpables ni désaveux.

Son quotidien est bousculé par une succession de désagréments, entre son ex qui lance un blog littéraire (trop) largement inspiré de sa vie et sa personnalité à elle (et des dossiers de ses client-e-s), son ami accusé de tentative de meurtre sur sa compagne et sa rencontre impromptue avec un ancien client désireux de se lancer dans une carrière d’avocat qu’elle embauche comme jeune homme au pair.

Elle doit alors composer avec tous ces éléments, tiraillée entre son obsession de comprendre qui elle est – que ce soit à travers une thérapie ou une visite chez une voyante - et sa tendance à passer à côté de sa vie :

« J’aime beaucoup le fait que le propos ne soit pas enfermé, que le film ne fasse pas les contours du personnage. Ce n’est pas juste une femme avec des enfants qui bosse beaucoup. Tout rejaillit sur elle, il y a une sorte de chaos, d’absurdité, de vérité qui n’est pas facile à trouver. L’intime contamine son travail, elle passe son temps à s’analyser et avec son sens de la rhétorique à anéantir la parole spontanée et finalement, elle manque vraiment de lucidité sur elle-même. Moi, j’en connais plein des gens comme ça. », explique Virginie Efira.

UNE FIGURE CONTEMPORAINE

L’actrice belge campe ici une femme que l’on pourrait voir au bord de la crise de nerfs ou de la dépression. Mais le portrait va au-delà d’une simple réduction d’une personne à l’état second. Ce que filme Justine Triet, c’est une femme happée par le quotidien, ses aléas et les difficultés rencontrées au cours d’une vie. Une personne qui reçoit des émotions et doit traiter avec. Et qui intellectualise ce qu’elle ressent pour tenter de dominer l’impalpable et l’ingérable.

Pour la réalisatrice, Victoria n’incarne pas celle que l’on qualifie de « femme moderne » souvent poussée à son paroxysme, dans le sens WonderWoman, sorte de super-héroïne qui répondrait à toutes les assignations genrées de son sexe en y ajoutant celles de l’autre sexe. Dans le long-métrage, elle choisit une réalité plus raisonnable. Plus appréciable dans sa justesse et son regard.

Car la protagoniste sort du cadre figé de la norme dans laquelle on enferme les individus, féminins comme masculins. Elle ose affirmer un écœurement momentané pour le sexe, se laisse dépasser par les événements sans pour autant baisser les bras et chute en faisant transparaitre sa vulnérabilité.

Et de cette femme, on en garde uniquement l’essence et ce qu’elle renvoie de son existence. Une mise à nu véritable qui casse la recherche de toute catégorisation de cette femme ancrée dans les réflexions de son époque.

« En écrivant, je n’ai pas pensé à la femme moderne et à comment éviter les clichés sur les femmes. J’ai mis des choses en elle qui me plaisait, je me suis inspirée de figures cinématographiques, de mes ami-e-s, de Virginie dans ce qu’elle dégage, de moi également. Je ne pense pas trop à la femme moderne mais je pense en revanche à la figure trop vue. », précise Justine Triet.

COMPLEXITÉ HUMAINE

La figure trop vue tout autant que la figure trop peu vue. Les hommes étant souvent au centre des scénarios. « Du coup, je m’identifie plus facilement aux personnages masculins que féminins qui sont satellites et qui sont soit les épouses, soit les maitresses… Je préfère les personnages complexes qui ne sont pas réduits à femme / mère / qui travaille ou pas. », poursuit la cinéaste.

Virginie Efira acquiesce. « On ne dit pas d’un film sur un personnage central masculin que c’est un portrait d’homme. », souligne l’actrice.

Les hommes ne sont pas laissés pour compte dans le récit de Victoria. Semeurs de trouble à l’origine des ennuis de la protagoniste, ils sont aussi des éveilleurs de conscience. Ex amant, ami et amoureux transit, tous les trois culminent autour de Victoria et l’aident, directement ou non, dans son cheminement tout aussi bien vers ses échecs que ses victoires. Sans pour autant être réduits à une représentation manichéenne de la figure masculine.

Ils sont complexes. À même niveau que le personnage féminin. Mais à moindre échelle puisque c’est elle le cœur du film. « Avec le personnage de Vincent Lacoste, on voit bien les velléités de l’être humain. Car je suis convaincue que la comédie peut aussi montrer la cruauté des êtres humains. Ce n’est pas juste un personnage angélique, il y a aussi le rapport trivial à l’argent, son côté intéressé que l’on découvre. », commente Justine Triet.

Elle aime dépeindre ici des personnalités doucement borderline et jouer avec. Montrer la fragilité humaine avec simplicité. Et on apprécie de se faire embarquer dans l’aventure, même si les intrigues satellites au portrait sont loin d’être réalistes et réussies.

Le film croise les genres de la comédie, qu’elle soit dramatique, romantique ou humoristique, et on se laisse guider par cet instant de vie livré avec talent par une Virginie Efira qui s’efface de plus en plus de ce que l’on connaît de sa carrière pour habiter des personnages plus significatifs et intéressants.

Célian Ramis

Divines, les femmes du XXIe siècle ont du clitoris !

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Cinéma Gaumont Rennes
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À partir du 31 août, le grand public peut découvrir Divines, l'oeuvre résolument explosive de la réalisatrice Houda Benyamina, révélée lors de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.
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À partir du 31 août, le grand public peut découvrir l'oeuvre résolument explosive de la réalisatrice Houda Benyamina, révélée lors de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Présente au cinéma Gaumont de Rennes le 18 juillet dernier, pour l’avant-première de Divines, son premier long-métrage, elle était accompagnée des trois actrices principales du film, Oulaya Amamra, Déborah Lukumuena et Jisca Kalvanda.

Elle a frappé fort, Houda Benyamina, au moment du festival de Cannes. Repérée lors de la Quinzaine, elle s’est vue décerner pour son premier long-métrage la Caméra d’Or. Et a été révélée au grand public grâce à son discours viscéral et sans langue de bois marquant ainsi les esprits de par sa manière d’inciter à avoir du clito.

« Bientôt, j’en suis sûre, cette phrase (« T’as du clito », citation du film, ndlr) sera connue à l’international ! », glisse-t-elle, de passage à Rennes. Elle croit au pouvoir des petites choses qui font bouger les grandes. Si les petites filles ont conscience dès le plus jeune âge que le monde n’est pas qu’une affaire de couilles mais aussi de clitoris, la société évoluera différemment.

LA REVENDICATION D’UN FILM HUMANISTE

Elle croit en la responsabilité collective et la responsabilité individuelle, la prise de conscience. Éprise de liberté, elle joue des codes aussi bien cinématographiques que sexués. Elle ne croit pas qu’en le féminisme, mais globalement en l’humanisme.

Et c’est un film humaniste qu’elle revendique aujourd’hui. Ni un film de femmes, ni un film de banlieue, elle le présente comme un constat. « Ce n’est pas énième film de banlieue. Et même si ça l’était… Ça ne dérange personne quand un réalisateur fait un énième film parisien ! Divines est nouveau dans son ADN. Je suis une femme et je parle de ce que je connais. Et de là où je viens, les femmes sont comme ça. », lâche-t-elle d’entrée de jeu.

Houda Benyamina présente sa réalité et ses fascinations. « Française de confession musulmane, d’origine marocaine, virée du bahut qui s’est orientée vers un CAP coiffure avant de reprendre des études en arts du spectacle, d’intégrer l’ERAC (école de formation au métiers d’acteurs, ndlr) à Cannes », elle est multiple et marche loin des sentiers battus et des images stéréotypées que l’on voudrait lui coller.  

Elle parsème des bouts d’elle-même, et de son co-scénariste, dans l’ensemble de son film, bâti sur plusieurs années de galère, et ses traits de caractère dans tous les personnages. Entrecroise du Vivaldi à des chants coraniques, de la danse à du trafic de drogues. Un mélange loin d’être antinomique.

Pour la réalisatrice, « l’art incarne une forme de sacré. Vivaldi souligne la confiance et le Coran nous guide vers le chemin de la rectitude. Ce n’est pas un film sur la religion mais il y a le côté spiritualité dans le sens de la recherche de l’intime. Dans la danse, on voit aussi une sorte de prière, il répète tout le temps le même mouvement comme s’il cherchait à se dépasser jusqu’à la perfection. Alors que Dounia, elle, est en combat contre elle-même, elle est déchirée entre toutes ces aspirations, son besoin de reconnaissance. Je m’intéresse beaucoup à la dignité. »

La dignité, la reconnaissance, Dounia (Oulaya Amamra) court après. Sans relâche. Surnommée « la bâtarde », elle vit avec sa mère dans un camp roms bordant l’autoroute. Avec son acolyte Maimouna (Déborah Lukumuena), qui elle réside dans une cité voisine, elles rêvent d’argent, elles rêvent de la grande vie. Et Dounia ne va pas hésiter à se lancer dans un trafic de drogues en rencontrant Rebecca (Jisca Kalvanda), dealeuse charismatique et respectée. En parallèle, la jeune femme s’émerveille secrètement devant Djigui, danseur passionné et perfectionniste.

Pour le rôle de Dounia, Oulaya Amamra va se battre pour convaincre Houda Benyamina, sa grande sœur. « Sur le plateau, elle était très dure avec nous mais encore plus avec elle-même. », souligne la jeune actrice, rejointe par Déborah Lukumuena :

« Elle nous a aidé à nous surpasser et nous a appris l’ambition pour nous-mêmes. »

COLLER À LA RÉALITÉ

Les interprètes, la réalisatrice les a choisies pour les émotions qu’elles dégagent et pour ce dont elles sont capables humainement : « Ce sont de vraies comédiennes, je n’ai pas pris des filles de cité transformées en actrices. Il n’y a que Djigui qui est danseur professionnel et qui a dû apprendre à jouer en même temps. » Les personnages doivent être représentatifs d’eux-mêmes et gommer les frontières des assignations genrées attribuées à chaque sexe.

« Dounia est une ado plutôt dure, renfermée, qui a besoin de reconnaissance et de dignité. Rebecca recherche la reconnaissance et l’argent. Maimouna incarne l’amour absolu, c’est un personnage sacré. Rien là-dedans n’est l’apanage de l’homme. Djigui est gracieux et la grâce n’est pas un attribut féminin. Mes personnages sont des guerrières. Il n’y a pas de masculinité, je ne sais pas ce que ça veut dire. Et je pense qu’il faut redéfinir la femme du XXIe siècle. Redéfinir la féminité. », explique Houda Benyamina.

Redéfinir la féminité. Ouvrir les yeux. Pour voir que les femmes fortes sont partout. Et pouvoir ainsi proposer de justes représentations des êtres humains. Ne plus être obligée de justifier les caractères de ses personnages parce qu’ils sont hommes ou femmes.

« Pour jouer Dounia, j’ai dû opérer une transformation physique. J’étais plutôt délicate à la base…, rigole Oulaya Amamra. Je viens d’un lycée privé, je viens de la banlieue mais mes parents ont toujours évité que je traine dans la rue. C’était donc nouveau pour moi, c’était un vrai travail de composition, entre les films que Houda nous a conseillé de regarder –films de samouraïs, de gangster, Scarface ou Aliens même – et le terrain car je suis allée dormir dans un camp de roms avec Houda. Et tout ça a nourri les personnages, tout ça a fait qu’on est dans une vérité. Mais nous sommes des personnages de cinéma, même s’ils peuvent être proches de la vraie vie. »

Proches de la vraie vie car Rebecca existe réellement et la réalisatrice a souhaité la représenter à sa manière dans son long-métrage. Proches de la vraie vie car Oulaya Amamra et Déborah Lukumuena ont dû passer beaucoup de temps ensemble pour faire naitre la complicité entre les deux amies qui se portent un amour amical inconditionnel. Proches de la vraie vie car les thèmes traités sont ceux d’un quotidien universel. De ceux qui percent l’abcès sans tabous ni complexes. Pour une recherche de réelle liberté.

LE PRIX DE LA LIBERTÉ

Divines, c’est une histoire de quête. Dounia cherche à s’extirper de sa condition sociale, à travers la reconnaissance et l’argent. Poussée par cette vie vécue dans la pauvreté, elle refuse de se résoudre à rester dans cette strate.

« Elle ne peut pas ne pas s’en sortir. Mais elle doit perdre quelque chose pour comprendre, pour sa quête intérieure. Je suis convaincue que la souffrance et les erreurs permettent d’avancer. Personnellement, faut que je tombe pour comprendre. »
précise Houda Benyamina.

Ici, elle pose des questions car « le cinéma est un poseur de questions, tout en étant dans l’émotion, car le verbe, seul, peut mentir. ». Ici, elle interroge les valeurs de la jeunesse d’aujourd’hui, mise face à la dictature du capitalisme, sans en faire une critique acerbe. Simplement un constat, sans juger que l’argent est un problème en soi. Ici, elle aborde le fait d’aimer et d’être aimé-e. Ce que n’a jamais appris Dounia et qu’elle découvre.

Et aborde également la question du libre arbitre, de la responsabilité de nos actes, de la colère. La colère profonde, néfaste, dangereuse. Qui vient des entrailles et bouffe tout le reste autour.

La réalisatrice l’affirme, la colère est un sentiment mauvais et convoque Pythagore pour le confirmer : « ‘’Aucun Homme n’est libre s’il ne sait pas se contrôler’’. Dounia ne sait pas maitriser ses émotions. Comme tout le monde, elle a besoin d’apprendre de ses erreurs. On perd et on gagne. Pour moi, ça doit passer dans le corps, dans l’action. Moi, ma colère est dans mon art.»

L’heure de la révolte devrait sonner dans son prochain opus, qu’elle évoque à demi-mots lors de son passage dans la capitale bretonne.

« Lors de la Révolution française, les armes ont été prises par les pauvres. Je suis fière d’être française car on ne supporte pas l’état d’humiliation. Comment on transforme la colère en révolte ? Ce sera certainement le sujet du prochain film. Comme Pasolini, je n’invente rien, je suis simplement témoin de mon époque. Dounia est en colère, pas encore en révolte, elle n’a pas encore le verbe. La colère et l’humiliation vont nous mener à notre perte. Je n’ai pas l’impression que l’on avance à notre époque. Au contraire, on régresse. La misère est grandissante. C’est une question de responsabilité collective et individuelle. »

Son action à elle, au-delà du constat réaliste délivré dans son premier long-métrage aussi puissant que lyrique, passe par la création et la pérennité de l’association 1000 visages, fondée en 2006 avec son ami Eiji Ieno à Paris. Une structure qui permet l’accessibilité à la culture et à l’éducation à l’image pour un public qui en est éloigné.

Pénétrant dans les quartiers défavorisés, 1000 visages souhaite insuffler une nouvelle dynamique dans le secteur culturel et audiovisuel et ainsi témoigner de la réelle diversité qui nourrit la richesse de la France, pour une plus juste représentation de la société devant ou derrière la caméra.

« Pour construire une estime de moi-même, j’ai eu quelqu’un sur mon chemin pour ça. C’est pour ça que l’association 1000 visages est importante pour moi. », précise Houda Benyamina. Pas étonnant que les 3 actrices principales en soient membres et manifestent la volonté de s’investir pleinement dans cette dynamique. C’est de là qu’elles puisent leurs réseaux, formations et agents.

Un tremplin pour la suite puisque Oulaya Amamra est admise au Conservatoire. De leur côté, Jisca Kalvanda (que l’on pourra découvrir et apprécier dans le court-métrage de la réalisatrice rennaise Lauriane Lagarde, A l’horizon, lire YEGG#49 – Juillet/Août 2016, rubrique Culture) et Déborah Lukumuena intègrent des formations au Théâtre de la Colline à Paris ainsi qu’au Théâtre National de Strasbourg.

Célian Ramis

Lucy Mazel, l'histoire des femmes dans l'Histoire

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Librairie Critic, Rennes
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Illustratrice et auteure de BD, elle est la dessinatrice du 1er tome de Communardes !. L'histoire des femmes qui se sont battues pour la défense de Paris et l'amélioration de leurs conditions.
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Illustratrice et auteure de bande-dessinée freelance, elle est la dessinatrice du premier tome de Communardes !, triptyque imaginé et scénarisé par Wilfried Lupano, paru en septembre 2015 et février 2016 aux éditions Vents d’Ouest (Glénat). Le 24 juin, Lucy Mazel était de passage à Rennes, à la librairie Critic, pour une séance de dédicaces.

Vendredi dernier, les trois dessinateurs de Communardes ! – Lucy Mazel, Anthony Jean et Xavier Fourquemin – étaient réunis à la librairie Critic pour dédicacer les albums Les éléphants rouges (septembre 2015), L’aristocrate fantôme (septembre 2015) et Nous ne dirons rien de leurs femelles (février 2016).

Dans le dossier de presse, l’auteur explique : « Chaque album forme une histoire indépendante et autonome dans laquelle on suit une femme qui a participé à la Commune de Paris. Chacune incarne un moment très spécifique des événements mais aussi un type de femme qui y a participé. Car ce qui fait la particularité de ces communardes, c’est qu’elles venaient de toute origine sociale : il y avait aussi bien des bourgeoises que des ouvrières ou des prostituées… C’était vraiment un mouvement « vertical ». »

Le premier album plante le décor. À l’hiver 1870, Paris est assiégée par l’armée prussienne de Bismarck et subit le froid et la famine. Victorine a 11 ans. Fille d’une couturière engagée dans le mouvement des femmes qui veulent s’impliquer dans la défense de la ville, elle passe une partie de son temps à s’occuper de Castor et Pollux, les deux éléphants du Jardin des plantes. Et va imaginer un plan pour libérer Paris, grâce aux deux pachydermes.

Lucy Mazel ne connaissait que très peu cette période, méconnue et ignorée de l’enseignement scolaire. Mais elle a été séduite instantanément par le projet. « Cette histoire me plaisait, c’est une belle histoire. Dure mais belle. C’était super intéressant en tant que dessinatrice, je ne connaissais pas bien cette période, elle n’est pas enseignée et pourtant elle est charnière pour Paris. Parler du contemporain, ça ne m’intéresse pas trop, je connais, je le vis au quotidien. Mais le passé, ça me plait ! », explique-t-elle.

Et ce qui l’intéresse par dessus tout, c’est d’aborder les histoires humaines liées à la grande Histoire. Dans Les éléphants rouges, si Victorine est le personnage central, lectrices et lecteurs sont invité-e-s à suivre le quotidien des femmes issues de milieux populaires qui cherchent du travail, veulent aller au front, et celles qui se divisent prises par les conditions de leur époque et de leur statut.

Pour le contexte historique, la dessinatrice se nourrit de la documentation que lui transmet Wilfried Lupano, entre peintures et livres. Et regarde également des documentaires sur la période de 1870 à 1900 (même si la Commune ne durera que 3 mois) pour s’imprégner de l’univers global.

« On se demande à quoi ressemblait Paris de l’extérieur et de l’intérieur ! Ce qui est bien avec la BD, c’est que ce n’est pas un cours d’histoire. On respecte l’époque mais on peut la fantasmer et prendre quelques libertés. Comme on a fait avec les éléphants. On a dessiné des éléphants d’Afrique à la place des éléphants d’Inde. C’était plus imposant. Vous imaginez la couverture de l’album avec un éléphant aux petites oreilles ?! Ça aurait été moins impressionnant. », s’enthousiasme Lucy Mazel.

Elle n’hésite pas à parler d’un engagement militant en tant que dessinatrice et auteur de se lancer dans une bande-dessinée réhabilitant une époque oubliée - aussi courte soit-elle, elle marquera l’histoire des révolutions socialistes – à travers les points de vue de femmes. Des personnages peu mis en lumière en général, encore moins dans l’Histoire. Et là dessus, la série se base et insiste, prenant un surtitre fort : « La révolution n’est pas qu’une affaire d’hommes ».

Communardes ! aborde avec réalisme les conditions de vie des femmes à l’époque, la question de l’égalité salariale, « qui n’a pas beaucoup bougé en 2016 », mais aussi le poids de la religion, le rôle des femmes au sein de la famille, et soutient des faits et personnages réels.

Dans L’aristocrate fantôme, c’est Elisabeth Dmitrieff que l’on suit. Une jeune aristocrate russe envoyée à Paris par Karl Marx et bien décidée à prendre les armes, au grand désarroi de Louise Michel. Elisabeth deviendra rapidement la présidente du premier mouvement officiellement féministe d’Europe : l’Union des femmes pour la défense de Paris et l’aide aux blessés.

Le troisième opus, Nous ne dirons rien de leurs femelles, vient clôturer cet épisode sanglant par une histoire quasiment banale : celle des classes sociales avec Marie, une servante, et Eugénie, une bourgeoise enceinte d’un libraire et envoyée dans un couvent pour masquer le déshonneur d’un tel événement.

« Ça nous amène à nous poser des questions. On pense que les femmes ne sont intervenues qu’à partir de la Seconde guerre mondiale mais non, lors de la Commune, elles étaient au front alors qu’on ne les considère même pas comme des êtres humains. Je trouve que ça éveille la conscience sur ce qui s’est passé. (…) Ça ouvre forcément des horizons. », souligne la dessinatrice du premier album.

Tous les quatre ont su saisir la tension d’une époque et d’une société. Et parce que l’Histoire ne doit pas s’écrire uniquement au masculin, comme tel est souvent le cas dans les manuels scolaires et les livres d’histoire mais aussi la littérature, la série s’attache à faire vivre les femmes en tant qu’actrices de leur existence et non spectatrices passives, tout en imaginant, fantasmant et romançant des personnages.

C’est ça qui plait à Lucy Mazel qui se défend de mettre un sexe sur la bande-dessinée dans son ensemble. Pouvoir raconter des histoires humaines avant tout. Elle aime se saisir d’une époque historique pour parler des gens : « Ce n’est pas parce qu’on est une femme que l’on veut faire des albums pour enfants ou faire des albums sur des bottes. Moi ça ne m’intéresse pas du tout. Dans la BD, il y a de tout et je ne veux pas faire partie de cases. »

Actuellement, elle travaille à sa prochaine bande-dessinée, Edelweiss, en collaboration avec le scénariste Cédric Mayen (à paraître en 2017). L’histoire d’un couple hétérosexuel qui évolue à l’époque des Trente Glorieuses (1946 – 1975). Olympe travaille, est indépendante, rencontre Simone de Beauvoir et « vit sa vie comme un humain quoi… mais bon imaginez on est dans les années 50/60 ! »

Elle rêve de gravir le mont Blanc, à l’instar de son aïeule Henriette d’Angeville, deuxième femme à avoir gravi le mont Blanc en 1838 (surnommée « Mademoiselle d’Angeville, la fiancée du mont Blanc »). Mais un accident survient et Olympe est devient tétraplégique. Son mari, Edmond, la portera sur son dos afin de réaliser son rêve.

Pour Lucy Mazel, le féminisme et le handicap, deux thèmes encore confidentiels, s’inscrivent en filigrane de l’histoire de ce couple. Mais n’en sont pas les thèmes principaux. Néanmoins, leur présence a une importance particulière. Dans le réalisme du scénario, l’écho à une période en pleine mutation sociale et la résonnance à des sujets encore actuels.

Consciente du chemin qu’il reste à parcourir pour acquérir l’égalité entre les femmes et les hommes, elle n’hésite pas à prendre sa place, dans un milieu encore très masculin, et à se montrer vigilante quant à l’évolution des mentalités.

« On a des mains, des jambes, un cerveau comme les hommes… Et je ne crois qu’on soit forcément plus sensibles qu’eux. De toute manière, homme ou femme, si l’histoire de la BD n’est pas bonne, elle n’est pas bonne. (…) Après il y a toujours des réflexions, comme dans tous les milieux, mais ce n’est pas tout le monde. En tout cas, je ne me suis jamais sentie à part. Néanmoins, c’est un chemin très long. Je ne suis pas naïve, j’essaie simplement de ne pas voir que le négatif. », conclut l’illustratrice.

Célian Ramis

Marine Baousson, force vive de l'humour

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Bacchus, Rennes
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Jusqu’au 2 juillet, l’humoriste Marine Baousson foule la scène du Bacchus avec son one-woman-show dans lequel la synergie résulte de l’énergie, la présence et la bonne humeur qu’elle diffuse.
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Depuis le 14 juin et jusqu’au  2 juillet, l’humoriste Marine Baousson foule la scène du café-théâtre de Rennes, Le Bacchus. Elle y présente un one-woman-show dans lequel la synergie résulte de l’énergie, la présence et la bonne humeur qu’elle diffuse.

C’est un peu un retour à la maison pour Marine Baousson. Un retour au Bacchus, là où elle a déjà été programmée quelques années auparavant, mais aussi un retour à Rennes. Là où elle a fait le Conservatoire et ses études en arts du spectacle à Rennes 2. Costarmoricaine d’origine, de Ploufragan précisément, elle vit désormais à Paris et évolue dans la catégorie des jeunes humoristes.

Un métier qu’elle découvre vers 13 ou 14 ans, avant de s’orienter vers une carrière de comédienne. Puis de choisir à nouveau l’humour. « Ça prend du temps entre le moment où j’y pense et le moment où je décide de le faire. Il y a eu déjà au moins une année à Rennes durant laquelle je me posais des questions. Ensuite, il y a 2 ou 3 ans où je ne pratiquais pas, je faisais l’école de café théâtre Le Bout à Paris. Ça prend vraiment du temps. », explique Marine Baousson.

OBSERVATION ET RENCONTRES

La jeune trentenaire paraît aussi solide sur scène qu’en coulisses. Les pieds sur terre et la tête sur les épaules. Un atout qui lui permet d’appréhender la réalité d’un terrain précaire et de ne pas foncer tête baissée sans en mesurer les conséquences. Parée de patience et d’un grand sens de l’observation, elle apprend à analyser les situations et à mettre un pied dans le milieu à travers de nombreuses rencontres.

Notamment celle d’un réseau de slammeurs qu’elle découvre avec sa meilleure amie, Luciole, en s’installant à Paris. Elle y rencontre alors Candiie, révélée par la deuxième saison du Jamel Comedy Club, qui la mène à l’humoriste Shirley Souagnon dont elle fera la mise en scène du spectacle « Sketch-up » entre 2007 et 2010. « C’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire pour moi. », précise-t-elle.

De cette période à aujourd’hui sur la scène du Bacchus, Marine Baousson n’a pas cessé de travailler à l’amélioration de son spectacle et au perfectionnement de son rôle :

« Je considère que dans ce métier, on n’a jamais fini d’apprendre. Tout est remis en question à chaque minute. Le rire ne marche pas à tous les coups. Maintenant, je suis rodée, je sais ce qui fonctionne mais il faut faire évoluer le spectacle en permanence. »

ALLER PLUS LOIN

Elle parle de confort et de paliers. Depuis qu’elle présente son seule en scène – 2012 – elle s’adapte, se renouvelle, écrit de nouveaux sketchs, teste dans les salles de nouvelles choses comme c’est le cas actuellement à Rennes, coupe, gagne en précision et en efficacité. Pour elle, la période de tranquillité intérieure, celle où l’on se délecte de ce que l’on produit de bien, de satisfaisant, ne dure jamais longtemps.

« Quand c’est bien, il y a un petit temps où on se le dit. Mais on réalise que ce n’était que la première marche de l’escalier. On sort alors de la zone de confort, on veut aller plus loin. Le spectacle s’uniformise, puis il y a un nouveau décalage parce qu’on franchit un autre palier, on trouve de quoi changer un moment d’un sketch et on doit alors tout remettre à niveau. », analyse l’humoriste.

Depuis trois ans qu’elle effectue les premières parties de la tournée de Bérangère Krief, elle s’est enrichie d’une expérience unique. Celle d’assister à chaque représentation, observant ainsi l’humoriste révélée par la série Bref travailler, « grandir, créer, ajouter, modifier ». Mais également d’être épaulée par cette dernière dans l’apprentissage de la profession, l’écriture de son spectacle et l’appréhension des différentes salles qu’elles parcourent ensemble.

Et de ces avancées, Marine Baousson s’en nourrit. Elle ose. Si elle doute, sur scène rien ne transparait. Au contraire, elle démontre une présence et une énergie vives qui captent instantanément son auditoire. Et dès les premières minutes de son spectacle, le premier rang se montre au taquet. « Je le savais, je les avais entendu avant de venir sur scène. Je savais qu’il faudrait que je les cadre dès le début tout en leur laissant une liberté de s’exprimer, qu’ils ne se sentent pas frustrés mais qu’ils comprennent aussi que c’est mon spectacle. »

DES THÈMES UNIVERSELS

Elle improvise, mêlant maitrise des ressorts du métier et naturel sympathique. Elle ne la joue pas snippeuse, elle se donne le temps d’être « déstabilisée » par les remarques, d’en rigoler puis de jouer avec les réflexions du public dans un ping-pong rythmé, sans devenir vertigineux. Un équilibre plaisant et amusant qui donne un spectacle unique.

Pour construire son one-woman-show, sa démarche est logique : mettre à plat qui elle est et d’où elle vient. « Je me suis demandée ce qui me faisait rire, partant du principe que si ça me touche, ça peut toucher les autres. », précise-t-elle. Son arrivée à Paris, la province – la Bretagne -, le métro… Les classiques. Mais Marine Baousson accroche son audience par ce qui lui semble évident : son poids.

Elle ne sera jamais une James Bond girl. Son physique se rapprochant davantage de celui d’Adèle, chanteuse du générique de Skyfall. En quelques phrases sur ses rondeurs, elle décomplexe le public : « Je pourrais me moquer du monde mais avant ça je suis convaincue qu’il faut déjà être capable d’avoir du recul sur soi. Effectivement, je suis ronde, je le dis histoire de dire au public « oui on voit la même chose et on est d’accord », on peut faire des blagues à ce sujet puis rire ensemble sur d’autres choses. »

L’humoriste est claire, affirmer qu’elle est grosse ne signifie pas qu’elle s’en revendique la porte-parole. Elle souhaite dédramatiser le fait d’être gros-se, déclare avoir fait un régime, s’accepter telle qu’elle est tout en mentionnant les effets négatifs, ne pas en prôner de la fierté – a contrario de sa passion pour les Spice Girls – et casser certains clichés, comme le fait d’être sportive et très active.

C’est certain, elle ne s’économise pas. Sur la scène, elle rigole de ses parents qui baisent plus qu’elle, raconte les chamailleries de frères et sœurs, se moque des comédies romantiques américaines, s’émeut des anecdotes de tatouage, rend hommage aux humoristes qu’elle apprécie et se remémore les épisodes de Léo et Popi. Et l’ensemble fonctionne.

Mais la gagnante du Montreux Comedy festival (2012) et du prix Humour de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, 2013) continue son cheminement. Aidée par les conseils de professionnel-le-s qui l’invitent à trouver sa signature. Notamment Verino qui lui conseille de « ne pas chercher à faire des blagues mais à avoir un propos ». C’est dans cette direction qu’elle s’embarque actuellement, exigeant également une nouvelle manière d’écrire.

DO IT YOURSELF, PASSAGE OBLIGATOIRE ?

Après ses représentations rennaises, Marine Baousson affrontera son 4e festival d’Avignon tout au long du mois de juillet et avoue son angoisse en amont. L’investissement financier y est important pour les artistes. « Il y a de nombreux spectacles par jour et il faut vendre son spectacle, auto-produit, malgré le stress et la fatigue. Préparer Avignon implique beaucoup de questions autres que la partie artistique. Combien je mets d’affiches ? Quel grammage ? Où je les mets ? », se questionne-t-elle.

Lors d’un festival en Avignon, l’humoriste avait d’ailleurs illustré ce propos par une vidéo de Nicole Ferroni, réalisant elle-même la communication, la billetterie, le placement des spectatrices et spectateurs… « Elle fait tout toute seule, en plus de ses chroniques radio, télé. C’est une personne que j’admire beaucoup ! », souligne Marine Baousson qui mine de rien en fait de même.

En plus de l’émission Le grand Bazhart qu’elle co-anime sur France 3 Bretagne et les chaines locales de la région (dont TVR 35), la tournée de Bérangère Krief et sa propre tournée, ainsi que ses dates de représentation à Paris, les plateaux humour qu’elle présente sur le site de Madmoizelle et ses chroniques pour le magazine Sensuelle.

Célian Ramis

E-sport : Mixité aux manettes ?

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Les jeux vidéo seraient-ils réservés aux hommes ou à une certaine catégorie de personnes ? Assurément, non. Et pourtant, les femmes sont encore une minorité. L'e-sport serait une ouverture vers une mixité plus égalitaire.
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A l'occasion de la 12e édition du Stunfest, festival vidéo-ludique qui se tient du 20 au 22 mai prochain à Rennes, YEGG s'est intéressé à la partie la plus médiatisée du jeu vidéo, l'e-sport. Petit à petit, cette jeune discipline, hybride de domaines majoritairement masculins, les jeux vidéo et le sport, évolue. Les femmes s'y intéressent de plus en plus, grâce à l'aspect ludique.

Dans la capitale bretonne, le Stunfest et l'unique bar e-sport, le WarpZone, tiennent ce rôle de lien social. Quelques freins subsistent néanmoins : l'éducation genrée et le manque de représentation. Selene Tonon, vice-présidente du Centre gay lesbien bi et trans (CGLBT) de la ville, est pourtant confiante. Dans les décennies à venir, l'univers du gaming se diversifiera. Être homme, femme, cisgenre, transgenre, hétérosexuel ou homosexuel ne seront plus des données à prendre en compte, à terme.

Les joueuses se sont faites une place dans le domaine de l’e-sport, appelé en français « sport électronique ». Mais dans ces compétitions de jeux vidéo multi-joueurs où les codes restent largement masculins, elles sont souvent mises sur le devant de la scène pour l'unique raison d'être femmes. Lassées, toutes celles que nous avons rencontrées sont claires : l'e-sport est un milieu convivial, qui les ont accueillies à bras ouverts.

Comme tous les mardis, Elodie Cagnat et Elsa Delanoue se retrouvent au bar rennais le WarpZone, situé 92 mail François Mitterrand, à l'angle de la rue Louis Guilloux. Ce 15 mars, vers 20 heures, les jeunes femmes de 23 et 28 ans discutent au comptoir avec Nicos, l'un des serveurs. Après avoir bu un premier verre, elles commandent à manger. Elodie a invité deux de ses amies pour leur faire découvrir l'endroit.

Car le WarpZone a la particularité d'être le premier bar rennais « e-sport », ouvert depuis janvier 2015. L'intérieur a été conçu uniquement pour les jeux vidéo, seul ou à plusieurs : sept ordinateurs et deux bornes d'arcade dans la salle principale, vingt consoles dans la pièce au sous-sol.

Ce soir-là, tous les postes d'ordinateur sont occupés par des joueurs. Un tournoi d'Hearthstone, un jeu de cartes en ligne issu de l'univers médiéval-fantastique de Warcraft, a commencé une heure auparavant. Elsa et Elodie, elles, descendent dans l'endroit consacré au « retrogaming ». Tout ce qui y est proposé date d'au moins 20 ans. Elles s'installent au fond et allument la console pour une partie de Mario Kart. Depuis l'ouverture du lieu, ces deux amies, qui se sont rencontrées dans la même entreprise, font partie des habituées de la clientèle du bar.

« La première fois que nous sommes venues il y a un an, tout le monde était installé sur les PCs et il n'y avait que des hommes », se souvient Elsa. Pas de quoi les dissuader pour autant. Elles se lancent à l'époque dans une partie de Just Dance et un membre de l'équipe WarpZone les rejoint. « On s'est directement senties à l'aise, normales », rajoute Elodie, presque pour se justifier. Avant de franchir le pas de la porte, les deux jeunes femmes avaient des préjugés sur les personnes qu'elles allaient y croiser.

Des hommes, forcément, les yeux rivés sur leur écran, qui n'allaient pas leur adresser un mot. La réalité est bien différente. Grâce à ces évènements organisés tous les soirs, comme des tournois de jeux vidéo ou des soirées à thème, le WarpZone s'adresse à un large public.

« De plus en plus de filles viennent au bar, l'ambiance fait changer la donne. Le WarpZone veut casser cette image de gros geeks, se félicite Nicos, l'un des quatre co-fondateurs. On démocratise le jeu vidéo. »

Et ce n'est ni Elsa ni Elodie qui diront le contraire. Ces dernières qui assumaient mal le fait d'être des gameuses, ont trouvé un endroit où elles pouvaient à la fois se retrouver, s'amuser et en discuter. « Je n'ai jamais été dans un groupe qui jouait, alors être deux, ça change tout », confirme Elodie.

CONQUIS PAR LES HOMMES

C'est un fait : l'e-sport, traduit par « sport électronique » en français, a d'abord été conquis par les hommes. Ces compétitions de jeux vidéo multijoueurs ont à peine une vingtaine d’années. Le tout premier tournoi, considéré comme celui qui a lancé la discipline, date de 1997. S'y jouait Quake, un jeu de tir, à l'Electronics Entertainment Expo (E3) aux Etats-Unis.

À ses origines, seul les férus d'informatique s'y intéressaient, c'est-à-dire une poignée de personnes qui maîtrisaient les compétences techniques et avaient les moyens de se payer une connexion Internet. À l'aide de câbles, leurs ordinateurs étaient connectés entre eux et une Lan, « local area network », était créée.

En France, la dynamique se situait principalement dans le vivier estudiantin parisien et en Bretagne, région dans laquelle les télécommunications ont toujours été fortement implantées. Sorte d'hybride, l'univers rassemble désormais à la fois les milieux du jeu vidéo et de l'informatique. Le profil de celles et ceux qui pratiquent l'e-sport ressemble à celui d'autres sportifs. Puisque l'e-sport s'est très fortement inspiré des autres pratiques compétitives : chaque équipe comprend cinq membres, un coach et parfois des sponsors.

La combinaison de ces deux univers principalement masculins, le sport et l'informatique, n'a pas encouragé les femmes à se sentir concernées. Pourtant, Philippe Mora, sociologue de l'e-sport au laboratoire d'anthropologie et de sociologie (LAS) de l'université Rennes 2, tient à le préciser : « Il y en avait peu mais elles étaient déjà présentes. » Difficile cependant de dire précisément combien. Lors de ses recherches sociologiques commencées en 2002, il a estimé le pourcentage à 2,2% : « Cela correspondait à ce que je voyais sur le terrain. » Et l'évolution depuis n'a pas été flagrante.

En parallèle, les ligues d'e-sport, notamment féminines, sont de plus en plus visibles. L'année dernière, fin octobre, un tournoi féminin League of Legends, le jeu e-sport le plus mondialement joué, a été organisé pour la première fois dans le pays, à la Paris Games Week, par l'Esports World Convention, la compétition mondiale du sport électronique.

Acte symbolique pour un événement d'envergure internationale qui donne un coup de projecteur aux femmes derrière les manettes. Puisque, dans ce jeu, elles sont loin d'atteindre la majorité. En 2012, selon son développeur Riot Games, sur 100 joueurs, moins de 10 personnes étaient des femmes.

Aurore, dite « Vaelstraz », âgée de 23 ans, est allée à Paris pour l'évènement. Et déception lorsqu'elle a voulu regarder le tournoi. « C'était dans un petit coin du salon. Il n'y avait pas d'écrans géants comme pour les hommes et nulle part où s'asseoir », regrette l'étudiante en agro-alimentaire, membre de l'équipe « We are victorious ! » sur League of Legends, auquel elle s'entraîne deux fois par semaine avec ses coéquipiers masculins.

Fortement médiatisées et peu considérées ? Les femmes restent l'appât des organisateurs dans le but de se faire de la « visibilité gratuite », considère Arnaud Rogerie, tête pensante du site In e-sport we trust, qui écrit actuellement un ouvrage avec Philippe Mora sur l'e-sport en France depuis ses débuts.

« C'est un peu de l'opportunisme. Malheureusement, c'est ce qui se passe depuis longtemps avec le marketing. Les filles, c'est plus vendeur », estime-t-il. Les médias s'y intéressent plus facilement. Les sponsors également.

ÉDUCATION STÉRÉOTYPÉE

À cause de cette mise en avant, pour certain-e-s, être une fille leur semble être clairement un avantage dans l'e-sport. Cette remarque revient souvent dans les critiques adressées aux joueuses. Marion, alias « Michi », 27 ans, l'a vécu lorsqu'elle a joué pendant un an et demi dans une team féminine League of Legends sponsorisée par la structure Imaginary Gaming. D'après elle, c'est l'insulte facile, celle qui ne nécessite aucune réflexion argumentée :

« Ils peuvent dire quoi sinon ? Il y a énormément de jalousie autant de la part de garçons que de filles puisque tu as des aides financières pour les évènements, le matériel. Et on était une équipe qui tenait la route ! »

Être sponsorisée est une chance, d'après elle, et qu'importe si c'est lié au genre : « Il faut profiter de son aventure. Je me débrouille comme je peux. » Le sociologue Philippe Mora y voit également une opportunité à saisir pour les gameuses d'enfin pouvoir sortir de l'ombre : « Il y a plein de joueuses qu'on ne verra jamais, elles vont se fondre dans la masse et ne pas chercher à se montrer alors qu'il y a tellement de potentialité et de sponsoring pour elles ».

Or faut-il faire des femmes une exception ? A priori, les joueuses devraient être des joueurs comme les autres. S'il existe un domaine où les femmes n'ont pas à se préoccuper de leurs capacités physiques, c'est bel et bien dans les jeux vidéo. Rien ne nécessite une force particulière pour appuyer sur des manettes ou des claviers. L'association parisienne Pink Ward, qui promeut la mixité dans les jeux vidéo depuis 2012, défend cette idée semblant aller de soi.

Et pourtant, certaines réactions sont loin d'être bienveillantes. « Quand tu es une fille dans une équipe de mecs, tu dois démontrer que tu sais mieux faire. Psychologiquement, je sais personnellement que c'est difficile », atteste Julie Gaascht, dont le pseudo est « Nama », gameuse et nouvelle présidente de l'association depuis six mois.

À bien y regarder, une seule différence sépare les hommes des femmes. Elle se joue au niveau de l'éducation. Aucune ne semble autant investie que leurs homologues masculins. Et ce problème remonte à l'enfance où les stéréotypes de genre sont déterminants.

Dans l'inconscient, la fille doit être calme et jolie. Si elle s'intéresse aux jeux vidéo, c'est aux Sims, pour s'occuper du foyer, dans l'optique de créer une famille. Les garçons, eux, seront orientés vers les jeux de combat. Les conséquences se retrouvent à l'adolescence où elles auront moins l'esprit de compétition et seront moins persévérantes.

PROMOUVOIR OU EFFACER SON GENRE

Les gameuses partent avec un double handicap puisqu'elles découvrent ce loisir sur le tard. « Je me suis mise à League of Legends en 2013, trois ans après sa sortie. C'est mon ex qui m'a fait connaître ce jeu », explique Floriane, 21 ans, qui a commencé à s'y intéresser car son copain se passionnait pour World of Warcraft et cela « l'agaçait ».

À force d'y jouer, l’étudiante en sociologie et en administration économique et sociale (AES) à l’université Rennes 2 est rapidement devenue « accro » à son tour.

Ces nombreuses années d'entraînement à rattraper peuvent expliquer le moins bon niveau des joueuses par rapport aux hommes. Pour cette raison, elles ne finissent pas dans les championnats de haut niveau. Or, les compétitions sont de base ouvertes à tou-te-s. Mais dans les faits, le nombre de femmes se compte sur les doigts d'une main. Julie de Pink Ward réplique que pour « 100 garçons très bons, il y a seulement 10 filles et les garçons vont forcément être meilleurs ».

Les joueuses vont passer à la trappe et donc rester aux niveaux intermédiaires. Alors, comment faire ? L'association Pink Ward se montre favorable aux tournois féminins afin de briser ce cercle vicieux :

« Cela permet aux filles de sortir de leur coquille, de se montrer et d'évoluer ensemble. »

Un coup de pouce pour atteindre un niveau égal aux hommes et les rejoindre ensuite sur les tournois.

Cependant, toutes les joueuses rencontrées ne souhaitent surtout pas faire de leur genre une carte de visite. Elles préfèrent se fondre dans la masse, ou même refusent de se définir comme une femme qui joue. Contactée par YEGG, Julie Sérisé, présidente de l'InsaLan, événement d'e-sport qui a accueilli sur le campus de Beaulieu plus de 400 joueurs lors de sa 11e édition en février dernier, a refusé de nous rencontrer pour cette raison.

Dans un mail, elle nous explique pourquoi. « J'aimerais que l'on me voie au-delà de mon sexe, et plus comme une exception ou une minorité. Qu'on me demande d'aller représenter mon école auprès de lycéens et plus de lycéennes  parce que j'ai un parcours intéressant ou parce que j'ai un parcours associatif et pas à cause de mon sexe », écrit-elle.

Le sujet est sensible. Dans cet univers où tous les codes sont masculins par défaut, le rejet du féminin est courant. « Je n'ai pas un avis représentatif puisque je suis un garçon manqué », fait remarquer Aurore, avant le début de l'entretien. Floriane explique, elle, qu'elle n'est « pas très fille de base ».

Comprendre : dans son cercle d'amis gameurs, il n'y a aucune personne de la gent féminine. Ce processus d'intériorisation est normal, analyse la présidente de Pink Ward : « Quand on ne traîne qu'avec des garçons, on essaie de s'intégrer au groupe en ayant la même façon de se comporter qu'eux, en rabaissant tout ce qui touche aux femmes. »

Aucune ne considère avoir été mal accueillie à cause de son genre dans ces évènements. Les remarques – comme, par exemple, « Tu joues bien pour une fille ! » - et les comportements déplacés qu'elles ont parfois subis ne seraient pas du tout représentatifs des communautés dans lesquelles elles évoluent, d'après les joueuses rencontrées.

NOUVEL ENJEU, LE CÔTÉ FESTIF

Le jeu, même dans un contexte de compétition, reste une sphère conviviale où l’on retrouve des amis et on s’amuse. Marianne ne conçoit pas le jeu vidéo comme une activité solitaire, chez elle :

« On croit souvent que quand on joue, on est tout seul chez soi mais moi, c'est tout l'inverse : j'ai rencontré plein de gens grâce à cela ! »

Et son intérêt pour les jeux vidéo s’est intensifié grâce à une rencontre, lors du festival vidéo-ludique Stunfest en 2009. Elle découvre Pop'n music, un jeu d'arcade rythmique qui se joue avec des boutons. Nicolas, un bénévole de l'association rennaise organisatrice, 3 Hit Combo, lui montre pendant une heure comment y jouer.

L'atmosphère décontractée lui plaît. La jeune femme de 24 ans décide alors de devenir bénévole. Depuis, elle fait partie du conseil d'administration et passe souvent « voir les copains » aux évènements, même lorsqu'elle n'a pas forcément le temps de jouer.

Consacrée uniquement aux jeux d'arcades et aux consoles, l'association créée à Rennes en 2005 représente le virage que prend l'e-sport depuis quelques années. « La discipline a vraiment un enjeu à s'orienter vers le côté festif et culturel comme le fait 3 Hit Combo », affirme Philippe Mora.

Une fois par mois, des rencontres de sport électronique, les « Rankings battles », sont organisées à la maison de quartier La Touche. Les inscrits s'affrontent tout un après-midi dans plusieurs jeux comme Street Fighter, Soulcalibur, Tekken ou Mario Kart 8.

En soi, tout jeu qui nécessite un dépassement de soi ou classe la performance des joueurs, fait partie de l'e-sport. Un argument difficile à entendre pour les personnes qui ne voient que par les jeux sur ordinateur MOBA et FPS, dominant largement la scène e-sportive actuelle. Ce phénomène se voit pourtant à l'échelle internationale.

Super Smash Bros Melee, qui réunit tout l'univers de Nintendo de Mario Kart à Pokémon dans un seul jeu sur la console GameCube, a été rajouté en 2013 aux compétitions e-sport Evolution Championship Series (EVO). Ces jeux sont facilement accessibles et s'adressent à un public plus large, notamment les femmes. Et l'industrie de l'e-sport se développera encore plus si les jeux créés ne privilégient pas uniquement les combats à l'intrigue.

Marie Moreau, étudiante à la France Business School, l'a remarqué en réalisant une étude en 2013 pour son mémoire, « Gameuses et jeux on line, un nouveau marché ? ». Sur les 293 réponses à son questionnaire, elle a calculé que 53% des femmes interrogées aimaient la compétition mais y jouaient, pour la plupart, occasionnellement. Elles recherchent autre chose, un scénario, un univers particulier.

Dans ses recommandations finales, la jeune femme insiste sur un point auprès des développeurs de jeu : la représentation féminine des personnages. « (…) les femmes ne veulent pas leur propre jeu vidéo réservé que pour elles. Elles désirent être complètement intégrées dans l'univers du jeu vidéo existant. Pour cela il suffit d'adapter certaines règles des jeux comme des scénarios variés et bien construits ou encore la possibilité de choisir un personnage féminin qui représentera la joueuse », développe l'étudiante en commerce.

Cet aspect est essentiel. Petite, l'une des seules joueuses semi-professionnelles féminines d'e-sport en France, Kayane, s'identifiait très fortement aux personnages qu'elle choisissait lors des compétitions. Son pseudo vient d'ailleurs de la contraction de Kasumi et Ayane, ses deux figures préférées de l'époque.

Celle qui est devenue à 9 ans vice-championne du jeu de combat Dead or Alive le raconte dans son livre Kayane : parcours d'une e-combattante, paru le 7 avril dernier. L'ambassadrice d'Acer et première « athlète électronique » de Redbull retrace tout son parcours semé d'embûches dans un milieu qui a bien changé depuis 15 ans. Et pour celles qui souhaitent se lancer dans l'aventure, l'e-joueuse de 24 ans ne leur donne qu'un seul conseil : « Ne te laisse pas arrêter par les idées reçues. Fonce ! »

(1) Cette structure n'existe plus depuis juillet 2015.

(2) « MOBA » désigne les arènes de bataille en ligne multi-joueurs et « First Play Shooter », les jeux de tir à la première personne.

(3) En 2015, les jeux sur ordinateur dominaient largement la scène e-sportive : Dota 2, League of Legends, Counter-Strike, SMITE et Call Of Duty : Advanced Warfare. (Source : SuperData : Playable media & games market research, 2015-2016)

 

Joueuse et femme trans, Selene Tonon sait de quoi elle parle lorsqu'il s'agit des problématiques d'identité de genre dans les jeux vidéos. Le 21 mai, la vice-présidente du Centre gay lesbien bi et trans (CGLBT) de Rennes participera à la table-ronde « Les visages du patriarcat : les jeux font-ils mieux que les autres arts et médias ? », lors du festival vidéo-ludique Stunfest, organisé par l'association 3 Hit Combo.

YEGG : Les jeux vidéos mettent en général en avant uniquement deux genres, l'homme et la femme ainsi qu'une seule sexualité, l'hétérosexualité. Comment se positionner en tant que joueur-se LGBT face à cela ?

Selene Tonon : Il n'existe pas de recette miracle, chaque personne a sa stratégie de survie. Quand on allume un jeu vidéo, il est demandé à chaque fois le genre ou le sexe. De base, nous ne sommes ni respecté-e-s ni considéré-e-s. Une des solutions est d'en choisir un par défaut.

Si la question n'est pas posée, nous pouvons inventer une histoire qui nous arrange pour coller à son ressenti. C'est ce que j'ai fait petite quand je jouais à Final Fantasy VII, avec le personnage principal Cloud. Il se travestissait en tant que femme pour tromper l'ennemi. Je me suis raccrochée à ça. D'autres se rabattent sur Mass Effect ou Dragon Age, où l'orientation sexuelle et l'identité de genre ne sont pas un problème.

Le jeu vidéo a-t-il été un refuge pour vous ?

Oui clairement, avec les jeux de rôles. Ils ont été un palliatif pendant de nombreuses années. Je me suis créée une vie virtuelle où je pouvais être qui j'étais alors qu'au quotidien, ce n'était pas envisageable. Je me suis convaincue que puisque j'étais née avec un tel corps, cela voulait dire que j'étais un petit garçon. Au final, je me suis rendue compte que je pouvais me définir comme je voulais et l'imposer aux autres.

Dans quel sens ont évolué les problématiques LGBT ?

Le jeu vidéo gagne en maturité et donc s'empare de questions politiques. Le genre et les sexualités en font partie. Avant les années 90, personne ne se préoccupait de la transidentité ou de l'orientation sexuelle. Quand c'était le cas, ces dernières étaient tournées en dérision dans les scénarios.

Pendant une période, être trans ou homosexuel était une caractéristique supplémentaire pour montrer la méchanceté. Depuis les années 2000, soit toutes les intolérances qui existent sont montrées : les personnages souffrent et la quête du héros cis* et hétérosexuel est de les aider. Soit tout le monde vit dans un monde dans lequel les discriminations n'existent pas. Beaucoup de travail reste à faire sur les personnages trans.

Est-ce qu'en dehors d'un milieu d'initiés, cela touche le grand public ?

Une cristallisation se forme très rapidement dès que ces problématiques sont abordées de la part d'une certaine catégorie de joueurs, issus des milieux réactionnaires et anti-féministes. Dernier exemple en date : l'extension d’un jeu médiéval fantastique Baldur's Gate, sortie en mars dernier, dans lequel un nouveau personnage se révèle être trans.

Juste à cause de cela, les créateurs du jeu, les studios Beamdog, ont été harcelés en ligne. Les menaces se sont en particulier adressées à la développeuse Amber Scott qui a conçu Mizhena.

Accusé de tous les maux, le jeu vidéo rend-il vraiment sexiste, homophobe ou transphobe ?

Individuellement non. Ce n'est pas possible puisque tout le monde l'est déjà par défaut. Nous baignons dans un environnement sexiste, que ce soit à travers les films, les livres, les bande-dessinées et donc les jeux vidéos. Or ceux qui remettent en cause cet ordre établi, ces normes, ça, c'est un signe de progrès ! Et les réactionnaires ont peur de remettre en question les idées reçues.

Les concepteurs et développeurs de jeux vidéos sont en général des hommes. Est-ce qu'inclure plus de personnes LGBT permettrait une meilleure représentation des personnages ?

C'est une évidence. Pour en connaître personnellement, ils admettent être incapables de se mettre à la place de personnes qui ont une identité de genre ou une sexualité différentes de la leur. Et là je parle de ceux qui sont intéressés par le sujet, une minorité. Je ne dis pas qu'il faut que tous les développeurs hommes arrêtent de créer. Ce qui est souhaitable par contre, c'est de permettre à d'autres de le faire à leur tour. Un enjeu énorme se joue en terme de créativité.

Les critiques réactionnaires reprochent aux féministes de brider l'imagination et d'imposer une pensée unique. Mais tous les jeux se ressemblent déjà et sont adressés au même public, avec les mêmes esthétiques et les mêmes normes ! Dans la plupart des jeux vidéos, les personnages masculins sont bruns, la trentaine, assez musclés et mal rasés. Ce « soi » sublimé s'adresse spécifiquement aux hommes.

Et les femmes ?

Les femmes, très souvent, sont présentées pour attirer leur attention. Alors qu'on gagnerait à avoir plus que deux types de modèles. De bonnes représentations commencent à apparaître et pas uniquement dans les jeux. Cela va créer un cercle vertueux. Les personnes s'acceptent de plus en plus tôt comme elles sont, que ce soit pour leur identité de genre ou orientation sexuelle. Les séries télé, par exemple, commencent à s'y mettre.

Sense 8 met en scène des personnes trans, ce qui peut sûrement donner envie de commencer une transition car la représentation permet de se sentir valides et légitimes d'exister. Et non de voir comme seule solution le suicide. Notre génération est plus sensibilisée à ces questions-là et dans dix, vingt ans, elle va à son tour se mettre à créer. Bientôt, nous serons dans une société qui acceptera plus facilement les autres et leurs différences. Et cela se ressentira dans notre culture toute entière.

 

* Cisgenre : personne dont le genre vécu correspond au genre assigné à la naissance, à la différence d'une personne transgenre.

 

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Célian Ramis

Femmes invisibles : l'errance autrement

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Rennes
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Les femmes en errance sont-elles vouées à être invisibles ? Quelle est l'excuse de la société qui les ignorent ? Enquête auprès de femmes qui témoignent de leurs réalités et leurs quotidiens.
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En mars, l’association Les Ceméa – Centres d’entrainement aux méthodes d’éducation actives – de Bretagne investissait l’Hôtel Pasteur, à Rennes, pour y fabriquer un espace de réflexion autour des « Jeunes femmes en errance ». À travers une exposition, des forums, des projections et des conférences, l’objectif était de présenter les réalités vues et vécues par celles qui vivent « la rue » au quotidien.

Et ainsi, « changer les regards sur ces invisibles », comme l’indiquait le sous-titre de l’événement. Mais pourquoi sont-elles invisibles ? Comment vivent-elles leurs conditions de femmes en errance ? Comment affrontent-elles le quotidien et envisagent-elles le futur ?

Nadège, Malika et Louise vivent actuellement aux prairies Saint-Martin, ont entre 26 et 37 ans, des parcours pluriels et des envies différentes. Mais elles partagent leurs ténacité et force, bien loin des stéréotypes qui encadrent les sans-domiciles…

S’il est quasiment impossible de définir le nombre de femmes concernées par l’errance, deux sans domicile sur cinq seraient des femmes en France. Selon l’association catholique belge Vivre Ensemble Education – qui lutte contre la pauvreté et l’exclusion - au niveau européen, elles représenteraient entre 8 à 25% des SDF. Une fourchette large…

« Ces femmes existent et il nous appartient d’en tenir compte. », déclare la structure bruxelloise. Elles sont par conséquent présentes dans l’espace public mais, pour de multiples raisons, sont invisibles.

Dans l’imagerie populaire, à quoi fait-on référence lorsque l’on parle de ‘SDF’ ? Les ‘sans domicile fixe’ sont-ils, par cette désignation, asexués ? Non. L’image première est celle d’un homme, pas particulièrement jeune, marqué par la rudesse de la « zone » - froid, stress, hygiène, violences potentielles – et souvent polyaddict à l’alcool et aux psychotropes.

S’ajoute à cette représentation un fond de fainéantise, le sans-abri optant plus aisément pour la manche que pour la recherche d’un emploi, profitant ainsi du système au crochet de la société.

Une suspicion, voire une accusation, en tout cas un jugement négatif et réprobateur qui témoigne d’un malaise vis-à-vis d’une population que l’on ne connaît que très peu et à laquelle les individu-e-s craignent de se confronter.

Si elles sont identifiées par leur sexe, les femmes concernées, elles, vont bénéficier de la part des passant-e-s de plus de compassion, assortie d’un fort sentiment de pitié.

En effet, les représentations de genre amènent à envisager la femme comme un être plus fragile et vulnérable, tant sur le plan physique que psychologique, que l’homme. Ainsi, dans l’espace public, elle s’expose à des violences multiples.

À l’occasion d’une enquête réalisée par la Mipes (Mission d’information sur la pauvreté et l’exclusion sociale) en 2009 auprès de 26 femmes SDF âgées de 50 ans, la sociologue Corinne Lanzarini explique : « Les violences auxquelles sont confrontées les femmes à la rue sont une extension de la violence générale à l’égard des femmes et plus particulièrement celle vécue par les femmes, en provenance des hommes. Les femmes à la rue doivent faire face à des craintes permanentes et elles se considèrent comme des proies au sein de l’espace public. »

Au quotidien, la gent féminine, en grande majorité, ressent un sentiment d’insécurité, craignant le harcèlement, les injures, les intimidations ainsi que les agressions physiques et/ou sexuelles. Elle développe pour y faire face des stratégies d’évitement : adopter un style vestimentaire sobre et « neutre », être accompagnée par des proches et en particulier par des hommes, éviter dans le cas échéant de fréquenter la rue à des heures tardives, etc. Et les femmes en errance ne font pas exception à cette logique de protection.

On dit alors qu’elles se masculinisent « Elles s’habillent dans les friperies de sorte qu’on ne les voit pas », déclare la réalisatrice canadienne Lise Bonenfant en préambule de son documentaire L’errance invisible, en 2008. La sociologue grenobloise Marie-Claire Vanneuville, approuve la théorie de l’invisibilité comme stratégie de survie.

Au début des années 2000, elle a mené une recherche-action de deux ans auprès de femmes en errance, débouchant sur la création dans la capitale des Alpes d’une association « Femmes SDF », connue, reconnue et prise en exemple pour ses réflexions et ses initiatives – notamment à travers la diffusion du documentaire de Denis Ramos réalisé en 2004, Malaimance, suivant 5 femmes en errance, SDF ou pas, dans leurs quotidiens et trajectoires de vie - dans le secteur social en France et à l’étranger, et la publication d’un ouvrage intitulé Femmes en errance : De la survie au mieux-être.

Ne pas se faire remarquer, « c’est une question de vie ou de mort face à la violence inimaginable qu’elles subissent. (…) C’est une attitude de défense mais aussi de culpabilité et de honte. »

La honte et la culpabilité dont elle fait mention, elle la développe en 2010 également dans un article de la revue de la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans abris, « Le sans-abrisme du point de vue du genre » (repris en contribution dans le magazine 50/50 en décembre 2010).

Les femmes sans logement seraient en échec face à toutes les assignations de genre. Pourquoi ? Car elles ne répondraient pas à leur mission centrale : fonder un foyer à proprement parler et l’entretenir. L’espace privé étant le lieu par excellence de la femme. Dehors, le mode de vie ne correspond plus aux expectatives de la société.

Karine Boinot, psychologue clinicienne – qui est intervenue lors de la manifestation « Jeunes femmes en errance » en mars dernier à l’Hôtel Pasteur de Rennes – posait déjà la question en 2008 autour de la précarité asexuée et définissait alors :

« L’errance représente aussi la déviance par rapport à une norme ou un idéal. Elle renvoie à un certain désordre et donc à un danger potentiel. (…) La plus grande sévérité à l’égard des femmes peut s’expliquer en partie lorsque l’on sait que la prostitution est assimilée à l’époque (18e siècle, ndlr) au vagabondage. L’errance féminine est donc socialement et moralement suspecte car une honnête femme reste à la maison (du père ou du mari). Il y a ainsi transgression de l’apparent destin sociosexuel ou biologique, transgression qui se joue notamment par rapport à la sédentarité de l’univers domestique à laquelle les femmes sont vouées. »

Surtout dans un espace qui par essence est baigné de violences, comme constaté précédemment. « C’est pourquoi pour les femmes qui basculent dans la clochardisation, même si elles sont peu nombreuses, une cassure irréversible se fait au plus profond d’elles-mêmes, qui se traduit par une dégradation physique beaucoup plus marquée et rapide que chez les hommes. », précise Marie-Claire Vanneuville.

Il n’est pas rare également que pour se protéger, elles s’entourent et s’intègrent à des groupes de zonards. Une manière de se rassurer mais aussi de briser la solitude de l’errance. C’est le cas de Nadège, 26 ans, sans domicile depuis 2011. D’abord hébergée « à droite à gauche » du côté de Fougères, elle dort pendant un temps dans sa voiture puis, lorsque celle-ci tombe en panne, squatte chez un ami à Rennes.

Les choses tournent mal et en septembre 2013, la jeune femme atterrit dans la rue. C’est comme ça qu’elle va rencontrer, sur la dalle du Colombier, sa bande actuelle dans laquelle se trouve son amie Lina. « On s’aimait pas au début. J’aimais pas, elle jouait la racaille. Puis j’ai appris à la connaître, elle était mineure à l’époque alors je l’ai prise sous mon aile. Aujourd’hui, on a des liens de sœurs, c’est très important. Et c’est comme ça que j’ai rencontré son copain, qui vit aussi avec nous. », explique Nadège.

Ensemble, ils se sont installés dans une maison inoccupée, début mars, aux prairies Saint-Martin, à quelques mètres du Bon Accueil. Sinon ils vivent sous tentes, dehors ou dans des squats dont ils se font expulsés. Son entourage, c’est sa famille. Celle qui l’aide, la soutient, l’accompagne. Elle l’affirme et elle insiste :

« Lina, c’est ma sœur de cœur. On pourrait s’arracher le cœur l’une pour l’autre. C’est ce lien particulier qui nous a fait tenir. On se soutient dans la difficulté. Elle a arrêté les conneries – la violence, les vols de vélos… - sa mère me l’a bien dit, on arrive mieux à la canaliser maintenant. »

La solidarité, elle y tient. Victime, plus jeune d’une SDF qui profitait d’elle pour son argent, Nadège est à présent plus méfiante, sur ses gardes. Mais sa confiance envers ses trois compagnons de fortune est sincère.

« Ce sont de bonnes personnes. Je suis bien entourée. C’est grâce à eux que j’ai arrêté de boire et de fumer des bédos. Bon la clope, j’arrive pas à arrêter… Avant, je buvais en soirée, dehors tu bois des bières pour te réchauffer. T’es dans la galère, t’es sur les nerfs d’être dehors et de ne pas trouver d’endroit pour dormir alors bon… Aujourd’hui, je suis bien avec eux, à quoi ça sert alors de fumer et de boire ? Si je pète les plombs, ils sont là et ils me disent : ‘T’es une fille forte, t’es une battante’. », dit-elle en souriant.

RUPTURES ET FRACTURES

Néanmoins, elle ne nie pas la réalité. Au contraire, elle ne la connaît que trop. Agressée sexuellement à deux reprises, elle est consciente des dangers des soirées alcoolisées et de la rue, les premières violences ayant été subies dans un appartement, lorsqu’elle avait 17/18 ans.

Elle raconte : « Ils se sont mis à 2 sur moi, j’ai dit d’arrêter et que j’allais appeler au secours. J’ai eu un éclair de lucidité. Ils ont arrêté, j’ai eu de la chance. La plupart du temps, tu ne connais pas les noms de famille des personnes, alors tu ne portes pas plainte car contre X, tu sais que ça ne mènera nulle part. Surtout pour les zonardes, les flics vont pas faire une enquête. Mais le mec qui m’a agressée la 2e fois, lui, s’il revient à Rennes, il est mort, on fera justice nous-même. Rien à foutre. »

Les stratégies d’évitement ne peuvent être la seule réponse et défense des femmes en errance. Savoir se défendre est un atout incontestable quand on passe la majorité de son temps dans la rue. Elle a pratiqué le judo plus jeune, apprend, par un ami, quelques techniques de karaté et garde sur elle un couteau, en cas de besoin.

« Même si tu connais quelques trucs, quand tu te fais agresser, tu fais comme tu peux pour te sauver la vie. On essaye de se faire discrètes, de ne pas se faire voir, de ne pas rester tard dans la ville, on a les chiens avec nous – mais bon c’est pas dit que l’autre en face il ne plante pas ton chien ! – et on essaye d’être accompagnées par des hommes. », souligne-t-elle.

Les hommes avec lesquels elle a créé des liens étroits, elle les surnomme les grands frères, les tontons de rue, les papas de rue.

Pour Louise, à Rennes depuis 6 mois et en errance depuis plusieurs années, il est indéniable que les femmes doivent s’imposer, développer des caractères bien trempés et affirmés afin d’éviter au maximum les violences masculines.

« C’est clair que c’est difficile d’être une femme. Et une femme à la rue, c’est encore plus compliqué, avec toutes les violences. »
ajoute-t-elle.

Les violences, elle les a subies au sein de son couple, pendant une dizaine d’années avant d’être aidée et soutenue par son compagnon actuel. À 37 ans, elle tente de se reconstruire et témoigne d’une grande réserve autour de sa vie privée que l’on décèle jalonnée de souffrances éparses.

Depuis l’adolescence, Louise montre une envie de s’en sortir par ses propres moyens. Ses parents, issus du microcosme de l’audiovisuel et du cinéma, la poussent très jeune à travailler « mais le piston c’est pas trop mon truc, je n’ai pas envie d’être là parce que je suis fille de mais parce que j’ai des compétences. » Son père décède. Elle est alors âgée de 16 ans. Un passage par la radio Nova, quelques figurations dans des films… Les expériences lui plaisent mais sans plus.

Elle prend un chemin radicalement différent. « J’ai eu envie de liberté, envie de voyager, de rencontrer des gens différents. J’étais dans le sud, y avait du soleil mais des grandes gueules aussi, donc on a tracé vers le nord avec Raph’. On était vers Clermont, on y était depuis trop longtemps, ça nous cassait les couilles. Rennes, c’est une bonne ville, avec une bonne mentalité. On ne regrette pas du tout, on est bien ici. », explique-t-elle en finissant son thé, sur la terrasse de Malika par un après-midi ensoleillé.

Les premiers rayons de soleil printaniers se pointent et transforment les prairies Saint-Martin, inondées une semaine auparavant – obligeant plusieurs occupants des lieux à bouger leurs campements constitués principalement de tentes, matelas et bâches – en petit coin de campagne paisible et ressourçant.

Originaire de Charente, Malika débarque dans la capitale bretonne il y a 4 ans avec son camion. Ce mode de vie, elle l’a investi depuis 12 ans, à la suite d’une séparation amoureuse. Etre véhiculée, c’est la garantie de pouvoir bouger quand elle en a envie, de pouvoir aller là où elle a envie. « Mon beau-père est militaire, on a toujours bougé, je pense qu’il m’a transmis ça. », confie-t-elle.

Sans entrer dans les détails, elle livre une histoire familiale complexe. En rupture avec ses parents, elle est émancipée très jeune et lorsqu’elle prend la route, ne leur dit pas pendant 10 ans ses destinations et points d’ancrage : « J’ai revu ma mère il y a quelques années, j’ai été agréablement surprise. Elle voit que j’ai la tête sur les épaules, que j’ai mon camion, elle est rassurée. »

Nadège ne partage pas tout à fait la même expérience que Malika mais connaît des épisodes de fractures avec son père qui va être à la base de son errance. Clairement, il lui signifie de quitter le domicile familial. Mais elle reste en contact avec sa mère par sms ou par Facebook et lui a rendu visite l’an dernier. Un bref moment.

« Ça lui a fait mal de me voir partir la première fois. Je resterais toujours son bébé. Là, elle était contente de me voir mais triste que je reparte, car mon père ne voulait pas que je reste. Pour mon frère, ce n’est pas évident non plus. Il avait 11 ans quand j’ai quitté la maison. Il a manqué de quelque chose, comme un fils unique. Il est très timide, ne montre pas facilement ses émotions et je sais qu’il a pleuré plusieurs fois, je lui manquais. », dévoile Nadège.

Les trois femmes démontrent la diversité des parcours et des facettes de l’errance. Des manières différentes de la vivre et de la concevoir. Choix ou non, elles cherchent toutefois à assumer leurs quotidiens, à le montrer sous un autre angle, à travers leurs réalités présentes et les forces qu’elles peuvent en retirer. Toutes les trois parlent avec pudeur du chemin qui les a menées là mais aucune question n’est taboue, aucune réponse n’est sans conviction.

Déni ou vérité ? Les écrits universitaires et sociologiques affirment que personne ne choisit la rue. On cherche alors à justifier leur présence par des explications rationnelles et pragmatiques : la crise, l’augmentation de la précarité (qui souvent touche beaucoup plus les femmes que les hommes). Ainsi que par des images plus personnelles : la rupture familiale, la relation amoureuse d’une jeune fille avec un zonard, etc.

Et c’est là que se noue toute la complexité du regard porté par la société sur les femmes en errance. Envisager renoncer au confort du logement, au matérialisme rassurant, au cadre de la norme est source d’angoisses pour une grande partie de la population. La stigmatisation permet alors de se réconforter dans l’idée que cela n’arrive pas à tout le monde, au hasard d’un parcours cabossé. Nadège, Malika et Louise sont unanimes : mettre tout le monde dans le même panier sème la confusion et les amalgames sont réducteurs et contre-productifs.

« Y a des connards partout, des gens bien partout. Dans les zonards, y a des gens qui picolent, d’autres non, qui se droguent, d’autres non. Des violents, d’autres non. Mais c’est pareil chez les pompiers, les flics, etc. Il faut essayer de comprendre pourquoi les uns et les autres en arrivent là, il faut apprendre à connaître avant de juger. On a tous une histoire. On voit moins les femmes que les hommes mais tout le monde peut tomber dehors. », précise Nadège pour qui l’événement « Jeunes femmes en errance », organisé par Les Ceméa Bretagne, a été capital « pour faire ouvrir les yeux » au grand public, venu en nombre à la découverte de l’exposition et aux rencontres proposées (un peu moins lors des forums qui ont plus attiré les professionnel-le-s du secteur social).

Elle a fait partie, avec Lina, du comité de pilotage de la manifestation, et s’est beaucoup investie auprès des médias rennais pour changer les regards. Aborder tout aussi bien les difficultés, les galères, que les manières d’y survivre, sans détours.

L’invisibilité est donc une réalité de leur quotidien, de la situation des femmes en errance. Mais n’est pas tout ce qui les caractérise. Peut-être serait-il temps de s’interroger sur les raisons qui nous font ne pas les voir ? Car lorsque l’on s’y intéresse, les médiums d’information ne manquent pas. Documentaires, expositions, associations, articles de presse, ouvrages universitaires, publications sociologiques, émissions radio et TV… suffirait-il d’y porter attention et d’ouvrir les yeux en foulant les trottoirs de la ville ?

Dans un dessin de presse, l’illustrateur Pessin met le doigt sur l’image péjorative de l’errance féminine. Deux personnages discutent : « C’est le quoi le féminin de SDF ? », dit l’un. « C’est pire ! », répond l’autre. Une bribe de preuve que la société a du mal à faire face à ce phénomène social lié à un contexte de pauvreté mais aussi à une crise identitaire. Vulgarité, ignorance, hygiène douteuse… une représentation péjorative qui « met mal à l’aise, gêne quant au statut de la femme, elle en casse l’image », selon l’association Vivre Ensemble Education.

Pour la célèbre Mireille Darc, c’est avec le temps et l’habitude qu’elles sont devenues invisibles. « Invisibles parce que nous refusons de les voir, parce que cette réalité dérange », précise le synopsis du documentaire qu’elle signe pour l’émission de France 2, Infrarouge, diffusée le 15 décembre dernier et intitulé Elles sont des dizaines de milliers sans-abris.

SUBVENIR À LEURS BESOINS

Pour dégoter des couvertures, des matelas, des tapis de sol, des tentes ou encore des bâches, Nadège se tourne vers des associations comme le Samu social ou Si on se parlait. Pour se laver, la structure Le Puzzle propose des douches. Mais la jeune femme préfère se rendre à la piscine Saint-George qui pour 1 euro donne accès à des douches toujours très bien entretenues, bien mieux qu’au Puzzle précise-t-elle, et pour 2 euros à des bains. Pour la nourriture, la Croix-Rouge « dépanne ».

Mais avec ses ami-e-s, elle met en commun son RSA et les sous de la manche pour faire des courses et varier un peu les plaisirs. « On fait des pommes de terre, de la purée, des barbec’ en faisant du feu. Ce qu’on a en maraude, c’est bien mais on en a un peu marre des croissants et des sandwichs à force. On a besoin de chaud, de nourrissant. Sinon l’asso Le Fourneau sert des bons repas le midi aussi », signale Nadège. Elle est claire à ce sujet : ce n’est pas parce qu’elle vit dans la rue qu’elle n’aime pas s’entretenir. Sur le plan hygiénique et gastronomique, certes, les exigences sont réduites mais pas inexistantes :

« Si je pouvais, j’irais me laver 4 à 5 fois par semaine ! La rue, ça apprend à murir, à se débrouiller, à se nourrir, à se laver même quand les assos sont fermées. »

Pour Malika et Louise, même combat. En toute simplicité. Au bout de leur allée, une fontaine dont l’eau fait l’objet d’analyse chaque année afin de s’assurer de sa potabilité. À l’aide d’une brouette remplie de bidons, Malika va chercher de l’eau à la pompe. « On a ce qu’il faut ! On prend une bassine, on peut se doucher, faire une petite toilette de chat régulièrement. Ou prendre des lingettes. », explique-t-elle, naturellement.

Et pour les cabinets, des toilettes sèches faites de bric et de broc. « Mon coloc a posé des palettes, on installe une bassine et je ramène des copeaux. Il y a un endroit où je vide ça, tout simplement. », précise-t-elle.

Une fois cette image rompue, Nadège met pourtant le doigt sur une réalité qui augmente la vision d’une hygiène de vie peu enviable : les chiens. Ils dérangent, ils font peur. Aux prairies Saint-Martin, ils sont la cible de nombreux reproches de la part de certains riverains. Les trois femmes, chacune propriétaire d’un-e ou plusieurs chien-ne-s, en témoignent, c’est un espace qui résonne et quand les chiens aboient, l’écho amplifie les désagréments sonores.

Mais elles tiennent à rétablir la réalité quotidienne : oui les chiens aboient au cours de la journée quand un-e passant-e approche, mais non ils ne crient pas toute la nuit, dormant souvent avec leurs maitres et maitresses. Et rappellent également que les personnes en errance ne sont les seules à avoir des animaux domestiques. Derrière ces plaintes régulières se dissimule l’image stéréotypée des groupes de zonards qui veillent une partie de la nuit et font couler l’alcool à flots.

Elles ne s’en cachent pas, elles apprécient les moments de partage, les soirées, les apéros. Elles sont plutôt ‘couche-tard’ que ‘lève-tôt’. Louise reconnaît son addiction à l’alcool. Ce qui ne signifie pas que la fête bat son plein tous les soirs pour terminer au petit matin. « Souvent, on est couchés à la même heure que les poules !, rigole Nadège. Et de temps en temps, on fait la fête comme ça a été le cas la semaine dernière, ils m’ont organisé une fête pour mon anniversaire. Mais on va pas nous emmerder hein ?! On est censés déprimer tout le temps ? »

Elle revient sur la compagnie de son chien et de sa chienne. Elle veut faire comprendre l’importance de leur présence. Elle y tient. La relation qui se noue entre l’animal et la maitresse est primordiale pour elle : « Ce sont nos bébés, on les éduque, on les nourrit, on les soigne, on les emmène chez le véto, on dort avec eux, on s’attache à eux. » L’attachement dépasse souvent l’entendement, pourtant les liens affectifs sont bel et bien réels et très vite apparents dans des moments de complicité tout comme dans des moments de protection.

« Si je suis en sécurité, ils vont aller jouer comme des gamins et vont s’éloigner. Sinon, ils vont rester autour de moi. Ou ils vont se mettre un devant et un derrière pour faire la garde. Ma chienne est très méfiante et quand elle ne connaît pas, elle ne laisse pas entrer, elle grogne. », souligne-t-elle.

Mais c’est aussi des instants émouvants comme quand la chienne met bas ou quand l’animal partage chaque ressenti du quotidien.

Ainsi, Nadège ne peut envisager de passer une journée sans ses deux compagnons à poils. « Il y a un lien très fort entre l’homme et le chien. Eux, c’est ma vie, ils sont toujours là pour moi, et inversement. On les aime, on se donne du confort. Ils nous comprennent, nous réchauffent, jouent avec nous ! On pourrait s’arracher un bras pour eux. J’ai 3 animaux préférés : le chien, le dauphin et le cheval. Leur point commun : la relation de confiance, l’attachement à l’homme, le tempérament joueur. Mais bon, le cheval en ville, c’est pas pratique… », plaisante-t-elle, tout en ne se détournant toutefois pas de son point principal : le chien a une place prépondérante dans son quotidien.

Et se les faire embarquer par la police, une fois les beaux jours venus sous prétexte d’une interdiction de regroupement de chiens, est une souffrance. Les animaux sont envoyés au chenil et les propriétaires, en plus de débourser la somme de 87 euros pour les faire sortir, doivent patienter une semaine réglementaire avant de pouvoir les récupérer.

« Ils font ça surtout au printemps et à l’été car il y a des touristes, alors ils essayent de nous éloigner. Mais Rennes, ce n’est pas qu’une jolie ville, on existe aussi. »
regrette-t-elle.

Les errant-e-s font tâche dans le paysage, ternissent la carte postale de la ville où il fait si bon vivre.

REMETTRE LES CHOSES À LEUR PLACE

Pour Marie-Claire Vanneuville, « L’errance n’est pas synonyme de « passage à la rue » (…) L’errance n’est pas le sans-abrisme (…) L’errance est profonde, psychologique, liée à une précarité matérielle dans la durée (…) L’errance est un parcours. » Pour Lise Bonenfant, il ne s’agit pas simplement de personnes mendiantes dormant sur les bancs publics. Et pour les concernées ? Comment se définissent-elles ? « Comme une femme normale », répond Nadège. Simplement.

Pas besoin d’aller chercher plus loin : « Je reste humaine. Je suis sans domicile fixe, je n’ai pas de logement. Je vadrouille dans la ville, je suis une zonarde. » Souvent installée avec sa bande et d’autres devant le Crédit Mutuel de Bretagne, place Sainte-Anne, elle fait la manche, en général les après-midis.

De temps à autre, elle participe à des activités et chantiers – de création et aménagement d’espaces verts par exemple, vers La Poterie et Beaulieu – organisés et proposés par la structure rennaise Le Relais, dont les éducateurs-trices de rue sont réparti-e-s sur plusieurs zones de la ville.

« Avec les éduc’ de rue, on peut parler de tout et de rien, rigoler, on peut aller avec eux en sortie kanoé, à la piscine ou en camp pour quelques jours aussi. Les chantiers, ça fait du bien aussi, ça donne envie de bosser, ça permet de pas rester dans la rue toute la journée et puis t’aimerait que ça dure toujours plus longtemps car tu noues des liens, des amitiés. », raconte Nadège qui devrait, avec Lina, prochainement accéder à une formation BAFA avec Les Ceméa. Ce qui lui permet d’envisager l’avenir autrement. Elle projette avec ses amis de trouver une colocation, à la campagne.

Louise et Nadège, elles, ne sont pas inactives non plus. Elles ne mettent pas forcément de catégorie sur leur mode de vie. Lors de notre rencontre, elles parlent de punks à chiens, de babos, de cas soc’ – en plaisantant à propos d’elles – mais ne collent pas l’étiquette sur ce qu’elles vivent et acceptent la désignation de femmes en errance, les deux femmes étant très attachées chacune à son camion, l’idée de bouger et de prendre la route leur tenant à cœur. Ne pas rester figées. Cela leur correspond.

Louise et son compagnon, hébergés actuellement chez un ami squattant une propriété en toute légalité, œuvrent depuis un mois à retaper leur véhicule, stationné devant la maison. Ensemble, ils aménagent leur intérieur avec un coin cuisine, une couchette, des espaces de rangement, etc. Un mélange d’intérieur bois et de mosaïques rétro, installés et fabriqués par eux-mêmes, avec du matériel acheté chez Brico-Dépôt et du système débrouille.

Un habitat fait de bric et de broc. C’est le leitmotiv de Malika qui, à 33 ans, se plait à profiter de ce qui l’environne. A contrario de Louise, qui parle ici de choix, elle ne fait pas la manche. Les prairies Saint-Martin, elle les a adoptées et les défend becs et ongles avec le collectif qu’elle a créé, Prairies libres ! Faire un potager, cueillir des noisettes, des châtaignes, en faire des cagettes, les mettre dans leur rue et les vendre à prix cassé, fabriquer des petits bijoux, voilà de quoi elle se satisfait en plus de son RSA, quand elle ne part pas en saison, dans le sud-ouest, pour travailler dans la restauration.

« Ici, on cherche des coins récup’ pour la bouffe, on fait des paniers pour le voisinage. On minimise, on vient avec le nécessaire, pas plus. »
déclare-t-elle.

Depuis plusieurs années, elle partage le terrain avec son colocataire, en squat légal, et vit dans son camion qu’elle entretient avec soin. Dans les fondations d’une ancienne maison aujourd’hui en ruines, ils aménagent un espace bureau, et devant, une petite terrasse.

Pour faire vivre les prairies, elle regorge d’idées. Créer un jardin d’enfants en milieu naturel, informer et sensibiliser toutes celles et ceux qui foulent les chemins de cet espace boisé avec des parcours rythmés de photos d’archives et d’explications, organiser des événements festifs et participatifs… des manifestations toujours basées sur le respect de l’environnement et des riverains. Pour un espace de vivre-ensemble.

Pour continuer à faire vivre cet esprit si particulier qui borde les prairies qui font l’objet d’un projet de réaménagement par la Ville de Rennes. Après avoir stoppé les jardins partagés, situés en zone inondable, il y a plusieurs années, la municipalité a commencé fin 2015 à abattre des arbres avant d’opérer les travaux de déconstruction du bâti existant et de reconstruction.

Un projet auquel Malika, et d’autres, s’opposent farouchement, souhaitant pouvoir conserver les prairies telles qu’ils les connaissent et les aiment :

« L’idée, c’est vraiment pas de faire une ZAD comme à Notre-Dame-des-Landes. Pas du tout. On ne veut pas avoir à faire avec les CRS, ce sont toujours les riverains qui mangent au bout du compte. Mais on peut vivre ensemble et faire des choses ensemble, entreprendre des projets sans tout aseptiser. Et en se souciant de l’environnement, pas comme la mairie de Rennes ! Il y a des gens qui vivent là depuis longtemps et ils vont être expropriés, c’est pas normal. On peut faire plein de choses, on aime les prairies et on veut les entretenir. Organiser des soirées à thème pour répondre aux interrogations des habitants, des expos-photos, des espaces naturels de jeux ou de répétition aussi pour les artistes, conserver l’esprit et l’histoire des prairies ! », répète Malika.

Et en ce sens, elle entend aussi veiller au respect de la nature qu’elle souhaite préserver. Voir des déchets s’agglutiner sur les terrains sauvages l’exaspère. Tout comme les soirées trop arrosées de la « jeune génération des punks à chiens ». Elle a donc proposé au Relais d’organiser et animer des après-midis nettoyages des prairies avec les concerné-e-s pour les sensibiliser et les responsabiliser.

La jeune femme restera cet été, a priori, dans la capitale bretonne. Elle souhaite se poser, et avoue avoir moins envie de partir en saison, d’ordinaire du côté de la région du Médoc. Elle entreprend sa propre démarche de reconversion dans le domaine du social, sans passer par un cursus universitaires : « Je n’ai pas besoin de ça pour comprendre les gens en difficultés. »

VERS LA RECONNAISSANCE

L’errance, incontestablement, s’accompagne d’une absence de confort matériel et généralement de souffrances dans les chemins des unes et des autres. Le quotidien est jalonné de galères et de débrouilles. Un quotidien qui amène à repenser, par protection ou autre, la norme imposée par la société qui renvoie alors aux femmes en errance un sentiment d’échec et de vie marginale.

Mais les facettes de celles qui côtoient, de manière satellite ou totale, la zone sont multiples, variées et complexes. Si leur invisibilité les protège de certains dangers indéniables de l’espace public et urbain, l’indifférence ou la pitié ne sont pas des réponses adaptées à leurs situations.

« Moi, je prends les devants. Mes chiennes font toujours la fête aux gens qu’elles croisent, alors j’en profite pour discuter avec eux. En général, ils sont ouverts et comprennent. En fait, les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas. »
explique Louise.

Idem du côté de Nadège qui a appris, en faisant la manche, à vaincre sa timidité pour communiquer avec les passant-e-s. Mais bon nombre d’entre eux-elles les ignorent encore.

Peut-être serait-ce un début de solution. Un regard, une réponse, une parole. Sans tomber dans le pathos. Simplement un premier pas vers la reconnaissance et la sortie de l’invisibilité qui tend à effacer une partie de la personnalité et qui arrange une société trop frileuse pour se confronter à une réalité loin de s’améliorer dans les années à venir.

 

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Femmes en errance : un autre regard
Invisibles mais pas inactives !

Célian Ramis

Sous tes doigts : "On n'aborde rarement les guerres du point de vue des femmes"

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De passage à Rennes, la réalisatrice Marie-Christine Courtès aborde la condition des femmes ayant fui le Vietnam, en 1956, et la question de l’héritage transmis aux générations futures.
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Une semaine avant la journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » en Indochine, célébrée le 8 juin dernier, Marie-Christine Courtès, scénariste et réalisatrice, était de passage à Rennes pour présenter Sous tes doigts, son premier court métrage d’animation au festival Courts en Betton. L’occasion d’aborder la condition des femmes ayant fui le Vietnam, en 1956, et la question de l’héritage transmis aux générations futures.

Ce premier court métrage était dans les tuyaux depuis plusieurs années. Quand Marie-Christine Courtès rencontre Jean-François Le Corre, producteur pour la société rennaise Vivement lundi !, ce dernier lui demande d’écrire un scénario destiné à l’animation, domaine qu’elle n’a encore jamais expérimenté. Et qui la mènera aux César, Sous tes doigts ayant été nominé cette année dans la catégorie Meilleur film d’animation (court métrage).

En une dizaine de minutes, la réalisatrice nous propose un docu-fiction animé onirique et poétique, dans lequel les non-dits se brisent sans un mot. L’histoire de trois femmes héritières d’une transmission douloureuse.

Ainsi, Sophie, à la mort de sa grand-mère, découvre-t-elle ce que celle-ci a vécu en Indochine, délaissée, enceinte, par un colon français, puis rapatriée en France en 1956 et placée dans le camp de Saint-Livrade dans le Lot-et-Garonne.

Pour comprendre ce qui a motivé Marie-Christine Courtès à aborder ce sujet, il convient de présenter rapidement son parcours. En sortant diplômée du Centre de Formation des Journalistes, elle devient JRI (journaliste reporter d’images) et travaille notamment dans différentes villes bretonnes, entre Brest, Rennes, Saint-Brieuc ou encore Lorient. Avant d’exercer son métier en Asie du sud-est, où elle sera entre autre correspondante pour une agence américaine.

Toutefois, elle quitte la profession : « Pour moi, c’était uniquement du magazine, ce n’était pas du journalisme que je faisais ! » C’est une amie vietnamienne qui lui parle pour la première fois du camp de Saint-Livrade, un des camps d’accueil des français d’Indochine, ouvert aux 1 160 réfugié-e-s arrivés dans l’Hexagone.

En effet, en 1954, après la défaite de Diên Biên Phu, les accords de Genève et le retrait des troupes françaises du nord du Vietnam marquent l’engagement de l’État français de prendre en charge les couples mixtes et les veuves de Français qui fuient la guerre et le communisme.

Leur hébergement se veut provisoire. Mais 50 ans plus tard, ils et elles sont toujours là, dans ce camp, oublié-e-s de tou-te-s. D’où le titre du premier documentaire de Marie-Christine Courtès, co-réalisée avec son amie My-Linh Nguyen, Le camp des oubliés, qui sera diffusé en 2004 sur France 3. « C’est incroyable, j’ai grandi à côté et je n’en avais jamais entendu parler. », explique-t-elle.

POINTER L'INDICIBLE

Cette réflexion va nourrir l’ensemble des contenus qu’elle va produire par la suite puisqu’en 2012, quelques années après avoir intégré une formation de scénariste à la Fémis, elle réalise Mille jours à Saigon (produit par Vivement lundi !). En cherchant un dessinateur pour les personnages et décors de Sous tes doigts - qu’elle commence à écrire en 2009 - elle pense à Marcelino Truong qui évoque son roman graphique qu’il bâti sur son père, traducteur du président vietnamien Ngo Dinh Diem, et la guerre civile qui opposa le Nord et le Sud du pays après le départ des français.

Son court-métrage sonne alors comme une continuité de son voyage à travers l’Histoire contemporaine qui lie le Vietnam à la France. Parler des femmes apparaît comme une évidence pour elle, qui constate qu’au camp de Saint-Livrade, ce sont surtout des femmes et des enfants qui ont résidé dans ces bâtisses :

« Le dessin de ces femmes s’est imposé, il permettait d’appuyer là où ça fait mal. Car on n’évoquait pas le fait que les hommes français les ont oubliées, puis que les pouvoirs publics les ont abandonnées. »

BRISER LES TABOUS

Tout comme elle a côtoyé les trois générations installées dans le camp, la réalisatrice les illustre dans un scénario et une mise en scène léchée et poignante, accompagnée de la dessinatrice Ludivine Berthouloux (Marcelino Truong ayant réalisé également quelques dessins). L’occasion de dire et de questionner tout ce qu’elle n’aurait osé demandé frontalement à celles qui peuplent ou ont peuplé Saint-Livrade.

Sophie est une adolescente, repliée sur elle-même, en prise à la colère identitaire qui se fait sentir depuis plusieurs décennies dans les banlieues françaises. « Il y a aujourd’hui des jeunes issu-e-s de la 4e génération qui se disent vietnamiens, pas français, alors qu’ils ne connaissent rien du Vietnam. C’est révélateur ! », souligne Marie-Christine.

La communication avec sa mère semble rompue et le rejet de la tradition, une manière d’exprimer une personnalité perdue, brisée par le tabou. Comme si elle endossait, sans le savoir, le poids de son passé. Un thème qui fascine l’ex-journaliste : « On a tous un héritage plus ou moins douloureux. Comment le reçoit-on et qu’en fait-on ? » En découvrant l’histoire de sa mère et de sa grand-mère, Sophie va faire corps avec son aïeule et renouer avec la danse traditionnelle qu’elle influence de son vécu personnel.

Les silhouettes s’entremêlent dans une chorégraphie émouvante et virevoltante. L’esthétique rencontre le propos au service d’un message qui transparait avec une grande beauté et une intensité telle qu’elle nous reste en mémoire et nous enveloppe de sa violente douceur.

HISTOIRE D’UN TROU DE MÉMOIRE

Sous tes doigts brise bien des tabous. Avec ce court-métrage, Marie-Christine Courtès ne met pas seulement l’histoire de ces femmes sur le tapis. Elle met en relief le silence qui perdure aujourd’hui en France autour de la guerre d’Indochine et des années qui ont suivi. Et quand on rapproche ce tabou de celui des harkis, elle nous répond subitement : « Un camp de harkis se trouvait à 2 kms du camp de Saint-Livrade ! Tout comme pour les harkis, la France n’a pas assuré l’accompagnement et l’intégration des rapatrié-e-s. »

Et le cinéma n’a pas saisi la thématique pour la mettre sur le devant de la scène. Ce que souligne Delphine Robic-Diaz, auteure de La guerre d’Indochine dans le cinéma français. Images d’un trou de mémoire publié en 2015 aux Presses Universitaires Rennaises, dans la jaquette du DVD qui réunit Sous tes doigts et Son Indochine de Bruno Collet (deux productions Vivement lundi !) :

« La guerre d’Indochine hante le cinéma français depuis plus d’un demi-siècle. Jamais complètement abordée, elle ne bénéficie pour autant que très rarement d’un réel traitement à l’écran. »

Tout comme « on n’aborde rarement les guerres du point de vue des femmes », selon Marie-Christine Courtès. Et l’histoire de la grand-mère, séduite par un colon français, résonne dans l’Histoire et l’actualité, les femmes étant trop souvent des victimes de l’occupation militaire, peu importe les territoires en guerre.

Multi-primé depuis sa diffusion en festivals en 2015, le court-métrage poursuit son chemin cette année, en route pour le Cartoon d’or, prix visant à récompenser le meilleur court d’animation européen. En parallèle, la réalisatrice travaille à un futur projet qui pourrait la faire renouer avec son passé de journaliste, sans la ramener à son premier métier. « Je ne veux plus faire ça, mais les journalistes en tant que personnages me fascinent. », conclut-elle, avant de retrouver son producteur pour une journée de travail.

Célian Ramis

Jann Gallois, l'expérience de la complémentarité

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Le Triangle, Rennes
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Le 3 juin, Jann Gallois, chorégraphe et danseuse, présentait sa dernière création Compact, au Triangle, lors du festival Agitato. Une œuvre forte qui évoque la dualité femme/homme.
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Vendredi 3 juin, Jann Gallois, chorégraphe et danseuse, présentait sa dernière création Compact, en duo avec Rafael Smadja, au Triangle, à l’occasion du festival Agitato. Une œuvre forte qui évoque la dualité femme/homme.

Elle est issue de la danse hip-hop, Jann Gallois. Depuis 2004, elle apprend de manière autodidacte les codes d’un univers dans lequel elle débarque par la porte de l’underground, des battle et des soirées clubbing.

« Je n’ai pas de formation académique. J’ai fait mes classes dans la rue. », explique la chorégraphe qui a fondé en 2013 la compagnie BurnOut, à la suite du succès de son premier solo, P=mg.

Elle se définit comme une forte personnalité, et à 23 ans choisit de se lancer dans un travail de chorégraphie, nourrissant également sa conception de son art avec une approche de danse contemporaine.

Après avoir remporté plusieurs prix pour sa première création, elle revient sur scène avec une forme plus aboutie, un spectacle en solo d’une heure sur la schizophrénie.

Diagnostic F20.9 résulte de sa rencontre avec plusieurs schizophrènes : « Humainement, ça a été très fort, ça a été une très belle expérience et j’ai eu envie de toucher à la déstigmatisation de cette maladie. » Aujourd’hui, elle présente une nouvelle forme d’écriture qui n’a pas été sans défi à relever. En effet, la jeune chorégraphe de 27 ans signe ici une création pour 2 corps en 1.

Et sur scène, c’est une belle et véritable prouesse technique que réalisent Jann Gallois et Rafael Smadja. Au sol, les corps sont confondus, emmêlés. Ils développent alors un côté clownesque en essayant de se détacher l’un de l’autre, ainsi qu’un aspect acrobatique.

Les deux danseurs cherchent à comprendre, s’interrogent, s’interrompent, s’arrêtent. Puis s’attèlent à nouveau à la difficile tâche de s’extraire du corps de l’Autre.

Ça pourrait ressembler à une partie de Twister qui n’en finit pas et qui tourne mal. Mais de là, nait une complicité et une relation malicieuse. Ils semblent s’apprivoiser, parfois maladroitement, avec humour et douceur.

Ils explorent le champ des possibles, accrochés l’un à l’autre. Leurs jambes s’écartent, se croisent, s’entremêlent, se serrent. Les bras aussi.

« J’aime beaucoup me mettre des contraintes pour écrire. Je ne peux pas travailler sans cela. Je sais que pour beaucoup c’est l’inverse. », souligne Jann Gallois que l’on sent stimulée par la recherche de mouvements.

Une recherche quasi oulipienne, en imaginant que celle-ci se transpose à la danse (oudanpo ?). Sans hésitation, sa partition s’est composée pour un homme et une femme. Et le choix de Rafael Smadja a été une évidence.

« Nous avons le même univers artistique, nous venons tous les deux du hip hop avec une ouverture sur le contemporain. Nos corps rentraient bien l’un dans l’autre. Ce qui a été plus difficile, c’est d’apprivoiser nos deux corps, le temps d’adaptation. Car en hip hop, il n’y a pas de contact entre les corps. », analyse la chorégraphe.

Les deux corps imbriqués, le duo met en perspective les états très différents que traversent hommes et femmes dans une rencontre et une relation.

Pour Jann Gallois, il en va ici du reflet d’une vie en communion, de la question des concessions que l’on fait pour laisser sa place à l’autre. Jusqu’à ce que le couple se lève et vacille et virevolte dans un tournoiement effréné. Jusqu’à la séparation des deux corps. Jusqu’à courir l’un vers l’autre pour s’enlacer à nouveau.

« Se séparer et se retrouver, ne pas pouvoir se passer de l’autre, l’envie de retrouver l’autre… Il en est sorti une lecture d’un rapport de couple, d’un homme et d’une femme. Physiquement, on est faites pour s’imbriquer avec un homme. Pour moi, il s’agissait ici de l’évidence de la complémentarité. », conclut la chorégraphe.

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