Célian Ramis

De la solitude des femmes iraniennes à la répression d'une population

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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent massivement l’espace public pour protester contre l’obligation de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la "solitude des femmes en Iran".
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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent l’espace public pour protester contre l’obligation pour elles de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la situation des femmes en Iran, aujourd’hui encore : 

« C’est ce que j’appelle la solitude des femmes iraniennes. Elles sont seules dans la rue. Sans le soutien des hommes. Dès qu’elles parlent de ce qu’elles vivent au quotidien, après 42 ans de résistance, tout de suite les voix masculines s’élèvent pour dire ‘Nous aussi, on souffre’. Je reconnais que ce n’est pas facile pour eux non plus mais il y a une séparation entre ces deux situations. »

Elle poursuit : « On pense qu’il y a tellement de problèmes qu’il ne faut pas parler des conditions des femmes. » Elles ne sont pas une priorité. Pour la sociologue, ce que les hommes iraniens ne voient pas, c’est que la répression, dont ils souffrent à l’heure actuelle, s’est imposée en plusieurs étapes.

Mercredi 10 mars, Mahnaz Shirali animait une conférence « Décalage entre les sexes : la solitude des femmes iraniennes », organisée par l’Association Franco-Iranienne de Bretagne à l’occasion du 8 mars à Rennes, et retraçait l’histoire d’une répression qui a débuté par celle des femmes avant de s’étendre à l’ensemble de la population.

LA SOCIOLOGIE DE TERRAIN… À DISTANCE

« Il y a eu d’énormes cas d’infanticides et de féminicides cet été. La société iranienne n’a jamais été aussi violente. », déplore la sociologue qui avant de démarrer sa conférence explique sa méthode de travail. 

« Les sociologues – critiques avec le régime - ne sont pas les bienvenu-e-s en Iran. Jusqu’en 2000, j’y allais régulièrement. Je pratiquais la sociologie de terrain. En 2001, ma thèse a été publiée et je n’ai pas osé ouvertement y retourner. Je me suis tournée vers l’histoire de l’Iran. »
souligne-t-elle.

En 2008, elle parle d’un changement majeur : l’arrivée des réseaux sociaux. Facebook tout d’abord puis Twitter, Instagram, etc. Ainsi, elle accède aux Iranien-ne-s et depuis 2014, peut explorer la possibilité d’en tirer un travail sociologique. Prochainement son livre Fenêtre sur l’Iran – le cri d’un peuple bâillonné, dans lequel elle raconte tous ces bouleversements, sera publié.

« C’est inédit ! Ce sont de vraies mines d’or pour nous. Par contre, ce qui est compliqué c’est d’extraire et d’utiliser la matière récoltée. Depuis mai 2020, on assiste à une explosion des violences à l’encontre des femmes. On le voit à travers les journaux du pays et les vidéos postées par les iranien-ne-s sur les réseaux sociaux, qui sont des outils qui leur permettent de communiquer avec le monde libre. Ils filment les situations et les postent. Ces scènes quotidiennes sont confirmées ensuite dans les journaux. »

Elle fait mention d’une femme décapitée par son père parce qu’elle s’était réfugiée chez son amoureux. Le patriarche n’a pas été inculpé pour l’infanticide commis. « Le corps de la femme appartient au père. Dans les cas de féminicides, les femmes sont tuées par la famille du mari, le mari ou sa propre famille. Selon les lois, les hommes sont les chefs de la famille. Les victimes sont les enfants et les femmes. », commente-t-elle.

S’ATTAQUER AUX DROITS DES FEMMES

Plus l’économie est en chute libre, plus la quantité de violences intrafamiliales augmente. On le sait, les droits des femmes ne sont jamais acquis et les crises, qu’elles soient politiques, économiques et/ou religieuses, les menacent sans relâche. Au fil de ses recherches, Mahnaz Shirali constate que les violences à l’égard des femmes deviennent de plus en plus banalisées.

Elle se rappelle notamment de l’époque où elle se rendait en Iran. La polygamie était autorisée mais mal vue : « Sous la république islamique, le mariage des enfants est devenu tout à fait légal. Sous l’ancien régime, l’âge légal était fixé à 15 ans. Ensuite, Khomeini l’a baissé à 13 ans. Aujourd’hui, il n’y a plus d’âge, à partir du moment où le père accepte. Cet acte de marier les enfants est devenu banal. »

Concernant la maternité, les femmes sont réduites à l’état de la nourricière, déclare-t-elle. Aucune décision concernant l’éducation des enfants ne peut être encadrée par la mère. La sociologue concède aux ayatollahs au pouvoir la réalisation d’un travail minutieux pour avantager massivement les hommes, « les rendant complices de ses établis » et créant un conflit entre eux et les femmes, isolées, sans alliés.

Sans célébrer l’ancien régime du Shah d’Iran, elle explique tout de même la modernité alors du pays, de ses infrastructures et des structures politiques. Ce n’est certes pas une démocratie mais le pays est modernisé et les femmes y ont accès à des postes à responsabilité, comme juges, chirurgiennes ou encore ministre de l’Education.

« Le 8 mars 1979, c’est la première année de Khomeini. Son arrivée n’était pas facile. Il a aboli la loi de protection de la famille, a imposé le port du voile aux femmes et a réprimé les droits des femmes. », souligne Mahnaz Shirali, partageant alors son écran sur lequel est diffusé la photo d’une foule compacte composée exclusivement de femmes dans la rue. Le fameux 9 mars 1979 illustrant « la solitude des femmes iraniennes ». 

Le régime en place a instauré la répression progressive de toute une population. En commençant par celle des femmes. «

 Il n’aurait pas pu s’installer s’il n’avait pas commencé par là pour ensuite réprimer le reste de la société. Parler des femmes en Iran n’est pas marginal. La lutte contre la répression doit commencer par la lutte pour les droits des femmes. Et ce n’est pas une lutte marginale ! »
insiste la conférencière. 

CONDITIONNER LES ENFANTS AUX ASSIGNATIONS DE GENRE

Et comme dans toute problématique de discrimination, l’enjeu se niche dans l’éducation. Dès le plus jeune âge, on conditionne les enfants à établir une distinction entre les deux sexes et les deux genres et petit à petit à ancrer la supériorité de l’un sur l’autre.

Ainsi, les petites filles sont éduquées à devenir des mères. « J’ai remarqué dans les dessins animés, etc., elles sont invitées à devenir mères mais dans le sens, comme je vous le disais tout à l’heure, de nourricières ! Ce sont les pères qui prennent les décisions pour les enfants. », s’insurge-t-elle.

Les petits garçons, eux, sont nourris à la violence des images d’exécution et de tortures. « C’est devenu le quotidien dans les villes. La république islamique montre son plein pouvoir. », conclut Mahnaz Shirali.

Elle le dit sans vergogne : en tant qu’iranienne, la situation la déprime au plus haut niveau mais la fascine, en tant que sociologue. 

Célian Ramis

Combattantes du monde des sciences

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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. On ne voulait pas dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin.
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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. Parce qu’on n’avait pas envie de dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin. Et on invisibilise la bataille qu’elles ont mené et mènent encore actuellement pour être reconnues en tant que telles : des scientifiques à part entière, respectées et reconnues pour leurs recherches et travaux.

Sa fille l’accompagne un jour au laboratoire. Elle a 3 ans. Elle sait que sa mère est une scientifique mais c’est en la voyant en tenue blanche qu’elle réalise et dit « Tu es vraiment une scientifique, maman ! Je veux être scientifique plus tard ! » En entendant ces mots, Jane Willenbring, géologue, fond en larmes. Des larmes de joie mais aussi de terreur : 

« Parce quej’ai imaginé qu’elle serait traitée comme une moins que rien. »

C’est ainsi que démarre Picture a scientist, un film documentaire réalisé aux Etats-Unis en 2020 par Sharon Shattuck et Ian Cheney, et diffusé ce jeudi 11 mars sur Vimeo en amont de la table ronde autour des inégalités et discriminations subies et vécues par les femmes dans les sciences, organisée par l’université Rennes 1 dans le cadre du 8 mars. 

LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION

Aux genres féminin et masculin, on attribue des images. En terme de carrières professionnelles, on imagine les femmes dans les métiers du soin et de l’éducation et les hommes dans les postes à responsabilités, la politique et les sciences.

« Les femmes sont sous-représentées dans les sciences. Ce n’est pas notre place, c’est ça le message. Il y a des règles : les hommes les écrivent, ils les connaissent. Pas nous. »
nous dit le documentaire en introduction.

Picture a scientist explore les tenants et les aboutissants de cette sous-représentation, en donnant la parole à des scientifiques qui se sont battues et se battent encore pour faire valoir la place qu’elles occupent et la place qu’elles méritent. Leurs témoignages mettent en lumière l’isolement subi et le travail acharné qu’elles doivent fournir pour accéder à la reconnaissance.

« J’étais dans une école privée pour filles. On ne nous apprenait pas les maths et les sciences. Plus tard, j’ai suivi un cours de bio et ça m’a changée. Je ne pouvais pas imaginer vivre sans cette science. », explique Nancy Hopkins, biologiste. Marquée par le cancer de sa mère, elle a voulu très tôt s’orienter vers la recherche contre la maladie.

Rares sont les femmes qui sont encouragées à prendre et poursuivre la voie des sciences. C’est ce qu’a démontré l’enquête réalisée dans le cadre du livre Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et science : comment les mesure ? comment les réduire ? présenté lundi 8 mars par les professeures émérites Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy dans une conférence organisée également par l’université Rennes 1. 

Dans le documentaire, la chimiste Raychelle Burk témoigne de la double discrimination qu’elle subit en tant que femme racisée : « Je n’ai pas été encouragée pendant mes études. Il n’y a pas de profe noire de chimie… »

Le seul personnage auquel elle peut se référer est celui de Uhura dans la série SF Star Trek, alors seule scientifique noire portée à l’écran. Dans la réalité, 2,2% des femmes noires ont des doctorats.

Elle raconte que souvent on la prend pour la femme de ménage, qu’on l’ignore en réunion et qu’elle reçoit des mails de critiques déplacées, inappropriées, qu’on ne ferait pas à une femme blanche, encore moins à un homme blanc. Et explique, les larmes aux yeux, l’énergie qu’elle dépense en répondant à ces messages. Des temps qu’elle ne consacre pas à ses travaux.

C’est ça souligne-t-elle qu’il faut avoir en permanence à l’esprit. C’est que les autres ne passent pas une partie de leur temps à recevoir des mails plombants de par le sexisme et le racisme qu’ils diffusent et à devoir formuler des réponses, pour ensuite pouvoir reprendre le cours de ses recherches.

Elle est la seule professeure noire de son établissement. D’autres chiffres apparaissent comme flagrants d’un système raciste et sexiste : 7% des doyens et moins de 3% des recteurs sont des femmes de couleur.

« Plus on monte dans la tour d’ivoire, plus c’est blanc. On s’habitue à être insultées, mal traitées… et c’est à nous qu’on demande d’être polies… Tu essayes de rentrer dans le moule mais certains ne te considèrent toujours pas. »
déplore-t-elle.

UNE IMAGE BIEN ANCRÉE DANS LES MENTALITÉS

Les femmes doivent redoubler d’effort pour être acceptées. Pas seulement pour rentrer dans le moule de l’institution qui comme l’évoque Raychelle Burk exige un certain type de comportement, un certain type d’habillement, un certain type de langage, etc. comme dans n’importe quel groupe social. Il faut surtout entrer dans le moule du genre.

« Il faut beaucoup bosser, il faut prendre de l’élan pour faire une carrière dans les sciences en tant que femme. On devait être gentilles, jamais déplaisantes. Sinon, on ne voulait pas de nous et on ne nous accordait pas les crédits nécessaires à nos recherches. », souligne Nancy Hopkins. 

Les mentalités n’ont que trop peu évoluer à ce sujet. Deux tests le prouvent dans le documentaire. Le premier établit deux CV. En réalité, ils sont identiques au détail près que l’un est censé être le CV d’une femme et l’autre, celui d’un homme. Pas de suspens : c’est le CV de l’homme qui obtient le plus de résultats positifs. Plus embauchable et mieux rémunéré. Effarant.

Le deuxième est effectué auprès d’un groupe constitué d’hommes et de femmes. A l’écran, la colonne de gauche dévoile un prénom masculin et la colonne de droite, un prénom féminin. La sociologue donne les consignes : dès que les participant-e-s entendent des mots en lien avec les sciences, ils et elles doivent l’attribuer au prénom masculin et dire « gauche », même principe quand ils entendent des mots en lien avec la sphère privée, ils et elles doivent l’attribuer au prénom féminin et dire « droite ».

Les réponses sont prononcées instantanément et d’une seule et même voix. Mais quand la professionnelle inverse les deux prénoms, ça cafouille et le résultat est plus long à être obtenu, et ce dans une certaine cacophonie.

Eugénie Saitta est enseignante-chercheuse auprès du laboratoire Arènes de l’IUT de Rennes. Elle est invitée par l’université Rennes 1 et sa chargée de mission Parité, Nicoletta Tchou, ce jeudi 11 mars à commenter le documentaire et par conséquent cette difficulté à envisager les femmes dans des carrières scientifiques.

Pour elle, le témoignage de Raychelle Burk révèle l’importance et le rôle des modèles féminins qui « ouvrent l’imaginaire des possibles ». Elle aborde deux effets principaux : 

« Il y a l’effet de socialisation primaire qui se fait dans la famille, le système éducatif, etc. Les petits garçons sont encouragés à la compétition et les petites filles à la docilité. Et il y a l’effet d’intériorisation des schémas qui jouent ensuite sur la construction et les choix des individus. »

En d’autres termes, ne pas encourager les filles dans la voie des sciences, là où on encourage les garçons que l’on représente et érige en modèles dans ces carrières, c’est leur faire croire qu’elles n’en ont pas les capacités. Ainsi, elles vont intérioriser cette idée, allant même jusqu’à se saboter inconsciemment. Par conséquent, lors du choix des études et des métiers, elles ne vont pas être nombreuses à s’orienter dans les domaines scientifiques, excepté pour les sciences sociales.

LES INJUSTICES ÉPISTÉMIQUES

Difficile d’expliquer son ressenti et de dénoncer son vécu quand les mots nous manquent. Ceux-là même qui permettent de nommer les situations. Sur ce point précis, les avancées sont indéniables. Grâce à Kimberlé Crenshaw par exemple, la notion d’intersectionnalité entre dans le langage et surtout libère de très nombreuses personnes qui peuvent enfin exprimer les discriminations qu’elles subissent et qui s’articulent entre les questions raciales, de genre et de classe. Et surtout, le terme apporte une reconnaissance à leur vécu.

Un jour, Nancy Hopkins s’apprête à assister à la conférence du biologiste Francis Crick. Pour elle, c’est un génie, elle l’admire énormément. Elle est assise à son bureau lorsque celui-ci déboule dans la pièce, met ses mains sur la poitrine de Nancy et lui demande sereinement sur quoi elle travaille.

« On ne parlait pas de harcèlement sexuel à cette époque. Je ne voulais pas l’embarrasser alors j’ai fait comme si rien ne s’était passé. », témoigne-t-elle.

Aujourd’hui, on parlerait d’agression sexuelle. La biologiste sait que la situation est anormale. Elle sent que le geste n’est pas approprié mais l’absence de vocabulaire spécifique à ce vécu néglige la gravité des faits. Les mots comptent. D’autant plus que sans eux, il est aisé pour le groupe dominant de remettre en cause le discours du groupe dominé, surtout si l’individu est isolé ou en minorité.

La philosophe Miranda Fricker, comme l’explique Eugénie Saitta lors de la table ronde, conceptualise « les injustices épistémiques », désignant l’ensemble des mécanismes permettant de décrédibiliser la parole, en l’occurrence des personnes sexisées et racisées.

LES MOTS COMPTENT…

D’un côté des personnes victimes d’un langage qui ne se met pas au service de leurs expériences, de l’autre des personnes qui abusent de paroles dures et néfastes, dans l’intention de nuire véritablement. Raychelle Burk en témoigne lorsqu’elle parle des mails déplacés qu’elle reçoit, au racisme et sexisme latents et ravageurs. Pour répondre, elle met du temps et de l’énergie pour trouver justement les bons mots.

Elle évoque également les insultes auxquelles elle s’est habituée. C’est dramatique. Elle que l’on voit travailler dans la bonne humeur, le partage et l’échange, a toujours en tête ce climat de tension dont on essaye de lui faire croire qu’elle est responsable. La force qu’elle met dans un sourire est décuplée. La question de la charge et de la santé mentale des femmes racisées n’est pas nommée en tant que telle dans le documentaire mais mériterait un film en lui-même.

L’hostilité, le climat tendu, les insultes… Tout cela représente la partie immergée de l’iceberg, la métaphore étant omniprésente dans Picture a scientist. La partie émergée est elle constituée des violences sexuelles. 

Jane Willenbring raconte sa première mission en Antarctique avec Dave Marchant. Pareil que pour Nancy, elle l’admire, le trouve brillant et se réjouit de cette expédition qui se déroule bien au départ, lorsque le groupe (Dave Marchant, le frère de Dave Marchant, Adam Lewis et elle) est encore à la base, avec de nombreux autres scientifiques.

Le groupe part en mission et c’est là que Jane commence à subir des insultes de la part de son mentor Dave, qui la traite de salope et de pute, « pour rigoler » à la suite d’un sketch dans lequel le comique faisait mention de « Jane la salope ». Chaque discussion est douloureuse : « Je voulais juste parler de science ! »

Lorsqu’elle va aux toilettes, en pleine nature, il lui jette des cailloux. « C’était humiliant ! », scande-t-elle. Elle arrête de s’hydrater durant la journée, commence à avoir du sang dans les urines et son corps développe de nombreuses infections urinaires. A un autre moment, il l’appelle pour lui faire observer des cristaux. Elle s’approche, il lui jette les cendres à la figure, elle s’en prend dans les yeux. Ça, c’est quand il n’est pas trop occupé à la pousser d’u haut d’une colline…

Jane Willenbring n’a de cesse de se contenir pour paraître désinvolte :

« Mon avenir dépendait de lui ! »

Tout comme cette étudiante qui témoigne sous anonymat. Elle rêvait d’être astronaute et devait obtenir un doctorat pour poursuivre son ambition. En arrivant auprès de Dave Marchant, celui-ci lui répond qu’il ne veut pas accompagner une fille. Son CV ne laissait pourtant pas de doute quant à cette partie de son identité.

Ensuite, c’est harcèlement et insultes tous les jours. Il va jusqu’à lui dire très clairement qu’elle n’obtiendrait jamais de financements pour ses recherches et qu’il s’en assurerait directement. Quand elle porte l’affaire à la présidence de son université, on lui répond que Dave Marchant est trop influent et rapporte trop d’argent pour le virer. À la place, on lui demande à elle de s’en aller. « Sans doctorat, je ne pouvais pas être astronaute », conclut-elle, désemparée. 

Le désarroi, le sentiment d’illégitimité, la perte de confiance et d’estime en soi et ainsi sa capacité à réfléchir et travailler – déjà souvent pas bien grande puisqu’aucun encouragement n’a été reçu, ni aucune marque de reconnaissance – participent à décourager de nombreuses scientifiques qui quittent leur domaine d’activité.

LA PRISE DE CONSCIENCE ET LE TEMPS DE L’ACTION

Pour Anne Siegel, combattre le haut de l’iceberg tout comme la partie immergée est compliqué et complexe. Mais pas impossible, évidemment : « C’est le solidarité des femmes mais aussi de certains hommes que nait la prise de conscience. À partir de là, on peut avancer. Il y a au départ un sentiment d’illégitimité puis la parole se répand et la prise de conscience mène au collectif, ça dépasse alors l’individuel, le sentiment individuel d’imposture par exemple. »

Dans le film documentaire, on voit ce cheminement à travers le parcours de Nancy qui à un moment se met à venir le soir au labo et à mesurer les surfaces occupées dans les labos, constatant des inégalités flagrantes entre l’espace décerné aux femmes et celui décerné aux hommes. Elle écrit une lettre au président du MIT à propos du sexisme systémique mais avant de lui transmettre, elle demande à une collègue, à l’occasion d’un déjeuner, si elle peut la lui lire.

Elle a peur. Peur que sa collègue la juge. Peut que sa collègue ne la comprenne pas. Peur que sa collègue l’exclut pour avoir oser parler, dénoncer. Sa peur est balayée par non seulement la compréhension de sa collègue mais aussi et surtout le partage du même sentiment et des mêmes expériences.

Il y a seulement 15 femmes sur 6 départements au MIT, elles vont aller à leur rencontre, échanger avec elles, et former un groupe pour lutter ensemble contre les discriminations qu’elles subissent en tant que femmes. Elles vont bosser, œuvrer, compter ! Et les chiffres, forcément, sont une arme redoutable.

« Les chiffres ont prouvé la vérité ! Moins de surface pour les femmes dans les labos, moins de salaires. Pas de garde d’enfants sur les campus universitaires, etc. Sans les femmes, on perd la moitié des talents ! »
s’insurge-t-elle. 

De l’individuel au collectif, les phases se succèdent, sans règle absolue et sans mesure exacte du temps que cela prend. Tout dépend des individus. Tout dépend des combats. Tout dépend des contextes… Eugénie Saitta synthétise :

« D’abord, on expérimente individuellement des choses qui nous mettent mal à l’aise. Ensuite, il y a la mise en commun des expériences, souvent sur des temps informels, entre femmes. On le voit avec Nancy et sa collègue, qui vont s’allier. La prise de conscience individuelle peut prendre du temps à arriver au collectif. »

Pour faire reconnaître leur juste place, les scientifiques vont devoir se battre sans relâche, ce qui équivaut comme le dit très bien Raychelle Burk à dépenser une énergie qui n’est pas mise dans le travail. Mais qui profite aux générations futures. Car si elle n’avait pas de modèle, hors fiction, de profe de chimie noire, elle incarne pour ses étudiant-e-s, stagiaires et collaborateur-ice-s la possibilité de changer la norme, qui en l’état est excluante et discriminatoire.

Jane Willenbring a décidé des années plus tard de porter plainte contre Dave Marchant, sachant qu’il reproduisait son comportement avec d’autres personnes. Le combat est long, très long, trop long. Mais aboutit finalement à la destitution du géologue de son poste à l’université.

« C’est très difficile de porter plainte contre son directeur de thèse, de stage, de recherches… à cause de la logique de pouvoir. On le voit, il rapporte énormément d’argent à l’université, c’est lui qui a le pouvoir. »
commente Eugénie Saitta.

LENTEMENT, DES AVANCÉES…

Le rapport remis au MIT par Nancy Hopkins et ses collègues obtient un retentissement important. Le président de la structure s’engage à leurs côtés, alors même qu’il sait qu’il devra essuyer de nombreuses et sévères critiques de ses homologues pétris dans la mentalité patriarcale, et 9 autres universités lancent le mouvement de la réflexion et de l’action en faveur de l’égalité.

Sangeeta Bhatia est ingénieure et a bien conscience qu’elle bénéficie de certains privilèges obtenus grâce aux combats de leurs ainées et même de leurs contemporaines qui ont repris le flambeau et ouvrent le champ des possibles en focalisant l’attention sur l’essentielle inclusion de tous les individus.

Anne Siegel met l’accent sur les avancées en cours, à l’échelle locale de l’IRISA, laboratoire informatique de Rennes, domaine dans lequel les femmes sont encore sous-représentées :

« On constate une volonté depuis 3 – 4 ans de faire bouger les lignes. Le groupe de travail sur l’égalité est devenu un comité et on a mis en place plusieurs dispositifs comme le Club sandwich sur le temps du midi, pour que les femmes discutent entre elles de plein de sujets différents, mais aussi le mentorat, qui n’est pas réservé aux femmes, mais permet un accompagnement pour identifier les verrous dans les carrières et vies personnelles. Ça permet de limiter l’isolement et de faire justement émerger les prises de conscience. »

Le film documentaire Picture a scientistse referme sur la conclusion que l’évolution est constante mais encore insuffisante. Des biais existent encore et les faits de harcèlement – dans son sens le plus large – créent des fuites dans le système. 

Anne Siegel aborde l’effet Matilda, conceptualisée par Margaret Rossiter dans les années 80, qui désigne le fait de nier ou oublier les découvertes et la contribution des femmes aux recherches scientifiques. On peut alors lire l’ouvrage Ni vues ni connues – Panthéon, histoire, mémoire : où sont les femmes ?, écrit par le collectif Georgette Sand, qui dédie un chapitre aux découvertes des femmes que les hommes se sont attribuées. 

Enfin, elle prend un exemple qui en dit long, celui du prix nobel de physique attribué en 2020 à un tri d’expert-e-s, Roger Penrose, Reinhard Genzel et Andrea Ghez : « Celle-ci est la seule à ne pas avoir de page wikipédia… » Pas de commentaire. L’action s’impose. 

 

 

Célian Ramis

Réduire concrètement les inégalités femmes-hommes dans les sciences

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Quand on pense aux sciences, on a en tête l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort.
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Quand on pense au domaine des sciences, on a très souvent l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort. Les filles et les femmes s’investissent dans les carrières scientifiques mais pâtissent d’un manque de visibilité et d’un manque d’encouragement, pouvant donner lieu à un sentiment d’illégitimité, sans oublier les violences sexistes et sexuelles qu’elles vont subir durant leurs études et l’exercice de leur fonction.

Les choses bougent. Lentement mais elles bougent. Ainsi, on constate ces dernières années qu’enfin des femmes obtiennent par exemple le Docteur Honoris Causa, un titre honorifique que l’université décerne à une personnalité éminente.

Entre 1987 et 2012, à l’université Rennes 1, 48 titres ont été remis. Uniquement à des hommes. Le 8 mars 2013, 3 femmes, dont la mathématicienne Hélène Esnault, ont accédé au DHC. Entre 2014 et 2019, le titre a été décerné à seulement 3 femmes contre 12 hommes. Ça progresse mais c’est largement insuffisant.

« Identifier et réduire les inégalités dans les sciences », c’est la thématique choisie par l’université Rennes 1 pour une conférence en ligne qui a eu lieu le 8 mars, journée internationale des droits des femmes.

Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy sont toutes les deux professeures émérites, respectivement de l’université Paris-Est Créteil et de l’université Rennes 1, engagées pour l’égalité femmes-hommes dans les sciences, et ont participé au projet international « The gender gap in science – A global approach to the gender gap in mathematical, computing and natural sciences : how to measure it, how to reduce it ? » dont l’ouvrage réalisé – publié il y a un an - est actuellement traduit en français par les deux intervenantes.

Entre 2017 et 2019, à l’initiative de l’Union internationale de mathématiques (à travers son Committee for women in mathematics) et l’Union internationale de physique, 11 coordinatrices et 1 coordinateur, issu-e-s de toutes les disciplines scientifiques et de différents pays ont mené une enquête auprès de 32 000 scientifiques répondant-e-s depuis 130 pays, ont analysé des millions de publications et revues depuis les années 70, ont créé une base de données des bonnes pratiques, référençant 68 activités, et ont dressé une liste de recommandations à destination des parents, des organisations locales et des institutions scientifiques.

DES DIFFÉRENCES CONSTATÉES SIGNIFICATIVES

Pour cette enquête, hommes et femmes ont été interrogées sur l’ensemble de leur vie universitaire et professionnelle. Résultat :

« Les expériences des femmes sont moins positives que celles des hommes. »
commente Colette Guillopé.

Les femmes sont souvent moins encouragées dans leurs études et carrières par leurs proches et leurs familles. Elles disposent de moins de rôles modèles, perçoivent un salaire moindre et voient leurs carrières évoluaient plus lentement que celles des hommes. 

Autre point non négligeable : un quart des femmes interrogées ont signalé avoir été victimes de harcèlement sexuel pendant leurs études ou au travail. Il est essentiel de travailler à la culture de l’égalité dans tous les secteurs de la société.

Dans l’analyse des publications de 1970 à 2018, Colette Guillopé constate une augmentation régulière de la proportion des femmes autrices d’articles scientifiques. Dans ce qui est considéré comme les meilleures revues, les plus renommées du moins, l’amélioration en astronomie et en chimie est nette (20% en 2020), tandis qu’il n’y a pas de progrès en mathématiques et en physique théorique où elles sont toujours moins de 10%.

En ce qui concerne la base de données des bonnes pratiques, Colette Guillopé établit qu’il est difficile de savoir ce qui relève de la « bonne » pratique et ce qui n’entre pas dans la catégorie : « Surtout qu’il y en a certainement plein mais qu’on ne les connaît pas forcément. »

L’intérêt n’est pas nécessairement de constituer une liste exhaustive mais surtout de sensibiliser les familles et les communautés pour promouvoir les carrières en science auprès des filles, surtout quand celles-ci vont à l’encontre des normes et des préjugés. Pour encourager les femmes à s’intéresser aux questions scientifiques. Pour promouvoir un soutien pour les femmes, via des systèmes de marrainage et de réseaux par les chercheuses et professionnelles confirmées dans les STIM.

LES AXES DE RECOMMANDATIONS

« Nous avons listé une trentaine de recommandations qui sont des choses plus ou moins déjà faites maintenant que, depuis 2013, les chargé-e-s de mission Égalité sont obligatoires dans les établissements d’enseignement supérieur. », explique la professeure de Paris-Est.

À destination des parents et des professeur-e-s, les préconisations concerneront le fait d’éviter les préjugés relatifs aux femmes et aux hommes et de plutôt promouvoir l’égalité des sexes et sensibiliser aux questions de genre.

Il y a également de nombreuses actions à entreprendre au niveau des organismes scientifiques et des établissements d’enseignement sur l’axe par exemple du harcèlement sexuel et de la discrimination afin de les empêcher, signaler et les condamner, mais aussi l’axe de la promotion de l’égalité des sexes dans les politiques de l’établissement ou encore l’axe de la parentalité, de son impact sur les carrières mais aussi de sa gestion avec l’environnement professionnel.

Concernant les recommandations formulées pour les unions scientifiques et autres organismes internationaux, Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy conseillent de travailler sur le changement des normes, d’encourager les bonnes pratiques, d’augmenter la visibilité des femmes scientifiques et de créer des comités pour les femmes en science.

« ÉGALITÉ EN SCIENCE ! »

Afin de pouvoir accès aux mesures concrètes proposées et aux résultats de l’enquête, il faudra attendre encore quelques temps. La traduction est en cours, assurent les deux expertes. Et elle sera partielle avec cependant l’ajout de deux chapitres, un sur les mathématiciennes africaines – grâce à l’African women in mathematics association – et un sur les mathématiciennes françaises – grâce à l’association Femmes et mathématiques.

Le livre en français s’appelle : Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et sciences : comment les mesurer ? comment les réduire ?

Concernant les mathématiciennes françaises, elles en ont sélectionnées 5 et les ont interrogées sur leur parcours, leurs résultats scientifiques et leur action phare pour l’égalité femmes-hommes en mathématiques. Figurent ainsi Anne Boyé, Clotilde Fermanian, Geneviève Robin, Olga Romaskevich, Anne Siegel.

On y trouve aussi des statistiques plutôt accablantes sur la proportion de femmes et d’hommes professeur-e-s de maths depuis 1996. Les femmes représentent moins de 10% et leur nombre diminue progressivement avec le temps.

« En 2075, il n’y aura plus une seule profe de maths à l’université en France si ça continue. »
déplore Marie-Françoise Roy.

FAIRE PROGRESSER L’ÉGALITÉ CONCRÈTEMENT

À l’occasion de la conférence, Marie-Françoise Roy s’appuie sur différentes situations et actions que l’on peut mettre en lumière dans le cadre des avancées dues à des mouvements en faveur de l’égalité femmes – hommes.

Elle prend l’exemple du CIRM – Centre international de recherches mathématiques – un centre de rencontres organisées sur une semaine, dans le sud de la France. Créé en 1981, « il était interdit depuis le début d’y amener des bébés. Si une mère voulait allaiter, elle devait sortir de l’enceinte de la structure. » Et quand elles venaient en famille avec des enfants même plus âgés que les nourrissons, elles devaient louer un hébergement en dehors du CIRM au lieu de loger avec les autres.

A coups de protestations et de pétitions, « l’impossible est devenu possible ». Depuis 2016, soit 35 ans après son ouverture et à la suite d’une rénovation des locaux, le CIRM autorise les bébés et les enfants, installés avec leurs parents dans des studios familiaux. Les familles peuvent donc depuis 5 ans manger et loger avec le reste des personnes présentes. « Quand ils ont changé le règlement, ils n’ont pas fait beaucoup de pub à ce sujet… », conclut la professeure qui embraye rapidement sur les initiatives positives mises en place sur le campus de Beaulieu.

L’université Rennes 1, en collaboration avec l’université Rennes 2, l’EHESP, l’INSA, l’ENSAB et l’ENSCR, ont mis en place un dispositif de prévention et de lutte contre le harcèlement sexuel. Sur le site de Rennes 1, un espace est dédié par exemple pour alerter une ou des situations de harcèlement sexuel, que l’on en soit victime ou témoin.

Une fois l’alerte effectuée, la présumée victime peut avoir accès à une cellule de soutien, composée de médecins, d’une assistance sociale, d’une psychologue et d’un soutien juridique. Elle pourra éventuellement être orientée vers l’association SOS Victimes. Si elle le souhaite, elle pourra suivre les mesures conservatoires et/ou disciplinaires avec l’établissement.

Autre initiative en faveur de l’égalité femmes-hommes : l’inauguration en octobre 2019 de l’amphithéâtre Maryam Mirzakhani, pemière et seule mathématicienne à avoir obtenu la médaille Fields en 2014. Une exposition sur la vie et le travail de Maryam Mirzakhani a eu lieu au Diapason, à la Bibliothèque universitaire ainsi qu’à la MIR et deux tables rondes ont été organisées en 2019 et en 2020, dans le cadre du 8 mars à Rennes, sur la place des femmes dans les sciences, et notamment en mathématiques.

L’université Rennes 1 engage une politique de lutte contre les violences sexuelles, pour la visibilité des femmes scientifiques et œuvre plus largement contre toutes les formes de violences sexistes, dont celles qui concernent la grossesse des post-doctorantes, en soutenant financièrement les pertes éventuelles de rémunération (du contrat de recherche) pendant leur congé maternité. 

Un projet est à l’étude en ce moment concernant le congé pour recherche ou conversions thématique (CRCT) – qui permet une période de recherche à plein temps et dispense de l’enseignement et des activités administratives pendant six mois à un an – afin que celui-ci soit accordé de droit aux enseignantes-chercheuses de l’université Rennes 1 qui en font la demande au retour de leur congé maternité.

En 2021, ce sont des actions innovantes. Les mentalités évoluent. Lentement. Trop lentement. Mais les politiques en faveur de l’égalité femmes-hommes, à l’instar de toutes les politiques en faveur de la lutte contre les discriminations, doit être encouragée. Afin que ce soit les filles et les femmes qui en bénéficient. Dans leurs orientations scolaires, choix de métier, évolutions de carrières, possibilité d’articuler vie professionnelle et vie personnelle sans sacrifices visant toujours les mêmes individus.

 

Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.  

 

Célian Ramis

Que sea ley, pour que comptent les voix et les corps des femmes en Argentine (et pas que)

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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. Retour sur leur combat historique et puissant en 2018 à travers le film "Que sea ley", diffusé au cinéma L'Arvor, à Rennes.
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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. On se souvient de leur combat historique et puissant en 2018 alors que le 7projet de loi visant la légalisation de l’IVG était étudié par les parlementaires. Le réalisateur Juan Solanas rend compte de la marée verte dans son film Que sea ley – traduit en français par Femmes d’Argentine – présenté le 28 septembre 2020 au cinéma L’Arvor, à Rennes. 

En juin 2018, le monde braque ses yeux sur l’Argentine qui s’embrase dans les mobilisations féministes pour le droit de disposer de son propre corps - et donc de choisir de mener une grossesse à terme ou non - et retient son souffle lorsque le 8 août, le Sénat est amené à voter le projet de loi concernant la légalisation de l’avortement présenté pour la septième fois.

Pas de suspens, évidemment, nous connaissons depuis deux ans l’issue du vote. Le projet de loi est rejeté à 38 voix contre 31 voix en faveur de la légalisation. Une actualité en chasse une autre et petit à petit, le monde médiatique délaisse l’Argentine et son combat.

La soirée organisée au cinéma L’Arvor, en partenariat avec le Planning Familial 35 et Amnesty International, à l’occasion de la Journée internationale pour le droit à l’avortement, agit non seulement comme une piqure de rappel mais également comme une sonnette d’alarme.

Parce que plus de 3000 argentines sont décédées des suites d’un avortement clandestin. Parce qu’elles sont toujours plus nombreuses à être rendues coupables d’agir contre une grossesse non désirée. Parce qu’elles sont sévèrement punies de ne pas vouloir mener cette grossesse à terme. Parfois – souvent - au prix de leur vie.

Aussi parce que la loi permettant l’avortement en cas de viol et/ou de danger pour la vie de la femme concernée n’est pas appliquée. Parce qu’en Argentine, les femmes qui ont de l’argent réussissent à avorter dans des « conditions plus acceptables », tandis que les plus pauvres – 36% de la population vit sous le seuil de pauvreté et 48% des mineur-e-s – risquent leur vie parce que l’Etat ne prend sa responsabilité face à l’Eglise.

On se rappelle donc ce mouvement argentin mais sans le connaître réellement. De loin. Ce lundi soir, on se le prend en pleine gueule. L’engouement, la révolte, la détermination. Les témoignages de femmes qui ont avorté clandestinement. Les parcours de combattantes rendues coupables par avance.

Les familles qui ont vécu et vivent encore le drame de leur-s fille-s décédée-s à la suite d’un avortement clandestin et d’une mauvaise prise en charge ensuite à l’hôpital dans le but de les punir. Les enfants, rendus orphelins de leurs mères.

Toutes ces paroles s’entremêlent aux sons et aux rythmes des batucadas qui rythment les manifestations et les mobilisations de milliers de femmes réunies dans l’espace public. Elles le disent, elles le savent, le combat se gagnera dans la rue. Alors, elles la prennent cette rue. Elles l’envahissent, crient leur colère, leur désarroi, chantent leur rage et prônent leur droit. Leur droit à disposer de leur propre corps. Leur droit à choisir si oui ou non, elles veulent mener la grossesse à terme et garder l’enfant.

Mais le poids du discours catholique et des évangélistes est encore trop lourd dans cette Argentine qui doit mener de front la lutte pour les droits des femmes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le couperet tombe, les larmes coulent. En août 2018, le projet de loi visant à légaliser l’avortement est rejeté. Mais le mouvement n’est pas figé, pas stoppé, pas affaibli.

LES ARGENTINES MÈNENT PLUSIEURS COMBATS DE FRONT

Après la projection, un temps d’échange est organisé. La présence de Marie Audran est une aubaine. Elle a vécu en Argentine pendant trois ans et notamment durant cette période. Son expérience et ses connaissances permettent ainsi de situer ce combat dans un contexte politique plus global.

Elle explique la symbolique du foulard vert qui s’inscrit dans « une tradition de luttes ». Elles rendent hommage (femmage, devrait-on dire) aux foulards blancs « des mères et des grands-mères qui se réunissaient pendant la dictature en Argentine, place de mai à Buenos Aires, et qui réclamaient la vérité et la justice pour leurs enfants disparus. »

« Elles ont repris le symbole du foulard blanc sur le foulard vert et établissent un lien entre le corps des femmes et l’État. Elles dénoncent la souveraineté de l’Etat sur le corps. Il y a aussi un foulard orange pour la lutte pour l’état laïc. Beaucoup de combats sont menés de front. Elles croient en l’importance de déconstruire le lien avec l’église.»
souligne Marie Audran.

Elle était sur place avant ce mois de juin 2018. Elle raconte : « Les anti avortements se sont mis à occuper la place à partir du moment où le congrès a voté le projet de loi. Avant, devant le congrès et partout ailleurs, c’était le vert qui était présent. »

Tous les mardis, les militantes au foulard vert se rassemblaient dans l’espace public, le lieu changeait en fonction des dates, et organisaient un débat. Marie Audran se souvient de « ce gros bouillonnement de mobilisation », impressionnée justement par la capacité de mobilisation et d’organisation des Argentines. 

En 2015 déjà, elles se soulevaient contre les féminicides et les violences machistes avec la naissance du mouvement Ni una menos. Le film le rappelle : en Argentine, une femme meurt toutes les 26h. Parce qu’elle est femme.

« À cette époque, arrive un président de droite libérale, après plusieurs mandats de centre gauche. Les femmes poussent un cri de rage avec Ni una menos. Et ce mouvement a essaimé dans différents pays d’Amérique du Sud. Dans un contexte d’explosion sociale, les militantes féministes luttent contre le néo-libéralisme. Elles vont prendre un grand protagonisme contre le néo-libéralisme. Ici, on assiste à une vraie révolution des consciences. Comme une des femmes le dit dans le film, une fois qu’on commence à regarder les choses sous l’angle féministe, on ne peut plus revenir en arrière. », commente Marie Audran. 

UNE LUTTE INSPIRANTE ET PUISSANTE

Marie-Françoise Barboux, membre de l’antenne rennaise d’Amnesty International ajoute : « C’est la 7fois que le projet était présenté mais c’était la 1èrefois qu’il prenait cette ampleur. Première fois que les femmes ont convaincu autant de député-e-s de tout bord politique. Espérons que le 8eprojet soit présenté en 2020. »

L’ampleur est colossale. Non seulement pour l’Argentine mais également pour l’Amérique du Sud. Dans le public, une spectatrice intervient à ce propos :

« Grâce aux Argentines, nous au Chili, on a pu lutter. La couleur verte, on l’utilise nous aussi maintenant. On a eu notre mai féministe. On a fait la grève contre le harcèlement des professeurs. Pour une éducation non sexiste. On veut toutes être vivantes ! Au Brésil ou au Mexique par exemple, le patriarcat est très très fort. Mais les femmes sont organisées. Elles utilisent des performances, grâce aux Argentines et à Las Tesis. Les luttes sont les mêmes. C’est très important et ça a commencé par l’Argentine. Que sea ley ! »

Que ce soit loi ! Que le droit de disposer de son propre corps soit le même pour tou-te-s, partout, peu importe le genre, le sexe, le milieu social, la province ou le pays dans laquelle / lequel on vit, son orientation sexuelle, son identité de genre, sa couleur de peau, etc. Que ce droit à l’avortement soit libre et gratuit. Sans condition. Que les femmes disposent de leur corps et accèdent à la santé. Que ce soit loi !

« L’avortement est légal lorsqu’il y a danger pour la vie de la femme. Mais en réalité, les recours en justice sont plutôt faits contre les médecins qui pratiquent des avortements clandestins. Il y a un poids très lourd qui pèse sur les médecins et les gynécos. La Cour Suprême a pourtant redit en 2012 qu’une femme n’a pas besoin de prouver le viol subi ou la mise en danger sur sa santé pour avorter. Mais dans les faits, les autorités n’appliquent pas la loi. », poursuit Marie-Françoise Barboux.

Marie Audran précise : « En 2019, deux filles de 11 et 12 ans ont été obligées d’accoucher à la suite des viols qu’elles ont subis. La loi n’est pas appliquée. »

Il faut se battre et il ne faut rien lâcher. Et surtout, s’informer. Si on le peut. Car on le sait, l’absence d’information, la problématique de l’accès à l’information et la mauvaise information constituent souvent la base des inégalités.

INFORMATIONS ET SOLIDARITÉ AVEC LES FEMMES DU MONDE ENTIER

Entre le discours prôné par les conservateurs qui utilisent l’argument de « la vie » (pro-life), l’absence d’éducation à la vie sexuelle et affective, l’accumulation des tabous autour de la sexualité et de la contraception (dont l’information ne circule pas toujours correctement) et les idées reçues sur la contraception et l’avortement, le débat est loin d’être apaisé.

Sans oublier le traitement médiatique réservé à ces thématiques qui véhicule bien souvent des clichés. Depuis quelques jours en France, la presse s’affole avec des titres chocs concernant le taux de recours à l’IVG qui en 2019 a atteint son chiffre le plus élevé. Depuis 2001, entre 215 000 et 230 000 avortements étaient pratiqués. L’an dernier, le chiffre était de 232 000.

Evidemment, la plupart des articles établissent ensuite un lien entre le recours à l’IVG et l’évolution des modes de vie de la société. Mais on crée un mouvement de panique, une gêne - par rapport à ce chiffre qui a légèrement augmenté – incitant au malaise, au pointage du doigt de ces jeunes filles qui auraient recours à l’IVG comme un moyen de contraception et à toutes ces femmes qui prendraient cette interruption volontaire de grossesse à la légère (oui, nous sommes dans une société où si une femme n’est pas traumatisée par un avortement, c’est qu’elle est certainement un être monstrueux).

Lundi soir, Lydie Porée du Planning Familial 35 le rappelle : « 72% des personnes qui ont recours à l’IVG avaient une contraception. » Voilà qui casse d’emblée un stéréotype visant à toujours rendre irresponsables les femmes et à justifier qu’on les infantilise, par conséquent.

En 2020, il faut le rabâcher encore et encore : les femmes ont le droit de disposer de leur propre corps. Ce droit, elles l’ont conquis. Ce droit, elles se battent pour le conserver. Face à la double clause de conscience des professionnel-le-s de la santé, face aux fermetures des centres d’IVG, face à une période de crise sanitaire (et économique par la même occasion) qui comme toujours retombe de plein fouet sur les femmes.

En France, l’avortement a été légalisé en 1975 mais la loi n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Au départ, elle était votée pour 5 ans. Avec certaines conditions. Les militantes se sont battues, ardemment, pour faire progresser la loi et les mentalités. Elles se battent toujours et revendiquent aujourd’hui son accès libre et gratuit, pour tou-te-s, et l’allongement du délai légal à 14 semaines au lieu de 12 actuellement.

En Équateur, le président refuse aujourd’hui encore la dépénalisation de l’avortement, même en cas d’urgence médicale, alors que les Parlementaires avaient voté le projet de loi le 25 septembre dernier.

En Irlande, les Irlandaises peuvent choisir d’interrompre volontairement et légalement leur grossesse depuis le 1erjanvier 2019. En décembre dernier, seulement 10% des médecins acceptaient de pratiquer l’avortement là-bas. 

En Italie, l’accès à l’IVG se dégrade et les polémiques se multiplient quant à l’avortement médicamenteux, notamment.

Le droit à l’IVG, qui implique le droit à disposer de son propre corps, le droit à choisir d’avoir un enfant quand on veut, si on veut, est un combat du quotidien. Il souligne des inégalités profondes entre les hommes et les femmes d’un côté et entre les femmes du monde entier d’un autre.

Lundi 28 septembre, au cinéma L’Arvor, les trois intervenantes, Marie Audran, Marie-Françoise Barboux et Lydie Porée, prônent la solidarité et la circulation de l’information. Qu’uni-e-s, nous fassions bloc. Parce que nos voix comptent. Parce que nos corps comptent. Que sea ley.

Célian Ramis

BD : L'image des femmes

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Les créatrices de bande dessinée sont désormais plus nombreuses à investir le 9e art qui reste malgré tout majoritairement masculin. Quelle est la place actuelle des femmes, en tant que professionnelles mais aussi en tant que personnages ?
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En France, en 1985, on comptait environ une professionnelle de la bande-dessinée pour vingt-cinq professionnels. Quinze ans plus tard, Florence Cestac est la première autrice et dessinatrice de BD à recevoir le Grand Prix du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, créé depuis 26 ans déjà à cette époque.

Il faudra attendre janvier 2019 pour qu’une autre femme soit primée : Rumiko Takahashi est la première femme mangaka à obtenir le Grand Prix. Aujourd’hui encore, elles sont moins de 30% dans le secteur du 9eart, sont rarement sollicitées lors des salons spécifiques et sont souvent cantonnées à la catégorie Jeunesse et à l’étiquette Girly. Comment souffler sur les bulles du machisme pour les faire éclater ?

On attribue leurs dessins à un style « girly », on les associe à la catégorie « bande-dessinée féminine », on les pré-suppose souvent dans les rayons Jeunesse des librairies spécialisées – dans lesquelles elles sont peu nombreuses à travailler – et, peu invitées dans les festivals et salons, peu médiatisées, on ne retient pas particulièrement les noms des autrices et dessinatrices BD.

Et si on se penche sur la manière dont les femmes sont représentées dans les ouvrages, on réalise deux choses : oui, elles sont de plus en plus en nombreuses à incarner des personnages principaux mais hélas oui, elles sont quasiment toutes blanches, hétérosexuelles, cisgenres et minces. Alors si on constate une réelle évolution concernant la place des femmes dans le 9eart, où en sommes-nous ? Et comment sortir des cases du sexe et du genre ?

Elle est belle la Schtroumpfette avec ses longs cheveux blonds et sa petite robe blanche. Au départ, elle était brune. Mais les autres Schtroumpfs la trouvaient énervante, pas attirante. Le Grand Schtroumpf a donc changé son apparence et les choses se sont apaisées. Elle a pourtant été créée par Gargamel pour semer la zizanie au sein du village des Schtroumpfs ! Pour la façonner, une formule magique et une bonne dose de misogynie ont fait le boulot :

« Un brin de coquetterie, une solide couche de parti-pris, trois larmes de crocodiles, une cervelle de linotte, de la poudre de langue de vipère, un carat de rouerie, une poignée de colère, un doigt de tissu de mensonges, cousu de fil blanc, bien sûr, un boisseau de gourmandise, un quarteron de mauvaise foi, un dé d’inconscience, un trait d’orgueil, une pointe d’envie, un zeste de sensiblerie, une part de sottise et une part de ruse, beaucoup d’esprit volatil et beaucoup d’obstination, une chandelle brûlée par les deux bouts. » Ça fait mal. Très mal. 

FEMMES DE, CASSE PIEDS, FEMMES FATALES… ET QUOI D’AUTRE ?

D’accord, il faut remettre ça dans le contexte. Quand Peyo fait apparaître la Schtroumpfette, nous sommes en 1967, quelques années après les premiers albums d’Astérix, inventé par Albert Uderzo et René Goscinny… Dans le village des irréductibles gaulois, les femmes sont un peu plus nombreuses.

On retient notamment le personnage de Bonnemine, connue pour être la femme du chef. Elle est décrite comme « Petite et rondelette à l’air hautain », « meneuse de troupes (cachée sous la femme au foyer) », « autoritaire » et pratiquant « avec brio le rouleau à pâtisserie ».

Il y aussi Falbala, qui pourtant n’apparaît que trois fois… Mais, elle « fait tomber les hommes comme des mouches, même Astérix n’y résistera pas », « possède certains atouts qu’elle sait mettre en valeur » et est passée de « la petite fille avec des nattes » à la « magnifique femme aux longs cheveux blonds ».

On se rappelle également de Mme Agecanonix, la femme d’Agecanonix, le vieux grincheux. Elle est « la seule femme du village à ne pas s’occuper des tâches ménagères », très jalouse elle « sait jouer des poings quand il le faut » et est « d’une très grande beauté dont elle ne semble pas ignorer l’effet sur les hommes, à commencer par son mari. »

Du côté du célèbre journaliste imaginé par Hergé, la seule femme, la Castafiore, casse les oreilles à tout le monde… Navrant. Et même quand elles sont les héroïnes d’une série, elles restent très marquées par leur physique, comme tel est le cas par exemple avec Natacha, série dans laquelle François Walthéry met en scène « une hôtesse de l’air sexy et débrouillarde ».

Alors oui, il y a des exceptions. On trouve dans les BD franco-belges quelques femmes fortes et intelligentes style Yoko Tsunoqui met en scène une ingénieure japonaise en électronique dans un univers « aventure et science fiction ». Mais malheureusement, elles se comptent sur les doigts de la main, contrairement à tous les héros type Spirou et FantasioThorgalRahanLes Tuniques BleuesBlueberryBob MoraneLucky Luke et on en passe…

TARDIVEMENT RECONNUE COMME UN ART

Evidemment, la société a évolué et la bande dessinée, d’abord pensée et présentée comme une lecture destinée aux petits garçons, ensuite relayée au rang de parent pauvre de la littérature, est enfin devenue un art à part entière. Le 9eplus précisément, entré dans la classification dans les années 60, quarante ans après le cinéma et très peu de temps après les arts médiatiques (télévision, radio et photographie) mais bien avant les jeux vidéos.

Et c’est à cette même époque que le nom de Claire Brétecher commence à faire son entrée dans le milieu. Les dessins de sa série Les Frustrés paraissent dans Le nouvel observateur dès 1973 et quinze ans plus tard, elle sort le premier album d’Agrippine, personnage resté célèbre mais décrié car stéréotypé et en dehors de la réalité.

À cette période, d’autres autrices-dessinatrices affluent, majoritairement sous pseudonyme. Au milieu des années 70, plusieurs françaises comme Chantal Montellier, Nicole Claveloux, Florence Cestac, Marie-Noëlle Pichard, Aline Issermann et d’autres réalisent le magazine Ah ! Nana, lancé par Les Humanoïdes Associés.

La revue, interdite aux mineurs et à l’affichage en kiosque pour soi-disant cause de pornographie (« dont il était pourtant exempt, quand L’Echo des savanes flirtait avec », signale Gilles Ciment dans le Bulletin des Bibliothèques de France, paru en février 2017 à l’occasion d’un article sur les « Femmes dans la bande dessinée – des pionnières à l’affaire d’Angoulême »), est pourtant envoyée aux oubliettes, comme la plupart des participantes, en 1978. 

DONNER DE LA VISIBILITÉ AUX AUTRICES-DESSINATRICES BD

Les années 2000 vont marquer un tournant dans le 9eart. Pour la première fois, au festival international de la bande dessinée d’Angoulême, le Grand Prix est décerné à une artiste, Florence Cestac. Il faudra attendre encore 19 ans, et un scandale en 2016 sur l’absence de femmes sélectionnées pour le Grand Prix, pour qu’elle soit rejointe par Rumiko Takahashi.

On connaît la chanson : le sexe n’est pas un critère. Visiblement, il ne l’est pour personne mais ce sont toujours principalement des ouvrages réalisés par des hommes qui sont mis en avant, édités, médiatisés, vendus, etc. Pourtant, les femmes sont présentes et talentueuses.

Elles sont autrices, dessinatrices, coloristes, éditrices, libraires spécialisées en bande dessinée. Mais elles sont dans l’ombre des hommes, eux-mêmes plus ou moins encore dans l’ombre des autres arts.

« La place des femmes dans la BD, l’art ou l’édition est donc très loin de représenter l’ensemble des talents existants… sans même évoquer la question de la parité. Il n’est rien de plus facile que de cacher une œuvre, un talent, une artiste… Car la sélection est rude et impitoyable et elle touche également les hommes. L’excuse sans cesse rabâchée ne saurait se justifier plus longtemps, c’est bien l’absence répétée de femmes dans les lieux de sélection de la création qui est la cause, qui entretient le sexisme, qui exclut, qui détruit des œuvres. », peut-on lire sur le site de l’association Artémisia (nommée ainsi en hommage à Artémisia Gentileschi, peintre italienne du 17esiècle et première femme admise à l’Académie du dessin de Florence).

Fondée en 2007, la structure « œuvre pour la visibilité du travail des femmes dans la bande dessinée par tous moyens. Après 10 ans (en 2017, ndlr), force est de constater que la situation progresse peu et, inquiétude nouvelle, les récents égarements de la sélection pour le prix d’Angoulême viendraient démontrer qu’on est plutôt en train de régresser ! Le combat d’Artémisia est donc encore et toujours d’actualité et plus que jamais essentiel. » 

LA BANDE DESSINÉE FÉMININE, QUEL SENS ?

Chaque année, l’association décerne un prix qui a pour objectif de récompenser une artiste de BD afin de valoriser son travail et son talent mais aussi de rendre visible la création des femmes et dénoncer les inégalités qui toujours perdurent. En 2019, le prix Artémisia a été remis à l’autrice et dessinatrice rennaise Claire Malary pour Hallali. Quand on l’interroge sur la pertinence, selon elle, de parler de « promotion de la bande dessinée féminine », elle nous répond :

« Chantal Montellier milite pour une cause noble, je pense que c’est une question sur la forme. Le fond importe plus, et si le Prix Artémisia existe, comme le féminisme, c’est parce que les sexes ne sont pas égaux. C’est une réalité. Le terme « bande dessinée féminine » aura un sens jusqu’à ce que l’homme et la femme soient considérés de la même façon. »

Tout comme expliquait la maitresse de conférence Hélène Fleckinger le 1eroctobre à l’université Rennes 2, à l’occasion des Mardis de l’égalité, aujourd’hui, il peut être choquant de parler de « cinéma de femmes » alors que dans les années 70 le cinéma militant féministe revendiquait le terme. Il est puissant le sens du langage comme le souligne le combat pour la féminisation des noms de métiers. 

Pour Elsa Bordier, scénariste à qui l’on doit notamment La Grande Ourse, deux nouvelles dans Midnight Tales et récemment Maléfices, l’évolution de la bande dessinée est incontestable à ce niveau-là :

« Ce n’est pas encore parfait mais je trouve par exemple que le terme autrice a mieux pris qu’ailleurs. Les femmes ont beaucoup lutté et il est important de continuer à se battre contre les clichés et la condescendance. On attend encore des femmes qu’elles restent dans le rang, on ne les autorise pas à faire trop de bruit. En revanche, je ne pense pas qu’il y ait d’écriture féminine mais que du fait d’être discriminées en raison de leur sexe, elles ont une conscience plus élevée du vécu des minorités. En ça, elles écrivent et dessinent un monde qui ressemble plus à la réalité. »

Consciente de la nécessité à donner de la visibilité aux femmes afin de pouvoir tendre vers une société plus égalitaire, l’autrice-dessinatrice des séries Les Croques et Elma une vie d’ours, Léa Mazé questionne le rapport au genre à travers la langue :

« Sur le terme autrice, j’ai eu une discussion avec Julie Rocheleau, la dessinatrice québécoise qui a illustré Betty Boob.Elle préfère utiliser un nom non genré. Dire bédéiste plutôt qu’autrice ou auteur. De cette manière, ça gomme le genre. Je trouve que c’est une notion intéressante. Ça peut être aussi intéressant d’avoir un pseudonyme, qui ne soit pas masculin mais peut-être plus neutre. On est toutes et tous des humains qui aimons raconter des histoires sous la forme de BD. Je trouve ça important d’avoir le terme autrice mais j’ai envie que ça n’ait pas d’influence. » 

PRENDRE LA PLACE

Malheureusement, dans notre société actuelle, le sexe de la personne influence encore sa trajectoire. Parce que l’éducation est encore genrée. Parce que les assignations de genre ont la dent dure. Vincent Henry est éditeur et créateur de la maison d’édition La Boite à Bulles, dont la ligne éditoriale est axée autour de l’intime, du témoignage, du reportage et de la découverte de l’autre : « J’essaie de publier des bandes dessinées qui aient une sorte de nécessité, soit par la singularité de leur propos, soit car elles permettent à un talent d’exprimer quelque chose auquel il tient, humainement ou artistiquement… »

Il revient sur un argument donné par une des pionnières de la BD : « Annie Goetzinger expliquait le faible nombre d’autrices jusqu’à la fin des années 80 (Brétecher, Montellier, Cestac et quelques rares autres…) par le fait que la BD est une discipline très astreignante : pendant un an, il faut dessiner les mêmes personnages, la même histoire, s’immerger en elle… Cela lui paraissait peu compatible avec la répartition déséquilibrée des taches dans les couples ; à l’époque de nombreuses dessinatrices sortaient des écoles d’art et se spécialisaient généralement dans le livre jeunesse… Alors espérons que l’arrivée de nombreuses autrices soit aussi le signe d’un meilleur équilibre au sein des couples du 21esiècle. »

Et comme dans chaque discipline, ce sont aux femmes de s’émanciper et de prendre leur place comme le souligne l’artiste plasticienne Anneclaire Macé, membre depuis 10 ans du comité d’organisation du festival Quai des Bulles (les 25 et 26 octobre à Saint-Malo) :

« C’est clair que sinon, personne ne va leur donner. Les autrices ont bien bougé les choses depuis quelques années mais ça évolue extrêmement lentement. À chaque comité, on aborde la question de l’égalité femmes-hommes mais rien n’avance jamais. »

ENTRÉES PAR LA PORTE DES BLOGS

Dans une interview accordée début octobre au magazine Society, Pénélope Bagieu, créatrice de California Dreamin’ ou Les culottées, entre autres, récemment récompensée du prix Eisner, confirme que « c’est un milieu qui a la peau dure et qui est très lent à se féminiser. Ça se fait vraiment à son corps défendant. »

Elle fait parti des rares autrices connues et reconnues aujourd’hui. Pour son talent mais aussi pour ce qu’elle a apporté au monde de la bande dessinée en terme de féminisme. Parce que son parcours a ouvert la voix à de nombreuses autres créatrices de BD, n’osant pas ou ne se sentant pas la légitimité de participer à ce milieu très masculin (on notera d’ailleurs le cynisme de la situation quand on feuillette le n°116 de Society, dans lequel quasiment aucune autre femme n’est interviewée – on vous rassure, les femmes sont quand même montrées… dans les pubs – et que Pénélope Bagieu a été photographiée dans une aire de jeux pour enfants…).

A ses débuts, elle lance un blog intitulé Ma vie est tout à fait fascinante sur lequel elle poste des aventures humoristiques de son quotidien et fait un carton, jusqu’à se faire repérer par un éditeur.

« Les blogs ont explosé et ont fait de la place aux femmes. Par contre, ça a aussi laissé place aux clichés… Pénélope Bagieu a marqué l’histoire du développement des autrices mais le côté « je raconte ma vie lambda de femme », bon, c’est un peu cliché. Ensuite, elle a évolué, vers un récit plus profond. Diglee aussi c’est pareil, elle est passée du tout au tout. Du très « girly » au très féministe. », commente Maryse Berthelot, amatrice de BD dont on retrouve textes et dessins dans la revue La Vilaine dont elle est la co-initiatrice aux côtés de Lomig, Loic Gosset et Chloé Gwinner (toutes les créatrices de BD interrogées dans ce dossier – exceptées Aude Mermilliod, Julie Rocheleau et Véro Cazot - sont à retrouver dans le premier numéro de La Vilaine). 

MAIS RELAYÉES À LA CATÉGORIE « GIRLY »

Tout comme Pénélope Bagieu est interrogée sur son passage d’« auteure féministe, alors qu’avant (elle) était réduite à une auteure girly », Cheek magazine angle le portrait de Maureen Wingrove (aka Diglee) sur son éveil au féminisme. En 2007, elle lance son blog et rapidement, connaît un franc succès.

Néanmoins, elle subit également beaucoup d’attaques, comme elle le précise dans l’article : « Les cinq premières années de ma carrière, on m’a fait comprendre que ce que je faisais était très débile et creux. Alors que, lorsque je relis ce que je faisais, j’avais les mêmes intérêts que maintenant : la littérature, ma passion pour Anaïs Nin, l’érotisme, mon intérêt pour les brocantes… Tout était pareil sauf que je mettais en avant la légèreté et l’humour.

Ce qu’on me reprochait, on ne le reprochait pas à mes homologues masculins comme Boulet, qui avait pourtant lui aussi un blog dessiné en forme de journal du quotidien. Je faisais aussi de l’autobiographie humoristique mais comme j’abordais des thèmes liés au fait d’être une femme, c’était vu comme ‘bête’. Quand on est une femme qui fait de la BD, on n’est pas prise au sérieux et si ce qu’on fait marche, alors on génère plus que de l’agacement : on se prend des violences. »

CONSÉQUENCES DE L’ÉTIQUETTE GIRLY

À ces blogs viennent s’apposer l’étiquette « girly », au service évidemment d’un sentiment péjoratif aux dégâts vastes et encore répandus actuellement, comme le constate Mathilde Le Reste, aka W_Comics, qui préfère utiliser les réseaux sociaux et notamment Instagram à l’instar de nombreuses illustratrices et autrices comme Emma ou Margaux Motin :

« Les blogs ont servi à faire connaître plusieurs femmes dans la BD mais le problème c’est qu’on a tout de suite collé l’étiquette de blogs « girly », de blogs de nanas… Cette étiquette reste et dessert les univers des artistes je trouve. Les hommes n’ont pas du tout ce revers là. Je pense qu’inconsciemment c’est pour ne pas qu’on me colle cette étiquette sur le dos que j’ai créé un personnage masculin. »

Quittant son travail d’architecte pour se plonger pleinement dans la bande dessinée, ce qu’elle rêve de faire depuis ses 6 ans, elle cherche son univers. On lui conseille alors de trouver un personnage qui puisse lui permettre par la suite d’être identifiée à travers lui. Elle commence par se dessiner mais déteste ce qu’elle produit. Ce qu’elle veut, c’est un personnage de looser sympathique, à la Vincent Macaigne, mais en s’approchant du look de l’acteur, ça ne marche pas, nous dit-elle.

Mathilde Le Reste s’inspire alors d’un ami à elle qui, selon ses dires, a un physique un peu particulier. Et là, ça fonctionne : « Je voulais un personnage que tout le monde puisse s’approprier. Pour ça, j’ai fait un mec. Je reviens sur l’étiquette concernant les femmes : d’un côté, il y a l’image girly qui est péjorative et de l’autre, l’image des féministes vieilles sorcières qui rabâchent leurs revendications (alors qu’il y a vraiment des injustices et que si les femmes n’en parlent pas, personne n’en parle jamais). C’est compliqué de trouver sa place là-dedans. Les femmes ne sont pas encore bien représentées dans la bande dessinée. Je n’ai pas en tête une héroïne (non stéréotypée) marquante alors que pour les hommes, on en a facilement qui nous vienne à l’esprit.»

SENTIMENT D’ILLÉGITIMITÉ…

Là s’exprime le sexisme intégré. L’idée selon laquelle, pour ne pas se faire embêter ou taxer d’intentions qui n’ont pas lieu d’être et parler au plus grand nombre, il faut être un homme ou se faire passer pour un homme. Et dans la littérature, le pseudonyme masculin ou l’utilisation simplement des initiales en guise de prénom sont encore très répandues en terme de stratégies d’évitement. Car on pré-supposera toujours que l’artiste est un homme jusqu’à preuve du contraire.

« Il m’a fallu plusieurs années pour affronter le syndrome de l’imposteur, ça a été compliqué »
révèle Elsa Bordier.

Elle a beaucoup écrit durant son adolescence mais s’est orientée vers des études de pub, ce qui ne lui a pas plu. À la naissance de ses enfants, l’écriture lui revient comme un réveil vital, comme un moyen également de ne pas être réduite au statut de mère. Le sentiment d’illégitimité, elle l’a rencontré à plusieurs reprises :

« De mes 20 à mes 24 ans, je travaillais dans une librairie spécialisée en BD. Certains clients ne voulaient pas que je les conseille, pensant que je n’étais pas légitime à parler bande dessinée. Par contre, il n’y avait aucun problème pour faire appel à moi quand ils voulaient un conseil en BD jeunesse… Alors très vite, j’ai fait ma culture BD pour me sentir légitime. »

Elsa Bordier rencontre également la problématique de l’autrice affiliée obligatoirement aux rayons Enfants : « Quand je disais que j’écrivais, les gens pensaient tout de suite que c’était en jeunesse. Et quand je disais que non, j’écrivais pour les adultes, on me répondait : ‘’C’est du porno ?’’ »

Aujourd’hui, Elsa Bordier en rigole mais elle a conscience du poids encore des cases dans lesquelles sont enfermées les femmes en raison de leur sexe et de leur genre. Elle ne se met aucune barrière au niveau des genres littéraires qu’elle investit mais sait, par expérience avec les séries DoggyBags et Mignight Tales, que pour certain-e-s, il est choquant de découvrir qu’un texte contenant une bonne dose de violence ou de trash puisse sortir de l’imaginaire d’une femme.

« La colère des femmes est un sujet qui m’intéresse beaucoup et qui n’est pas exploité. Normal puisqu’on nous fait taire depuis l’enfance… Je ne m’interdis rien en terme de styles et de genres mais je sais que ça peut créer des difficultés. J’ai actuellement un projet sur le corps des femmes. Pour ce projet, je veux trouver des dessinatrices exclusivement car même si c’est bien que les hommes puissent investir ces questions-là, ils ne peuvent pas avoir une analyse aussi sensible (dans le sens du ressenti, ndlr)que celle d’une femme. Pour en revenir donc à la difficulté, mon projet se situe dans un univers sombre et glauque, et là, ce n’est pas simple de trouver des femmes dans ce domaine. », signale la scénariste, faisant référence à l’éducation genrée qui apprend aux filles dès la petite enfance à être douces, aimantes et maternelles et qui ne les encouragent quasiment jamais à investir des qualités que l’on attribue plutôt aux garçons.

Léa Mazé, de son côté, constate qu’elle ne souffre pas directement de sexisme avec ses éditeurs ou le public. Mais indirectement, si : « Je pense que le fait que je sois en jeunesse joue beaucoup car malheureusement, ça reste dans le cliché qu’on attribue aux femmes. Même si je trouve qu’il y a pas mal d’hommes en BD jeunesse. En tout cas plus qu’en albums illustrés. »

Elle aimerait prochainement se diriger vers des bandes dessinées à destination des adultes et appréhende d’être catégorisée « jeunesse » : « Je sens que j’ai besoin d’en sortir, de montrer autre chose de mon travail et d’aborder d’autres questions. » 

DÉFERLANTE DE SEXISME

Sortir de la norme, des assignations, des clichés… Pas évident. Ce n’est pas Alex-Imé qui nous dira le contraire. Elle dessine depuis toute petite, encouragée par son entourage à poursuivre son art et s’engage dans des études artistiques à l’université, crée un fanzine avec d’autres étudiant-e-s et finit par faire de la BD son métier, un choix qu’elle remet aujourd’hui en cause, notamment en raison de la précarité du statut, des faibles revenus qui s’en dégage et de fréquents déboires avec des éditeurs avortant les projets du jour au lendemain sans verser la moindre rémunération pour le travail déjà entamé.

Pessimiste en ce moment, elle accepte tout de même de témoigner et apporte de nombreuses anecdotes en matière de sexisme : « Très honnêtement, de la part de mes collègues ou d’organisateurs de festival, je n’ai jamais eu l’impression d’en ressentir. En plus « Alex-Imé » sonnant très neutre, beaucoup de gens me contacte en pensant que je suis un homme, donc je pense que je passe un peu entre les mailles du filet d’emblée. »

Mais voilà, les choses se gâtent : « Il y a quelques temps j’avais emmené mes pages du Dernier refuge sur lesquelles je travaillais et j’avançais sur les encrages lors d’un festival. Un exposant m’a dit en mode donneur de leçon qui va m’expliquer comment je dois dessiner, en montrant une case : « Alors là par contre c’est dommage, vraiment, tu tombes dans un truc super girly, c’est vraiment dommage et facile », comme si j’étais l’écervelée superficielle du coin qui cherche à faire du girly parce que ça fait vendre.

Très honnêtement, cette case, si un homme l’avait dessinée, on aurait peut-être dit « la fille est jolie / sexy sur cette image » mais rien d’autre. Mais parce que je suis une fille, on veut me coller des étiquettes et ça je trouve ça insupportable. J’entends souvent des phrases toutes faites comme « aaaah Alex, ce qu’elle fait c’est poétique, ça se voit que ça a été dessiné par une fille ». Je trouve ça super choquant qu’on assimile « poésie » à « fille » et que ça ne vienne pas à l’esprit de ceux qui disent ça que cette poésie découle peut-être plus d’un vécu, d’une culture, de valeurs, qui sont dans les miennes en tant qu’être humain et pas en tant que fille. »

Pourtant, elle avoue qu’elle se surprend parfois à s’étonner qu’une bonne BD soit écrite par une femme. « Je suis agréablement surprise en comprenant que l’auteur est une femme, mais c’est un tort encore une fois, ça prouve qu’on veut toujours tout mettre dans des cases même inconsciemment. Je pense à Fullmetal Alchemist d’Hiromu Arakawa qui est une de mes BD (manga) préférées. Il y a de l’action, de la violence, un fond super intéressant… et parfois ça me surprend un peu qu’une femme ait écrit ça mais parce qu’il me reste des clichés stupides enfouis bien au fond de mon inconscient sans savoir d’où ils viennent de « une fille c’est doux » et « une fille ça écrit des histoires simples »…

C’est un peu dramatique de bugger en apprenant qu’une femme a écrit un ouvrage parce que « c’est complexe et intelligent »… ça me fait froid dans le dos quand je me rends compte que j’ai parfois ce genre de réflexions (et que j’applique forcément à moi-même par période). C’est vraiment terrible… », précise Alex-Imé qui démontre aussi à quel point au quotidien il faut jongler entre les stéréotypes sexistes, nos propres constructions basées sur des clichés de genre, notre sentiment de légitimité, notre propre personnalité avec nos aspirations, motivations et influences et les normes et tabous de la société (souvent liés au sexisme, racisme, LGBTIphobbie, grossophie, handiphobie, etc.).

Elle poursuit : « Je ne suis pas toujours à l’aise avec le fait de représenter la sexualité ou un certain érotisme par exemple. C’est surtout en me disant « oh non mes parents vont voir ça » que je me freine mais parfois c’est aussi parce que j’appréhende la réaction du public et que j’ai peur qu’en tant que femme, ça rameute tous les lourds du coin qui vont se permettre des remarques et des approches très libérées sous prétexte que j’aurais fait des dessins un peu « chauds ».

À la sortie de Cicatrices de guerre(s), j’avais fait une intervention dans une école, et un moment alors que j’étais seule avec l’instituteur qui encadrait, il avait montré une case où l’héroïne était de dos en répétant en boucle qu’elle avait un « sacré petit cul ». Ça peut paraître pas grand chose mais le malaise était vraiment complet de mon côté. Fallait voir aussi la façon dont il disait ça en me jetant des petits coups d’œil… beurk ! Je pense que ça m’a bien refroidie et que dans un coin de ma tête, j’ai toujours cette alarme qui me dit de faire gaffe et me pousse à me limiter. »

LES CRÉATRICES SE MOBILISENT

D’autres autrices, comme Aude Mermilliod, témoignent de cette remarque horripilante liant la sensibilité au côté féminin. « Sur Les reflets changeants, on me disait qu’on sentait la « sensibilité » féminine… », nous dit-elle, navrée. Pour elle, le Collectif des créatrices de la bande dessinée contre le sexisme a amené cette problématique, et d’autres également liées au système patriarcal, sur le devant de la scène et a permis d’en discuter entre personnes concernées et ainsi de mieux s’armer contre ces micro-agressions et attaques, involontaires peut-être, mais permanentes.

En décembre 2013, la créatrice de BD Lisa Mandel contacte trente autrices de son secteur et les interroge, afin de préparer une exposition parodique sur « Les hommes et la BD », sur toutes les questions qui leur ont été posées sur « le fait d’être une femme dans la bande dessinée ».

Une quantité d’anecdotes sexistes plus tard, un lien se crée entre les artistes interrogées. Au printemps 2015, le Centre Belge de la Bande Dessinée contacte l’autrice BD Julie Maroh pour lui demander de participer à l’exposition collective « La bd des filles ». Ce à quoi la bédéiste rétorque que le projet est misogyne (et le démontre, évidemment).

La structure, ne répondant à aucun de ses arguments, explique simplement que « la bande dessinée destinée aux filles » est « une niche pour les éditeurs », voire « un plan marketing », signale le site du Collectif qui va se créer officiellement à cette période-là.

Parce que Julie Maroh alerte 70 autrices de bande dessinée (dont la plupart avait participé à la discussion avec Lisa Mandel). En parallèle, Jeanne Puchol est contactée par le CBBD pour ce fameux projet d’exposition décrit comme « centré sur le thème des BD destinées aux filles, une vieille obsession des éditeurs de BD » et dont « le corps central sera constitué des collections « girlies » actuelles, parfois très futiles, avec les blogueuses et les auteures en mal de maternité. »

L’indignation et la mobilisation sont telles que la structure reporte à plus tard son idée en raison de « l’incompréhension engendrée par la communication de (leur) projet », précise un communiqué de presse venant du directeur général du Centre Belge de la Bande Dessinée.

Début 2016 le Collectif des créatrices de la bande dessinée contre le sexisme rédige une charte rapidement signée par plus de 200 bédéistes et crée un jumelage avec leurs consœurs hispaniques, Autoras de comic :

« Ce collectif est nécessaire car notre travail et notre identité sont encore et toujours biaisés par des stéréotypes de genre. Par la rédaction et la diffusion de notre charte, nous voulons dénoncer les aspects du sexisme dans l’industrie littéraire où nous évoluons, tout en énonçant des méthodes pour le combattre. Notre site internet regroupe une longue liste de témoignages (tirés des conversations de 2013 et 2015) qui mettent en lumière la nécessité d’un combat concret et inter-générationnel. Nous appelons tous les acteurs de la chaine du livre à prendre conscience de leur responsabilité dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et nous interviendrons à chaque fois qu’une situation attirera notre attention. », écrivent-elles sur leur site bdegalite.org.

Les situations ne manquent pas et c’est d’ailleurs en janvier 2016 qu’éclate le scandale au festival international de la bande dessinée à Angoulême. Aucune créatrice de BD n’est sélectionnée pour le Grand prix. L’absence des femmes est rapidement dénoncée par le Collectif, dont l’appel au boycott est relayé seulement après que des créateurs de BD, à l’instar de Joann Sfar, Riad Sattouf, Christophe Blain ou encore Etienne Davodeau, se soient élevés contre cette discrimination.

Franck Bondoux, délégué général du festival, enfonce le clou : « Le concept du Grand Prix est de consacrer un auteur pour l’ensemble de son œuvre. Quand on regarde le palmarès, on constate que les artistes qui le composent témoignent d’une certaine maturité et d’un certain âge. Il y a malheureusement peu de femmes dans l’histoire de la bande dessinée. C’est une réalité. Si vous allez au Louvre, vous trouverez également assez peu d’artistes féminines. »

PEU D’ÉVOLUTION DANS LES FESTIVALS

Depuis qu’en est-il de la place des femmes dans les festivals ? Le 22 septembre à Bédée, à l’occasion de la 11eédition de Pré en Bulles, on comptait – hors fanzines et revues comme La Vilaine par exemple - 41 auteurs/dessinateurs et 13 autrices/dessinatrices.

« C’est effectivement un problème, nous avons beaucoup de mal à concrétiser notre désir d’équilibre entre hommes et femmes, mais le milieu de la BD reste très masculin, et d’autre part nous avons plus de refus de la part des femmes, qui ont encore le poids de la famille et surtout des enfants en responsabilité. Mais c’est une question qui ne nous est pas indifférente, loin de là »
nous répond Sylvie Poizat, coordinatrice du festival.

Peu de femmes figurent également sur la liste des « Auteurs attendus » du festival Quai des bulles, qui aura lieu à Saint Malo les 25, 26 et 27 octobre. Au sein de l’association, ce sont majoritairement des femmes qui sont salariées, le seul homme étant au poste de chargé de partenariat et de direction.

« Pour la programmation, c’est le comité d’organisation qui prend les décisions. On a toujours à l’esprit l’égalité femmes-hommes. Mais on ne peut pas non plus mettre des femmes parce qu’elles sont femmes. Cette année, Marion Montaigne a réalisé l’affiche du festival. On lui a demandé parce qu’elle le méritait, pas parce qu’elle est une femme. », signale Alexia Chaignon, chargée de communication pour Quai des Bulles. 

DÉLICATE, LA QUESTION DE LA PARITÉ ?

La question de la parité, de la discrimination positive, revient toujours sur le tapis. D’un côté, les créatrices, à juste titre, souhaitent être valorisées pour leurs talents et non pour être la caution « Femmes », ce que nous dit Léa Mazé par exemple :

« D’après mon expérience, il y a du mieux dans les festivals. La question de la parité est toujours délicate. L’intention est louable je trouve mais du coup est-ce que ça veut dire qu’on est sélectionnées par rapport à notre genre et pas par rapport à nos livres ? J’ai l’impression que les organisateurs essayent de faire des efforts à ce niveau, même si on va pas se mentir, on est quand même bien moins nombreuses. Mais dès qu’il y a plusieurs femmes, je trouve qu’on en fait trop et qu’on insiste trop sur le côté « regardez, il y a des femmes ! » ».

Anneclaire Macé dévoile le même type de problématique au sein du comité d’organisation de Quai des Bulles :

« On se dit qu’il faudrait faire une expo sur les femmes mais après on se dit que ça fait chier de devoir faire une expo sur les femmes parce que c’est stigmatisant. Moi ce que j’aimerais bien c’est faire une expo sur les premières femmes un peu punk qui ont fait bouger les choses, genre Julie Doucet. »

Pour Aude Mermilliod, « il y a de plus en plus d’autrices et des lectures de moins en moins genrées. Les auteurs réussissent également à se détacher de la culture BD assez sexiste. Mais il faut casser le rapport sexiste qui existe dans tous les milieux. La société est patriarcale donc ça ne va pas être magique simplement chez nous. Je ne suis pas sure qu’on évolue plus vite que les autres milieux mais je pense qu’avec le scandale d’Angoulême et l’aide du Collectif, on sait mieux se défendre aujourd’hui face aux inégalités. Il y a 28% de femmes dans la BD et 11% représentées dans les événements : faut parler de ça, faut en parler à la presse, faut en parler aux organisateurs, etc. » 

LA BD, MIROIR DE LA SOCIÉTÉ PATRIARCALE

Elle le dit et insiste : « La bd est un miroir de la société. » Ce qu’approuve complètement Maryse Berthelot qui parle de « médium révélateur de son époque. »

Pas étonnant donc que le secteur « soit extrêmement sexiste dans les années 80/90 et qu’il commence à s’en détacher. Certains s’en éloignent même beaucoup, heureusement. Quand on voit les Schroumpfs, les Tuniques Bleues, etc. on ne peut que constater qu’il y a beaucoup plus de femmes aujourd’hui. Et qu’elles ont des vrais rôles. Elles ne sont pas que la femme que le héro veut se taper. Elles sont plus nombreuses maintenant à être fortes et intelligentes.

La BD a évolué, il y a plus de récits, de romans graphiques, c’est moins enfantin et plus mouvant je trouve. Après, j’ai une vision biaisée car je ne lis quasiment que des ouvrages publiés par les éditions Vide cocagne qui éditent des récits très bien construits, très intelligents et le féminisme fait parti de leur ligne éditoriale (ce que nous a confirmé Mariane Palermo qui gère à elle seule la boutique et par conséquent n’avait pas le temps de répondre à nos questions dans le trop faible délai qu’on lui a proposé, ndlr). »

Le sexisme n’est donc pas inhérent au milieu de la bande dessinée mais en est forcément très empreint. Les femmes doivent alors dépasser l’absence de rôles modèles pour poursuivre leur envie de se professionnaliser dans un domaine très précaire et majoritairement masculin, affronter les remarques sexistes et les normes imposées par leur sexe et leur genre. Difficile de trouver sa place, comme le confirme Anneclaire Macé :

« Le milieu est assez sympa, faut bien l’avouer. Mais ça reste macho. Les femmes sont plutôt bien accueillies mais elles doivent être malines. Si elles l’ouvrent pas, on ne les voit pas. Si elles l’ouvrent trop, on leur fait remarquer. Moi je suis la grande gueule dans le comité et quand je l’ouvre trop, je peux vous assurer qu’on me fait des réflexions. J’en ai marre qu’on me traite de chienne de garde. J’ai souvent été brutale, frontale, et en fait, ça marche pas. Il faut réussir à ne pas être trop frontale.

C’est long, très long, mais faut pas lâcher. Alors, oui, c’est chiant parce qu’il faut crier fort sinon on n’est pas entendues. Et une fois qu’on est entendues, il faut se fondre un peu dans la masse pour diffuser petit à petit nos idées… Ça se débloque mais évidemment, ce ne sont pas les hommes qui ouvrent la porte, ce sont les femmes elles-mêmes. »

QUELLES REPRÉSENTATIONS DES FEMMES ?

Si la BD s’affiche comme un miroir de la société patriarcale, créatrices et créateurs ont alors un rôle et une responsabilité quant à l’image et la personnalité de chacun de leur personnage qui peuvent véhiculer des clichés ou au contraire, participer à témoigner que d’autres modèles et d’autres récits sont possibles. En réalisant ses dessins, Julie Rocheleau essaye de se défaire des normes et des conventions vieillottes pour tendre vers ce qui est représentatif : 

« On n’a pas besoin d’excuse pour dessiner des femmes chauves, des femmes grosses, etc. Faut arrêter de se prendre la tête, c’est juste une réalité démographique en fait. »

Dans Betty Boob, le sujet touche au rapport à la féminité, le personnage principal étant atteint d’un cancer du sein. « J’ai utilisé la perte d’un sein, symbole féminin par excellence, pour questionner les normes, sortir de la conformité. En partant de ça, je peux parler de l’acceptation de soi, de comment on s’affirme et on s’assume avec le corps qu’on a quand il n’est pas dans la norme. J’aurais pu prendre un personnage masculin mais pour parler des normes concernant la beauté et l’apparence, je trouvais plus fort d’avoir une héroïne, on fiche plus la paix aux hommes de ce côté-là.

En règle générale, je fais attention à la manière dont je veux représenter mes personnages car je tiens à montrer la réalité de notre population. Et dans la population, il n’y a pas que des hommes minces blancs. C’est important de montrer toute la variété de l’humanité encore très invisibilisée. », ajoute Véro Cazot.

Important en effet de rompre avec l’image caricaturale du corps aux proportions démentes avec des gros seins, des tailles de guêpe et des longues jambes fines. Encore trop souvent, la représentation du féminin équivaut dans la bande dessinée à l’image de la femme fatale, de la femme hypersexualisée, comme tel est le cas dans les ouvrages publiés par les éditions Soleil ou dans la plupart des comics, pour n’en citer que quelques uns (auxquels Maryse Berthelot ajoute certains ouvrages de Loisel…). Anneclaire Macé rigole :

« C’est vrai qu’il n’y a pas des tonnes de personnages féminins et la plupart du temps, elles sont représentées de manière ultra sexy ! Bien sûr que les femmes peuvent être ultra sexy mais pas que ! Après, les autrices et dessinatrices ont un peu cassé les stéréotypes de genre et franchement ça a libéré aussi les hommes.

C’est bien ça qu’il faut comprendre, c’est que quand les femmes bougent les lignes, les hommes aussi ont à y gagner. Mais ce n’est pas évident de savoir ce qui est l’ordre du milieu en lui-même et ce qui est de l’ordre de la société. Aujourd’hui, ça foisonne au niveau des propositions, des projets, etc. alors que paradoxalement les auteurs et autrices crèvent de faim. »

PROPOSER DES PERSONNAGES NON STÉRÉOTYPÉS

La sexualité des personnages, Elsa Bordier ne s’en occupe que très peu dans son écriture. Par contre, elle s’attache à décrire des protagonistes différents les un-e-s des autres et à ne pas stéréotyper leurs physiques et personnalités. Une attention que partage également Pénélope Bagieu qui explique les difficultés qu’elle rencontre encore aujourd’hui :

« Mes dernières expériences, c’était toujours compliqué, parce qu’il y a tellement de choses que je ne veux pas écrire, ni dessiner ! Déjà parce que je me tirerais une balle dans le pied, mais aussi parce que je ne veux pas participer à véhiculer des trucs hypersexistes ou autres. Quand on me dit : « Est-ce que tu pourrais la faire plus mince ? » bah non ; « Est-ce que la blague ça pourrait pas être que la meuf elle est un peu concon et elle sait pas lire une carte routière ? » bah non ; « Est-ce que les parents, tu pourrais plutôt faire un père et une mère » alors que j’ai fait 40 couples hétéros et que j’aimerais bien qu’il y ait un couple homo dans le tas, bah non.

Encore une fois, je ne critique pas du tout les gens qui n’ont pas les moyens de faire ça(de refuser les propositions, ndlr)mais j’estime que quand tu peux te le permettre, il faut le faire. A partir du moment où tu as le pouvoir de façonner la société à ton échelle, tu es là pour lui donner une petite direction. »

Et quand on lit La Vilaine, on trouve une multitude de personnages variés - aussi bien des femmes que des hommes, des personnes racisées et des personnes LGBTIQ+ - représentatifs d’un territoire comme celui de Rennes, et la diversité des styles et univers des créatrices et créateurs s’ajoutent à cet aspect cosmopolite. 

Léa Mazé, qui a participé à la revue, tient particulièrement à la vigilance et à la déconstruction de nos idées reçues. Dans la série Les Croques, ce n’est pas un hasard si l’histoire se base sur un duo mixte. Elle sait que les garçons (ou plutôt les parents des garçons) s’excluront quasiment automatiquement de la lecture d’un ouvrage si celui-ci met en avant l’histoire d’une petite fille, tandis que les petites filles, qui n’ont souvent pas beaucoup de choix parmi les héroïnes, ont l’habitude de lire des histoires mettant en scène des garçons.

« Ici, j’ai tenu à leur attribuer des réactions qui ne sont pas stéréotypées. Moi-même de prime abord, j’appliquais des actions supposées masculines au garçon et des actions supposées féminines à la fille. Je trouve ça très intéressant de devoir déconstruire tout ça. Aujourd’hui, des efforts sont faits pour donner des représentations moins stéréotypées de la petite fille sage, de la petite fille princesse, comme avec Bergères Guerrières ou Aubépine. 

Ça permet de véhiculer d’autres modèles. Il y a une prise de conscience à ce niveau-là : les images sont importantes. Si on est biberonnées uniquement aux histoires de princesses, on va se construire qu’à travers ce modèle-là. La société est sexiste en général. Il y a un énorme boulot à faire là-dessus. Faire des bouquins est essentiel dans ce travail. Là, je parle pour le secteur jeunesse mais je pense que la période de l’enfance est une très bonne période pour leur montrer autre chose qu’une représentation genrée. »

Alex-Imé partage le même type de réflexion, écrivant des personnages ni dans le cliché des hommes, ni dans le cliché des femmes : « J’essaye avant tout de me dire « comment moi j’aurais réagis » plus que de me dire « bon c’est une fille alors elle kiffe les paillettes et les licornes. » 

Elle note aussi que si dans les dessins on retrouve souvent l’influence des stéréotypes liés au physique et au sexe, il en est de même avec l’âge : « On est complètement habitués à voir tel ou tel canons de beauté (en France, plutôt blanc, châtains à blonds, entre 22 et 36 ans…). C’est terrible et je suis bien consciente d’être en plein dans tous ces clichés quand je dessine…

Après, le fait de dessiner spontanément des filles m’aura sans doute poussé à avoir des héroïnes là où d’autres auraient mis un homme, parce que souvent dans les œuvres culturelles, la fille apparaît comme « la fille », le quota où pour 60 mecs on aura une fille (qui n’existe pas dans la réalité, avec des discours complètement clichés). C’est navrant ! »

BD MILITANTES

Vient alors la question du militantisme qui fatalement, comme le souligne Aude Mermilliod peut enfermer dans la catégorie « Militant-e / Féministe » mais qui a toute sa place dans le secteur de la bande dessinée autant comme vecteur d’histoires et d’imaginaires que comme reflet de la société.

Sans que ce soit une obligation, la BD peut être un formidable outil de lutte et d’ouverture d’esprit. Pour Claire Malary, « une bonne bande dessinée, comme un bon roman, amène à la réflexion et s’exprime dans son propre cosmos. » Comme tous les arts, elle porte un message dans une histoire et contribue donc à faire réfléchir et à progresser.

« Quand on analyse le cours des événements, on se rend compte que la polémique d’Angoulême a précédé le mouvement #metoo. Un blog s’était monté pour justement recueillir les témoignages de sexisme dans le milieu. La BD a un vrai rôle à jouer et j’espère qu’elle pourra faire avancer les mentalités. J’ai bon espoir car il y a quand même dans ce milieu des gens très sensibles à ces questions-là. », souligne Léa Mazé, rejointe par Maryse Berthelot :

« Pour côtoyer un peu le milieu, je trouve qu’il y a beaucoup de personnes qui ont des sensibilités féministes, LGBTIQ+, vegan, etc. Ça brasse des gens de plein de milieux ! »

Dans les librairies spécialisées, les bibliothèques, les festivals, on trouve de tout. Hommes et femmes parlent et dessinent autour de la sexualité, des rapports amoureux, des combats sociaux, des problématiques sociétales et environnementales, etc. On peut apprendre et comprendre la charge mentale par exemple avec Emma, réhabiliter les femmes dans l’Histoire avec Pénélope Bagieu, Catel ou Wilfrid Lupano, se projeter dans une aventure d’anticipation (de catastrophe écologique) avec Louise Joor, réécrire les contes (avec des héroïnes badass) dans une série de comics intitulée Fables, aborder les différences avec Chloé Cruchaudet ou Mademoiselle Caroline et Julie Dachez, s’intéresser aux conséquences de la colonisation avec Jessica Oublié…

On peut dresser une liste importante de BD qui se revendiquent ou non militantes, comme Il fallait que je vous le dise, d’Aude Mermilliod à propos de l’IVG, Ecumes d’Ingrid Chabbert et Carole Maurel sur la reconstruction d’une femme lesbienne ayant perdu son enfant conçu par PMA, Putain de vies de Muriel Douru sur la prostitution, Appelez-moi Nathan de Catherine Castro et Quentin Zuttion sur l’adolescence d’un homme transgenre, Noire – la vie méconnue de Claudette Colvin d’Emilie Plateau (d’après Tania de Montaigne) sur une jeune fille noire qui en 1955 n’a pas cédé sa place à une personne blanche dans le bus (avant Rosa Parks, oui) ou comme de nombreux ouvrages édités par Steinkis, La Boite à Bulles, Vide Cocagne ou encore les éditions Lapin.

Mais ils sont encore minoritaires les récits bien construits destinés non pas à montrer autre chose mais à présenter un monde plus réaliste et représentatif de ce qu’il est.

« Je pense qu’il faut plus de personnages racisés, LGBTIQ+, etc. Les femmes doivent prendre leur place mais les hommes doivent travailler à ça aussi. Aujourd’hui, la BD est moins vue comme un art populaire qu’à mon époque où il y avait très peu de femmes dans ce milieu et pas d’héroïne à qui s’identifier. On n’avait pas grand chose à se mettre sous la dent. Il y a maintenant plus de choix, de meilleures représentations. »
analyse Elsa Bordier.

La coordinatrice de Pré en Bulles, Sylvie Poizat, elle, souligne que la bande dessinée est encore un peu confinée dans l’intimité de ses défenseuses et défenseurs :

« Comme tous les arts, elle contribue à porter une parole et des idées mais c’est toutefois un médium à audience limitée, beaucoup de lectrices et de lecteurs de BD sont encore (je crois) des amateurs de BD distrayantes et légères. C’est une des raisons pour nous de faire vivre ce festival, en essayant d’attirer un public varié, peu habitué à la BD et lui faire découvrir justement cette facette engagée (entre autres). Lorsque ça marche, j’ai le sentiment qu’une BD peut être très marquante, à cause du mélange de texte et de dessins, qui donne une force originale aux propos. »

De son côté, Vincent Henry nuance également l’impact : « Ça peut être un outil de lutte contre les discriminations mais pas plus ni moins que le cinéma ou d’autre forme d’expression. Paradoxalement, avec nos récits militants, je me dis parfois – quand je suis un peu pessimiste – que les lecteurs de nos ouvrages sont le plus souvent des gens très sensibilisés sur les problèmes décrits et qu’on ne fait donc pas changer profondément les choses… Mais espérons que l’on fasse bouger certaines lignes ! »

TOUJOURS TRÈS BLANC, HÉTÉRO, CISGENRE…

On sent comme une ambivalence dans les propos généraux. Entre l’espoir d’un équilibre entre les créatrices et créateurs de BD mais aussi dans les descriptions, représentations et rôles des personnages, la conscience d’une certes lente évolution mais une amélioration indéniable ces dernières années et le pessimisme face à la réalité de la société qui oscille entre les revendications des luttes contre les normes, les injonctions et les discriminations et les menaces et régressions constantes des droits civiques et sociaux.

Oui, on parle plus des femmes dans la bande dessinée. Elles sont scénaristes, dessinatrices, coloristes, éditrices, libraires, etc. Mais elles sont encore minoritaires. Et blanches, hétérosexuelles, cisgenres. C’est ce que dénonçait la créatrice de la BD Mulatako, Reine Dibussi, le 11 mai au local de l’association rennaise déCONSTRUIRE à l’occasion d’une table ronde sur la décolonisation de la littérature jeunesse.

Sa bande dessinée met en scène quatre filles noires, dont une est albinos, dans une aventure de science fiction. Au départ, elle explique avoir dessiné une bande d’ados blanches. Ou plus précisément « d’africaines qui ressemblent à des blanches. » À ce moment-là, c’est le déclic :

« J’ai pris conscience que j’avais du mal à me représenter par le dessin. Pourquoi naturellement blanches alors que l’histoire se passe au Cameroun et est inspirée d’un mythe camerounais ? À cause de l’influence des mangas, des dessins animés, etc. tout ce qu’on nous donnait au Cameroun. »

À force de ne recevoir que des refus de la part des maisons d’édition, elle a choisi d’auto-édité son ouvrage, ce qui n’est pas un cas isolé pour les artistes racisés qui se voient souvent rétorquer que les personnages mis en scène ne sont pas réalistes, n’existent pas dans la réalité, comme en avait témoigné la réalisatrice Amandine Gay lorsqu’elle avait souhaité faire un film sur une vigneronne noire lesbienne.

L’absence de représentations hors stéréotypes et normes blanches, hétérosexuelles, minces, cisgenres est pleine de conséquence concernant la compréhension du monde dans lequel on vit et la construction des individus qui n’ont accès qu’à des histoires sur leur environnement mais ne peuvent jamais s’identifier aux personnages. 

VERS UN ÉQUILIBRE ?

Le sexe n’est pas un critère. On y revient toujours. Il n’est pas un critère de compétences mais soumis à un rapport de domination, il influence nos comportements et pensées, joue sur les mentalités et constructions sociales.

« On considère qu’il ne faut pas que ce soit le genre qui définisse la sélection mais seulement la compétence. Mais cette compétence existe partout et les quotas permettent de s’en rendre compte. L’autre intérêt est que cela encourage les artistes femmes qui ne se sentent pas la légitimité à prendre la parole », confie l’autrice-dessinatrice Emma dans une interview accordée aux Inrocks en janvier 2018.

Elle poursuit : « Je ne pense pas que les bédéastes touchent nécessairement un nouveau marché. Les lectrices étaient déjà là sauf que nous lisions TintinThorgal, des publications qui font la part belle aux héros masculins. Par contre, elles ont désormais la possibilité de s’identifier à des personnages qui leur ressemblent et cela les incite à se diriger vers ces nouveaux supports, voire à se projeter vers ce métier. Ce qui ne plait pas toujours à certains auteurs d’ailleurs qui peuvent se sentir critiqués ou déstabilisés. Et c’est plutôt une bonne chose car cela les oblige à réfléchir et à s’adapter. Les rapports de pouvoir commencent un peu à s’équilibrer. Heureusement que nous avons également des alliés chez les hommes, il faut avancer ensemble. » 

Et comme « un peu » n’est pas suffisant, il est essentiel de continuer d’interroger nos représentations collectives et individuelles à travers les dessins et l’écriture mais aussi au travers de nos comportements sociaux et de nos relations aux privilèges. Nul besoin de se sentir investi-e d’une mission militante pour se sentir concerné-e par l’égalité entre les individus et notre environnement.

Simplement avoir en tête qu’au bout de nos doigts, qui portent et guident plumes, crayons, feutres, pinceaux et claviers d’ordinateur, se trouvent la possibilité de véhiculer et entretenir des stéréotypes ou de proposer des récits originaux, inclusifs et humanistes. Cela étant dit, créatrices et créateurs ne sont pas les seul-e-s décideurs-euses. Encore faut-il que toute la chaine des acteurs et actrices de l’édition, de la diffusion et de la promotion de la bande dessinée s’y mettent pour, comme le dit Emma, avancer ensemble.

 

 

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BD : Les femmes sortent des cases
Sexisme dans le 9e art : ça évolue ?
Des BD militantes
Une autre vision

Célian Ramis

L'art de pointer une sombre réalité

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Le nom annonce la couleur : Concerto pour salopes en viol mineur. Pièce proposée par La Divine Bouchère, elle dresse un état des lieux « froid et sarcastique », autour de la question du viol et du statut de victime.
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Le nom annonce la couleur : Concerto pour salopes en viol mineur. Pièce proposée par la compagnie brestoise La Divine Bouchère, écrite par l’autrice et comédienne Jessica Roumeur, elle dresse un état des lieux « froid et sarcastique », autour de la question du viol et du statut de victime. Le 26 novembre dernier, juste après la conférence de la militante féministe Valérie Rey Robert sur la Culture du viol à la française, le quatuor finistérien a présenté sur la scène du Tambour, à l’université Rennes 2, son spectacle, issu du projet « Silence on viole ». 

Sur scène, quatre femmes s’installent sur un canapé et enfilent des perruques sur un concerto de Vivaldi. Les violons s’emballent, les personnages aussi. Beaucoup de gestes, beaucoup de paroles que l’on ne distingue pas tant les voix se couvrent entre elles. Jusqu’à ce que retentisse un « Salope ! ». La musique stoppe net.

Au micro, une des femmes raconte : « Un jour, j’avais 16 ans, c’est ce soir-là que c’est arrivé. Tout le monde s’amusait, j’avais reçu beaucoup de cadeaux. Lui, je le trouvais beau, je souriais, j’étais contente. Je suis montée, il était là, il m’a suivi, j’étais contente. Il m’a embrassé, j’étais contente. Il a fermé la porte, m’a bloqué les bras, je pouvais plus respirer. Il a sorti son sexe, ça passait pas. J’ai crié, il a dit « Ta gueule ». Il allait vite et fort. Il a fourré son sexe dans ma bouche et il m’a dit « Tu vois, c’était pas la peine de gueuler ». »

Il y a des mots que l’on a du mal à prononcer, comme le mot « vagin ». Il y a des phrases que l’on prononce trop facilement, comme « il va t’arriver des bricoles ». Il y a des situations qui nous obligent à détacher notre corps de notre esprit pour ne pas mourir sur le coup, comme au moment des violences sexuelles et/ou physiques.

Et il y a ces réactions faussement compatissantes qui se répètent, les « Oh la pauvre » et les « C’est atroce », avant de se transformer en soupçons, humiliations et culpabilisation, et finalement de devenir des insultes. « La salope ! », « C’est vrai que c’est la honte. », « Salope, salope, salope, salope ». De nouveau, Vivaldi envahit le plateau. Jusqu’au bouquet final. L’apothéose de cet ascenseur émotionnel dont le voyage aura duré 30 minutes.

« J’ai laissé le silence commander ma vie. Ça va aller maintenant. Je suis une guerrière parce que j’ai dit alors qu’on voulait que je me taise. Parce que je refuse d’être la petite chose meurtrie que la société voudrait. J’ai trouvé moi-même le rédemption. J’ai mon casque et mon armure. C’est pas poli mais j’ai gueulé comme un animal mutilé par sa blessure. J’ai dit les mots qu’on veut taire. J’ai dit « viol » et j’ai dit « je » ! ».

Les quatre femmes quittent leurs perruques. 

SILENCE ON VIOLE

Bim. Grosse claque dans la gueule. Coup de boule, comme dit l’autrice. Elles nous secouent Anaïs Cloarec, Louise Forlodou, Véronique Heliès et Jessica Roumeur, dans cette pièce qui trouve son origine dans le projet « Silence on viole », une campagne artistique contre le viol, qui s’est déroulée du 9 novembre au 15 décembre 2013, à Brest.

« C’est une plasticienne, Marion Plumet, qui a eu cette idée parce qu’en général, les campagnes de prévention sont bourrées de clichés. Elle m’a proposé de me joindre à elle en tant qu’autrice. », explique Jessica Roumeur qui nous indique rapidement qu’à l’âge de 16 ans, elle a subi un viol : « J’avais jamais pensé à écrire autour de ça. Marion aussi a été victime d’un viol, ainsi que d’autres femmes que l’on connait. C’est un véritable fléau. »

Une vingtaine d’artistes se sont réuni-e-s autour de ce projet qui entame une démarche de réveil des consciences mais surtout de libération de la parole, face à la loi du silence imposée par la culture du viol. Le spectacle va ainsi commencer à voir le jour et va être étoffé, à partir de témoignages, d’imagination, d’analyse et d’observations. Depuis que s’est-il passé ?

Du côté des mentalités, pas grand chose. Du côté des chiffres, on est passé de 75 000 viols comptabilisés par l’enquête ENVEFF à 89 000 (enquête désormais intitulée Virage). Par an, en France. Et plus de 220 000 agressions sexuelles. « Depuis qu’on joue la pièce, #Metoo a fait pas mal de remous. Et on entend des paroles qui font du bien. On avance, par à-coups. Mais les chiffres ne diminuent pas. Après le spectacle, on propose toujours un temps d’échange parce qu’après 30 minutes aussi intenses, il faut en discuter et prévoir des respirations communes. », signale l’autrice, qui précise que Concerto pour salopes en viol mineurne tend pas à exposer des solutions mais à dresser « un état des lieux froid et sarcastique ».

Elle le dit, ce n’est pas un « sujet glamour » et il est hors de question d’enjoliver la sombre réalité et de produire du sensationnalisme. « Les médias s’en chargent déjà », glisse-t-elle. 

SILENCE SUR LES PLANCHES

Côté diffusion, ça coince : « Quand on a monté la campagne, on nous disait d’aller voir plutôt la Santé, et côté Santé, on nous disait d’aller voir plutôt la Culture. Personne ne veut s’en charger. Pourtant, dans l’art, on parle de plein de choses ! Mais le viol, on ne veut pas voir, on ne veut pas dire. La parole se libère mais pas partout et pas pour tout le monde. Dans la réalité, c’est encore un parcours de la combattante. Quand on dit viol, c’est comme si on mettait un coup de poing ou qu’on faisait un attentat. Comme ça touche aux parties génitales, on parle de sexualité, d’intimité, alors que c’est un crime ! L’intime est politique ! »

Serait-ce une tache dans la programmation ? Nous, on dirait plutôt que c’est un spectacle indispensable. Engagé et intelligent, tant dans le fond que dans la forme. La mise en scène est épurée et les costumes, les attitudes et les témoignages donnent une touche d’émissions-témoignages tires larmes, animées par (anciennement) Jean-Luc Delarue, Sophie Davant, Faustine Bollaert ou encore Evelyne Thomas.

« On a donné un esthétique télévisuelle car dans ces émissions, les paroles des victimes sont souvent instrumentalisées pour accentuer le sensationnalisme. », explique Jessica Roumeur. La compagnie La Divine Bouchère met en mots et en perspective les voix, les accusations, les hypocrisies, les jugements et les malaises qui se confrontent et se confondent avec les récits des victimes. C’est intense, brut et bouleversant. La violence qui en émane n’est pas décuplée, elle est simplement le miroir de la réalité qu’il nous faut regarder bien en face. 

Depuis, la partition de Vivaldi accompagne comme une ritournelle cette phrase déclamée par une comédienne et qui claque dans nos oreilles et nous glace le sang : « C’est un jeu sans règles dans lequel tu n’as aucune chance de gagner. » Déjouons la fatalité, battons-nous contre le sexisme, allons le dire et l’entendre dans les théâtres. Entre autre. 

 

 

Célian Ramis

La clitocratie en pérille mortelle

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Bienvenue en Matriarcate. Ici, les menstruations ne sont pas une taboue, la féminine l'emporte sur la masculine et les petites filles jouent avec des armes à feu. Vous l'aurez compris, ici, les femmes dominent depuis la Nuit des temps...
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Jeudi 12 mars, la maison de quartier de Villejean accueillait, un an après la représentation de Contes à rebours, la comédienne et autrice Typhaine D. qui présentait son one woman show féministe La pérille mortelle. Un spectacle drôle et engagé.

Et si on imaginait un monde dans lequel le ciel est le sol et le sol est le ciel ? Ou un monde dans lequel les autres animaux sont décrétés supérieurs et tuent les humains pour en manger la viande et les foies gras ? Et en profitent pour accrocher dans leur salon leurs trophées de chasse ? La tête de Polanski, comme ça au hasard… Ou un monde dans lequel les outils de jardinage sont inversés et c’est bien le bordel parce que dans ce cas on se roule des râteaux et on se fout des pelles ?

Un monde dans lequel les truies dénonceraient les porcs sur Twitter avec le #balancetonhomme. Ou encore un monde dans lequel 90% de la population mondiale posséderait presque toutes les richesses mondiales, les 10% restant étant des hommes, blancs, pauvres.

Et si on allait un peu plus loin et on imaginait un monde dans lequel les femmes détiennent le pouvoir et dominent les hommes ? Alors oui, on la voit venir Typhaine D. mais on se laisse embarquer par curiosité et par plaisir dans sa proposition de société inversée. Comme elle le dit si bien : « Ça a beau être sans conséquence l’imagination, c’est un peu subversif… »

Nous voilà donc en Matriarcate, où la règle grammaticale de la française est simple : la féminine l’emporte sur la masculine. Ici, les petits garçons sont éduqués à la passivité et à la douceur, éduqués pour s’occuper des autres et des tâches domestiques. Ce sont eux qui dans les contes attendent patiemment du haut de leur tour d’être délivrés par la princesse. Eux qui souffrent du syndrome du schtroumpf.

En Matriarcate, les femmes exhibent fièrement leurs menstruations et les manuels scolaires sont remplis de clitoris et de vulves. En SVT, en classe de 4e, on étudie toute l’année l’organe sexuel féminin dans sa fonction reproductrice mais aussi dans sa fonction de plaisir, et on accorde tout juste une demi journée à l’organe sexuel masculin. 

Les poils sur les femmes sont super féminins et automatiquement dégueulasses et moches sur les hommes, obligés d’être minces. Les femmes, elles, ont des dérogations donnant droit à la bedaine. Elles sont les héroïnes, ils sont les oubliés de l’Histoire. On ne connaît que les femmes de Cro Magnone et de Néandertale, « les copines qui mettaient du sang de menstruation partout. » Puis vinrent les fama erectus, les fama sapiens, etc.

En Matriarcate, on sait soigner l’endométriose, les femmes ne souffrent plus de douleurs menstruelles, les hommes développent des tas de complexes et un des plus gros tabous est l’érection hors mariage. « Mais vous avez quand même des privilèges les copains, on vous ouvre la porte quand vous passez ! », scande Typhaine D. cynique à souhait.

On rit à l’évocation de cette énumération aussi jouissive que sa veste pleine de pins pour les droits des femmes. On rit encore plus quand elle revient en « vieille femelle dominante », animant une conférence de rédaction. À l’ordre du jour : la représentation des hommes dans les médias. Non pas pour creuser la problématique en profondeur, non, plutôt pour trouver « comment on justifie qu’on y arrive pas, à la parité… »

En Matriarcate, il existe plusieurs techniques. Celle du « On n’était pas au courant ». Celle du « On n’y est pour rien et d’ailleurs nous, dans notre entreprise, on en cherche des hommes ». Celle du « C’est de leur faute à eux, nous on leur propose des postes à responsabilités et ils n’en veulent pas ». Ou encore celle de l’empathie : « J’ai trop de respect pour mes amis réalisateurs pour faire l’offense de les sélectionner parce qu’ils sont des hommes ». 

Elle en profite pour faire un point langage. Sur l’écriture « inclu-excessive ». L’argument est choc : les mots ne sont pas au féminin, ils sont neutres, tout le monde a bien compris qu’au féminin, on ne parle pas des femmes mais de tout le monde.

« On ne va quand même pas doublé tous les mots ?! Comme ma copine Jine Delajardine, les MeToo, # machin… Je suis fatiguée ! »
poursuit-elle. 

Un féminicide donc vaut aussi bien pour le meurtre d’une femme que d’un homme. C’est évident. Il est important de continuer de parler de crimes passionnels, de drames familiaux, etc. Et surtout de bien accentuer sur le profil des agresseuses : femmes noires migrantes précaires. Il est impératif que les hommes continuent de penser que ce sont des faits isolés et qu’ils n’ont pas de liens entre eux : 

« C’est importante. Ils ne doivent pas se rendre compte que c’est une système matriarcale. »

C’est d’autant plus jubilatoire quand elle fait apparaître une membre prestigieuse de l’Académie Française : Aline Finkielkroute qui a légèrement modifié son nom, sinon ça se prononçait « Finkielkrotte ».

Et elle y va franchement : « Chères consœurs ovariennes, chères éjaculeuses de Sainte Cyprine, mes chères comatriotes. » Et elle ne lésine pas sur les « Elle était une fois » et « La féminine l’emporte sur la masculine. » Elle enfonce le clou : « La genre féminine est neutre ». Et elle frappe, même après avoir mis ses adversaires à terre : « La langue ne vous concerne que quand on vous la demande. »

Elle est odieuse, méprisante, misandre et perverse. Et elle ne s’appuie que sur des discours et des propos réellement tenus par des hommes, dans le but de rabaisser les femmes. Comme ceux qui ont été étalés dans Valeurs actuelles, criant ici à la nouvelle terreure masculiniste, et arguant qu’ils préfèrent le foot masculin et cassent l’ambiance en soirée.

« Leur écriture incultive et obscène, c’est une pérille mortelle ! », scande-t-elle en conclusion de ce brillant spectacle à l’épilogue savoureux, puisque Typhaine D. rend une femmage à Michèle Sardousse, à la guitare électrique. Evidemment, une femmage à ce glorieux titre sur les « hommes des années 2020, hommes jusqu’au bout du frein ».

On se marre vraiment pendant le one woman show de Typhaine D. Parce qu’elle gratte la merde en profondeur et avec, elle éclabousse le patriarcat, et ça, forcément, ça nous met en joie. Ça fait du bien d’en rire d’ailleurs. La comédienne réussit là où de nombreuses personnalités échouent. Car inverser les rôles est un exercice périlleux et elle, le fait avec beaucoup de talent.

Féminiser l’ensemble de son langage est une gymnastique qui demande rigueur et entrainement. Déjà, c’est impressionnant. Ensuite, ce qui fonctionne avec l’artiste, en parallèle de son enthousiasme, son cynisme et sa légèreté, ce sont les exemples et les arguments dont elle se saisit pour faire basculer le cours des événements.

C’est parce qu’elle est renseignée, c’est parce qu’elle maitrise le sujet lorsque celui-ci est à l’endroit, c’est parce qu’elle comprend et saisit les mécanismes de domination, qu’elle parvient à les renverser et les inverser. Et au passage, à nous faire rire, de par ses choix de thématiques, mais aussi de par ses mimiques et du rythme qu’elle donne à son spectacle. 

Tout ce qu’elle relate est affreux, dans les faits. Mais qu’est-ce qu’elle les met bien en perspective ! On est ébahi-e-s par sa prestation et par l’énergie que ça dégage et procure dans la salle. Elle contrecarre les discours haineux visant à réduire les féministes à des hystériques rabat-joie et pointent toutes les dissonances de nos sociétés actuelles en matière d’égalité femmes-hommes. 

De l’éducation dès la petite enfance aux institutions phallocentrées, en passant par les tabous autour du sexe, qu’il s’agisse des menstruations, de l’organe ou de la sexualité, par l’histoire écrite par et pour les hommes ou encore par les injonctions et les violences faites aux femmes, elle ratisse large (ou elle pelle large, si on se trouve dans un monde où les outils de jardinage ont été inversés) mais elle ratisse bien (ou elle pelle bien, on aura compris). On regrette en revanche que l'inversion reste au niveau de la dominance présupposée : femme blanche cisgenre hétérosexuelle.

C’est extrêmement libérateur de s’autoriser à rire en écoutant et en regardant Typhaine D. sur scène. D’imaginer les mecs à notre place et de s’imaginer, nous les meufs, à leur place, tel que cela est présenté dans La pérille mortelle, c’est drôle. Et cela n’implique pas que l’on soit pour l’inversion des rôles. Simplement, elle démontre qu’il est urgent de déplacer notre regard, mais aussi et surtout le curseur entre les individus. 

 

Célian Ramis

En mathématiques, comment résoudre l’équation de l’égalité ?

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Les mathématiciennes étaient mises à l'honneur à la MIR le 11 mars, dans le cadre de l'exposition "Remember Maryam Mirzakhani" et de la conférence sur la place des femmes dans les mathématiques.
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Les filles, elles sont nulles en math. Elles n’ont pas l’esprit scientifique. C’est plutôt un truc de garçon. Evidemment, ce sont des idées reçues et des stéréotypes issus d’une construction sociale agissant à travers l’éducation genrée dès le plus jeune âge, qui influe ensuite sur l’orientation scolaire, les choix universitaires et enfin sur les carrières professionnelles.

À la Maison Internationale de Rennes, 18 tableaux ornent la galerie du 10 au 17 mars dans l’exposition Remember Maryam Mirzakhani, orchestrée par le Committee for Women in Mathematics (Comité pour les Femmes en Mathématiques) en 2018 autour de celle qui reste aujourd’hui encore la seule femme à avoir obtenu la médaille Fields en 2014, lors du Congrès International des Mathématiciens.

Actuellement, dans le monde, circule 20 copies de cette exposition dont les droits sont donnés gratuitement par le CWM en fonction de la cohérence du projet examiné. Le 15 octobre 2019, l’université Rennes 1 la dévoilait pour la première fois à Rennes à l’occasion de l’inauguration de son amphithéâtre Maryam Mirzakhani.

À chaque fois, il est exigé de bien respecter le format et l’ordre des affiches, établies selon le parcours de cette femme, née en Iran en 1977 et qui grandit à Téhéran. Au lycée, elle étudie dans un établissement dédié aux filles exceptionnellement douées et très vite, elle remporte la médaille d’or lors des Olympiades Mathématiques Internationales, en 1994 et en 1995.

Tous les posters renvoient à une thématique de sa vie. Que ce soit à travers des photos de famille, des photos de sa fille Anahitah qui pensait, voyant sa mère faire des dessins sur des feuilles, que celle-ci était une artiste peintre, d’elle en train de travailler. Mais aussi à travers des mots, de concepts et de citations. Jusqu’à la compilation d’articles de journaux abordant sa mort en 2017, à la suite d’un cancer du sein.

Elle est un formidable exemple de réussite, dépassant les frontières des assignations genrées. Mais aussi une exception. Malgré elle. Elle est la première et unique mathématicienne à avoir obtenu la médaille Fields à ce jour. Une médaille remise tous les 4 ans, à 4 lauréat-e-s âgé-e-s de moins de 40 ans.

« Sur 55 ou 56 titulaires, il n’y a eu qu’une seule femme depuis que la médaille a été créée, en 1936 je crois. Maryam a eu un destin tragique puisqu’elle est décédée à 40 ans. Elle n’a pas pu donner son exposé dans ce cadre-là car elle était déjà atteinte du cancer du sein. Mais elle voulait dédier sa distinction à toutes les femmes qui viendraient après elle. »
précise Marie-François Roy, présidente du CWM.

UN MONDE DE MECS…

Le 11 mars, après le vernissage de l’exposition, le laboratoire de mathématiques de Rennes 1 proposait de poursuivre les réflexions autour d’une conférence sur la place des femmes dans les mathématiques, animée par Nicoletta Tchou, chargée de mission Parité et lutte contre les discriminations et maitresse de conférences en mathématiques.

Le monde des mathématiques est reconnu comme majoritairement masculin. Les femmes représentent 30%, dans le monde, à la base des mathématiques, c’est-à-dire dans les écoles de formation. Dans les revues et dans les lauréat-e-s des prix, elles ne sont plus que 10% et ce pourcentage n’a pas évolué depuis 50 ans, ce qui n’est pas le cas dans d’autres disciplines scientifiques, comme la chimie par exemple.

« Depuis 1996, jusqu’à 2016, la part des filles en série S est passée de 42% à 47%. La pente est faible mais quand même, on voit une augmentation du nombre de filles en S. On voit en revanche, dans le suivi post bac, que les études médicales sont plus choisies par les filles qui avaient des profils scientifiques au lycée que les sciences dures ou l’ingénierie. En fait, dès qu’il y a de l’humain dans l’intitulé, il y a globalement plus de filles. », souligne Nicole Guenneuguès, chargée de mission égalité filles-garçons au sein du rectorat.

De son côté, Christophe Ritzenthaler, responsable de la commission Parité de l’Institut de recherche mathématique de Rennes, fournit des chiffres nationaux et locaux. En France, on comptabilise 21% de femmes dans le secteur des mathématiques dans les universités. Un chiffre stable depuis 1996. Elles sont 27% à être maitresses de conférences et autour de 10% au niveau supérieur. Dans les mathématiques dites « pures », on compte 31 femmes pour 467 hommes.

« Et ce n’est pas plus réjouissant à Rennes. En fait, on perd à chaque étage. Plus on progresse dans les échelons, plus on perd les femmes. Parmi les doctorant-e-s et post-doctorant-e-s, il y a environ 30% de femmes et 10% au niveau supérieur. », précise-t-il. 

Avec la commission, il s’est replongé dans des études concernant le recrutement. Il en partage une avec la salle. 127 CV, en biologie, sont fournis à un comité de recrutement composé de manière paritaire. Parmi les CV, certains sont identiques, sauf qu’un exemplaire est au nom d’une femme et qu’un autre exemplaire est au nom d’un homme. Résultat : plus de postes sont proposés aux hommes, « avec des meilleurs salaires ! »

DES LEVIERS À ACTIONNER

Les discriminations ne s’effectuent pas toujours de manière consciente. Le sexisme commence dès le plus jeune âge à travers l’éducation genrée. On ne parle pas de la même manière aux filles qu’aux garçons, on n’attend pas d’elles et d’eux les mêmes comportements et compétences, on privilégie les qualités d’écoute et d’empathie pour les filles et des qualités d’actions pour les garçons.

« Un des premiers leviers, c’est celui de la formation des personnels. Au-delà des mathématiques. Femmes et hommes enseignant-e-s ont aussi des représentations stéréotypées. Ça se voit avec les mêmes copies, le regard, les encouragements et les commentaires ne sont pas les mêmes. Quand on attend quelque chose de nous, on a tendance à aller vers cet attendu. Pour les garçons, c’est plus de savoir compter. Pour les filles, de savoir parler. »
explique Nicole Guenneuguès.

Au sein de l’académie, différentes actions sont mises en place, comme par exemple une journée de formation à destination des professeur-e-s de mathématiques pour lutter contre la menace du stéréotype, une journée Filles et Maths composée de conférences animées par des mathématiciennes, de speed meetings et d’un théâtre forum sur les stéréotypes, ou encore un partenariat avec Orange sur la base de marrainages, afin de travailler sur la confiance en soi et le poids du modèle.

Un projet interdisciplinaire, dont nous fait part Marie-Françoise Roy, a permis d’interroger 32 000 scientifiques (50% de femmes et 50% d’hommes) sur leurs conditions, vécus et ressentis afin d’établir un diagnostic assez précis et représentatif de la situation et de construire une base de données des initiatives à travers le monde.

Sur le site du projet (gender-gap-in-sciences.org), on retrouve donc l’enquête globale qui témoigne qu’environ un quart des femmes ont eu une expérience personnelle de harcèlement sexuel durant leurs études ou au travail, et que les écarts de salaire sont significatifs entre les hommes et les femmes, la parentalité ayant un impact très différent sur les vies des hommes et des femmes.

On trouve également l’étude des modes de publication qui analyse des millions de publication, de 1970 à aujourd’hui dans les domaines de l’astronomie, les mathématiques, la chimie ou encore la physique théorique. Résultat : moins de 10% d’autrices dans les revues renommées en 1970 / 20% d’autrices dans les revues renommées en 2020. Sauf en mathématiques, où elles restent à moins de 10%.

Enfin, l’enquête délivre des recommandations aux parent-e-s et enseignant-e-s, aux organisations locales (départements scientifiques des universités, centres de rencontres, groupes de recherche dans l’industrie) ainsi qu’aux unions scientifiques.

A titre d’exemple, parent-e-s et enseignant-e-s peuvent encourager à des activités non mixtes adaptées pour stimuler la confiance des filles en elles-mêmes et leurs capacités à s’exprimer, ou encore utiliser des livres et des médias promouvant l’égalité femmes-hommes et mettant en évidence les contributions des femmes dans les sciences.

Les organisations locales peuvent créer une atmosphère de travail respectueuse et de qualité, définir des bonnes pratiques pour prévenir, signaler et résoudre les cas de harcèlement sexuel et de discrimination au travail, ou encore prendre en compte l’impact de la parentalité sur les carrières des femmes.

Les unions scientifiques peuvent travailler collectivement au changement de culture et de normes pour réduire les différents aspects des inégalités entre femmes et hommes, et peuvent encourager la diversification des prix scientifiques mais aussi encourager la présence de femmes dans les comités éditoriaux, etc.

« Il y a beaucoup d’initiatives pour que la situation évolue. Mais c’est extrêmement lent. Car c’est le reflet d’autres problèmes dans la société. Le problème ne va pas être facile à résoudre car on rencontre des blocages profonds. Il y a des actions à faire à tous les niveaux, à tous les étages. »
commente la présidente du Committee for Women in Mathematics.

DES AVANCÉES ET DES RÉSISTANCES…

En effet, on sait que le sexisme est systémique, comme le racisme, les LGBTIphobies, le validisme, etc. On doit donc travailler sur la déconstruction des stéréotypes auprès des adultes et sur la construction d’un modèle et de valeurs égalitaires. Dès le plus jeune âge, une nouvelle pédagogie doit être pensée et appliquée. Et le travail est en cours. Malheureusement, on sait que toutes les villes, tous les territoires, ne s’accordent pas sur les mêmes enjeux, à la même vitesse, ce qui creuse également les inégalités dans le sujet de l’égalité.

Toutefois, il est évident que les initiatives sont à encourager. Christophe Ritzenthaler intervenait le 11 mars sur quelques exemples d’axes mis en place : « La commission a été créée en 2018 et nous avons donné 3 axes. Un par année. Le premier, c’est de regarder le recrutement. Le deuxième, le vivre ensemble. Et le troisième concerne les questions d’enseignement. »

En France, il est interdit de créer des postes spécifiques, pour les femmes. « Mais on peut sensibiliser nos collègues, transmettre les statistiques, échanger. Dans le comité de recrutement, on a mis en place un couple de veilleurs chargé de vérifier que l’on n’a pas fait d’oubli dans le recrutement. », signale-t-il. 

Même chose du côté des séminaires où il a fallu également discuter de la faible présence des femmes. En un an, leur présence a quasi doublé dans les événements organisés :

« Il suffit que les collègues se rendent un peu compte. Et c’est pareil pour les financements de colloques et de séminaires. On met maintenant des conditions. »

Il y a donc un travail à réaliser pour permettre la prise de conscience de tout ce qui se joue au niveau des inconscients, des impensés. Il y a aussi un travail de sensibilisation et d’échanges. Le comité a donc également fait appel au théâtre forum, outil ludique et interactif qui met en scène les situations de discrimination et demande la participation des volontaires, dans le public, pour proposer des manières de dénouer le problème.

Et puis, il y a les résistances. Dans les couloirs du labo, un affichage permanent valorise les mathématiciennes en Europe. « Par deux fois, les panneaux ont été vandalisés. », conclut-il. C’est souvent là que ça coince. Dans la phase de valorisation. Parce que nombreuses sont les personnes à ne pas comprendre pourquoi on met l’accent sur les femmes et non sur les femmes et les hommes. 

Le sexisme est systémique. Il se niche dans le quotidien et dans ce qui semble être du détail. En mathématiques, comme en littérature, on retient les noms des hommes qui ont marqué l’histoire. Parce qu’on étudie uniquement les auteurs et les mathématiciens et quasiment jamais les autrices et les mathématiciennes. Pourtant, nombreuses sont leurs contributions à l’histoire, et par conséquent à ce qui donne la société dans laquelle nous évoluons actuellement.

Célian Ramis

Girl power ou comment passer de la femme futile à la femme fatale

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Du mouvement féministe punk aux tee-shirts prônant le Girl Power en grosses lettres, en passant par les Spice Girls, les Totally Spies et Beyonce, le slogan symbolisant l’émancipation des femmes est-il une mascarade pilotée par le capitalisme ?
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Du mouvement féministe punk aux tee-shirts prônant le Girl Power en grosses lettres, en passant par les Spice Girls, les Totally Spies et Beyonce, le slogan symbolisant l’émancipation des femmes est-il une mascarade pilotée par le capitalisme ? Dans le cadre des Mardis de l’égalité, à l’université Rennes 2, Camille Zimmermann, doctorante en Etudes culturelles au laboratoire LIS (Littérature, Imaginaire, Société) à l’université de Lorraine, décortiquait le 10 mars dernier la question en analysant l’histoire du Girl Power à travers la culture populaire. 

Sur l’écran, deux photos. Celle du haut montre Britney Spears qui joue la gladiatrice en petite tenue (à l’occasion d’une pub pour Pepsi, réunissant Pink, Beyoncé et Britney Spears contre Enrique Iglesias) et prône le Girl power. Celle du bas montre Brienne de Torth, vêtue de son armure, accompagnée du message : « Bitch please ».

« Est-ce que l’une ou l’autre a raison ? Les deux ont-elles raison de revendiquer le girl power ? La réponse est complexe. En tout cas, ce que l’on voit, c’est que les deux s’en sentent capables. », commente Camille Zimmermann, avant de remonter le temps et nous emmener dans la période post 68 et post féministe.

Mai 68 marque un élan humaniste au sein duquel la société tente de se porter davantage vers les luttes sociales, dont celles concernant les droits des femmes. Mais comme le souligne la doctorante, « c’est une période étouffée dans l’œuf, l’élan humaniste s’essouffle, il y a le choc pétrolier de 73, la montée du chômage, la mise en place des politiques de rigueur aux Etats-Unis et en Europe, et arrivent alors les valeurs néolibérales et donc individualistes. »

En parallèle, on assiste au développement de l’idéologie post féministe. Celle que Susan Faludi théorise comme le « backlash », c’est-à-dire le retour de bâton. En résumé, on remercie les féministes pour leurs combats et on dit qu’il est temps de passer à autre chose, car ça y est l’égalité est là.

On encourage les femmes à être plus ambitieuses et moins discrètes, et en même temps, on signale quand même que les luttes militantes ont un peu donné lieu à des générations de femmes désormais perdues dans leur identité de genre. Et on fait passer celles qui poursuivent leurs engagements pour des hystériques. C’est là nier toutes les problématiques sexistes restantes.

Le mouvement punk vient transgresser les normes et les interdits et s’affiche comme anticonsumériste et anticapitaliste. Le Do It Yourself ne s’applique pas seulement aux vêtements ou aux objets mais aussi à la musique, dans la manière de produire et de diffuser les disques.

« Certes, le mouvement punk est toujours dans la rupture mais il devient, après des débuts prometteurs, machiste comme les autres milieux. Les femmes ne profitent pas de l’entraide prônée entre les musiciens, pour apprendre à faire de la guitare, brancher son ampli, etc. Les femmes punkEs subissent beaucoup de harcèlement et souvent de présomption d’incompétence également. »
précise Camille Zimmermann.

La réaction arrive dans les années 90 avec le mouvement des Riot Grrrl dont on dit que Kathleen Hannah est la figure de proue (lire notre focus sur le sexisme dans les musiques actuelles, YEGG#87 – Janvier 2020). Le mouvement se crée « un studio à soi », comme aime le dire la doctorante qui fait là référence à Virginia Woolf. Les musiciennes instaurent un espace d’entraide et de paroles, c’est au même moment que naissent les ladyfest. 

Elles répondent à trois problématiques : l’hégémonie masculine dans le milieu du punk, l’hypocrisie de l’idéologie post féministe et l’austérité qu’elles sentent parfois dans la pensée féministe. Elles montent sur scène en sous-vêtements pour des raisons politiques, elles parlent de masturbation, du tabou des règles et créent le Girl Power qui apparaît pour la première fois en Une du deuxième numéro de Bikini Kill fanzine.

Très rapidement, les médias les pulvérisent. Notamment, la presse musicale qui les décrédibilise en écrivant qu’elles ne savent pas ce qu’elles font. Dans les concerts, elles sont interrompues par les hommes qui imitent le cri du loup ou qui gueulent « A poil », hypersexualisant leurs corps et les réduisant au statut d’objs.

Pour autant, le Girl Power n’est pas jeté à la poubelle. Sur la scène musicale et la scène médiatique, arrivent les Spice Girls. Cinq femmes castées selon un plan marketing. Un groupe 100% féminin fabriqué de toute pièce qui revendique le Girl Power, tout en effaçant le côté musiciennes des punkEs et en tablant uniquement sur leurs physiques et leurs apparences.

Dans leurs chansons, elles exigent le respect dans leurs relations amoureuses. Point. Le capitalisme a pris l’idée du Girl Power en y ajoutant l’idéologie post féministe. On l’appose désormais à la production culturelle à destination de la jeunesse et on fabrique des success story en romantisant la manière dont une jeune fille partie de rien est devenue une star.

C’est l’ascension vers la gloire et la notoriété qui est mise en valeur, non les compétences et le talent. C’est là un formidable marché qui s’ouvre au capitalisme qui s’engouffre dans la brèche pour exploiter de nouvelles opportunités de ce « marché de filles ». On crée le marketing genre et la taxe rose.

« Les petites filles peuvent jouer aux voitures ! Mais pas celles de leurs frères… Non, il faut qu’elles soient roses et avec fleurs. », souligne Camille Zimmermann.

Le nouveau Girl power est dépolitisé et sa « transgression » est contrôlée, de manière à servir les intérêts du marché. Mais on note tout de même au fil du temps une amélioration de la figure de l’héroïne. On s’éloigne petit à petit du modèle de la jeune fille docile, obéissante, qui attend le prince Charmant. A présent, elle n’est plus dans la passivité, elle se bat et sauve des vies.

On le voit dans Buffy contre les vampires, dans Charmed, dans Xena, dans Sydney Foxet un peu plus tard dans le dessin animé les Totally Spies… Les fictions mettant en avant des filles et des femmes explosent dans les années 90. Et on constate que les filles font des objets roses des objets de fierté d’une identité de genre. Les accessoires et autres, roses, à froufrous, pailletés, etc. deviennent des symboles de réappropriation et des moyens d’asseoir leur supériorité sur les hommes. C’est ce qu’une chercheuse va nommer le syndrome du pinky frilly dress (robe rose à froufrous).

« Finalement, on passe d’un carcan à un autre. Les femmes ne sont plus dans l’attente mais elles sont dans des rôles de femmes fatales. Et le cahier des charges est très exigeant. Il faut être mince, avec des formes quand même pour être aguicheuse, entrer parfaitement dans les normes et les canons de beauté, dont les standards sont purement occidentaux. Quand il y a des femmes noires, souvent, elles ont un teint assez clair et elles ont les cheveux lisses. »
analyse Camille Zimmermann.

Elle montre alors comment la beauté est utilisée en tant que plus value de l’héroïne qui va pouvoir user de ses charmes auprès des hommes pour obtenir ce qu’elle veut. Lors des transformations, comme celle de Sailor Moon par exemple, on va insister sur leurs gestes gracieux et les changements opérés… qui se limitent souvent à de l’esthétique : elles ont après transformation, des bijoux, du vernis, des bottes à talons : « On remarque que ce ne sont quand même pas les vêtements les plus pratiques pour partir au combat en général… »

Mais le Girl power, dirigé par le capitalisme, donne l’idée que les femmes se réapproprient des critères de beauté, alors qu’en fait on revalide simplement les codes de la féminité déjà imposés. La capacité d’empuissancement est dont limitée par ce fameux cahier des charges qui standardise les femmes.

Côté réflexion, elles ne font pas non plus la démonstration de bien réfléchir à toutes les situations dans lesquelles elles s’engagent. C’est souvent le cas de Buffy par exemple qui fonce dans le tas et apprend ensuite à travers son observateur quels sont les tenants et aboutissants.

« On ne leur attribue pas l’esprit critique, alors que l’intellect est quand même un élément clé pour l’émancipation… », souligne la doctorante. 

Elles sont belles mais futiles, elles se comparent entre elles et n’adhèrent pas à la sororité. Elles ne disposent pas librement de leur corps, des savoirs et des pouvoirs (leurs pouvoirs sont souvent limités). Selon la règle du triple refus mis en perspective par Françoise Héritier, elles n’ont pas les moyens de s’émanciper réellement.

Aujourd’hui, on constate que le Girl power se répand également dans la communication institutionnelle. Les marques s’en emparent à tour de bras. Indesit sur la répartition des tâches, Nana sur la force physique des filles et les clichés, Barbie sur les femmes dans l’Histoire, etc.

Le point positif que note la conférencière, « c’est qu’ils ont enfin remis le message à l’endroit. Maintenant, les pubs disent ‘tu es aussi forte qu’un homme, ne laisse pas la société te dire le contraire’. »

On voit aussi des icônes pop comme Pink, Beyoncé ou Miley Cirus, plus engagées qu’avant. Et plus de célébrités osent annoncer qu’elles sont pansexuelles, bisexuelles, homosexuelles, et/ou transgenres.

En parallèle, on lâche un peu du lest sur l’hypersexualisation des héroïnes et sur le male gaze. On y va plus franchement sur les problématiques féministes comme la menace autour du droit à l’avortement, la culture du viol, les institutions patriarcales, etc. Les héroïnes réfléchissent davantage et on voit apparaître une nouvelle figure : celle de la leadeuse. Elle se bat, entraine avec elle et inspire.

La femme n’est plus unique, elle est enfin plurielle et on commence à intégrer la diversité de genre, d’orientation sexuelle, d’ethnie et de culture dans les productions culturelles. La sororité est montrée à l’écran, notamment à travers l’excellente scène de Sex Education(saison 2) réunissant plusieurs lycéennes dans un bus, en soutien à une des jeunes filles présentes, ayant subi quelques jours plus tôt une agression sexuelle. 

« Alors, sommes-nous encore dans la mascarade  du Girl Power ? Quelque part, oui. Le féminisme présenté n’est pas ultra militant, pas très approfondi. Il est souvent convenu. Surtout si le budget est gros. On reproche un manque d’approfondissement dans les postures, on parle souvent d’un féminisme pop, qui serait un féminisme blanc. Ce qui peut paraître surprenant puisqu’on a parlé de Beyoncé et de Chimamanda Ngozi Adichie, qu’on accuse de ne pas vouloir vraiment la fin des inégalités mais juste de vouloir prendre leur place auprès des hommes. », précise Camille Zimmermann.

Elle poursuit tout de même sur une nuance dans cette mascarade car on ne peut que constater que l’évolution est réelle. Le féminisme n’est plus un gros mot et l’image de la militante a changé.

Elle ajoute : 

« Je me méfie des injonctions à la perfection des femmes et encore plus des injonctions à la perfections des féministes. »

On peut aussi voir les accusations à l’encontre de Beyoncé et de Chimamanda Ngozi Adichie comme des attaques sexistes et racistes, visant à les décrédibiliser aux yeux des femmes blanches et de limiter l’impact émancipateur que leurs messages pourraient avoir sur les femmes noires.

Peut-on toutefois établir que le Girl Power est une mascarade ? Est-il synonyme de féminisme ? Ou simplement un gros fourre-tout ? Pour Camille Zimmermann, il est un outil de mesure sociétal avant tout. Il indique quel est le féminisme à la mode, le féminisme qu’on peut se permettre, le féminisme qui ne prend pas le risque de faire perdre des auditeurs ou des téléspectateurs :

« Il sert à savoir quelles sont les causes féministes validées par le grand public qui vont devenir économiquement viables. On remarque que les queer commencent à être accepté-e-s mais les femmes voilées, pas du tout. Ou quand on met un personnage voilé, il est extrêmement stéréotypé. »

En conclusion, Camille Zimmermann explique : « L’expression Girl power n’est pas un slogan de militantisme. C’est un outil de mesure tout simplement. Il montre où est la moyenne entre le conservateur et le progressisme. »

Après sa conférence, elle est accompagnée de Laure Fonvieille, metteuse en scène, costumière et co-présidente d’HF Bretagne, et de Manuela Spinelli, co-fondatrice et ancienne présidente d’Osez le féminisme 35, et co-fondatrice et secrétaire de l’association Parents & Féministes, à Rennes, pour une table-ronde.

Aucune des deux militantes n’utilise le terme Girl power et leurs associations non plus. « On parle plutôt de sororité. Ce qui est différent du Girl power car avec la sororité, on n’est pas dans un côté capitaliste. Au contraire. », signale Laure Fonvieille, à propos d’HF Bretagne. 

« Dans le théâtre contemporain, il y a des offres culturelles très intéressantes. Il n’y a pas besoin d’être Beyoncé. En fait, on aborde beaucoup la question du matrimoine. On a un héritage culturel, composé du patrimoine, ce qui nous vient des pères, et du matrimoine, ce qui nous vient des mères. C’est un axe par lequel on milite. Il n’y a pas que Frida Kahlo »
précise-t-elle. 

Manuela Spinelli, avec l’association Parents & Féministes, essaye également de proposer une offre culturelle plus large mais met l’accent principalement sur l’analyse et la déconstruction des stéréotypes genrés et la valorisation d’une offre à contre courant : « On met en avant ce qui nous paraît relever d’une conscience féministe plus honnête dans les livres, les séries, les magazines… »

Evidemment, le travail est colossal. Parce que dès la naissance de l’enfant, voire même déjà lors de la grossesse si on connaît le sexe du futur enfant, on l’envisage différemment selon si c’est une fille ou un garçon. On ne s’adresse pas à l’enfant de la même manière, on n’allaite pas forcément de la même manière, on ne répond pas aux pleurs de la même manière, etc. Tout leur univers dès leur arrivée parmi nous est genré.

Les parcours ensuite sont bien connus. Il y a les assignations de genre, la division des tâches et des rôles, l’encouragement des garçons, la disparition des filles. Et dans les arts et la culture, on le sait bien grâce aux diagnostics, suivis et analyses d’HF que les femmes sont très présentes dans les écoles et puis, plus on monte dans l’échelle sociale des reconnaissances et financements, plus les femmes sont mises sur la touche.

« Les femmes ont moins de sous pour créer, elles sont donc aussi moins distribuées. On nous dit souvent qu’on ne programme pas un sexe mais un talent. Mais le talent, c’est avant tout du travail, de la visibilité et des moyens. Le problème est systémique. Les dessins animés qui sont moins genrés, peut-être qu’ils ont moins de moyens et moins de visibilité. », commente Laure Fonvieille. 

C’est systémique. Elle le redit car sur les plateaux de théâtre par exemple, mais ce n’est pas la seule discipline dans ce cas-là, il n’y a que très rarement des actrices et acteurs gros-se-s, noir-e-s, arabes, etc : « Aïssa Maïga l’a dit lors de la cérémonie des César, il faut que ça change ! »

Elle est rejointe par Manuela Spinelli :

« Oui, on valide le point de vue des dominants. Moi, ce qui me fait le plus peur, c’est l’homogénéité des corps. Cette norme ferme et nette de laquelle on n’arrive pas à se libérer. On rentre toujours dans le domaine d’un corps fait pour être regardé. Il manque des corps sujets, qui agissent, qui pensent, qui se connaissent. Parce que la privation de la connaissance de son propre corps, c’est un élément clé de la soumission des femmes. »

Après cette conférence, ça tourne et ça tourne dans nos têtes. Nous qui avons grandi avec les Spice GirlsBuffy contre les vampires,Charmed et qui maintenant écoutons Beyoncé après avoir dévoré les deux saisons de Sex Educationen très peu de temps. Sommes-nous tombé-e-s dans le panneau du capitalisme ? Parce qu’on l’a prôné nous aussi cet esprit Girl power, sans réellement le connaître et chercher à le comprendre. 

Et puis on réfléchit et on se dit que ce ne sont pas là nos seules références en matière de féminismes. On a lu des livres, des BD et des essais, on a regardé films, séries et documentaires sur les différentes problématiques d’hier et aujourd’hui, on a rencontré et on rencontre toujours des tonnes de femmes, militantes ou non, et on a écouté et écoute toujours leurs visions et leurs analyses de la société actuelle.

Peut-être qu’en effet le Girl power n’est qu’un outil de mesure. On y voit tout de même une certaine source d’inspiration, qui ne doit pas se limiter à cette simple offre culturelle. La curiosité doit nous mener à explorer toutes les richesses que les individus ont à nous apporter.

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