Célian Ramis (ouverture avec Maryse Berthelot)

Poils et tétons : rien à cacher !

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Les poils et les tétons dérangent quand ils apparaissent sur le corps des femmes. Pourquoi ? Qu'en pensent les personnes concernées ?
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Couvrez ces tétons et lissez vos guiboles ! Soyez décentes, Mesdemoiselles et Mesdames. Un peu de « bon sens », bordel de cul ! Nos gouvernants l’exigent de vous. Conformez-vous. Et éduquez vos filles pour que dès à présent, elles adoptent une tenue républicaine.

Sortez du droit chemin, de ces prétendu-e-s « codes » et « réglementations » - invoqué-e-s pour clore une polémique, lancée accessoirement par nos dirigeants qui surenchérissent à leur propre connerie – et vous serez punies. WTF les gars ? Nos corps, nos choix !

Nous sommes en 1830. Eugène Delacroix vient de peindre La liberté guidant le peuple. Au centre de son tableau, entourée d’hommes, trône Marianne, dans le feu de l’action, une arme dans une main, un drapeau français dans l’autre. Elle est conquérante. Elle est puissante cette femme du peuple à l’allure de déesse grecque.

Nous sommes en 2020. Elle tourne la tête, interloquée par cet homme qui charge son fusil et le pointe dans sa direction : « C’est tenue correcte exigée ici. Range-moi ce nibard ! Et puis baisse le bras, sérieux, la touffe de poils accrochée à ton aisselle, ça fait dégueu. T’es pas une meuf ou quoi ? » Alors, Marianne rentre chez elle, la mine blafarde.

Elle enfile un vieux futal troué, un tee-shirt « Sans Hermione, Harry serait mort dans le tome 1 », monte sur les barricades en courant, brandi son bras, tend son poing en l’air, lève le majeur et crie « Liberté, égalité, sororité ! » 

Les femmes ont des tétons et des poils. Les hommes ont des tétons et des poils. Jusque là, tout va bien. Nous sommes bel et bien de la même espèce. Oui, mais quand on parle des hommes et des femmes, on aime bien jouer au jeu des 7 différences, histoire de légitimer la hiérarchisation existante.

Sinon les arguments misogynes et sexistes ne tiennent plus et ça, c’est franchement (pas) dommage. Ainsi, il a été décidé que le poil serait viril et, par conséquent, masculin. Le couperet tombe et rase les poils naissant sur le corps des femmes. Pour les tétons, c’est une autre histoire.

Car quand ils sont sur le corps d’une femme, ils cristallisent à eux seuls les deux figures féminines que l’on voudrait opposer : la mère et l’amante. Ce qui nourrit l’enfant dans les premiers mois de vie – ou années, ou jamais - alimente également le fantasme masculin et dans les deux cas, on exige que cela se passe dans l’intimité de l’espace privé. Les seins, il faut les deviner.

Entrevoir cette chair ferme et galbée, c’est - dans l’imaginaire collectif intégré par la majorité des individus - une mise en bouche pour ces Messieurs. Comment résister quand les tétons se mettent à pointer ou qu’on peut à travers le vêtement les voir se dessiner ? Il est plus facile de blâmer la femme considérée comme une tentatrice : qu’on la foute au bucher ! Non mais sérieusement ?

ÇA DÉRANGE, POILS AUX PHALANGES ?

Ils dérangent ces poils et ces tétons, voire ces poils aux tétons. On ne veut pas les voir sur le corps des femmes, sous peine de s’octroyer le droit de juger, d’insulter, d’harceler, voire de menacer et de punir, les personnes concernées. Début septembre, Mélanie poste sur Twitter une photo d’elle.

Elle reçoit pendant plusieurs jours des milliers de messages haineux et insultants. Sur la photo, on voit ses poils. C’est ça qui choque. C’est ça qui donne la gerbe. C’est ça qui, pensent ses assaillant-e-s, leur donne le droit de la menacer de mort. Nombreuses sont les réactions inverses, créant ainsi le mouvement #JeGardeMesPoils. Heureusement.

Mais dans la réalité, les femmes qui affichent et assument leurs poils sont encore minoritaires, par rapport au nombre de bouches qui condamnent et de doigts qui pointent ces dangereuses sorcières, ces traitresses de leur sexe et de leur genre ! Elles transgressent la norme, elles sont coupables.

Elles laissent sur leur corps ces poils qui poussent là, naturellement, sans qu’elles n’aient rien demandé mais sans qu’elles n’aient rien fait non plus pour les y empêcher. C’est barjot ? Oui, complètement. On vit dans un monde où ne pas s’épiler quand on est définie en tant que femme provoque un scandale.

On vit dans un monde où la plupart des femmes enlèvent leurs poils en pensant qu’il s’agit là d’une corvée ainsi que de temps (et d’argent) perdu. Elles le font parce qu’on leur a appris qu’il fallait en passer par là pour être une femme. Elles le font par conformisme d’abord, par habitude ensuite.

Elles le font parce que sinon, elles seront rappelées à l’ordre. Elles le font par peur d’être rappelées à l’ordre. Par peur de ne plus plaire. Parce qu’on leur apprend à plaire aux autres avant elles-mêmes. Et le poil, il ne plait pas.

Mais à qui est-ce qu’il ne plait pas ? À partir de quel moment demande-t-on aux personnes définies et perçues comme appartenant à la gent féminine de retirer cette pilosité ? Et pourquoi se permet-on de rejeter, jusqu’à la haine, celles qui s’écartent de l’idéal du corps glabre (dépourvu de poils) ? Un idéal imposé, rappelons-le…

TERRIBLE ADOLESCENCE…

Les tétons, et les seins plus largement, viennent également interroger notre perception du féminin, de la féminité. De ce que doit être une femme et quels comportements, physiques et sociaux, elle doit adopter en société, à savoir dans l’espace public. Elle doit être sexy, donc sans poils.

Parce que les poils sont considérés comme répugnants sur le corps d’une femme. Mais elle ne doit pas être trop sexy, donc sans tétons apparents parce que les tétons sont considérés comme excitants sur le corps d’une femme. D’un autre côté, ils sont aussi la source par laquelle peuvent se nourrir les bébés.

Quelle ambivalence alors face à ce sein si fantasmé et hypersexualisé, que l’on brandit et que l’on offre à la bouche du nourrisson ! C’est à en choper le tournis de constater la brutalité de l’effet provoqué par un allaitement en terrasse de café ou par un téton pointé sous un tee-shirt.

On pense que durant l’enfance, les différences entre les filles et les garçons ne sont pas perçues à travers le sexe (on se fourvoie, clairement, iels apprennent à les distinguer). La puberté accroit cet l’écart, créé par le regard de la société et des adultes. La voix qui mue, les poils qui poussent, les seins qui se développent, les menstruations, l’acnée… L’adolescence, c’est terrible. D’autant plus si notre corps ne se moule pas dans la norme de ce que doit être un homme et dans la norme de ce que doit être une femme.

Pour la première catégorie, la masculinité hégémonique exige une voix qui mue vers une tonalité grave et une peau qui se recouvre de poils. Pour la seconde catégorie, la féminité unique impose une peau lisse et douce et des seins fermes et galbés, assez gros de préférence, mais tout dépend de la décennie dans laquelle on grandit…

Que se passe-t-il dans la tête des filles quand elles découvrent que leurs seins poussent de manière aléatoire et anarchique ? Que leur poitrine ne se développe pas comme celles des copines ou comme celles des égéries des publicités et des magazines féminins ? Que ressentent celles qui ont principalement joué et trainé avec les garçons durant toute la primaire et qui, au moment même où apparaissent deux piqures de moustique sous le tee-shirt, sont envoyées sur la touche ?

Il n’y a qu’à voir Tomboy de Céline Sciamma ou lire Lily a des nénés de Goeff pour constater que les seins qui poussent sur le corps des filles sont motifs d’exclusion et de rejet. Elles ne peuvent plus faire partie de la bande de mecs qui jusque là les traitaient comme des copains.

Pourquoi les seins des filles et des femmes constituent-ils un prétexte de mise à l’écart, une source de débat et de discrimination et pourquoi complexent-ils celles qui les portent ? Les questions se bousculent et s’entremêlent au fur et à mesure que s’accumulent dans l’actualité des informations plus aberrantes les unes que les autres. 

UNE HISTOIRE SANS FIN…

Il y a les publications sur les réseaux sociaux censurées parce que l’algorithme décèle que les photos dévoilent soi-disant trop de peau nue et/ou des tétons. En août 2019, Le Télégramme relatait le combat de la photographe Stéphanie Rouprich dont les pages ont été supprimées par Facebook parce qu’elle y publiait ses photos de nu artistique.

Pour les contourner, il faut placer des caches sur les tétons et/ou faire pression en dénonçant massivement le procédé (et encore…). Et puis, il y a, en juillet 2020, ce sondage Ifop, réalisé pour Xcams auprès d’un échantillon de 3 000 français-es, sur le « no bra », le fait de ne plus porter de soutien-gorge.

Il révèle que pour 20% des interrogé-e-s « le fait qu’une femme laisse apparaître ses tétons sous un haut devrait être, pour son agresseur, une circonstance atténuante en cas d’agression sexuelle ».Traduction : elle l’a bien cherché ! Au même titre que si elle porte une jupe et/ou un décolleté et/ou qu’elle sort le soir dans les bars et/ou qu’elle s’alcoolise et/ou qu’elle rentre chez elle toute seule durant la nuit…

Il y a ce que les médias ont qualifié de « tétongate » : Anaëlle Guimbi est évincée de l’élection de Miss Guadeloupe (en vue de l’élection de Miss France 2021) pour avoir posé seins nus dans le cadre d’une campagne de dépistage du cancer du sein. Il y a aussi cette polémique qui nait le 20 août 2020 sur la plage de Sainte-Marie-la-Mer, là où deux gendarmes vont contraindre plusieurs femmes pratiquant le topless à mettre un haut de maillot de bain car cela choquerait soi-disant des enfants.

La gendarmerie parle de « maladresse » et explique que dans un souci d’apaisement, il a été demandé « aux personnes concernées si elles acceptaient de couvrir leur poitrine après leur avoir expliqué le sens et l’origine de leur démarche. » Face aux forces de l’ordre, difficile de s’opposer.

Mais pourquoi dans un souci d’apaisement, ne va-t-on pas discuter avec cette famille ou ne leur propose-t-on pas d’aller s’installer sur une autre plage en leur expliquant que le topless n’est pas interdit sur cette plage, puisqu’aucun arrêté municipal ne le précise, et donc que les femmes peuvent libérer leurs seins si elles le souhaitent ? Pourquoi se permet-on de « demander » aux personnes concernées de mettre un haut de maillot de bain ?

Demande-t-on aux hommes d’enfiler un tee-shirt sur la plage parce que des enfants sont choqués de voir leurs tétons ? La ville de Paris pourrait-elle juger indécent le fait qu’un homme à Paris-Plages porte un slip de bain qui lui moule le paquet (le règlement interdit les strings et les monokinis, jugés comme des tenues indécentes) ?

Non. Ce sont toujours les femmes qui pâtissent des regards et des jugements hétéronormés sur leurs corps et tenues. Le fameux male gaze, dont parlent notamment Céline Sciamma et Iris Brey dans le cinéma. 

TROP OU PAS ASSEZ… À QUI DE JUGER ?

On emmerde les femmes portant le burkini. On emmerde les femmes portant le monokini. Soit elles sont trop. Soit elles ne sont pas assez. Et même quand elles ne dévoilent pas entièrement leurs seins mais que ceux-ci sont confortablement installés dans un décolleté, on peut les juger trop présents, donc indécents et par conséquent, on interdira à la personne l’accès… au musée par exemple !

Sauf si elle accepte de mettre sa veste par dessus sa robe. C’est ce qui est arrivé à Tô’ – son nom d’utilisatrice Twitter – pas plus tard que le 8 septembre dernier à l’entrée du musée d’Orsay. Elle écrit dans une lettre ouverte :

« Je me demande si les agents qui voulaient m’interdire d’entrer savent à quel point ils m’ont sexualisée, obéissent à des dynamiques sexistes, et si le soir en rentrant ils estiment avoir été dans leur bon droit de ne pas respecter les miens. Je questionne la cohérence avec laquelle les représentants d’un musée national peuvent interdire l’accès à la connaissance et la culture sur la base d’un jugement arbitraire qui détermine si l’apparence d’autrui est décente. Je ne suis pas que mes seins, je ne suis pas qu’un corps, vos doubles standards ne devraient pas être un obstacle à mon droit d’accès à la culture et la connaissance. »

Voilà un discours qui s’applique également aux dirigeant-e-s d’établissements scolaires interdisant l’accès à l’enseignement aux collégiennes et lycéennes qui portent des croc tops, des jupes courtes et des shorts en raison de la potentielle excitation que cela pourrait provoquer du côté des élèves masculins…

Ainsi donc les filles et les femmes entraveraient les valeurs et le fonctionnement de la République de par les tenues qu’elles portent ou du soutien-gorge qu’elles ne portent pas. Le sujet est placé actuellement au cœur du débat. Mais c’est aux hommes que l’on demande de s’exprimer. Jean-Michel Blanquer, Emmanuel Macron, Alain Finkielkraut… Ce sont leurs paroles, leurs opinions, leurs conseils avisés qui en appellent au « bon sens » et à « la tenue républicaine », que l’on sollicite et que l’on répand dans la presse. 

Les femmes, encore une fois, n’ont pas voix au chapitre. Leur corps sont comme toujours étalés et jugés sur la place publique. Ils sont coupables ! Ils excitent les hommes avec leurs petits, moyens ou gros tétons ronds qui transpercent leurs hauts. Ils répugnent les hommes avec leurs poils drus, bouclés ou colorés qui s’affichent sous leurs aisselles, sur leurs jambes, leurs bras ou encore leurs pubis.

Elles n’ont pas choisi mais elles sont condamnées. Leur châtiment : intégrer l’idée que leur corps ne leur appartient pas et se soumettre en permanence aux injonctions paradoxales qu’on leur assaille depuis la petite enfance. Tout ça, en silence. Evidemment. Pourtant, ce sont bel et bien leurs voix qui devraient être entendues, qui devraient compter.

LE SOUTIF : DEPUIS QUAND ET POURQUOI ?

« J’ai dû commencer à en porter vers 12-13 ans je pense… Je n’en suis même pas sûre. C’est ma mère qui a pris l’initiative de m’en faire porter. C’était juste des soutiens-gorge sans armature. Après réflexion, ça devait sûrement être pour éviter qu’on me fasse des remarques ou qu’on voit les tétons qui pointent. » Camille, 25 ans.

« J’ai commencé à en porter à partir de la 6e/ 5eje dirais… Je crois que lorsque j’ai commencé à vouloir porter des soutiens-gorge, c’est parce que je souhaitais avoir de la poitrine. Clairement vu la petitesse de ma poitrine de l’époque, je n’en avais pas d’utilité physique. », Lise, 22 ans. 

« Au début, à mes 11 ans, parfois j’oubliais d’en mettre mais plus ma poitrine se formait, plus j’avais des remarques de mes copines de mon âge qui me disaient que je devais en porter. Par la suite, c’est devenu une habitude, une norme, je ne me voyais pas sans. Il faut savoir que toutes mes représentations féminines autour de moi en portaient un et critiquaient celles qui n’en portaient pas. » Audrey, 22 ans.

« Je ne sais plus bien exactement (quand j’ai commencé à en porter), au collège, je dirais, vers 13 ans peut-être. Je crois hélas que ça a été systématique, comme la majorité des jeunes filles aujourd’hui, on fait comme tout le monde, on ne se pose la question, c’est la normalité, on se sent devenir femme en portant cette camisole ! On parle plus aux jeunes filles de mettre un soutif que de leurs premières règles ! » Laura, 32 ans.

« J’ai commencé à la fin du collège, quand un garçon m’a dit qu’on voyait mes tétons à travers mon tee-shirt. »
Nina, 35 ans.

« J’ai porté des soutiens-gorge pendant environ 14/15 ans. Je me souviens qu’à l’époque du collège, c’était vraiment important pour l’image, d’avoir des bretelles de soutien-gorge visibles, qui dépassaient des débardeurs. C’est à ce moment que j’étais très heureuse d’avoir des brassières, puis de véritables soutiens-gorge. Sans nécessité autre que l’image que ça pouvait me renvoyer. D’ailleurs je ne me suis dit jamais posé la question de l’utilité, c’était simplement une étape vers « la vie de femme ». » Enthea, 30 ans.

« J’ai mis très longtemps à en porter : pré ado, adolescente, je n’avais que des très petits seins (bonnet A trop grand) et ne voyais donc pas l’utilité du « soutien ». J’ai dû commencer vers 17 ans. Ensuite adulte, j’en ai porté (mais avec de grandes difficultés pour trouver une taille adéquate et confortable – bonnets trop grands / molletonnés tout en ayant un tour de torse trop serré – brassières disponibles seulement pour enfants…) pour des occasions particulières : port de robes moulantes, de vêtements transparents, allaitement. Ce n’est que la pression sociale (camarades filles de l’école, du collège, du lycée) qui m’a poussée à demander à en porter, pour faire « comme les autres », pour m’intégrer.

Par exemple, à l’âge de 11 ans, j’ai été la seule fille à me présenter à la piscine uniquement en slip de bain lors du 1erjour des séances scolaires. Le haut du maillot bikini n’est pas un soutien-gorge en soi mais en l’occurrence il a cette fonction de cache seins. Ensuite, adulte, la pression de « conformité » a continué. Femme mariée, puis vivant en union libre, je mettais donc un soutien-gorge pour « remplir » les vêtements que je portais à l’endroit adéquat, pour ressembler à l’image que je pensais devoir montrer pour être une femme, mais seulement de façon ponctuelle quand le « flottement » était trop flagrant, tout en étant complexée, en attendant que le fait d’avoir des enfants « me les fasse pousser » (je sais c’est bizarre… Scoop : ça n’a pas fonctionné) » Béa, 56 ans.

« Au début de ma transition, ça me faisait plaisir de porter un soutif.»
Gwenn Loona, 43 ans.

« J’ai commencé à avoir de la poitrine tôt, environ en CM2. Ça ne me dérangeait pas mais je jouais beaucoup avec les garçons, je n’étais pas pudique sauf qu’un jour, on se déguisait et je me suis changée devant eux, sans trop penser au fait que je commençais à avoir des seins. Ils ont vu, ils étaient gênés donc ça m’a gênée aussi. Je me suis ensuite dit que si je portais un soutien-gorge, ce serait mieux. » Léna, 21 ans.

« Avec le traitement hormonal, j’ai eu une poitrine naissante à 18 ans. J’étais excitée de voir mon corps se transformer comme je le souhaitais. J’ai mis un soutien-gorge bien push up ! C’était un moyen de mettre en avant ma poitrine, c’est un symbole de la féminité. J’en rêvais depuis le début de mon adolescence, surtout que ma jumelle, elle, en portait. Du coup, j’en portais tout le temps sauf pour dormir. Le reste du temps, c’était inconcevable de ne pas en porter. Ça me légitimait en tant que femme. » Vanessa, 28 ans.

« Pour moi, c’était normal d’en porter. J’ai grandi, j’ai eu des seins, j’ai eu honte. Ma mère était seins nus sur la plage pourtant mais une fille m’a dit « Tu mets pas de soutien-gorge ? ». Finalement, on ne se pose pas de question la première fois qu’on enfile un soutien-gorge. Alors qu’il n’y avait pas d’injonction à ça dans ma famille. Je l’ai fait pour être comme tout le monde, pour être comme les filles de mon âge. » Eva, 25 ans. 

PASSAGE OBLIGÉ…

Pour notre enquête journalistique, nous avons interrogé 32 personnes concernées par les injonctions à l’épilation et au port du soutien-gorge (lire notre encadré sur le sujet). Sur l’ensemble des réponses, 100% des personnes ont indiqué avoir déjà porté un soutien-gorge, une brassière ou une bralette.

Lors de la puberté, majoritairement, pour les femmes cisgenres, lors de la transition, pour les femmes transgenres. Avec ou sans armatures, les répondant-e-s expliquent que ce geste, parfois attendu avec impatience lors de l’enfance, est souvent motivé par l’envie de « faire comme les grandes », par « mimétisme ».

Il peut aussi être « un mal nécessaire », selon les situations, comme en témoigne Loreleï, 42 ans : « J’ai une taille qui varie du 40 au 44. Mon soutien-gorge affiche 90D/E le plus souvent, même lorsque je descends à mon poids minimal, je reste à 90D. J’aurais aimé pouvoir ne pas porter cet accessoire qui trop souvent est inconfortable, même dans les grandes marques. J’ai essayé les corsets, les brassières, tous les modèles plus ou moins vantés pour leur confort. C’est malheureusement très onéreux pour un résultat aléatoire. Le poids de ma poitrine trop sensible se répercute sur les bretelles, générant du petit inconfort à la blessure (taches violettes, abrasions) car j’ai aussi la peau très sensible. Malheureusement, si je me passe de tout soutien, ma poitrine attirée par la gravité tire sur les tissus et mes seins deviennent douloureux au moindre mouvement. Je passe invariablement la fin de la journée les bras croisés, quasi sans bouger. »

Dans la plupart des cas, les jeunes filles semblent intégrer l’idée qu’enfiler un soutien-gorge est un passage obligé, non pas pour le confort et la santé, mais pour la symbolique qu’il représente : il est un des leviers qui nous propulse vers le statut de femme. 

ET LES POILS, MÊME COMBAT ?

Et qui dit femme, dit imberbe. Surprenant puisque la journaliste et autrice Morgane Soularue nous apprend dans son livre Cheveux et autres poils que « filles et garçons ont le même nombre de follicules pileux (petit trou sur la peau dans lequel le cheveu et le poil naissent. Toute notre peau ou presque en contient.) : 4 millions environ, placés aux mêmes endroits du corps. »

Ainsi, les cheveux apparaissent à la naissance et le reste de la pilosité survient à la puberté. Là, les hormones s’en mêlent : « Le corps des garçons produit plus d’hormones androgènes, comme la testostérone. Et plus on a de testostérone, plus on est poilu… »

Globalement, le corps des femmes compte moins de poils (toutefois, on sait qu’en raison du syndrome des ovaires polykystiques par exemple, une pilosité importante est susceptible de se développer) mais il en compte quand même. Problème : « Un peu tabous, les poils véhiculent un tas d’idées reçues. On a tendance à les associer à un manque d’hygiène, en particulier sous les bras, car on les croit responsables de la transpiration. »

Un argument que l’autrice dément immédiatement après. Toutefois, même si le poil n’a rien à voir là-dedans, la pilosité est genrée et le rasoir devient dès la puberté un autre levier nous propulsant vers le statut de femme (et qui nous fait payer plus cher, merci la taxe rose…).

Parmi les 32 répondant-e-s, 25 ont témoigné de leur rapport à leurs poils. Tout comme pour le port du soutien-gorge, 100% des personnes ont indiqué avoir déjà eu recours à l’épilation.

« Par peur du regard des autres. » Manon, 24 ans.

« Par souci esthétique et d’intégration. » Elodie, 25 ans.

« Je détestais les poils et j’avais l’impression d’être sale. Je l’ai ressenti (la pression, l’obligation à l’épilation) à mon adolescence et quand j’ai commencé à avoir des rapports sexuels. » Gaëlle, 39 ans.

« En y réfléchissant, c’était sûrement par mimétisme et parce que je me sentais obligé.e à cause de la pression de la société. » Ange, 24 ans.

« Pour faire comme tout le monde car je ressentais le regard des autres notamment au lycée et au collège. Ayant une maman qui ne s’épile pas, j’ai eu un modèle qui me disait « fais ce que tu veux » mais je n’ai pas compris tout de suite son message, j’avais honte quand elle levait les bras. Dès mes 13 ans, j’ai commencé à me raser les aisselles, les jambes, l’entrejambe. » Audrey, 22 ans.

« À l’adolescence, je me suis épilée les aisselles à cause des odeurs de transpiration. Entre 18 et 25 ans, je me suis épilée les jambes ou le sexe pour la piscine (pression sociétale) ou pour les relations intimes. » Sophie, 31 ans. « Au collège, j’avais des poils sous les bras. J’étais hyper fière et ma meilleure pote m’a prise à part pour me dire de les enlever. Je suis passée de la fierté à la honte. Je me suis sentie tellement bête. » Eva, 25 ans.

« Pour ne pas être stigmatisée, rentrer dans le moule. J’ai eu une puberté précoce. J’étais complexée et dans ma famille, il y a un tabou autour de la puberté. Je voyais ma grande sœur qui était tout le temps épilée alors j’ai commencé à le faire, en piquant ses outils. » Chloé, 29 ans.

« Une meuf au lycée m’a dit que ça la gênait. Je me suis épilée. Ma mère aussi me met la pression sur mes poils. Mais moi je les aime mes poils ! » Loona, 20 ans.

« J’ai eu un mec gros connard. Au lieu de me dire ce qu’il aimait ou ce qu’il n’aimait pas, il me l’a dit par texto, avec des émoticônes : Mouton – Ciseaux – Cochon – Aubergine – Abricot. Traduction : avec mes poils, je suis dégueulasse, une fois épilée, il pourra me baiser. » Elly, 30 ans.

Grande classe…

INJONCTIONS, INJONCTIONS, INJONCTIONS

Les réactions sont variées mais sans appel. Le kit de la féminité se compose de maquillage, d’un lisseur, d’un rasoir, de crème dépilatoire, de tampons, serviettes ou coupes menstruelles, d’un soutien-gorge avec ou sans armature ou encore une brassière… Et on le vend aux jeunes filles de plus en plus tôt comme en témoigne notamment Florence Braud, fin août, sur Twitter :

« Tu as 8 ans, tu mesures environ 128 cm, tu joues encore aux petites voitures et à la dinette, mais surtout, surtout, n’oublie pas de mettre ta brassière rose REMBOURRÉE pour ta rentrée en CE2 !!! #SexismePasNotreGenre. » Elle accompagne la publication d’une photo de la dite brassière rose rembourrée « Girls by Athena » et poursuit : « Sérieusement, c’est quoi l’idée ? Quel est le message envoyé aux gamines de 8 ans ? À quel moment une marque se dit que oh, et si on faisait complexer les fillettes qui n’ont pas de seins ? (Parce que oui, c’est bien connu, à 8 ans c’est important d’avoir des seins…). »

Quatre ans plus tôt, elle avait déjà rédigé un billet de blog sur le sujet et songe que dans quatre ans, il sera toujours d’actualité. La discussion s’anime sur le réseau social. De nombreuses femmes commentent, scandalisées elles aussi par le produit fustigé mais majoritairement, elles témoignent de la difficulté, voire de la « galère » à trouver un haut de maillot de bain non rembourré pour les pré-adolescentes et les adolescentes.

Rares sont celles qui s’indignent au même titre que Florence Braud qui recadre parfois le débat : « Plusieurs personnes me répondent dans les commentaires (de manière parfois agressive) que les coques servent « à cacher les tétons qui pointent ». Ok. En quoi est-ce un problème des tétons qui pointent à 8 ans ? Et même, à 20, 40 ou 80 ans ? »

Injonction à porter un soutien-gorge, injonction à cacher ses tétons, injonctions à épiler ses poils… « Les injonctions sont de plus en plus nombreuses et surtout de plus en plus précoces. », nous signale Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe et autrice. Celle qui a écrit La révolution du féminin dédie un chapitre aux seins quelques années plus tard dans Le corps des femmes – la bataille de l’intime, puis récemment tout un livre intitulé Seins – En quête d’une libération.

Parce qu’elle a découvert et pris conscience que les seins sont singulièrement absents des initiatives de réappropriation du corps, « grands oubliés de la dynamique d’émancipation » comme elle le formule en titre de son introduction.

« Il est important de replacer le féminisme dans le temps long de l’histoire. Les années 1970 ont été celles du second grand moment féministe (après la bataille pour le droit de vote), celui qui visait à libérer les femmes du carcan de leur corps procréateur. Mais, dans les décennies qui ont suivi, ces sujets corporels ont disparu du champ féministe. Depuis le début des années 2010, une nouvelle génération de féministes se ressaisit de chaque centimètre cube du corps des femmes. La dynamique à l’œuvre est puissante.

Elle témoigne de ce que les femmes ont décidé de se réappropier leurs corps sexués et intimes, sur le versant négatif de la lutte contre les injonctions objectivantes comme sur le versant positif de l’exploration de toutes les dimensions de nos vies incarnées. On ne se défait évidemment pas rapidementde décennies de formatage mais le foisonnement des initiatives me fait penser que les plus jeunes ont de la chance.», explique-t-elle.

Dans son livre Seins – En quête d’une libération, Camille Froidevaux-Metterie donne une place prépondérante aux vécus et ressentis des femmes qui témoignent et à leurs seins, photographiés toujours nus, toujours de deux manières : en portrait, le corps orienté de ¾, et en portrait encore mais avec les mains dans le champ. Jamais le visage n’apparaît :

« Les seins peuvent être comme des visages. Après avoir fait le portrait des seins, je demandais aux femmes de faire entrer leurs mains dans le cadre, cela faisait entrer une partie de leur personnalité mais aussi leurâge. » 

On lit l’ouvrage et on respire. Nos seins sont tous différents. D’une diversité infinie, comme le dit et le démontre l’autrice. C’est la représentation que l’on en fait qui est unique. Les seins, en forme de demi pomme, bien ronds, fermes et galbés, « ce sont des seins irréels, ils existent évidemment mais de manière minoritaire. » 

GROSSE PRESSION, GROS COMPLEXES

Visant à faire croire qu’ils constituent la norme, il s’agit là d’un idéal, impossible, à atteindre. En pratique, ça donne source à de nombreux complexes. Comme en témoigne Julie, 30 ans :

« À l’adolescence, j’étais très complexée par ma petite poitrine asymétrique. J’enviais beaucoup ma sœur et son bonnet D, et je pensais qu’en portant de gros push-up (parfois même en dormant), j’allais « dresser » mes seins à remonter. Après des années de baleines douloureuses et de bretelles tombantes insupportables, je suis passée aux brassières rembourrées. Je voulais des seins ronds, bien dessinés. J’avais une idée très précise de ce que devait être le corps de la femme, aussi bien au sujet de la poitrine que de toutes les autres parties de son corps. Je n’étais d’ailleurs pas très heureuse dans ma peau puisque le reflet du miroir était loin de me renvoyer l’image de cette femme idéalisée. »

Elle nous précise ensuite :

« Au sujet de ce corps féminin idéalisé : le premier modèle a été ma mère : mince, fine de visage, sensuelle sans être apprêtée, plutôt menue, la poitrine bien présente sans être imposante. J’ai grandi en entendant que je ressemblais surtout à mon père. À l’adolescence, cet idéal s’est cristallisé autour de ces jeunes filles minces, le ventre hyper plat, la poitrine haute et le corps ferme. Bonjour clichés… Je ne fais pas dans l’originalité, mais c’est un modèle qui m’a été imposé par les pages « ados » du catalogue La Redoute quand je commandais des vêtements, les actrices de mon âge qui jouaient dans les films à succès, les copines de classe qui restaient minces et attirantes. Et ce, toujours au naturel. »

Jeunes, on se compare et on se soumet à la pression d’une société qui depuis longtemps objective le corps des femmes. Dans Seins – En quête d’une libération, Camille Froidevaux-Metterie écrit :

« L’apparition des seins est aussi immaîtrisable qu’inéluctable, elle inscrit la fille dans une histoire qui est à la fois la sienne propre et celle de toutes les femmes, une histoire dont le cours est par ailleurs inflexible. Elle peut se couper les cheveux, ne porter que des pantalons, refuser tout signe extérieur de féminité, elle ne pourra se défaire de ses seins, sauf à se faire opérer. Têtue, leur présence figure l’évidence d’une condition sexuée définie à l’aune de l’ordonnancement phallocentré du monde. On peut dire que les seins fonctionnent tout à la fois comme l’augure, la preuve et l’emblème de la féminité entendue comme un mixte de disponibilité sexuelle et de dévouement maternel.

Leur renflement indique que la fille est désormais soumise au regard des hommes, bientôt prête à « accueillir » leurs mains et leurs sexes, susceptible d’être fécondée. Personne ne l’annonce en ces termes mais les concernées le savent et développent des comportements qui en témoignent : honte, dissimulation, comparaison, détestation ou, à l’inverse, exposition, exaltation, séduction, jouissance. Les seins signifient, et imposent même, la présence inesquivable du féminin. »

RÉÉDUCATION DES MENTALITÉS

Le féminin, et c’est là que se niche la problématique, est une construction sociale. La société l’associe à la douceur, au calme, au côté maternel, à tout ce qui s’apparente au soin et à l’aide aux personnes mais aussi à la nature, etc. Les petites filles sont éduquées en direction de cette idéal de féminité : les cheveux longs, lisses, éventuellement noués d’un ruban rose, portant des robes et des chaussures vernies, elles ne font pas de bruit, sont studieuses et sérieuses, toujours prêtes à aider leur prochain, à consoler leurs camarades, elles jouent à la poupée et à la dinette quand elles ne sont pas occupées à lire des bouquins (de préférence sur les chevaux et les dauphins) et elles n’ont aucun sens de l’orientation (oui, nous aussi on s’est étouffé en l’écrivant).

En grandissant, elles apprendront qu’elles sont faites pour créer la vie et éduquer les enfants… et entretenir la maison… et satisfaire leur mari. Depuis quelques années, elles doivent également réussir à tout prix leur carrière professionnelle (sans non plus dépasser Monsieur…).

Notons donc qu’en 2020, la vision (rétrograde) hétéronormée domine toujours le monde et la féminité s’incarne désormais dans un méli mélo mêlant Blanche-Neige et Wonder Woman, une Barbie des temps modernes. Et cette dernière n’a ni tétons, ni poils. En plus de 50 ans, les femmes ont conquis des droits et des libertés pour elles et leurs corps. Mais elles n’y sont autorisées que dans une certaine mesure.

« Les femmes apprennent à bien gérer leur corps. Par exemple, on intègre l’idée qu’il faut être bien épilée avant un rendez-vous. C’est une injonction qui bride la sexualité féminine. Il y a un lien entre femme objectivée et femme épilée. Le poil, il dérange énormément sur le corps d’une femme. Cette barrière franchie qu’on ne veut pas voir dérange la virilité de ces messieurs ! Je trouve ça très intéressant de pouvoir repenser les genres. », explique Enthea, photographe et co-fondatrice, avec Amandine Petit-Martin, du projet de rééducation visuelle collective Soyeuses, à suivre sur Internet et sur Instagram.

Elle trouve que les poils au soleil, c’est beau : « Mais c’est souvent l’été qu’on complexe par rapport à ça. En même temps, on nous apprend depuis qu’on a 10 – 12 ans qu’il faut enlever nos poils… Alors quand vient la saison des shorts et des jupes… »

Partout autour de nous, dans les magazines, sur les panneaux publicitaires, en couverture de bouquins et de BD, dans les clips, les séries et les films, les femmes sont sans poil. L’objectif de Soyeuses : proposer de nouveaux modèles. Avec des femmes non épilées.

« Je ne fais pas des photos à la chaine. Je travaille avec un-e modèle, pas avec une statue. On discute beaucoup avant que je fasse les photos. On échange, on tourne autour du sujet. C’est hyper important de les photographier en tant que sujets. On a toutes une histoire, on a toutes des histoires différentes. Et le poil est là au milieu de tout ça. On a toutes une pilosité différente. Des cheveux longs, des poils courts, très marqués ou invisibles… », souligne Enthea. 

La première photo visible sur le site montre une femme au crane rasé et aux jambes poilues qui allaite son enfant. On scrolle et on découvre une série de photographies sublimes et captivantes. Toutes les femmes y sont différentes. Leur pilosité aussi. Ce qu’on regarde, c’est l’ensemble de la photo. On ne focalise pas sur les poils qui souvent apparaissent dans un second temps. Ils sont de l’ordre du détail et n’ont rien de choquant.

« On veut montrer de nouvelles manières de vivre librement en tant que femmes. La question du poil est beaucoup tournée en dérision mais elle est très symptomatique de ce que l’on impose aux femmes. Faut qu’on puisse faire ce qu’on veut ! Mais ça prend du temps… Sur le poil, le regard n’est pas neutre encore ! »
précise la photographe.  

UTILITÉ VS ESTHÉTIQUE & DOMINATION

La question de la représentation, de ce que l’on donne à voir des femmes, est cruciale. Elle traverse l’Histoire. Cheveux, barbes, types de coiffure… sont des marqueurs de rangs et de classes sociales. Ils désignent également notre appartenance à un groupe spécifique, une communauté, etc.

Mais ils véhiculent également des stéréotypes et des assignations, principalement genrés et sexués. Dans Cheveux et autres poils, Morgane Soularue rappelle la fonction des poils : « Nos cheveux et nos poils ne sont pas là pour rien, ni pour faire joli ni pour nous embêter. Très utiles, ils ont beaucoup à raconter et en disent longs sur nous. »

En effet, elle explique leur rôle d’isolants thermiques, permettant de réguler notre température corporelle selon les saisons et de protéger l’épiderme contre les rayons du soleil. Elle précise : « Si on a moins besoin de ce rôle isolant qu’à la préhistoire, le poil et le cheveu ont toujours un rôle social et esthétique. »

Les cils et les sourcils empêchent les impuretés et la sueur de rentrer dans nos yeux, les poils de nez et d’oreille barrent la route aux poussières extérieures et les poils sous les aisselles et sur les organes génitaux réduisent « les irritations et les inflammations liées aux frottements des vêtements, aux impuretés et plis de la peau. »

Toutefois, par souci esthétique, on exige de la moitié de l’humanité qu’elle éradique ces poils de la surface de sa peau, pubis compris ! « Dans les productions pornographiques des années 70, les mottes foisonnantes étaient pourtant légion. Le site web Waxing Nostalgic retrace en quelques photos les évolutions des pubis des playmates du magazine Playboyà travers les âges. Jusqu’aux années 80, elles dévoilent des sexes en totale liberté pileuse. À partir des années 90, le ticket de métro devient la norme. Au-delà de 2005, les poils ont totalement disparu. », écrit Stéphane Rose dans Défense du poil contre la dictature de l’épilation intime.

Quelques pages plus loin, il cite la psychanalyste Daniela Litoiu-Colliard : « depuis cinquante ans, les femmes se sont « masculinisées » en s’appropriant de plus en plus des rôles tenus jusqu’alors par les hommes. Elles sont désormais ministres, chefs d’entreprise, chefs de famille… Elles arrivent même à faire des enfants sans les hommes ! Leur imposer l’épilation permet aux hommes de conjurer la peur profonde qu’ils éprouvent face à la puissance de la femme et sa nature sauvage, incarnée par ses poils. Comme s’ils avaient peur d’être castrés par ces femmes… Le fantasme du sexe glabre qui renvoie à la pré-puberté rejoindrait-il celui de la puissance masculine qui ne peut se vivre devant une femme mûre et velue ? »

QUI DÉTIENT LE CORPS DES FEMMES ? 

Les poils font débander les hommes, coupons-les (les poils…). Les tétons font bander les hommes, cachons-les (les tétons…). L’un comme l’autre, ils sont obscènes. Chez les femmes. Ils renvoient à la sexualité. Des hommes. Hétéros. Cisgenres. La norme absolue. La perfection. Le pouvoir. De détenir le corps des femmes. De déposséder les femmes de leurs propres corps. 

« Pendant très longtemps, les femmes ont dû demeurer des corps « à disposition », dans les deux fonctions sexuelle et maternelle. En tant qu’organes de l’allaitement et organes de plaisir, les seins condensent ces deux fonctions. Ils ont un rôle instrumental dans la vie sexuelle, ils servent d’appâts. Pourexciteret attirer le regard, ils doivent être suffisamment visibles, suffisamment gros donc. Mais une fois la relation sexuelle engagée, les femmes regrettent que les seins ne soient pas suffisamment investis par leurs partenaires masculins. », analyse Camille Froidevaux-Metterie. 

Montrer une partie des seins serait recommandé donc mais les aréoles et les tétons sont bannis de la vision autorisée. Pour toutes les raisons invoquées par la philosophe, le soutien-gorge est l’arme idéale : il permet de donner cette forme bien arrondie, cette impression de fermeté, cet effet de nichons remontés-collés-serrés et de dissimuler aréoles et tétons par la même occasion. Et va dès lors jusqu’à dissimuler les « vrais seins ».

On ne sait pas, on ne sait plus ce à quoi ressemble les poitrines des femmes qui tentent par divers procédés d’atteindre cette demi pomme, qui donnera tant envie aux hommes de croquer dedans. On complexe, on compare, on jalouse, on envie, on rejette, on fait des tours de passe passe, on négocie…

On lâche l’affaire ? Pas dans une dimension d’échec, non, loin de là. Dans une dynamique de confort, d’émancipation personnelle, de militantisme collectif… Les raisons ne manquent pas à celles qui rejoignent Free The Nipple et No Bra. D’ailleurs, aucune obligation de revendiquer une appartenance à un mouvement, c’est là l’idée : avoir le choix. Avoir le choix de faire ce que l’on veut. S’épiler ou pas. Porter un soutif ou pas.

Tout comme les seins ont des formes différentes, que les aréoles et les tétons varient d’une personne à l’autre dans leur couleur, texture, taille, que les poils poussent plus ou moins lentement, plus ou moins selon les endroits du corps, qu’ils sont fins ou drus, etc., les personnes qui ont témoigné auprès de la rédaction dans le cadre de ce dossier ont des raisons, des réactions, des ressentis et des vécus plus ou moins différent-e-s d’arrêter, progressivement, définitivement, par alternance ou pas du tout le port du soutien-gorge (de la brassière ou de la bralette) et/ou l’épilation.

Souvent, elles se rejoignent sur les injonctions subies en tant que personnes définies et/ou perçues en tant que femmes et leurs conséquences. Elles relatent des expériences communes dues à leur sexe et à leur genre mais font part de parcours personnels, résultant de leur émancipation individuelle mise en résonnance avec les réflexions collectives naissant autour du corps des femmes et de la réappropriation de celui-ci par les un-e-s et les autres.

PAS À PAS

Oui, le confinement a aidé certaines femmes à s’interroger sur leur rapport à leur corps. Plus précisément à questionner les diktats esthétiques qui pèsent sur la gent féminine, principalement. Elles ont pu expérimenter le naturel. Elles ont pu constater que le ciel ne leur tombait pas sur la tête lorsqu’elles laissaient leurs poils pousser et leurs seins en liberté.

Elles ont pu découvrir que leur poitrine avait réellement besoin de soutien ou au contraire que le soutien-gorge n’était qu’une contrainte supplémentaire vis-à-vis de leur corps. Il y en avait qui le savaient déjà et d’autres qui n’ont pas eu le temps / la chance / le loisirs / l’opportunité / l’envie / ou autre d’explorer le sujet. La démarche n’est pas neutre.

La déconstruction face aux assignations de genre et injonctions à la pudeur et à la dissimulation n’est pas appréhendée et vécue de la même manière par tou-te-s. De manière globale, les répondant-e-s ont démontré dans leurs récits un épanouissement incontestable à partir du moment où elles avançaient à leur rythme, selon leurs choix, décidés du jour pour le lendemain ou appliqués pas à pas. Il y a parfois un déclic. Parfois, non.

Pour Julie, 30 ans, c’est un séjour à la campagne. Pour Agathe, 24 ans, ce sont d’abord les périodes de vacances, puis le confinement. « Je fais du topless sur la plage, ça ne me dérange pas. Mais je suis surprise souvent d’être quasi la seule. Quand j’étais petite, on allait sur des plages nudistes et je me souviens qu’il y avait quasiment que des hommes. C’est surprenant quand même… Pendant les vacances, j’ai l’habitude d’abandonner le soutien-gorge. Pendant le confinement, je n’en mettais plus du tout. Par contre, je travaille avec des enfants et j’en mets dans ce cadre-là. Quand je sors, parfois, dans la rue, je le sens pas donc je préfère porter un bandeau. »

Pareil pour Vanessa, 28 ans : « Pendant le confinement, j’étais chez moi. Je n’avais pas besoin de sortir. À part pour faire quelques courses et je n’en mettais pas pour y aller. Je n’ai eu aucun regard particulier… Quand j’ai repris le boulot (en présentiel, ndlr), j’ai mis un soutien-gorge le premier jour mais je ne me suis pas sentie bien. Je sentais physiquement la différence. Dès le lendemain, je n’en ai plus mis. Si on voit mon téton, ce n’est pas grave, je ne montre pas mes seins ! Oui, une pointe peut apparaître mais je ne cherche pas à la faire apparaître.»

Pour Lucile, 33 ans, c’est la pratique du Qijong qui a été l’élément déclencheur, il y a quatre ans : « Quand il fallait écarter les bras, ouvrir le plexus solaire, remplir la cage thoracique d’air, j’étais tout simplement gênée par mon soutien-gorge. Au départ, je l’enlevais pour pratiquer puis le remettais après. Ensuite, plus j’ai pratiqué, ressenti le bien-être de mettre mon corps en mouvement, et plus je n’avais pas du tout envie de retourner dans un vêtement qui me serrait. »

Cela suscite des réactions : « Pour ma mère, c’était très étrange de faire ce choix et en même temps assez osé je crois. Quand je lui en ai parlé, elle m’a dit que ça allait se voir. Ah, on allait voir ma poitrine. Et puis, elle a rajouté, bon tu es encore jeune. Alors si c’est une jolie poitrine, on peut retirer le soutien-gorge ? Je lui ai alors demandé si elle avait remarqué que je n’en portais pas depuis le début de notre conversation. Ah bah non. Une croyance, une peur. J’ai continué de vivre sans soutien-gorge. Je ressens plus de liberté dans mes mouvements, j’ai aussi moins chaud l’été et mon portefeuille s’en porte bien ; pour avoir de la qualité, il faut y mettre le prix quand même. Aujourd’hui, je suis enceinte, mes seins ont un peu grossi mais j’ai encore moins l’envie de me sentir étriquée dans des vêtements.

Je témoigne parce que la sage-femme qui me suit a remarqué que je ne portais pas de soutien-gorge en m’auscultant et m’a dit : « Mais vous ne portez pas de soutien-gorge ? Non. Mais vous n’avez pas une petite poitrine ? Non. Ah parce que j’ai une ado qui ne veut pas en porter et je cherche des arguments pour qu’elle en porte. Donc cela me fait réfléchir. » Je ne veux pas convaincre les mamans de dire à leurs ados de ne pas porter de soutien-gorge, je souhaite juste que chacune nous puissions avoir le choix. Si on hésite à passer à l’action, que ce soit pour mettre un soutien-gorge ou pour le retirer, on peut le voir comme une expérience pendant quelques jours et relever comment cela se traduit dans notre corps, sur notre respiration, sur notre bien-être, sur notre confiance en soi. »

Elle conseille également à toutes les personnes craignant le regard des autres de démarrer le no bra en hiver puisqu’en général, les couches de vêtements s’accumulent sur notre corps à cette période. Sans se sentir contraintes non plus. Elle enfile un débardeur léger par exemple quand il fait froid et qu’elle n’a pas envie que ses tétons entrent en contact direct avec le tissu qui les couvre. Comme cela peut être le cas en période de règles ou quelques jours avant le début des menstruations.

Camille, 25 ans, réfléchit actuellement au no bra, elle a du mal à accepter sa poitrine au naturel : « Si je passe au no bra, je pense que je porterai un soutien-gorge (ou un bandeau ou une brassière) sous des vêtements où il y a risque de tout voir, ou pour une occasion particulière. Je porterai un soutien-gorge ou une brassière à cause du SPM (syndrome pré-menstruel, ndlr), j’ai la poitrine plus sensible avant mes règles et du coup, j’ai mal en descendant/montant les escaliers, quand ils bougent trop, donc je préfère en porter pendant cette période. »

Elle craint que l’on voit ses tétons. Elle craint les remarques. « Et le fait aussi qu’un sein puisse malencontreusement sortir de la tenue aussi. Mais globalement je suis à l’aise dans un soutien-gorge, ça ne me dérange pas d’en porter, je trouve ça beau, et selon le modèle ça peut faire une belle poitrine. J’essaie d’apprendre à aimer ma poitrine au naturel et pas seulement avec un soutien-gorge, c’est pour ça que je tente le no bra parfois chez moi. »

Nina, 35 ans, a commencé à mieux accepter son corps et ses « seins pas énormes ». Elle passe progressivement à des brassières et à des soutiens-gorge sans armatures. Si pendant l’été et les vacances, elle s’en passe aisément, en revanche, quand la rentrée de septembre arrive, elle rempile :

« Je suis prof au collège, je pense que ce ne serait pas du tout accepté. J’ai déjà eu des soucis avec ma cheffe parce que je portais des shorts, je n’ose même pas imaginer si je me pointais sans soutif. J’ai déjà vu une collègue le tenter sans souci, mais personnellement mes tétons pointent très souvent, et je n’assumerais pas. C’est connoté sexuellement et ça attire le regard. »

Ainsi, elle l’avoue, elle est gênée si dans la rue, un jour où elle ne porte pas de soutien-gorge, elle croise un voisin ou un élève. « Cette année, pour la première fois, je suis frustrée de ne pas pouvoir poursuivre le no bra à la rentrée. Je cherche des brassières légères du coup, et peut-être qu’avec des tee-shirts côtelés où on ne voit pas trop les détails, je tenterai le coup. », poursuit-elle.

Mais ça ne l’empêche pas de se sentir de plus en plus épanouie : « Après l’allaitement de mes jumelles et de mon fils, j’ai cru devoir dire au revoir à mon plaisir d’avoir des seins. J’ai commencé leur deuil. Et puis ça s’est remis peu à peu. Alors je profite ! Je les aime, mon homme aussi. Je ne me cache plus quand je me ballade torse nu à la maison. Il y a quinze ans, c’était l’inverse. Même dans l’intimité je les cachais. » 

OUI, MAIS…

Certaines l’enlèvent car il crée une gêne, un inconfort ou même des douleurs. C’est le cas de Léna, 21 ans : « Je commençais par ne plus en mettre quand on ne pouvait pas forcément voir mes tétons, puis au fur et à mesure, je me suis écartée du regard que pouvaient avoir les gens donc je n’en ai plus porté du tout. Par confort, puis par militantisme. »

Pour Manon, 24 ans, il est quasiment impossible d’imaginer de ne pas en porter, avec son 95E : « Même si j’entends beaucoup de témoignages de personnes qui ont une forte poitrine et qui arrive à ne plus en porter, ce n’est pas le cas pour moi. Quand je suis chez moi et que je n’en porte pas j’ai très vite mal au dos. Et un autre problème que j’ai découvert : la transpiration ! Je transpire de ouf de sous les seins avec l’effet peau contre peau, c’est désagréable et ça fait des traces sur le t-shirt donc super… Je pense que c’est un de mes plus gros freins, même si je me remusclais le dos, j’aurais trop peur de ne pas porter un soutif au boulot et d’avoir des traces de transpi sous les seins… »

Elly, 30 ans, de son côté explique que c’est en changeant de milieu professionnel qu’elle a pu se libérer peu à peu de cette injonction. « Quand je travaillais au bar, un client m’a dit un jour « Tu n’as pas le droit de parler sans nichons ». J’ai acheté un push up. Je ne me sentais pas en sécurité « sans nichons »… Si tu as le téton qui pointe par exemple au bar, tu te fais insulter… le matin, quand je partais bosser, je mettais une armure en quelque sorte. Mes cheveux roses m’ont protégée aussi de pas mal de connards. Aujourd’hui, je mets un soutif ou je n’en mets pas, selon mes fringues ou selon par exemple si je vais en rendez-vous pro, genre pour obtenir des subventions… Et je me sens apte à parler dans n’importe quelle situation ! », lance-t-elle.

Gwenn Loona, 43 ans, travaille également dans un bar : « Dans cet univers, t’as pas la même liberté. Il y a à la fois la haine des trans et à la fois l’érotisation des corps des femmes. Tout ce que je suis. Je suis obligée de mettre un soutien-gorge au bar. » En dehors, elle choisit, sa fille aussi.« J’ai élevé mes enfants seule, j’ai une fille et une garçon. Mes enfants ont eu une éducation féministe et ma fille se libère des carcans, c’est elle qui décide. On ne veut pas rentrer dans la dynamique de l’ancien monde. On s’en libère en tant que mère et fille en train de vivre notre puberté en même temps, ensemble. Bah, on se marre bien ! »

En revanche, pour Loona, 20 ans, impossible de se sentir en sécurité sans enfiler une brassière : « L’insécurité se traduit partout. Même chez moi. Je dors avec. J’ai vraiment vachement peur du regard des autres. » 

L’INTIME EST POLITIQUE

Il y a des tonnes de motivation pour ne plus porter de soutien-gorge. Des tonnes de manière de le faire. Par alternance, en hiver, pendant les vacances, chez soi, dans les lieux identifiés (par la personne concernée) comme étant sécurisés et bienveillants, en portant un débardeur léger, en mettant une bralette, en portant des caches tétons, progressivement. Ou définitivement. Par confort, par militantisme, par choix. Il y a aussi des raisons d’en porter.

Parce qu’on a des problèmes de dos, une peau sensible, qu’on trouve nos seins beaux aussi dans de la lingerie, qu’on s’en sert comme un accessoire de séduction, qu’on n’assume pas d’avoir les tétons qui pointent, qu’on a une poitrine un brin ou très handicapante si elle n’est pas soutenue, pour faire du sport, etc.

Il y a aussi des stéréotypes et des peurs. Les tétons qui pointent sont signe d’excitation sexuelle chez les femmes. Cliché, ce n’est pas la seule explication. Une femme qui ne porte pas de soutien-gorge est une allumeuse. Cliché. Une femme qui ne porte pas de soutien-gorge et qui ne s’épile pas est une lesbienne qui veut ressembler à un homme. Cliché encore et encore.

Mais ceux-ci ont la vie dure et le problème perdure car majoritairement, on accable les femmes que l’on décrète fautives et responsables « d’aguicher », de « l’avoir cherché ». Quand on prend la problématique par l’autre bout, on prend conscience que le souci vient non pas des femmes mais du regard sexualisé que l’on porte sur elles, en tant qu’objets.

« La première fois que j’ai enlevé mon soutif pour dormir avec un gars, c’était pour être libre, pas pour qu’on couche ensemble. Il m’a violée. »
déclare Sadbh, 18 ans.

Quand va-t-on enfin écouter et prendre au sérieux les femmes ? On renvoie sans cesse le corps à l’intime. Il l’est. Et l’intime est politique. Si les Femen utilise leurs poitrines comme un outil d’action et un vecteur de messages, toutes les femmes ne sont pas obligées de revendiquer leurs libertés sur leurs seins.

Chaque démarche compte. De celle qui se pose des questions sur le pourquoi du comment à l’activiste torse nu, elles se battent pour arracher leurs droits comme les militantes des années 70 ont arraché leurs soutifs (la légende veut qu’elles les aient brûlés…). Chacune à son échelle et à son rythme, selon ses envies et possibilités.

« C’est une déconstruction sociale importante, ça change la vision que l’on a de soi et celle que l’on a des autres. Ce qui est dommage, c’est que quand on essaye de se déconstruire, genre du soutif, on va trouver des femmes qui vont nous mettre dans la tête qu’il faut en mettre. On ne devrait pas se juger, on devrait être solidaires ! Quand on fait les choses en sachant pourquoi on les fait, on est moins dans la souffrance. Quand on a le choix, on vit mieux les choses. Les poils sont beaux, les tétons aussi sont beaux. Et ils ne sont pas forcément sexuels. Moi, je trouve personnellement qu’avec des poils, on ressent plus de choses… », commente Eva, 18 ans. 

UN SENTIMENT DE RÉAPPROPRIATION

Qu’elles apprécient ou non, ou pas trop, ou de temps en temps, leurs seins, les répondant-e-s qui composent autour du no bra parlent toutes de réappropriation de cette partie-là de leur corps. Décomplexées pour certaines, libres de leurs mouvements pour d’autres. Ou les deux. Lili, 38 ans, les trouve « plus beaux, plus libres ! »

Coraline, 19 ans, porte maintenant des hauts moulants sans complexes : « Au début, j’avais des caches-tétons mais que lorsque je portais des habits moulants, sachant que je portais habituellement des habits fluides voire oversize et que j’ai une forte poitrine donc mes tétons se voient moins. Mais un coup, j’en ai perdu un en ville et je m’en suis rendue compte qu’en rentrant chez moi. Après j’avais la flemme d’en racheter une paire alors que j’en avais encore un et puis je me suis dit que si c’était arrivé alors c’était un signe et que je ne devais pas en porter et qu’au fond, moi je m’en fiche, je n’ai aucun problème avec le fait que mes tétons se dessinent à travers mon haut ! »

Rebecca, 30 ans, fait même des randonnées sans soutif : « Avant, j’étais dans l’optique que je ne supportais pas le contact direct de mes seins avec les textiles… En fait non. Une question d’habitude, de changement de pensée et d’acceptation de son corps. Je fais des randonnées sans et je suis même allée courir dans les montagnes sans. Je trouve ma poitrine encore plus belle ainsi. Certes, je porte des soutifs si le t-shirt est transparent ou qu’un sein pourrait s’échapper du décolleté. Sinon il n’est plus question que je porte ces instruments. Je suis persuadée que j’en respire mieux. Fin du saucissonnage pulmonaire ! »

Gaëlle, 39 ans, se sent enfin libre : « Libre de mes choix, libre de mon corps ! »

Et pourtant, ça n’a pas toujours été simple : « Pendant très longtemps, j’ai été complexée à cause de mon petit 85A, tout le monde me disait que ce n’était pas féminin, que je ressemblais à une petite fille, que je ne pourrais jamais allaiter. Psychologiquement, ça a été très difficile pendant près de 25 ans. »

À 38 ans, Sophie, du blog Woods Witch, ressent elle aussi pour la première fois l’acceptation :

« Je crois que c’est la plus belle victoire à mes yeux. Je suis ce qu’on appelle une plus size et rares sont celles qui ont une si petite poitrine par rapport à leur poids. Accepter mon corps fut la bataille de ma vie sous bien des aspects et j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir. »

Si elle éprouve un sentiment de réappropriation de son corps à travers le no bra, c’est « parce que c’est un choix en pleine conscience et non pas un choix pour se conformer aux critères sociaux. Cela aide à s’assumer telle que l’on est. » Pour Elodie, 25 ans, ne pas porter de soutien-gorge, « c’est comme ne pas avoir d’écharde dans le doigt. »

COMPOSER À SA MANIÈRE

On pourrait encore et encore et encore retranscrire et partager les récits de nos répondant-e-s. Nombreux, fournis ou synthétiques. Le sujet les inspire et les anime. On ressent le besoin de parler de leurs ressentis intimes, qui deviennent au fur et à mesure qu’on les croise pour les analyser, des vécus communs, même si encore une fois, toutes les personnes ayant témoigné n’adoptent pas toutes la même trajectoire et les mêmes réactions.

Et c’est bien heureux. Puisqu’il est question de choix. Ce qu’elles expriment justement, c’est bien le fait qu’elles ne le sentent pas ce choix au départ, lors de leur puberté. Alors, elles l’ont pris et ont fait à leur manière, comme elles veulent, comme elles peuvent. La plupart ont entamé en parallèle ou en décalé des démarches similaires concernant d’autres aspects de leur quotidien, toujours en lien avec leur corps.

Comme Sophie, mentionnée ci-dessus, qui a au même moment arrêté la pilule : « Je pense qu’une fois que l’on entreprend certaines démarches, de remise en question sur ces choix de vie de femme, à un moment donné la question du port du soutien-gorge se pose, d’où cette corrélation finalement je suppose. »

Souvent – par conséquent, pas tout le temps – elles ont donc développé des réflexions autour de l’épilation et de leur rapport à leurs poils. Lise, 28 ans, continue « de trouver la lingerie belle, ou sexy, en certaines circonstances », tout comme Vanessa, 28 ans, aime s’en parer par moment dans l’intimité de son couple, mais, poursuit Lise :

« Quel plaisir de m’en être libérée au quotidien ! Je fais un parallèle entre la libération de mes seins et la pousse de mes poils. Je n’assume pas encore totalement de porter une robe courte lorsque mes jambes sont poilues de plusieurs mois, mais depuis quelques années, je suis beaucoup moins à l’affût du moindre poil qui repousse. L’aisselle est l’endroit qui me dérange le moins lorsqu’elle est poilue. Je trouve même que c’est un symbole de féminité assumé, et en certaines circonstances, cela me plait d’avoir les dessous de bras poilus (je me rends bien compte que je suis soumise aux injonctions, et que c’est bien parce qu’on voit de plus en plus de femmes l’assumer que cela me plait !). »

LE POIDS DU REGARD

Elle est loin d’être la seule à laisser ses poils d’aisselle tranquilles, à assumer ses poils de jambes en hiver, à chasser à la pince à épiler les poils de l’entrejambe qui dépassent du maillot de bain l’été ou encore à se sentir mal à l’aise lorsqu’elles exposent leur pilosité aux regards extérieurs. Il semble, au vu des témoignages, que l’épilation soit une injonction plus difficile à combattre que le port du soutien-gorge.

Ce qui pourrait s’expliquer par le fait que les seins, qu’ils soient apparents dans leur ensemble ou en partie, restent synonymes de féminité, là où les poils sont eux considérés comme un symbole de virilité. Et la virilité appartient dans la construction sociale au masculin.

Ainsi, les femmes subissent dès la puberté la pression quant à leur pilosité. Loreleï, 42 ans, parle même de « dictature sociale », « avec des commentaires automatiques au moindre poil oublié. Bien que je ne porte jamais de jupe ni de robe courte, en sorties comme dans l’intimité, il me fallait être totalement impeccable. » 

Il lui a fallu« attendre d’être maman pour assumer d’exhiber des jambes aussi poilues qu’une chenille de papillon de nuit, même dans les lieux publics comme un supermarché, en jupe jusqu’aux genoux. Je garde l’habitude de m’épiler les aisselles à la pince à épiler une fois par semaine, et celle d’entretenir un buisson court dans la culotte, à coups de ciseaux, pour des raisons d’hygiène : c’est plus vite lavé et ça ne retient pas d’odeurs. Au final, je fais de sacrées économies de temps depuis 4 ans ! »

Les commentaires dont elle parle, elle n’est pas la seule à en être assaillie. Quasiment toutes les personnes ayant témoigné de leur rapport à leurs poils en ont fait mention. Comme le soutien-gorge, l’épilation constitue une norme de féminité et celles qui la transgressent, consciemment ou non, sont rappelées à l’ordre.

« J’ai commencé par laisser pousser mes poils de jambes. Ma mère, qui est pourtant féministe, m’a déjà demandé un jour si je voulais vraiment mettre une robe pour aller au resto avec mes grands-parents… Après ça, j’ai laissé pousser mes poils sous les aisselles ! », rigole Sadbh, 18 ans.

Le regard des autres, elle passe outre. Au maximum. Béa, 56 ans, se souvient qu’une camarade de classe lui avait dit qu’elle était moche justement parce qu’elle était poilue des jambes.

« Ensuite, c’est moi qui me suis chargée moi-même de m’auto-critiquer sur les poils qui pointaient hors de mes collants par exemple. Un homme avec qui j’ai eu une relation sexuelle m’a demandé de raccourcir mes poils de pubis, considérés comme trop touffus et longs : j’ai découvert à cette occasion la mode du « ticket de métro », que je n’ai pas appliquée. Aucun autre homme ne m’a fait de commentaire à leur sujet. Je ne m’épile plus du tout depuis bientôt 15 ans, depuis que j’ai mis mon second compagnon dehors. », souligne Béa qui avoue qu’en couple, elle ressent le besoin « de paraître conforme à l’image féminine glabre ».

Ainsi, « en tant que femme hétéro ne m’épilant pas, je dois admettre que l’absence de besoin d’épilation pour être dans la norme (pour plaire) fait partie de mes raisons pour rester célibataire. Songer à retrouver une relation implique pour moi de retourner inévitablement dans ces préoccupations dont je ne veux plus. »

Pour Chloé, 29 ans, être acceptée telle qu’elle est est devenu un critère dans son couple. « Mes aisselles, je les vois comme la barbe pour les mecs. Je coupe quand j’ai envie. Pour les jambes en revanche… pourquoi m’abimer la peau pour une norme sociale ? Je vois pas trop l’intérêt… À une époque, je l’ai fait. Et en étant célibataire, mon premier réflexe a été d’aller chez l’esthéticienne alors que je ne m’étais pas épilée les cuisses depuis deux ans ! C’est triste ! Je veux quelqu’un qui m’accepte. Je veux bien expliquer, discuter. Je ne suis pas là pour faire de la pédagogie mais je suis ouverte à la discussion. Avec mon copain actuel, on a déconstruit au fur et à mesure.

Et aujourd’hui, ce n’est plus un sujet pour moi. Cette réflexion, elle date de mes 20 ans. J’ai lu beaucoup de littérature féministe (pas que sur ce sujet), j’ai suivi beaucoup de comptes sur Twitter et Instagram et j’ai vu beaucoup de photos de femmes pas épilées. Aujourd’hui, pour moi, les poils, ils sont présents. Ils sont ni beaux, ni moches, ils sont là c’est tout. Comme n’importe quoi d’autre. Comme mes sourcils par exemple ! Et maintenant, quand je vois des jambes lisses, je ne trouve pas ça beau. Pas naturel. », explique-t-elle. 

L’ÉPILATION, UNE OBLIGATION… POUR LES FEMMES ?

Léna, 21 ans, a diminué progressivement son recours au rasoir. Elle ne fait que de temps en temps les aisselles. Des remarques et des regards insistants, elle en a essuyé « mais je les rembarre directement. » Quand ça provoque une discussion, elle le dit, elle se montre ferme sur la question :

« Une fille qui s’épile si c’est son choix, ainsi soit-il, elle dispose de son corps et je comprends l’envie de s’épiler (douceur, etc.). Par contre, un homme qui exige ou fait des remarques sur l’épilation, je ne tolère pas et mon discours est : je suis contre l’épilation, pour être frontale et leur afficher leur connerie. Donc mon discours change selon l’interlocuteur. J’explique aussi calmement que pour moi, s’épiler, c’est se faire mal uniquement pour des stéréotypes, des constructions de normes débiles que la société tente d’imposer, et je ne l’accepte pas. »

En couple ou célibataire, elle entretient le même rapport à l’épilation : « M’épiler le maillot, ça me gêne plus que de ne pas le faire, une chatte sans poils ressemble à celle d’une enfant de 10 ans, non merci, et ça me fait me sentir nue. Je suis bi, en couple avec une fille depuis plusieurs mois. J’en parle souvent, car j’aime la discussion. Elle, elle s’épile les aisselles et les jambes car elle en a pris l’habitude et elle se sent mal de ne pas le faire. Moi je ne le fais pas et elle l’accepte totalement, il n’y a aucun problème, exigence ni tabou sur l’épilation, chacune fait ses choix et on s’aime comme ça. »

De son côté, Camille, 25 ans, essaye de dépasser la peur que ses poils gênent ou embêtent ses partenaires. Elle avait déjà l’habitude de laisser pousser ses poils en hiver, elle a, depuis le confinement, arrêté de s’épiler « pour mieux les apprécier au naturel et apprendre à trouver ça normal sur moi. »

Plus jeune, elle a ressenti une sorte d’obligation à l’épilation : « On ne voit que ça à la télé / dans la rue par exemple et parce que je pensais que mes partenaires n’aimeraient pas les poils. Mais je n’ai jamais aimé m’épiler (en même temps, qui apprécie ?), ça m’a toujours énervé de devoir m’épiler alors que les hommes font ce qu’ils veulent (et encore, c’est pas toujours hyper bien vu les hommes qui s’épilent). Ça m’a toujours gonflé de perdre une heure de temps et de l’argent pour m’épiler… »

C’est en allant chez l’esthéticienne qu’une sorte de pression est apparue « sur deux zones qui ne me dérangeaient pas, je parle des poils sur les pieds et entre le nombril et le pubis. L’esthéticienne m’a demandé pendant une séance « Je fais cette partie-là aussi ? », j’étais gênée, du coup j’ai dit oui et depuis les poils sur ces zones se voient plus qu’avant, je suis obligée de continuer parce que je n’arrive pas encore à les accepter. J’ai aussi des poils sur les tétons que je n’arrive pas à accepter, alors que ceux des hommes c’est totalement ok… »

Pareil pour Ange, 24 ans, qui n’aime pas ses poils sur les tétons, ces trois poils au menton comme iel dit, les cheveux longs et les poils entre les sourcils. Iel a subi « des regards surpris et dégoûtés, et énormément de remarques blessantes de ma famille. » Iel nous livre en conclusion :

« Je rêve d’un monde où les personnes ayant été assignées femme à la naissance pourrait être vraiment libres de faire ce qu’elles souhaitent, parce que nous avons déjà beaucoup de pression dans nos vies, donc ce serait une véritable libération pour nous. »

POUVOIR FAIRE SES CHOIX

Chacun-e appréhende et vit ses poils différemment. Coraline, 19 ans, n’a jamais eu honte de ses poils. Dans sa famille, pas d’injonction à l’épilation. Elle a déjà utilisé des techniques pour se raser, que ce soit la crème dépilatoire ou le rasoir mais elle ne supporte pas ça :

« J’ai donc décidé d’arrêter de me faire du mal juste pour plaire (ne pas déranger) aux autres. Et puis… je les aime bien mes poils ! Au début, tu as peur. J’appréhendais plus pour les poils que pour les tétons. À la plage, cet été, j’avais un peu d’appréhension mais je n’ai pas touché à mes aisselles et j’ai juste fait les côtés du maillot (ce qui pourrait se voir) mais j’ai vite regretté parce que personne ne m’a regardée, personne ne m’a fait de remarque. J’ai eu peur pour rien. Je me suis sentie libre ! »

Pour Sophie, 31 ans, c’est le mariage et la maternité qui lui ont permis de déconstruire les normes sociales. Elle se détache petit à petit du regard des gens. Elle fait maintenant ses propres choix quant à l’épilation ou non et les zones.

« J’étais lasse de dépenser de l’argent et d’avoir des poils incarnés. Et aussi parce que j’ai appris que j’allais être maman. Je voulais être en paix avec moi pour mieux accompagner ce futur enfant dans l’acceptation de son corps. J’ai une fille et ce sera un challenge. J’ai la chance d’avoir un mari féministe et un noyau familial/amical avec qui nous pouvons aborder librement différents sujets. »

Elly, 30 ans, défend ardemment la possibilité de chacun-e à faire ses choix. À prendre conscience des injonctions qui pèsent sur nos corps. « C’est important de se déconstruire et que les gens autour de nous le fassent aussi. Quand on se prend des remarques, je me dis que c’est à ces personnes là de se déconstruire ! Mes poils, ça me concerne moi, pas les autres. Même en étant super féministe, je viens de payer 1300 euros pour me faire épiler les demis jambes et le maillot au laser. Même si j’aime mes poils, j’ai trop subi, j’ai pris trop cher ! », s’indigne-t-elle. 

UNE QUESTION DE REPRÉSENTATION ?

La pression sociale, les injonctions à la féminité, le manque de choix apparaissent très clairement dans tous les témoignages. Tout comme le manque de représentations et d’alternatives face à cette féminité normative et unique imposée. Le besoin d’échanger autour de ce sujet, de se libérer des carcans, de voir d’autres modèles pour se sentir enfin un peu plus libres de leurs choix pour leur corps revient fréquemment dans les récits de ces femmes, cisgenres, transgenres, personnes non binaires, hétéros, bis, lesbiennes, pansexuelles, blanches, noires, racisées.

Zoé Royer a 24 ans, elle est étudiante à l’université Paris II en information et communication et a rédigé un mémoire sur les mouvements en ligne de libération de la pilosité féminine.

« Je me suis mise dans les mouvements Instagram sur la libération du corps des femmes et j’ai vu tout ça évoluer. Il y a un réel enjeu derrière tout ça. Ça peut paraître rigolo, les poils, mais les garder, c’est symbolique, ça participe à la réappropriation du corps des femmes qui se détournent du corps glabre. Ça montre leur émancipation ! Rendre le poil visible, ça le normalise. Les comptes qui montrent des photos de femmes assumant leurs poils permettent de se sentir moins seule, de libérer la parole et de se montrer sans avoir à faire face au regard direct des autres. Alors oui, on peut être victime de remarques et de commentaires, avec des emojis qui vomissent, on peut être victime de menaces de viols, c’est très grave. Mais sur les réseaux sociaux se créent des communautés autour de ce sujet pour être plus fortes et plus nombreuses et c’est important. », analyse Zoé Royer.

Travailler sur cette thématique l’a aidée elle aussi à se poser des questions, prendre conscience et à voir un peu plus ses poils comme la continuité de son corps :

« Comme mes cheveux ! Je me sens mieux avec mes poils que sans. Mais j’ai toujours encore un peu le problème de ce que les autres vont penser. Des fois, je suis dans l’état d’esprit où je m’en moque et parfois, non. Ça dépend de la tenue, du lieu où je vais, de qui je vais voir… »  

CENSURE, PATRIARCAT ET CAPITALISME…

Les mentalités évoluent. Lentement, très lentement. Le corps des femmes est encore largement commenté dans nos sociétés. On peine à accorder aux personnes concernées le droit d’en disposer comme elles le souhaitent et on interroge régulièrement la population à propos des tenues des femmes, afin de juger si celles-ci sont décentes ou indécentes. Républicaines ou non.

Alors bien sûr, on progresse mais l’actualité vient nous rappeler que la marge de manœuvre est étroite. De nombreux comptes, Instagram notamment, sont dédiés à la valorisation des corps dans leur grande pluralité et complexité. L’impact est indéniable. On prend conscience que ce que l’on nous présente comme la norme est en fait un idéal à atteindre.

Il ne prend pas en compte la réalité des corps, surtout ceux des femmes, toujours en mouvement mais toujours contraints à se dissimuler et à se conformer. Elles sont aujourd’hui très nombreuses à refuser de poursuivre cette course à la perfection et à l’apparence.

Cela prend du temps et une injonction ne doit pas être remplacée par une autre. Alors, chacun-e a son rythme. D’autres modèles s’affichent désormais sur les réseaux sociaux mais la bataille de l’intime n’est pas sans conséquence. Car en face, l’enjeu est de taille. Tant financièrement que socialement. Les comptes militants se voient censurer, les photos dévoilant soi-disant trop de peau, trop de nudité, trop de tétons, sont supprimées, les femmes avec des poils et/ou des cheveux courts sont diabolisées.

Pour Audrey, 22 ans, « toutes œuvres et artistes ont un rôle à jouer pour faire changer les mentalités en rappelant que les femmes comme les hommes sont des humains qui ont juste des poils et que rien n’est sale, ni moins sexy ou moins viril. Le poil ne devrait jouer aucun rôle dans la société si ce n’est de nous protéger. Dans une société comme la notre, c’est possible de faire évoluer les mentalités. Elles ne sont pas le problème, c’est plus le capitalisme qui aura beaucoup à perdre sans le marché du poil. »

Les marques surfent sur la vague, comme Veet par exemple qui opte pour le slogan « Vos poils, vos choix, nos produits ». Ou Sloggi qui table sur une publicité post-confinement :

« Laissez-nous deviner, les articles les moins portés dans votre placard en ce moment sont les soutiens-gorge ? N’est-ce pas ? Eh bien, croyez-nous, vous n’êtes pas la seule. Mais ne plus jamais porter de soutien-gorge n’est pas non plus la solution. Nous ne voulons pas que vous renonciez à votre sentiment de liberté et de confort absolu, c’est pourquoi nous avons la solution pour que vous ne sentiez plus votre soutien-gorge, non seulement à la maison, mais aussi partout où la vie vous mène ! Parce que chez Sloggi, le confort est notre priorité numéro une, deux et trois ! Découvrez nos sous-vêtements au confort absolu avec 20% de réduction ! »

CHANGER NOS REGARDS, DÉCULPABILISER ET CHOISIR ! 

L’idée n’est pas de tout abandonner, de tout boycotter. Simplement de faire changer nos regards sur nos propres corps. Nous offrir davantage de bienveillance envers eux. Se détacher au fur et à mesure de ce que pense la société. Composer avec ce que l’on a, ce que l’on est.

Faire bouger les lignes de la féminité et de la masculinité vers quelque chose de moins réducteur et oppressant, vers quelque chose de plus libre et personnel. Comme le dit Klaire fait Grr en conclusion de son livre Au poil ! :

« il est possible que la perception du poil soit un jour totalement bousculée, mais en attendant, peut-être pourrions-nous prendre un peu de recul, et considérer l’épilation totale comme un choix esthétique optionnel et non comme une obligation absolue sous peine de honte intersidérale ? Tout comme peindre ses ongles en orange fluo, réaliser un brushing impeccable, s’offrir un piercing du genou ou porter des faux-cils sont aujourd’hui des options, s’épiler les aisselles ne pourrait-il pas un jour devenir une simple éventualité parmi d’autres ? Ça semble relever encore de la science-fiction, et pourtant… »

Et pourtant, le mouvement est en route. On voit poindre des avancées et ça fait du bien. On se réjouit de la sortie prochaine par exemple du livre jeunesse Tata de la barbe sous les bras, d’Anne-Cécile Morizur et Florence Dollé, publié en novembre aux éditions Goater.

Certaines ne se sentent pas en sécurité, n’osent pas, y vont petit à petit, commencent en hiver, en vacances, puis grignotent du terrain sur leur corps. D’autres ne se sentent pas prêtes du tout, envient celles qui y parviennent, suivent des comptes Instagram et autres lectures et visuels féministes qui les accompagnent dans leur prise de conscience et leur déconstruction.

D’autres encore franchissent le cap et ne souhaitent plus jamais toucher à un rasoir, des bandes de cire, un arracheur de poils ou entrer dans un salon esthétique. Et puis d’autres encore se lancent des défis, ne pas se raser pendant plusieurs mois, ne pas porter de soutien-gorge pour aller au supermarché, achètent des bouquins féministes sur le rapport au corps, témoignent en toute sincérité pour que d’autres à leur tour se posent des questions ou expriment leurs pensées…

On l’a dit, on le redit, les réactions, ressentis et vécus sont différents selon les personnes. Et c’est bien là que tout le monde a un rôle à jouer. Ne pas juger, se montrer solidaire, éviter les regards insistants et les remarques désobligeantes. Parce que le corps de la personne ne concerne que la personne.

C’est là dessus qu’il est primordial et essentiel d’avancer. Et de se questionner sur ce qui nous dérange réellement quand une femme affiche ses poils ou ses tétons.

Qu’est-ce qui nous fait violence dans le fait de les voir apparaître sur le corps des femmes ? De quoi a-t-on peur ? Que les genres soient troublés ? Qu’on ne puisse plus définir une femme simplement à partir de son corps et de son apparence ? Que les individus s’approprient leur propre corps et qu’iels décident en leur pleine conscience pour celui-ci ? Posons-nous la question : qu’est-ce qui nous dérange ?

Au fond, demandons-nous : en quoi ça nous concerne qu’une personne définie et perçue en tant que femme affiche ses poils, pointe sous son débardeur, se balade en croc top, en jupe, en short, avec un voile sur la tête, des baskets, des talons, un jogging ou un poncho ? En quoi ça nous concerne ?

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Poils et tétons : ras-le-bol des injonctions !
No bra ou pas ? Épilation ou non ? La question du choix !
La voix des concerné-e-s

Célian Ramis

Consentement : ras la vulve

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En 2020, la notion de consentement n'est toujours pas claire et ce trouble alimente la culture du viol. Le consentement est pourtant le garant de la liberté individuelle et du partage entre individus. Enquête.
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Il y a énormément d’éléments de nos quotidiens que l’on peut interroger à l’aune du consentement. Car cette question concerne tout le monde. N’importe qui peut ressentir à un moment donné que son consentement n’a pas été respecté.

Mais majoritairement, il apparaît que les femmes, les personnes LGBTIQ+, les personnes racisées ou encore les personnes handicapées subissent l’absence carrément de la prise en considération de leur consentement. Celui-ci est totalement bafoué. Nous avons donc décidé dans ce dossier de décrypter le consentement à travers le prisme des féminismes.

Dire à une femme qu’elle est frigide, qu’elle est trop grosse, pas très désirable. Lui répéter. Pour obtenir un rapport sexuel avec elle. C’est un concept… Et pourtant, les remarques dévalorisantes et les pressions dans l’intimité d’un couple hétérosexuel ne sont pas si inhabituelles que ça. En témoigne l’enquête #JaiPasDitOui sur le consentement sexuel, réalisée par le collectif Nous Toutes.

Quand on tire le fil du consentement, pour essayer de trouver la source d’une telle problématique, on se retrouve enseveli-e-s sous les bobines de laine (de verre). Le consentement face aux médecins et aux gynécos, le consentement face aux figures d’autorité, le consentement social, le consentement sexuel… le consentement des femmes.

Il résonne comme un acquis au sein d’un vase clos : les femmes sont objets plutôt que sujets. Et aux objets, on ne demande pas leur avis, ni leur consentement. Inutile de préciser qu’à l’intérieur, ça bouillonne et que le bouchon s’apprête à sauter. 

« On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie ». Cette phrase, on l’entend parfois de nos parent-e-s, de nos professeur-e-s, de nos patron-ne-s, etc. Des personnes qui ont autorité, pour nous contraindre à faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu, pas spécialement envie non plus, de faire. Passer le week-end chez tante Ursule, préparer un exposé sur Nietzsche, envoyez les cartes de vœux aux partenaires de l’entreprise… On se conforme. Même si sur le coup, c’est douloureux et qu’on préférerait faire autre chose et être ailleurs, on ne reste pas traumatisé-e-s à vie (excepté peut-être pour l’exposé sur Nietzsche). 

« On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie ». Sortir boire des verres avec des potes alors que ce soir-là, on est crevé-e-s, on n’a pas la force. Mais c’est l’anniversaire de Gaby. C’est pour la bonne cause. Passer sa journée de congé à s’occuper de son petit neveu parce que la nounou est malade et que ses parents travaillent alors qu’on rêvait de ce jour pour glander à la plage. Ça dépanne. Aller en vacances en Asie plutôt qu’en Amérique du Sud parce que cette fois c’est l’autre qui choisit, l’an dernier c’était vous. On fait des compromis, par politesse, par envie de faire plaisir, par équilibre. Et les conséquences n’en sont a priori pas désastreuses. 

« On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie ». Sucer son mec parce qu’il insiste à coup de « allez, nan mais allez stp, tu vas pas me laisser comme ça quand même ?! Ça fait un mois qu’on n’a rien fait. ». Aller chez l’esthéticienne tous les mois pour se faire épiler parce que sinon on va attirer les regards et des remarques de dégoût. Amener les mômes à l’école, aller au boulot, aller faire les courses, ramener les mômes de l’école, vérifier que leurs devoirs sont faits, les mettre dans le bain, préparer à manger, coucher les mômes, prendre son téléphone et voir le message « T’es dispo ce soir ? On va boire un verre pour l’anniversaire de Gaby », penser « Je veux y aller », répondre « Désolée pas ce soir, je suis vannée, je me lève tôt demain, j’ai les cartes de vœux à envoyer aux partenaires de la boite. Une autre fois. », recevoir en réponse « Allez, mais viens ! Allez ! », s’endormir en culpabilisant.

« On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie ». Aller porter plainte au commissariat pour agression sexuelle. « Vous portiez une jupe dans ce style ? Aviez-vous bu ? Combien de verres ? Êtes-vous allée chez lui de votre plein gré ? Vous êtes-vous débattue ? Oui, non, c’est simple quand même, vous devez bien savoir si vous avez dit oui ou non. » Rentrer chez soi, honteuse, en culpabilisant. Au supermarché, à la caisse, la personne derrière vous vous aborde : « Vous voulez de l’aide ?» Vous répondez non. La personne prend quand même votre panier et place vos achats sur le tapis. Vous soufflez d’énervement. Tout le monde vous regarde, étonné-e-s que vous n’acceptiez pas l’aide d’autrui alors que vous êtes en fauteuil roulant.

« On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie ». À l’hôpital, on vous parle d’une opération bénigne. Vous ressortez le soir même, on vous a avorté et stérilisé pendant votre sommeil, sans information ni accord au préalable. Vous étiez enceinte de 5 mois. Lors du séminaire à Paimpol, J-B se glisse dans votre lit, vous faites semblant de dormir, il vous caresse la poitrine, la vulve et vous pénètre. 

Ne pas dire oui. Ne pas dire non. Ne pas avoir la possibilité de dire oui ou non. Ne même pas savoir que l’on a la possibilité de dire oui ou non. Dire non et ne pas être respectée dans de ce non, qu’il ait été dit d’une voix franche ou fluette, d’un geste de la main ou d’un silence. Qui ne dit mot consent, c’est une énorme connerie. Le consentement libre et éclairé, c’est un apprentissage. Toutefois, celui-ci n’est pas inculqué aux filles et aux femmes. Elles doivent être consentantes, comprendre ici passives. Point. Fin du débat. Faire plaisir, c’est leur truc.

PREMIÈRE ÉTAPE : CHIFFRER

9 femmes sur 10 déclarent avoir fait l’expérience d’une pression pour avoir un rapport sexuel. Dans 88% des cas, ça s’est produit plusieurs fois. Pour 1 femme sur 6, l’entrée dans la sexualité se fait par un rapport non consenti et désiré. Pour 36% de ces répondantes, ce rapport a eu lieu avant leurs 15 ans. 74,6% des répondantes ont déjà demandé à arrêter un rapport sexuel en cours.

Pour 38,2% de ces répondantes, il est arrivé que le rapport se poursuive malgré leur demande d’arrêter. Au total, cela représente 27% des répondantes. Plus d’une répondante sur deux (53,2%) déclare avoir fait l’expérience avec un ou plusieurs partenaires d’un rapport sexuel avec pénétration non consenti. 2 femmes sur 3 déclarent avoir fait l’expérience avec un ou plusieurs partenaires d’actes sexuels non consentis, avec ou sans pénétration. Pour 64,8% d’entre elles, c’est arrivé plusieurs fois au cours de leur vie.

Déjà, ça brûle les yeux et ça fait disjoncter le compteur. On voudrait s’arrêter là, fermer à tout jamais cette synthèse des résultats publiée par Nous Toutes. Mais la prise de conscience est essentielle à la déconstruction des idées préconçues néfastes et nauséabondes.

Le 7 février dernier, le collectif féministe lançait une grande enquête, composée de 30 questions, sur le consentement dans les rapports hétérosexuels. En dix jours, ce sont plus de 100 000 personnes qui y ont répondu. L’analyse, basée sur 96 600 femmes répondantes, indique des chiffres effarants.

Nous en avons cité quelques-uns précédemment. Ils sont parlants. Ils sont effrayants. On poursuit la lecture. 49,1% des répondantes déclarent avoir déjà entendu des remarques dévalorisantes sur le fait qu’elles n’avaient pas envie d’avoir des rapports sexuels. 81,2% des femmes rapportent des faits de violences psychologiques, physiques ou sexuelles au cours de rapports sexuels avec un ou plusieurs partenaires.

« Les réponses à l’enquête #NousToutes montrent également que les femmes qui commencent leur vie sexuelle par un rapport non désiré et consenti sont bien plus souvent confrontées à des violences dans leur vie sexuelle. »
indique la synthèse. 

UN ENJEU FONDAMENTAL

Le consentement. Ce merdier. Ce truc rabat-joie. Cette notion anti-plaisir. Et puis, cette confusion. Les femmes disent « non » mais pensent « oui ». Elles disent « pas ce soir » mais en insistant un peu, elles disent « ok ». Elles aiment bien se faire désirer. Parfois même, elles en profitent. Elles allument les gars et puis, elles les plantent au dernier moment. C’est pas fair play du tout, ça. On ne peut pas laisser un mec en rade, merde !

La moindre des choses, c’est au moins une petite pipe dans les chiottes du bar et voilà, ça détend, ça met bien. Parce que s’il reste comme ça le gars, la queue bien dressée entre les jambes et la frustration au maximum, il risque de s’en prendre à une autre femme, qui elle n’aura rien demandé. Ce serait pas juste, hein. Faut pas laisser un mec en branle. Un mec, ça a des besoins que les femmes n’ont pas. 

Ça fait froid dans le dos mais ce raisonnement, ou des bribes de ce raisonnement, est monnaie courante dans la société. Le consentement, ça emmerde les gens. Particulièrement quand on le regarde à travers le prisme de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Le mot en lui-même semble chargé. Parce qu’il demande une réflexion profonde autour de l’identification et l’affirmation de nos propres désirs, face à nous-mêmes tout d’abord et ensuite face à autrui (un-e patron-ne, un-e collègue, un-e ami-e, un-e membre de la famille, un-e partenaire, etc.) mais aussi une réflexion profonde autour du contexte dans lequel on se trouve lors de l’expression de ce consentement.

La notion est bien plus complexe que dire oui ou dire non dès lors que des rapports de domination s’immiscent dans le processus. Et c’est là que la problématique prend sa source. Dans une société où s’expriment très ouvertement et où gouvernent les pensées patriarcales, capitalistes, racistes et post coloniales, comment pouvons-nous parvenir à faire entendre nos voix ?

C’EST QUOI LE CONSENTEMENT ?

Le collectif Nous Toutes reprend la définition de Nathalie Bajos, chercheuse à l’Inserm : « Consentir, c’est s’engager dans une relation ou des pratiques sexuelles lorsqu’on en a véritablement envie soi-même. » Sans oublier l’enthousiasme dont parle la journaliste Maïa Mazaurette.

« Au lieu de demander après la relation sexuelle (donc trop tard) si l’autre a aimé, il s’agirait de demander avant et pendant, si l’autre aime encore et va continuer à aimer (car rappelons-le, on peut changer d’avis au milieu d’un rapport – en sexualité, personne ne vous oblige à finir notre assiette) », écrit-elle dans une chronique en 2017. 

Marie est engagée dans le mouvement Nous Toutes et a participé à l’élaboration et l’analyse de l’enquête. Dans la notion de consentement, elle évoque plusieurs éléments à prendre en compte :

« Pour moi, le consentement, c’est avoir envie d’avoir le rapport dans lequel on s’engage. D’être enthousiaste par rapport à ça. Pas de le faire par défaut. Il faut une vraie envie, un vrai désir. Et pas de l’abnégation. C’est un premier point important. L’autre point très important également, c’est que le consentement vaut pour un instant T. Ce n’est pas parce que j’ai consenti à un rapport sexuel il y a 15 jours que je suis encore consentante aujourd’hui. On peut dire oui pour une chose mais pas pour une autre. Et on peut interrompre l’acte.»

Sans oublier l’importance de la pleine conscience et la pleine connaissance. Et de la liberté :

« Pas sous alcool par exemple ou sous la pression, sous la menace, sous la contrainte. Une femme victime de violences conjugales, elle va peut-être dire oui à son conjoint mais elle n’est pas dans un contexte de liberté. »

Dans La belle au bois dormant, la princesse Aurore ne dit pas non au baiser du prince. Elle dort. Et ça ne choque pas la majorité de la population. 

C’EST COMME UNE TASSE DE THÉ

Voyons cela sous un autre angle. Obligeriez-vous quelqu’un-e à boire une tasse de thé ? Analysons les possibilités. Vous proposez à une personne du thé. Celle-ci est trop contente, elle accepte avec plaisir et enthousiasme. Vous lui préparez donc du thé. Elle en veut toujours, parfait, elle boit son thé. Elle n’en veut plus, c’est peut-être frustrant pour vous mais la forcez-vous à boire sa tasse ?

Si au départ, elle répond qu’elle ne sait pas. Vous pouvez peut-être préparer le thé en ayant bien en tête que la personne choisira elle-même si oui ou non, elle boit sa tasse. Et si elle vous dit non dès le début, la forcez-vous à boire son thé ? Si elle est inconsciente, la forcez-vous à boire son thé ? Si avant d’être inconsciente, elle vous a dit qu’elle en voulait mais que le temps de préparer, elle s’est endormie, la forcez-vous à boire ? Si avant de s’endormir, elle a commencé à boire son thé, la forcez-vous à continuer alors qu’elle est inconsciente ?

Ça ne veut pas dire qu’elle en veut tous les jours. Ça ne veut pas dire qu’elle n’en veut jamais. Ça veut juste dire qu’à ce moment-là, elle en a voulu ou pas voulu. « Si vous arrivez à comprendre à quel point c’est complètement ridicule de forcer quelqu’un à boire du thé quand il ne veut pas, alors pourquoi ce serait si dur de comprendre ça quand il s’agit de sexe ? Que l’on parle de thé ou de sexe, c’est pareil, le consentement est clé. », conclut l’excellente vidéo Tea consent, réalisée par Blue Seat Studios, diffusée par Nous Toutes lors des nombreuses formations dispensées à des dizaines de milliers de personnes en France pendant et à la sortie du confinement.

L’analogie est simple, accessible, efficace. Ne pas comprendre relève d’un niveau supérieur de mauvaise foi. On pourrait s’arrêter là. Pourtant, il n’est pas si évident dans nos vies d’identifier et d’affirmer nos envies et désirs. Dans le livre La charge sexuelle, écrit par Caroline Michel et Clémentine Gallot, les deux journalistes rapportent les résultats parus en octobre 2019 de l’étude du chatbot Jam, effectuée auprès de jeunes français-es âgé-e-s entre 15 et 25 ans :

« Seul-e-s 10% se considèrent suffisamment sensibilisé-e-s au consentement et 68% reconnaissent que « les limites du consentement ne sont pas assez précises et claires. » » Elles ajoutent à la fin de l’encadré : « Un doute ? Mieux vaut vérifier et poser directement la question. Non, le consentement n’est pas un frein au désir (surtout s’il est murmuré à l’oreille). C’est une affaire de politesse, et surtout c’est la loi. »

PAS DE SURPRISE…

La définition du consentement est simple dans la théorie mais son application indique que dans les faits, ça ne l’est pas du tout. Le décalage interroge. « Il y a des éléments d’informations qui commencent à sortir. Mais surtout, en discutant avec des militantes, en écoutant certains témoignages au sein du collectif, on s’est dit qu’il y avait un enjeu assez fort. Mais le sujet est encore tabou, il n’est pas très chiffré, il n’y a pas beaucoup de données encore. Alors, on a décidé de lancer une enquête. », explique Marie, du mouvement Nous Toutes.

Elle poursuit : « On savait qu’il y avait un gros sujet. Quand on arrive au chiffre de 9 femmes sur 10 (qui déclarent avoir fait l’expérience d’une pression pour avoir un rapport sexuel, ndlr), on voudrait se dire qu’on est surprises, mais malheureusement non. Entre nous, on le savait mais là, l’enquête permet de parler de ce constat terrible dans les médias. Elle permet de mettre le sujet sur la table. »

Et d’élargir le sujet du premier symptôme à la propagation exponentielle de cette abomination qu’est la culture du viol. Parce que tout est lié. La femme est un objet, son rôle est de satisfaire les besoins de son mari et d’enfanter. Un réceptacle à pénis et à sperme, en somme, comme nous dira la journaliste Giulia Foïs.

La vision est archaïque mais nous en sommes encore là. La preuve, s’il en faut encore, avec la nomination de Gérald Darmanin en juillet 2020 au ministère de l’Intérieur. Accusé de viols, il fait l’objet d’une enquête judiciaire en cours, ce qui n’est visiblement pas incompatible avec la fonction de chef de la police. Pour un tout autre motif, il n’aurait jamais été un candidat potentiel ou aurait été démis de ses fonctions. 

Le paradoxe est assommant : d’un côté, l’égalité femmes - hommes soi-disant grande cause du quinquennat, de l’autre, la défense d’un homme accusé de viol qui « au demeurant est un bon ministre », tout comme Roman Polanski est un artiste de génie, voilà pourquoi malgré les nombreuses accusations de pédophilie, il reçoit le 28 février 2020 le César du meilleur réalisateur.

Le 30 janvier de cette même année, la journaliste Giulia Foïs se fend d’une chronique sur les ondes de France Inter, à la suite de la publication d’un sondage IFOP, révélant que 1 français sur 5 pense encore qu’un non veut dire oui. Elle rappelle alors que « hocher la tête, ce n’est pas forcément oui » et interroge :

« Qu’est-ce que le consentement, quand il n’est ni libre, ni éclairé ? Il ne l’est pas quand on est soûle ou droguée, il ne l’est pas quand on est une gamine, face à un adulte, il ne l’est pas face à son entraineur, quand on est un espoir du patinage artistique. Il ne l’est pas non plus face à un réalisateur, quand on est une actrice en devenir, et toujours pas face à un baron d’Hollywood entouré de ses molosses. »

Les références à l’actualité sont nombreuses, elle parle Vanessa Springora qui dans son livre Consentement décrit minutieusement comment à 14 ans, elle a dit oui à l’écrivain quinquagénaire Gabriel Matzneff, pourtant rongée par le non et le dégout.

Mais aussi de Sarah Abitbol, d’Adèle Haenel, de toutes celles qui ont dénoncé les violences sexuelles infligées par Harvey Weinstein et de toutes les autres. Les centaines de milliers de femmes qui chaque année subissent des violences sexistes et sexuelles, comme le harcèlement, l’outrage sexiste, les agressions sexuels ou encore le viol.

Parce qu’elles sont des femmes, parce qu’elles sont handicapées, parce qu’elles sont racisées, parce qu’elles sont lesbiennes, parce qu’elles sont trans, parce qu’elles sont tout ça à la fois, parce qu’elles étaient à cet endroit à ce moment-là. Ça peut être un membre de leur famille, un ami, un collègue, un médecin, un partenaire, un mec rencontré en soirée, un patron, ça peut aussi être un inconnu, plus rarement.

Giulia Foïs continue : « Parce qu’une femme qui dit non, en fait, elle veut juste dire non… (…) ça n’est pas très compliqué, on pourra se faire des nœuds au cerveau sur la valeur d’un oui ou la force d’un non mais chut… Il suffit d’écouter, et d’écouter vraiment ce corps, qui parle. Celui de l’autre. Celui qui nous dit qu’il existe et qu’il veut, ou pas, de nous. L’entendre est une sexualité, le nier est une violence. Point. Pas besoin d’appli pour ça. Des cuisses qui se ferment, un souffle qui se tend, une bouche qui se crispe, ça n’est pas tout à fait le signe d’un plaisir partagé. » 

JUGÉES COUPABLES… 

Le corps. Celui qui nous dit qu’il existe. Depuis longtemps, on contraint les femmes à penser que leur corps ne leur appartient pas. Pas tout à fait. Si désormais les femmes ne sont plus sous la tutelle du père ou du mari, le devoir conjugal lui en revanche est toujours présent, bien ancré dans nos imaginaires.

En 2017, c’est même un juge à Nanterre qui fait remarquer à une femme menacée de mort par son mari qu’elle se soustrait à son devoir conjugal en faisant chambre à part. Voilà qui légitimerait presque la brutalité de son époux ! Plus largement, on pense encore que le corps des femmes est à disposition et quand une victime de violences sexuelles porte plainte, la situation finit très souvent par se retourner contre elle.

On passera du viol à l’agression sexuelle, histoire d’aller en correctionnel plutôt qu’aux assises, mais surtout, seules 10% des plaintes aboutiront à une condamnation (sur le faible pourcentage d’affaires portées devant la justice). Entre le dépôt de plainte et le procès, la victime sera devenue coupable.

Coupable de ne pas pouvoir prouver son non consentement avec des marques de coups ou de strangulation par exemple, coupable d’être sortie de chez elle, coupable d’avoir été dans l’espace public, coupable d’avoir été souriante face à cet homme, coupable d’avoir été polie, coupable d’avoir entamé une conversation avec cet homme, coupable d’avoir dragué cet homme, coupable d’avoir porté une jupe, coupable d’être montée dans cette bagnole, coupable de ne pas avoir dit non assez tôt (on se rappelle pourtant que le consentement n’est pas immuable…), coupable d’avoir porté un string.

En 2018, en Irlande, un homme de 27 ans, accusé de viol par une jeune femme de 17 ans, est acquitté par le tribunal. Parce qu’il a apporté la preuve du consentement de celle qui l’accuse : elle portait un string. Tollé général, l’affaire provoque l’indignation et lance le #ThisIsNotConsent.

Pour autant, les mentalités n’évoluent vraisemblablement pas. « Les habits ne sont pas un consentement. Traduction : je peux, NE PAS porter de ceinture de chasteté avec serrure cinq points et NE PAS forcément avoir envie de sexe. Je peux dire NON, sans que ça veuille dire OUI. Pardon, je ne prends pas les auditeurs pour des débiles, mais visiblement, certains messages ont du mal à passer. Pour preuve, cet acquittement, dans une affaire de viol, à la cour d’assises des mineurs de l’Aveyron, il y a quelques jours. Le non consentement de la victime a été jugée difficile à établir. Elle avait 13 ans. Elle était déficiente mentale… Comme elle, une femme sur trois subira des violences sexuelles et/ou physiques au cours de sa vie – ce sont les chiffres de l’OMS. », scande Giulia Foïs dans sa chronique.

La question est latente : pourquoi dans les affaires de violences sexuelles, les victimes sont sans cesse retoquées au motif que leur non consentement est difficile à prouver ?

FORTES PRESSIONS

Dans l’enquête réalisée par Nous Toutes, on constate qu’elles sont nombreuses à subir, au cours de leurs vies sexuelles et affectives, de la pression et des violences. D’ordre psychologique notamment puisque 49% des femmes déclarent qu’elles ont déjà subi des propos dévalorisants de leur partenaire sur le fait qu’elles n’avaient pas envie d’avoir des rapports sexuels.

Mais aussi des violences sexuelles : 53% des femmes déclarent avoir fait l’expérience avec un ou plusieurs partenaires d’un rapport sexuel avec pénétration non consenti. Beaucoup de femmes ont adressé des commentaires à Nous Toutes à la suite du questionnaire.

« Ce questionnaire a montré à quel point ce que nous pensions être normal ne l’était vraiment pas. », « En répondant « oui » à certaines questions, j’ai pris conscience qu’elles ne m’avaient jamais été posées… Que j’ai vécu, pendant les 50 premières années de ma vie (!!!) des faits sans avoir dit « oui », en totale inconscience que j’étais en situation d’avoir un avis. » ou encore « J’ai répondu en me disant être exempte de tout ça et pas concernée vraiment, et bien non, j’ai subi maintenant je m’en aperçois, sur des choses que je croyais normales et c’était moi qui n’était pas à la hauteur. »

Parce qu’à force d’entendre qu’on est coincées, qu’on est frigides, qu’on est répugnantes avec notre gros ventre, nos grosses cuisses et notre cellulite et qu’on devrait s’estimer heureuse qu’un homme veuille bien nous baiser, on finit par s’en convaincre et par se dévaloriser.

En tant que femmes, nous avons intégré que nous étions au service de l’autre, que l’homme avait des besoins et des désirs bien supérieurs aux nôtres et qu’il était normal de se forcer un peu pour faire plaisir à l’autre, en s’oubliant soi-même. Leurs besoins sont colossaux, nous ne pouvons les satisfaire entièrement. Nous culpabilisons. Nous craignons qu’ils aillent voir ailleurs car nous ne sommes pas assez bien pour eux.

Nous avons intégré la charge mentale, la charge émotionnelle, toutes les deux superbement expliquées en BD par Emma, et la charge sexuelle, également, à découvrir dans le livre de Caroline Michel et Clémentine Gallot. Elles en résument la définition (qu’elles développent évidemment tout au long du bouquin) :

« Prenez une grosse dose de pression sexuelle qui empuantit l’air ambiant, agrémentez de stéréotypes solides rabâchés dès l’enfance et vous obtiendrez la charge sexuelle. » Plus loin, elles expliquent : « Les femmes, dès l’enfance, font l’apprentissage de la dépossession de leur désir. La voracité, l’animalité, la sensualité sont tolérées chez les nourrissons de sexe masculin mais pas chez les filles. »

Elles citent la pédagogue et autrice féministe Elena Gianini Belotti qui écrit en 1994 dans Du côté des petites filles qu’à l’adolescence, « la femme doit être asexuée, passive et consentante. » Sans oublier la sociologue Marie Duru-Bellat :

« Les femmes sont imprégnées de signification hétéronomes : dès l’adolescence, elles calent leurs désirs et comportement sur ce qui est anticipé du partenaire masculin pour répondre à ses attentes (…). La définition de la sexualité « normale » reste le fait des garçons et leur marge de manœuvre demeure très limitée, que ce soit pour choisir elles-mêmes ce qui leur ferait plaisir ou refuser la sexualité qu’on leur impose comme une évidence (…). La sexualité hétérosexuelle est avant tout une sexualité masculine, régie par ce que le désir masculin exige pour son excitation et sa satisfaction. » 

C’EST NORMAL, C’EST COMME ÇA

Résultat : on intègre notre rôle, on se convainc que c’est normal, poussées au cul par la culture du viol. Juridiquement, un viol est caractérisé par un acte de pénétration sexuelle commis sur une victime avec violence, contrainte, menace ou surprise. Inconsciemment, le viol est caractérisé par le mythe du prédateur, la barbarie, la douleur, l’envie d’en finir, la peur de la mort si on ne se soumet pas, l’incapacité à vivre avec ce qui est arrivé.

La victime ne s’est pas débattue ? La victime ne pleure pas ? La victime n’a pas envie de se suicider ? C’est suspect, ce n’est pas une bonne victime, ce n’était sans doute pas un viol. Une part d’elle devait être consentante. La culture du viol est pernicieuse car elle ne se résume pas au viol, elle envahit chaque parcelle de nos quotidiens, se glisse dans les arts et la culture, annihile notre perception de nos désirs en priorisant ceux des autres avant soi-même et s’immisce dans nos intimités.

Elle va même jusqu’à nous faire penser que ce n’est pas problématique de laisser un homme de 50 ans exprimer qu’il éprouve du désir pour les jeunes femmes et qu’il entretient d’ailleurs des relations sexuelles avec des mineur-e-s. On débat de temps en temps de l’âge du consentement sexuel, sans doute lorsque l’agenda politique traverse un petit désert, et on évacue la question si une actualité plus croustillante déboule sur la scène médiatique ou que l’on commence à ne plus vouloir séparer l’homme de l’artiste.

Au début de l’année 2020, paraît le livre de Vanessa Springora, Le consentement. Elle y décrit sa relation amoureuse avec l’écrivain Gabriel Matzneff et vient bouleverser toutes les idées préconçues autour de ce fameux consentement quand un homme de 50 ans abuse d’une fille de 14 ans et la délaisse quand à 15/16 ans, elle devient trop vieille pour lui, plus assez exaltante, plus assez excitante.

De sa plume, elle signe un texte poignant qui pousse à la réflexion profonde : « En réalité, cet exceptionnel talent se borne à ne pas faire souffrir sa partenaire. Et lorsqu’il n’y a ni souffrance, ni contrainte, c’est bien connu, il n’y a pas viol. Toute la difficulté de l’entreprise consiste à respecter cette règle d’or, sans jamais y déroger. Une violence physique laisse un souvenir contre lequel se révolter. C’est atroce, mais solide. L’abus sexuel, au contraire, se présente de façon insidieuse et détournée, sans qu’on en ait clairement conscience. On ne parle d’ailleurs jamais d’abus sexuel entre adultes. D’abus de « faiblesse », oui, envers une personne âgée, par exemple, une personne dite « vulnérable ».

La vulnérabilité, c’est précisément cet infime interstice par lequel des profils psy tel que celui de G. peuvent s’immiscer. C’est l’élément qui rend la notion de consentement si tangente. » Plusieurs pages plus tard, l’autrice met le doigt sur un point fondamental : « Comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? Quand en l’occurrence, on a ressenti du désir pour cet adulte qui s’est empressé d’en profiter ? Pendant des années, je me débattrai moi aussi avec cette notion de victime, incapable de m’y reconnaître. »

Du déni, de la culpabilité, de la colère. Des sentiments forts qui sont partagés par de nombreuses femmes ayant subi ce genre de situation. Les hommes, eux, ne sont rarement inquiétés, rarement punis. Gabriel Matzneff ne se cachait pas et a été célébré toute sa carrière durant comme brillant intellectuel. Roman Polanski a reçu le César du meilleur réalisateur le 28 février 2020. La liste est longue. 

LA SEXUALITÉ, REFLET DE LA SOCIÉTÉ ?

La culture du viol ravage tout sur son passage. Elle s’étend du fantasme de la fraicheur et de l’innocence des jeunes filles en fleur au matraquage à outrance de corps féminins sexualisés, et de l’hypersexualisation des corps féminins racisés, sur des diktats de la beauté unique (corps blanc, mince, valide), des stéréotypes genrés et invente des mythes comme celle citée précédemment, le mythe du prédateur, ou encore le mythe de la zone grise. Nous y reviendrons.

Elle est étendue, elle infuse en permanence dans les esprits et sème le doute : si elle ne s’est pas débattue, c’est qu’elle en avait un peu envie. La paralysie n’est même pas envisagée. Si elle n’a pas porté plainte, tout de suite, c’est qu’elle avait un doute sur la nature du rapport. Elle le voulait peut-être un peu.

Le choc post-traumatique n’est même pas envisagé. Si elle a eu un orgasme pendant le viol, là, c’est terminé, plié, merci au revoir, c’est limpide : elle ne voulait peut-être pas au départ mais elle a fini par aimer ça. La réponse mécanique du corps n’est même pas envisagée.

En 2020, époque des femmes libres, époque des femmes émancipées, époque des femmes qui jouissent grâce à leur clitoris, on remet sans cesse en cause la perception, le ressenti et la parole des femmes, en brouillant les informations concernant le consentement.

Au micro d’Europe 1, Caroline de Haas, militante au sein du collectif Nous Toutes, expliquait en mars, à propos de l’enquête sur le consentement sexuel, effectuée auprès de femmes hétérosexuelles :

« Le rapport à la sexualité n’est pas à l’abri de ce qui se passe dans la société. Lorsqu’on discute avec ces femmes, en particulier ces jeunes femmes, on se rend compte qu’elles connaissent peu leur corps, qu’elles connaissent peu leurs désirs, elles n’ont pas forcément l’impression qu’elles peuvent les exprimer et qu’elles ont en face d’elles des partenaires qui connaissent peu le corps de leur-s compagne-s et qui n’ont pas forcément le souhait, l’idée, de leur demander ce qu’elles veulent, comment elles voudraient faire. »

Elle précisait également : « Ce qu’on a voulu mesurer, avant de parler de viols et d’agressions sexuelles, c’est tout ce qui concerne la pression. C’est-à-dire soit quand des femmes vont se forcer, soit quand elles vont subir une pression de leur-s partenaire-s. Et ce qui est intéressant, c’est que pour nous c’est assez représentatif du fait que le couple, l’intimité, n’est pas à l’abri des inégalités qui existent dans la société. Ces inégalités qui existent dans nos intimités, elles ont comme conséquence le plaisir des femmes, le désir des femmes, les envies des femmes qui sont souvent niées, minimisées, ignorées. »

OFFRIR UN ESPACE DE POSSIBILITÉS

En matière de consentement, on manque cruellement de ressources. Antonin Le Mée, membre du conseil d’administration d’Iskis, centre LGBTI de Rennes, le confirme :

« Hors milieux de recherches ou militants, on ne théorise pas dessus. Sur le consentement en tant que tel, on n’a pas de ressources infinies. Les violences conjugales sont un sujet satellite du consentement. En fait, plus on est fragilisé-e socialement, plus on est vulnérables. Et plus c’est difficile de faire respecter son consentement. Par exemple, les personnes transgenres vont avoir plus de mal à trouver des partenaires sexuels parce que les partenaires respectueux ne courent pas les rues. Ça va être difficile également de faire respecter son consentement quant à son nom et son apparence. Ces questions ne sont pas toujours pensées. Si on prend l’exemple de la culture gay mainstream, il y a peu de prise de conscience sur le sujet du consentement, peu de remise en question des comportements dits toxiques. »

Au sein de l’association, la question se veut transversale, permettant ainsi d’avoir une réflexion dans toutes les pratiques de la structure. Antonin Le Mée prend l’exemple de la bise. Faire la bise, cela semble acquis. On pense que c’est de la politesse. On ne s’inquiète pas de savoir comment la personne en face le vit, obligée d’éprouver à ce moment-là un contact physique pas toujours consenti, que ce soit avec un-e inconnu-e ou non.

« À Iskis, on demande à la personne, on propose de faire la bise ou pas, il est important que la personne ait toujours le choix de faire ou non. Au-delà de ça, on peut partir quand on veut d’une permanence ou autre, on n’a pas besoin de demander pour aller aux toilettes. On essaye d’offrir la possibilité à chacun-e de poser ses limites. Avec les enfants, c’est pareil, on veille à ne pas reproduire des pratiques de non respect de leur consentement. On n’impose pas de faire la bise. On ne leur ferme pas l’horizon, c’est-à-dire qu’on ne les catalogue pas dans une identité car sinon c’est déjà décider à leur place. C’est important de mettre en place une culture disant que forcer à faire la bise, toucher les cheveux crépus, etc. c’est inacceptable. On ne vit pas en dehors de la société. », explique-t-il.

Des temps privilégiés de discussion peuvent être proposés autour du consentement, permettant ainsi de faire dialoguer tout le monde « car le sujet concerne tout le monde, même ceux qui pensent n’avoir rien à dire là-dessus. » 

LUTTER CONTRE L’INVISIBILISATION DES PERSONNES LGBTIQ+

Le travail est colossal mais indispensable. Il en va là de la déconstruction de stéréotypes sexistes et de transmission d’une information déconstruite, à laquelle il est très rare d’accéder. Déjà, la loi de 2001 rendant obligatoire les cours d’éducation sexuelle dans les écoles, collèges et lycées n’est pas respectée et trop peu appliquée. Et quand les séances ont lieu, c’est souvent le règne de l’hétérosexualité.

Ainsi, le magazine TÊTU relate qu’en réponse à leur interrogation « Les questions LGBT sont-elles abordées lors de ces fameux ? » posée directement au ministère de l’Education nationale leur a été envoyée « une batterie de documents en tout genre, dont des liens vers des « ressources thématiques » à destination des enseignants. Il ne s’agit pas d’un programme à suivre à la lettre, mais plus de recommandations ou de bonnes pratiques. »

Dans l’article, le média souligne que les exercices sont souvent basés sur la dualité fille/garçon et sur l’hétérosexualité. Les élèves LGBTIQ+ ne peuvent pas s’identifier. 

« Comment les élèves se sentaient-ils par rapport à leur identité et leur orientation sexuelle pendant ces classes ? « Oublié », « frustré », « invisibilisé », « honteux », « anormal », « mise de côté », « transparente », « exclu », répondent-ils dans l’enquête(réalisée par le MAG jeunes LGBT entre novembre 2017 et janvier 2018 auprès de 335 personnes de 13 à 31 ans s’identifiant comme LGBPQ ou comme trans, intersexe, non binaire ou agenre, précise l’article, ndlr). Et la liste est longue. Le témoignage d’une élève cisgenre homosexuelle de 17 ans résume bien la grande majorité des avis : « J’ai eu l’impression que je n’avais pas le droit au même traitement que les autres. J’ai ressenti une sorte d’homophobie non dite. Cela m’a vraiment fait sentir comme si ma sexualité n’était pas aussi valide, importante et à sécuriser que celle des autres. » », peut-on lire.

Le discours enseigné et transmis est profondément hétéronormé. Les sexualités ne reposant pas uniquement sur la binarité cisgenre sont tues, invisibilisées. Les élèves intègrent. 

« Et ça s’ajoute aux questions d’estime de soi. Faire respecter son consentement, c’est déjà penser qu’on mérite d’être respecté-e. C’est se dire « J’ai le droit de vouloir ». Il faut attaquer le problème à la racine pour qu’on subisse moins d’attaques en grandissant et que l’on gagne en capacité à être autonome. On tient beaucoup chez Iskis à la culture de la valorisation des personnes. C’est pour ça qu’on donne la place à l’expérimentation : on a droit de se tromper, on a droit d’essayer, etc. Ça permet de redonner du pouvoir aux gens. Mais l’estime de soi se fait à travers soi. Nous, on peut aider et accompagner. Leur dire que c’est injuste de ne pas se faire respecter face à l’institution, aux administrations. Leur dire que face au milieu médical, on a le droit de poser des questions, de partir, de dire non à un acte.

On peut leur donner des adresses et des noms de professionnel-le-s bienveillant-e-s. On fait aussi un travail de fond avec les administrations, on milite pour l’auto-détermination pour que les personnes trans soient autonomes dans leur parcours médical. Là aussi c’est important en terme de consentement. Ça avance car collectivement, on a décidé que ce n’était plus acceptable. On avance aussi grâce à tout ce qui a émergé avec les sujets féministes sur le plan gynéco, etc. Je trouve que ça crée un environnement qui s’améliore. Mais c’est fragile, il faut être vigilant-e. », détaille Antonin Le Mée. 

LE CONSENTEMENT, DANS UNE SOCIÉTÉ SEXISTE, RACISTE ET POST-COLONIALISTE

Le consentement dans le milieu médical. « C’est un sujet en soi », nous répond Bianca Brienza, co-fondatrice de l’association Parents & Féministes. Elle a raison, c’est un sujet à part entière. Dans lequel le consentement a une place centrale. Et dans lequel les mécanismes de domination sont omniprésents. Les militantes féministes les dénoncent depuis plusieurs décennies. Avec le droit à la contraception, le droit à l’avortement, le droit à une information claire, l’extension de la PMA pour tou-te-s…

En clair, le droit à disposer de son propre corps. Le droit d’avoir le choix. Le droit de ne pas être dépositaire du savoir médical, ce tout-puissant, qui en résumé ne serait soi-disant pas à notre portée. Le droit de savoir et de comprendre le sens de chaque examen que l’on passe, de chaque opération réalisée sur nos corps. Et ça, ce n’est toujours pas respecté.

En 2017, Françoise Vergès écrit Le ventre des femmes – Capitalisme, racialisation, féminisme, sur le scandale qui éclate dans les années 70 sur l’île de La Réunion. Des milliers d’avortements sans consentement ont été pratiqués par des médecins, qui auraient prétexté des opérations bénignes pour se faire ensuite rembourser par la Sécurité sociale.

La politologue le dit : « Le ventre des femmes a été racialisé. » Rappelons qu’en France, à cette même époque, les femmes n’ont pas le droit d’avorter. En parallèle, à La Réunion, « les journaux révèlent que des avortements auraient été pratiqués non seulement sans consentement, mais sur des femmes enceintes de trois à six mois, et qu’ils auraient souvent été suivis de ligature des trompes, toujours sans consentement. »

L’affaire ne s’arrête pas à une escroquerie médicale et financière. Elle est politique. Profondément politique. C’est un contrôle des naissances orchestré par les gouvernants. L’autrice analyse les événements sous le prisme du féminisme décolonial. Parce que là aussi rappelons qu’en France, les femmes militent pour le droit à l’avortement et à la libre disposition du corps. Quand le scandale se répand dans la presse, les militantes du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) ne s’en saisissent pourtant pas.

« On ne peut pas comprendre la politique de contrôle des naissances des années 1960 – 1970 dans les DOM si on ne tient pas compte de la longue histoire de la gestion du ventre des femmes dans les colonies esclavagistes et post-esclavagistes, si on n’aborde pas les politiques de l’Etat, du capital et du patriarcat, et les liens qui existent entre administration de la reproduction, migrations et force de travail. », souligne Françoise Vergès.

Elle poursuit quelques pages plus loin : « C’est en ayant organisé de manière industrielle une ponction sur les sociétés africaines pendant plusieurs siècles que le capitalisme a pu se construire. Et la source invisible de cette ponction n’est autre que le ventre des femmes africaines, dont les enfants sont capturés pour être déportés. La reproduction de la main d’œuvre sera donc assurée par des millions de femmes africaines dont le travail ne sera pas reconnu dans l’analyse de la reproduction et de la division internationale du travail.

La focalisation, tout à fait légitime, sur les conditions de vie et de travail de femmes esclaves et sur la reproduction des corps esclavagisés dans les colonies où l’enfant était automatiquement propriété du maitre a contribué à l’effacement de ce premier acte de dépossession du ventre des femmes. C’est sur ces liens entre reproduction, division internationale du travail, organisation de la traite et des migrations et viol que je veux revenir dans ce chapitre pour comprendre l’héritage de la gestion des naissances dans les DOM au XXe siècle. »

Le patriarcat est racialisé. On a hiérarchisé les sexes mais aussi les couleurs de peau. Et cela continue. Les femmes blanches ont quitté leur rôle de mères au foyer pour aller travailler. Elles ont confié leurs enfants aux femmes racisées, qui occupent désormais les postes les plus précarisés financièrement et socialement (aides soignantes, femmes de ménage…). Côté sexualité, on érotise et on fantasme les corps des femmes racisées que l’on qualifie « d’exotiques ».

On nourrit autour de leurs sexualités des stéréotypes racistes et sexistes, toujours très empreints de pensées colonialistes. Les non blanc-he-s sont inférieur-e-s, on possède l’intelligence, on possède l’argent, on possède les corps des femmes non blanches. Dans ce contexte, il est impossible d’imaginer que leur consentement soit respecté. En 2020, des avortements et stérilisations sans consentement sont toujours pratiqué-e-s à travers le monde, notamment sur les femmes vivant avec le VIH.

Les femmes sont toujours réduites à une fonction d’objet, dénué d’esprit, d’intelligence et de curiosité. Et donc d’avis et de ressenti. L’idée de l’esclave noir qui ne ressent pas la douleur des coups de fouet n’est jamais bien loin…

C’EST POUR VOTRE BIEN, MADAME, LAISSEZ-NOUS FAIRE

Par là, nous nions encore et toujours l’existence du corps des femmes et leur capacité à choisir. L’IVG, la contraception, la grossesse, les poils, le sexe des femmes, la sexualité… Il faut livrer bataille en permanence. Sur tout et notamment sur tout ce qui touche au corps des femmes. On considère que les femmes ne savent pas et c’est très bien comme ça.

Et face au secteur médical, les témoignages dénonçant des violences à l’encontre des femmes se multiplient. Ainsi, lors du confinement, l’association Parents & Féministes et le collectif Tou-te-s contre les violences obstétricales et gynécologiques alertent les médias et la population sur les conditions d’accouchement et d’hospitalisation à la maternité.

Le communiqué relate des maltraitances, violences gynécologiques, actes médicaux pratiqués sans consentement ni information, négligences, propos culpabilisants et sexistes « des faits intolérables, inhumains, qui ont été rapportés en grand nombre. » Les deux structures précisent :

« Cela s’est passé en France, en 2020, dans des maternités. Ces actes ont été déjà dénoncés par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes dans son rapport du 29 juin 2018. Force est de constater que rien n’a changé depuis. Pire encore, l’épidémie a peut-être accentué l’usage de ces pratiques. »

Sur le site de Parents & Féministes, les témoignages sont édifiants, comme celui de Lilou par exemple qui explique n’avoir reçu aucune demande de consentement pour la péridurale et avoir été endormie là encore sans son consentement (l’équipe médicale dira le contraire à son mari).

Nombreuses sont celles qui ont entendu les médecins leur dire qu’ils agissent pour leurs intérêts à elles, leur santé à elles, la santé de leur bébé. Certes, on ne remet pas en cause le professionnalisme. On dénonce en revanche le paternalisme. Cet air de dire « vous ne savez rien, moi je sais, arrêtez de poser des questions, j’ai autre chose à foutre », accompagné d’un « et puis vous êtes une femme, vous exagérez, c’est normal d’avoir mal, ne soyez pas douillette, laissez-vous faire, on n’a pas toute la journée bordel ! »

Bianca Brienza s’insurge du quasi systématique non respect de la loi Kouchner, obligeant les professionnel-le-s de la santé à informer les patient-e-s des examens et opérations requis-es et à demander et respecter leur consentement :

« C’est dramatique. Et alors dès qu’il s’agit de femmes et particulièrement de femmes en situation de vulnérabilité, la loi n’est pas respectée. Et on atteint un summum de non respect du consentement pendant les accouchements. Parce qu’autour des femmes enceintes, on cumule les stéréotypes ! Le corps des femmes est à disposition et on a tendance à ne pas respecter leur-s volonté-s. »

Tendance également à ne pas les prévenir et demander leur accord avant d’insérer un speculum ou une sonde dans leur vagin. La co-fondatrice de Parents & Féministes établit très rapidement le lien avec l’éducation genrée :

« Il y a des stéréotypes sexistes dès le plus jeune âge. Avec les garçons, on est dans l’assouvissement de leurs désirs, on leur apprend à prendre l’espace vocal et physique et à faire passer leurs intérêts avant tout. Avec les filles, on est dans quelque chose de plus passif, on leur apprend à être altruiste, sage, polie, à faire plaisir. À votre avis, plus tard, qui va faire primer ses intérêts sur qui dans la vie ? Et forcément, ça a un impact sur la vie sexuelle et sur les violences sexistes et sexuelles. On doit apprendre le respect du  consentement à nos garçons, ça c’est certain.

Mais c’est un peu facile et un peu pénible aussi d’entendre toujours ça pour les parents. Et si l’État le faisait aussi ? L’éducation au consentement, au respect, aux limites, à la confiance, c’est aussi à l’État de le faire. Parce que quand on dit que c’est aux parents de le faire, vous pensez que c’est qui le parent ? Ce sont majoritairement les femmes qui sont chargées de l’éducation des enfants. »

RAMASSER LA CHAUSSETTE OU NE PAS RAMASSER LA CHAUSSETTE ?

Les femmes s’occupent plus des enfants et plus des taches ménagères dont la répartition est encore sacrément déséquilibrée. Près de 80% de ces taches sont encore effectuées par les femmes. Et non, ce n’est pas dans leur nature. Là aussi on pourrait interroger le niveau de consentement dans lequel on se trouve…

Il n’y a qu’à lire le livre Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale de Titiou Lecoq pour avoir un bon début d’idée. La chaussette qui traine sur le sol ne va pas se ramasser toute seule et sauter d’elle-même dans le panier à linge ou la machine à laver.

Plusieurs options : la laisser trainer en attendant que son propriétaire daigne ranger ses affaires, dire à son propriétaire de ranger ses affaires et de participer à la vie du foyer à laquelle est intégrée la joyeuse liste des taches ménagères (en général, ça marche sur le coup et ça retombe comme un soufflé, il faudra donc le répéter, répéter, répéter, s’épuiser à le répéter pour un résultat quasi nul…) ou la ramasser soi-même et l’amener directement dans la machine à laver. Pas de suspense, en général, on opte pour la dernière option.

On choisit de ramasser plutôt que de laisser trainer et plutôt que de s’éreinter à éduquer son compagnon à l’égalité. La question du choix est tout à fait discutable puisqu’aucune option n’est reluisante. En revanche, ce qui est intéressant, c’est de creuser le sujet et comprendre pourquoi les femmes vont en général se diriger vers cette option. Là encore, on se retrouve face aux injonctions et assignations de genre intégrées par les femmes et les hommes que l’on éduque différemment depuis la petite enfance, et face à la pression mise sur les femmes dans le cadre du couple.

L’épée de Damoclès pèse au dessus des têtes des femmes, à qui l’on met en tête que si elles n’anticipent pas et ne satisfont pas les besoins sexuels de leur partenaire, il pourrait se tirer avec une autre. Il en va de même très insidieusement avec les taches domestiques. Dans ce contexte, qu’est-ce que l’on transmet aux enfants ? Sachant que les stéréotypes perdurent dans la société et qu’on fait souvent de la sexualité un tabou. 

ZONE GRISE QUAND TU NOUS TIENS

Le récit de Loulou Robert, Zone grise, devrait paraître le 16 septembre prochain. Elle y raconte son « histoire » avec D, un photographe de mode très influent dans le métier. Elle a 18 ans, elle débute dans le mannequinat. Si le mot histoire trône entre guillemets, c’est bien évidemment parce qu’elle n’a pas dit oui, n’a pas dit non. Elle n’a pas consenti, elle n’a alors pas conscience du prédateur qu’il est.

Son témoignage est édifiant car elle le place en perspective d’une sexualité construite sur la répétition de viols et d’agressions sexuelles. Ce qui par conséquent n’est pas une sexualité mais un continuum de violences. Elle ne sait pas à ce moment-là que ce n’est pas normal. Que les violences sexuelles ne constituent pas une sexualité. Mais la société ne nous dit pas, ne nous apprend pas.

Parce que rappelons-nous, nous sommes consentantes quoi qu’il advienne. Et que quand on ne dit pas oui, quand on ne dit pas non, qu’on n’a pas un couteau sous la gorge ou un flingue sur la tempe, quand on a continué de vivre, quand on a été pénétrée à d’autres reprises par ce même homme « au demeurant » sympathique et apprécié de tou-te-s, on se trouve dans la fameuse zone grise.

« Mais il n’y a pas de zone grise, ça n’existe pas. En général, c’est que la femme ne s’est pas sentie autorisée à dire non. Il faut de la volonté, de l’enthousiasme, de la liberté dans la forme du consentement. »
s’insurge Marie, du collectif Nous Toutes.

Loulou Robert en arrive à la même conclusion. De nombreux extraits sont parlants et bien argumentés, nous ne pouvons les exposer ici, le livre étant actuellement en relecture et corrections. La maison d’édition accepte que nous en choisissions un seul, court : « Non, rien n’est gris. Le viol n’est pas gris. Le sperme n’est pas gris. Le sang n’est pas pris. La douleur n’est pas grise. La culpabilité n’est pas grise. La manipulation n’est pas grise. Les prédateurs ne sont pas gris. »

Elle explique qu’au départ, la zone grise lui était confortable. Une manière de la soulager quelque peu de sa honte. Une façon de déformer la réalité. Elle fait éclater les barreaux de cette zone grise qui n’aide pas les victimes. Non, cette zone grise, elle protège les agresseurs, les violeurs. Elle est une invention, un schéma, un outil de la culture du viol. 

APPRENDRE AUX ENFANTS À RESPECTER LEUR CORPS ET CELUI DES AUTRES

« Ce n’est pas un petit sujet, le consentement. Quand on ne l’apprend pas, ça peut avoir des répercussions dramatiques. On peut en parler dès le plus jeune âge. La planche dessinée d’Elise Gravel qui explique le consentement aux enfants est parfaite, elle est super bien adaptée. », signale Biance Brienza.

En effet, l’autrice et illustratrice canadienne propose en neuf cases dessinées d’aborder le consentement à destination des enfants. Ainsi, on peut lire : « Si l’autre personne ne te répond pas oui, ne lui fais pas de câlin. Elle est peut-être trop gênée pour te dire non. Elle a peut-être peur de te faire de la peine. Ça ne veut pas dire qu’elle veut un câlin ! Pas de oui = pas de câlin. C’est la même chose pour les bisous, les caresses, donner la main et cette règle s’applique aussi aux grandes personnes. Les adultes non plus ne devraient pas te toucher sans ta permission. Ton corps t’appartient et le corps des autres leur appartient. Tu ne peux pas toucher les autres sans leur permission et les autres ne peuvent pas te toucher sans la tienne. »

En lisant cette courte bande dessinée avec des enfants ou en leur diffusant la vidéo Le consentement expliqué aux enfants, réalisée par Blue Seat Studios, des discussions peuvent s’amorcer, ou non. Aucune obligation. Simplement, oui, il est possible d’en parler avec des enfants. 

« Il n’y a pas besoin d’attendre l’adolescence. On peut leur apprendre à respecter leur corps, qu’il est à eux. Bien sûr, ce sont des enfants alors on se heurte parfois à des limites comme mon fils qui me dit « C’est mon corps, mes besoins donc je ne prends pas de bain. » Après ça, c’est dur d’expliquer que là non en l’occurrence, il n’a pas le choix il va aller se laver… Mais bon, le message passe. Et on peut en parallèle leur apprendre à respecter le consentement de l’autre. Le oui, le non, c’est important. Et ça vaut aussi pour le corps des parents, moi je n’aime pas que mes enfants pensent que mon corps est un arbre. Je n’ai pas envie qu’ils m’escaladent ! Attention, là, je donne juste des pistes, il n’y a pas de recettes miracles. », s’exclame Bianca Brienza. 

Elle insiste, elle ne veut pas rajouter d’injonctions aux parents. La réponse parfaite n’existe pas. C’est un cheminement et chacun-e fait à sa façon.

« Se renseigner pour comprendre les injustices, c’est déjà un pas pour y remédier. Il y a pas mal d’infos maintenant sur les inégalités entre les femmes et les hommes, pas mal de podcasts qui font du bien, des illustrations du quotidien. Et c’est important. Et les inégalités commencent dès le plus jeune âge. La socialisation différenciée, les stéréotypes de genre, etc. On remarque que généralement les filles manquent de confiance et qu’elles sont socialisées à faire plaisir aux autres. Rien que de dire non, ça leur coûte. Et ça implique de connaître ses limites et de les respecter. Par notre socialisation, on ne nous met pas dans des situations favorables pour nous protéger. Si on veut faire bouger les lignes, je pense que ça passe non pas par de nouvelles injonctions à faire peser sur les femmes, mais par l’information. En se renseignant sur les stéréotypes. », conclut-elle. 

LA VOIE DE L’ÉMANCIPATION

Le savoir est empouvoirant. Mais il n’est pas suffisant. Aujourd’hui, l’émancipation des femmes est abordée à toutes les sauces. Mais pouvons-nous réellement parler d’émancipation quand nous ne percevons pas ce qui fonde la base de notre consentement ? Bien sûr, sur certains points, on peut parler d’émancipation et ce serait violent de penser le contraire. Mais dans quelle mesure est-ce que l’on s’affranchit des normes et injonctions dues à notre sexe et à notre genre ?

Dans La charge sexuelle, Caroline Michel et Clémentine Gallot signalent : « Dépasser le souci de soi pour passer d’objet désiré à sujet désirant, c’est d’abord cesser de se voir uniquement à travers le regard de l’autre, mais aussi s’interroger sur ses besoins, ses désirs, ses limites et surtout, parvenir à les formuler. Cela revient aussi à questionner ses fantasmes, par exemple, l’érotisation de la violence, au lieu de les considérer comme immuables. Un obstacle supplémentaire, quand le soin de l’autre passe, nous le verrons, parfois avant le reste. » 

La journaliste Giulia Foïs affirme que l’on peut être actrice de sa vie. « Je ne veux plus rien subir. Jamais. Quand on subit réellement, c’est très rare. Ayant vécu un viol, je sais ce que c’est de subir à 300%. Dans chaque situation où j’ai l’impression de subir, je récupère de l’air quand je comprends quelle est ma part de responsabilité. », nous dit-elle.

Sa responsabilité dans le viol subi lorsqu’elle avait 17 ans ? Aucune. Mais ça, elle ne l’a pas intégré sur le coup. Ni même le lendemain ou le surlendemain. Le viol, le procès, l’accusé acquitté, l’après. Elle n’a pas consenti au viol, elle n’a pas consenti à l’après. Elle relate cela dans Je suis une sur deux, dont la quatrième de couverture commence justement en offrant le choix au lectorat. On peut lire le livre. On peut ne pas lire le livre.

« Un oui n’a de valeur que si on peut dire non. Face à une figure d’autorité, il vaut quoi le oui ? », répond Giulia Foïs. Le violeur en face d’elle cette nuit-là à Avignon, il l’asperge de lacrymo et la menace avec un cutter.

« Ma vie a pris un chemin de traverse et je ne l’ai pas décidé. Longtemps, je suis restée sur l’itinéraire bis et ça c’était sans mon consentement. Aujourd’hui, j’ai une vie que je ne changerais pour rien au monde. Au détail près que je ne prends plus le métro après 22h. On a toutes intégrées la peur des espaces publics. Je ne veux plus avoir l’estomac noué, je ne prends plus le métro. Oui, c’est injuste, quelle énergie, quelle créativité, quelle fatigue… pour avoir la vie qui nous plait. On a rien fait de mal et on doit sortir une énergie de dingue pour avoir une vie « normale », douce et légère. Une vie qui ne coûte pas à chaque pas. Je n’ai pas consenti au viol et à la suite. Mais ma vie d’après, je l’ai eu, je l’ai et elle est chouette. », argumente la journaliste qui un jour, en tant que journaliste, réalise pour Marianne une enquête sur les violences sexuelles.

Les témoignages, les interviews, les rencontres vont l’aider à comprendre ce qui lui est arrivé : « Ça m’a sauvée. De comprendre que dans le viol, ce n’est pas vous le problème. Et là, vous déplacez la colère contre ce monde qui autorise, voire encourage, le viol. » Pendant son travail sur cette thématique, elle croise la route de Me Katz. Il lui dit alors : céder, ce n’est pas consentir. « Je pesais alors 10 tonnes de moins. Oui, j’ai cédé mais je n’ai pas consenti. Je ne voulais pas du viol, je voulais vivre. Et pour pouvoir vivre, je devais lâcher mon corps. Ça, ça a tout changé. Tout ! Je me suis alors démerdée pour vivre avec un minimum de contraintes. Je fais ce que je veux. Tant que je ne fais de mal à personne bien sûr.

Ça donne que je suis freelance à vie. Je ne veux pas de la vie de bureau, je veux aller au travail quand je veux, je ne veux pas me retrouver à passer la journée avec des gens que je ne supporte pas. Ce qui ne veut pas dire que je ne sais pas travailler en équipe. Je sais le faire. Dans mes contrats, je demande systématiquement une période d’essai. J’ai besoin d’avoir une porte de sortie. J’ai refusé longtemps d’être propriétaire. En fait, je ne veux pas me retrouver dans des situations dans lesquels je ne peux pas me barrer. Pour autant, je suis fidèle en amitié, fiable au travail. Je n’en fais pas qu’à ma tête, je ne suis pas capricieuse. Je crée un cadre de vie qui fait que je peux me barrer. Plus jamais personne ne me coince dans un lieu. Je ne veux pas dépendre d’un mec, je ne veux pas dépendre d’une rédaction. », déballe Giulia Foïs.

La gouaille de ces chroniques, sa verve littéraire, on la retrouve dans ses propos. La société organise notre dépendance. Hommes et femmes. Mais principalement les femmes. Elles élèvent les gosses et rêvent de mariage :

« Ça nous fragilise et ça nous fait croire qu’on n’a pas le choix. Je pense que c’est primordial d’avoir des espaces à soi. Moi, j’ai bossé comme une tordue pendant 10 – 15 ans pour assurer ma sécurité financière. J’organise mon indépendance. Mais les filles, on nous apprend à fermer nos gueules. Ma survie psychique, je la dois à choisir et de ne plus subir. Tant qu’on ne nommera pas les choses, on n’avancera pas. La réalité, c’est celle-là. « Je voulais pas mais bon c’est pas un viol », si, c’est un viol. Le viol, c’est le crime dont tout le monde sait qu’il est répandu à tous les étages de la société mais qu’on ne veut pas voir, y compris les femmes. »

Elle nous confie une anecdote survenue lorsque son fils a eu un accident :

«Après ça, on me dit ‘ahlala les gênes du donneur, ils sont bons’ (je suis passée par PMA). Et moi ? Et ma contribution ? On est des réceptacles à pénis et à sperme. Et un réceptacle, ça ne consent pas, ça n’a pas de désir. »

LE CONSENTEMENT DES FEMMES DOIT DEVENIR UN SUJET POLITIQUE

Eduquer au consentement et à l’égalité les garçons et les filles dès la maternelle, il le faut, elle en est convaincue. Il est essentiel de conscientiser la population à tous les étages de la société.

« On a une responsabilité, les adultes. Notre responsabilité est gigantesque. Encore faut-il que pour nous cette notion soit claire. Et puis, c’est important d’en parler dans les médias, de vulgariser, de rendre visible cette question. Le problème est ultra vaste et chacun-e a quelque chose à faire à son étage. On commence par où ? Moi, je dis, on fait tout en même temps. Il n’y a pas de priorité. De l’écriture inclusive jusqu’au consentement, c’est au fond le même combat. »

Vient évidemment la question de la formation (forces de l’ordre, membres de la justice, professionnel-le-s de la santé, du social, professeur-e-s, journalistes, etc.). Mais pour cela, il faut des moyens et par conséquent une forte volonté politique. Ce qui actuellement n’est toujours pas le cas. C’est encore et toujours aux associations, aux militantes, de faire le travail de fond.

« Des annonces sont faites, des éléments sont présentés comme des avancées par le gouvernement mais en vrai, il n’y a pas le budget suffisant pour faire avancer les choses. Pour la grande cause du quinquennat, on est en bien en dessous… Depuis le grenelle en septembre dernier, on attend toujours les avancées. Il n’y en a pas suffisamment du côté de la formation, des places d’hébergement d’urgence, la sensibilisation, etc. », souligne Marie, du collectif Nous Toutes.

Dans l’enquête, les militantes n’hésitent pas à interpeller le gouvernement « à nouveau » pour que celui-ci crée et applique un module obligatoire dans la scolarité sur la question de l’égalité et sur la prévention des violences sexistes et sexuelles et de fixer un seuil d’âge de non consentement pour les enfants : 

« Nos corps sont politiques. Nos désirs sont politiques. Nos sexualités sont politiques. Le consentement des femmes doit devenir un sujet politique (…) Nous appelons toutes celles qui veulent témoigner à le faire avec le #JaiPasDitOui sur les réseaux sociaux pour rappeler qu’un rapport intime doit être basé sur un accord réciproque, sur le désir, le respect et le plaisir. »

Dans la vie de tous les jours également, on peut se saisir de ce sujet comme le rappelle Marie à la fin de notre entretien : « On peut s’autoriser à en parler. On peut s’autoriser à assumer nos désirs. On peut en parler, expliquer ce qu’est le consentement, ce qu’est un viol, ce qu’est une agression sexuelle, etc. Plus on en parlera, plus la parole sera écoutée et plus on pourra construire quelque chose de plus égalitaire dans nos sexualités. »

Provoquer la discussion, organiser des temps spécifiques autour du sujet du consentement. C’est ce que fait Iskis, le centre LGBTI de Rennes, qui a également développé tout un questionnaire très détaillé, traduit de l’anglais et retravaillé par leurs soins, afin d’interroger, permettre la réflexion et l’expression de ses vécus et ressentis.

Ce qui peut amener également au déclic. Car même lorsque l’on emprunte le chemin de la déconstruction, on peut encore être influencé par certaines idées et stéréotypes tout comme on peut encore être dans le déni face à certains comportements et agissements.

« On a aussi fait deux sessions d’ateliers consentement. Ce sont des formations qui vont entre 12h et 2 jours et c’est vraiment chouette. Ça permet à la parole d’émerger différemment et aussi de poser noir sur blanc la réflexion autour de la culture de l’association. »
s’enthousiasme Antonin Le Mée. 

Visibiliser cette majorité de la population largement sous-représentée dans la société. Non, on ne parle pas des photos de pénis (dick pics) envoyés par texto sans le consentement de la destinataire.

On parle bien évidemment des femmes, qu’elles soient blanches, racisées, handicapées, valides, transgenres, hétérosexuelles, voilées, lesbiennes, bis, cisgenres, en jupe, en talon, etc. Les rendre visibles, dans leur pluralité, dans leurs singularités, leur donner la parole (sans la couper), les écouter, les entendre.

Respecter leurs expériences, leurs ressentis, ce qu’elles sont, ce qu’elles aspirent à être. Libres. Libres de décider, libres de choisir, libre de dire oui, libres de dire non. Pour en finir avec le trouble dans la notion de consentement. Un trouble garant de la culture du viol et des violences sexistes et sexuelles. Stop.

Tab title: 
Consentement : existences niées
(Non) consentement : partout, tout le temps
Et le polyamour ?

Célian Ramis

Grossophobie : Extra large

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La grossophobie tend à exclure et mépriser les personnes en surpoids et obèses. Les personnes concernées prennent la parole, pour lutter contre ce fléau du quotidien.
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Environ 15% des français-es sont obèses et on estime, dans la globalité, à près de 40% les personnes en surpoids. Un chiffre bien plus important qu’hier et moins important que demain. Au cours de leur vie, voire au quotidien, la majorité d’entre elles vont subir de la grossophobie.

Le terme désignant l’ensemble des stigmatisations et des discriminations à l’encontre des personnes grosses. Aujourd’hui, les voix des concerné-e-s se multiplient pour dénoncer la grossophobie et lutter contre.

Et ça fait du bien de déplacer ce regard que nous impose la société actuelle, obsédée par le corps parfait – comprendre blanc, très mince, jeune, valide… - et de s’interroger sur ce qui fait la norme et celles et ceux qui se réapproprient le hors norme. 

« Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. », indiquent Daria Marx et Eva Perez-Bello dans leur livre « Gros » n’est pas un gros mot. Une phrase citée dans l’article de Télérama, dont la Une présentant Leslie Barbara Butch nue en gros plan a été censurée sur Instagram.

Toutes les trois sont militantes contre la grossophobie et ouvrent, avec d’autres, la voie de la reconnaissance des vécus et discriminations subies par les personnes grosses. Gros-se, un terme derrière lequel on instaure depuis plusieurs décennies une connotation péjorative. Un terme qu’elles revendiquent comme un qualificatif de leur apparence physique mais qu’elles réfutent comme une caractéristique unique permettant de les définir entièrement et de les rejeter de la société.

Désormais, les témoignages se multiplient pour faire entendre les inégalités et souffrances que la grossophobie engendre, pour tendre vers l’égalité et prendre la place que chaque individu mérite. Une place que la société a encore bien du mal à accepter. Pourquoi ?

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, se déroulait le Festival des Courbes, à Bruz, à quelques kilomètres de Rennes. Au centre de cette journée, un défilé organisé à l’instar du reste de l’événement par l’association Les élégantes courbes, qui a réuni une trentaine de femmes et d’hommes, effectuant leurs passages bien rythmés sur le tapis rouge, dressé sur le sol de l’espace Vau Gaillard.

Les modèles s’avancent d’un pas énergique, posent d’un côté, puis de l’autre, et repartent. Avec le sourire, pour la majorité. Ici, les participant-e-s ne valorisent pas seulement les bijoux et les vêtements portés. Elles valorisent également la diversité des morphologies. Un défilé de mode sans critères dans lequel se mélangent des femmes racisées, des femmes blanches et quelques hommes, de tout âge, de toute taille et de tout poids.

Certain-e-s ont plus d’aisance que d’autres mais tou-te-s affichent le plaisir d’être là, ensemble, et de montrer qu’il n’y a pas besoin de faire 1m90, de rentrer dans un 34 et de tirer la gueule pour mettre en avant les créations des stylistes et couturier-e-s. Les choix de vêtements sont différents, les corps aussi. Des jupes ou des robes longues, d’autres plus courtes, des tenues moulantes, d’autres plus amples.

Toutes dessinent et dévoilent des courbes, des formes, des hanches plus ou moins prégnantes, des fesses plates ou rebondies, parfois tombantes, des poitrines opulentes, des ventres plats ou arrondis, des jambes galbées, des cuisses avec plus ou moins de cellulite, etc.

C’est fascinant cet événement, et surtout très libérateur de regarder ces femmes, aux morphologies particulièrement éloignées de celles imposées par les diktats de la mode et de la beauté unique, s’assumer et s’affranchir des codes normatifs oppressifs et extrêmement réducteurs. Ça procure un enthousiasme visiblement contagieux. Pourvu que l’idée se répande.

CHANEL, JILL KORTLEVE ET SA « PARTICULARITÉ »

Quelques jours avant le Festival des Courbes, les médias titraient sur l’incroyable pas franchi par Chanel lors d’un défilé de mode, réalisé à l’occasion de la Fashion week : la maison française de haute-couture a dérogé à la maigreur sur le podium, ce qui n’était pas arrivé depuis 10 ans.

Ainsi, Jill Kortleve est qualifiée par la presse de mannequin « plus size », définie par « sa particularité », comme la décrit Le Parisien : sa taille 40. Incroyable, et pas tellement vrai, c’est qu’il s’agirait là de la taille moyenne des Françaises. On s’extasie donc de cette représentation inédite de la même manière que l’on est ébahi-e-s quand TF1 donne un rôle, mineur et caricatural, à une actrice noire dans un de ces téléfilms.

Et on n’oublie pas de dire que c’est osé. Ce que l’on écarte en revanche, c’est la réflexion profonde autour des conséquences qui se propagent et s’amplifient depuis plusieurs décennies autour de l’injonction à la beauté unique, caractérisée en premier lieu par la blancheur du corps à égalité avec une minceur, proche de la maigreur.

Les mentalités ont évolué au profit de la minceur, mais en dépit des femmes maigres qui subissent les regards désapprobateurs d’une grande partie de la société, sans même chercher à savoir si cela est du à leur morphologie, à une maladie ou à autre chose. Ce qui reste en revanche une problématique constante, c’est le jugement que l’on émet sur les personnes qui dépassent le duo 38/40, principalement quand celles-ci sont des femmes.

Car comme le rappelle la comédienne et autrice féministe Typhaine D. dans son spectacle La pérille mortelle, il existe pour les hommes une sorte de dérogation à la bedaine. Ce jugement, généré par toute une palette de clichés et d’idées reçues, et les attitudes et comportements haineux et discriminatoires qui en découlent portent un nom : la grossophobie. 

CRÉATION D’UNE NORME PAS REPRÉSENTATIVE

Le corps des femmes est un enjeu essentiel du patriarcat et du capitalisme qui, de pair, tentent de les contrôler et de les assujettir afin de les dominer. La mode depuis plusieurs siècles conforme la gent féminine à des normes, à travers des tendances. Et des vêtements taillés non pour le confort mais pour souligner son appartenance sociale d’un côté, et son rôle genré, de l’autre.

Ainsi, le corset et toute l’armada de la « taille de guêpe » permettaient de mettre en valeur les poitrines et les hanches, signifiant son rang de noblesse et les attributs de la maternité. Dans l’article « La mode de l’heure : petite histoire de la silhouette féminine », le site canadien Les dessous de la beauté rappelle les propos de l’ethnologue Suzanne Marchand : « Le respect des lignes naturelles du corps traduit l’aspiration à un monde idéal et égalitaire. »

Au début du XXe siècle, l’attirail de torture est abandonné mais rapidement les couturiers lancent des modes adéquates à la dissimulation des rondeurs. Les magazines féminins ne tardent pas à leur emboiter le pas, et participent activement à la mise en place d’esthétiques normatives, toujours en correspondance avec le statut social. Plus on est, ou on veut paraître, riche, plus on est mince.

C’est dans cette même époque qu’apparaissent véritablement les régimes alimentaires et que l’on essaye à tout prix de ressembler aux stars hollywoodiennes qui, aujourd’hui encore, sont symboles de femmes pulpeuses aux formes sensuelles. On reste toujours dans une norme sexualisante tant qu’on ne dépasse pas le léger surpoids.

Une norme qui inflige bien des dommages psychologiques et physiques à celles qui courent après le fantasme du « corps parfait ». Ce qui profite royalement à l’industrie qui vend produits miraculeux et opérations chirurgicales comme remèdes efficaces pour parvenir enfin au bonheur.

La recherche de l’idéal corporel pour se fondre dans la masse normative. La chasse aux kilos. Le sport pour se maintenir en bonne forme. Les injonctions nous obsèdent et nous font culpabiliser. Une femme grosse est une femme fautive. Fautive d’avoir pris du poids. Fautive de ne pas le perdre. Fautive de ne pas tout faire pour le perdre.

Sauf que la population au fil du temps, des pesticides, de la mal bouffe et des doubles journées, elle, se met à accroitre son pourcentage de personnes allant du surpoids à l’obésité. Près de 40% en France. 

INSIDIEUSE ET VICIEUSE

Et pourtant, on continue de nier leur existence, de nier qui elles sont, en dehors de leur apparence physique. On tolère la surcharge pondérale mais toujours en laissant présager que cela ne doit pas rester permanent et surtout qu’il ne faudrait pas prendre un kilo de plus.

On rappelle régulièrement qu’avec l’âge, il devient difficile de perdre du poids, et on culpabilise les femmes, en leur faisant miroiter l’idée qu’elles ne seront plus attirantes aux yeux de leurs chers et tendres qui eux, possèdent la fameuse dérogation bedaine sans se soucier du reste. Ils sont bien là, présents et vicieux, les discours sexistes, grossophobes, hétérocentrés, totalement réducteurs et avilissants, amenant à penser que si on déroge à la règle de la minceur, on entre dans la catégorie du corps « hors norme ».

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot – Chroniques d’une discrimination ordinaire, Daria Marx et Eva Perez-Bello écrivent : « Si vous n’êtes pas gros, vous êtes certainement grossophobe par défaut. Vous avez été élevé dans une société qui vous apprend que les personnes grosses ne sont pas des modèles, que l’état gros est détestable. Vous reproduisez donc les schémas sans vous poser de question, c’est compréhensible. Il n’est jamais trop tard pour changer ! Commencez pas interroger vos représentations des gros. Si vous êtes gros, vous pouvez souffrir de grossophobie intériorisée. On la caractérise par cette voix insidieuse qui vous pousse à vous déprécier et à vous culpabiliser en fonction du poids sur la balance. Rassurez-vous, on peut s’en sortir. Éduquez-vous à la grossophobie et sur son fonctionnement, de nombreuses études scientifiques et sociologiques sont maintenant disponibles. Vous apprendrez ainsi à faire taire la vilaine petite voix, et à vivre au mieux avec le corps que vous avez aujourd’hui. »

Les deux militantes, qui se sont rencontrées via Twitter, ont créé il y a quelques années Gras politique, une association qui lutte contre la grossophobie et se revendique féministe et queer. Dans leur manifeste, elles décryptent à travers leurs vécus, leurs savoirs et des témoignages recueillis, ce qu’est la grossophobie, comment elle s’exprime et quelles conséquences elle engendre.

Elles la définissent comme « l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes à l’égard des personnes en surpoids. »Au moment de la publication, la définition n’est pas encore entrée dans le dictionnaire. Les Immortels de l’Académie française n’ont pas validé le terme dans le langage officiel, les hommes – et donc l’opinion publique – n’ont pas validé l’existence réelle des discriminations subies.

Néanmoins, la connotation péjorative de l’emploi de « gros », « grosse », « grossier », « grotesque », etc., elle se répand comme une trainée de poudre. Ce n’est que depuis 2019, soit à peine une année, que Le Petit Robert définit la grossophobie comme « attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids. »

Pourtant, ce phénomène a été popularisé en France par l’actrice Anne Zamberlan, fondatrice de l’association Allegro Fortissimo et autrice du livre Coup de gueule contre la grossophobie, publié en 1994. 

TOUT LE MONDE EST CONCERNÉ

Le terme est là, les mentalités peinent à évoluer en revanche et les dégâts esquintent bon nombre de personnes. Lutter contre la grossophobie est l’affaire de tou-te-s, rappelle Gras politique en introduction du bouquin :

« Si les personnes grosses apprennent dès leur plus jeune âge à ne pas prendre de place, les discriminations grossophobes se chargent de leur rappeler le volume qu’elles occupent. Un des premiers pas de la lutte anti-grossophobie est donc de rendre aux personnes grosses leur espace, et la légitimité à l’occuper. Leur apprendre, en leur donnant la parole, qu’elles sont victimes de discriminations et que peu importe la raison pour laquelle elles sont grosses, elles ont le droit de revendiquer une égalité des chances et une paix de l’esprit.

Auprès des non-concernés, il s’agit de déconstruire les idées reçues liées à l’obésité pour que l’espace public et le lien social ne soient plus un calvaire entravant pour un certain nombre de personnes en situation d’obésité. Enfin, les pouvoirs publics et les institutions doivent entendre qu’ils ont un rôle à jouer. Santé publique, urbanisme, accès aux soins, à l’emploi, à la formation, égalité d’éducation… Il convient de prendre des mesures et de mettre en œuvre les politiques nécessaires, à la fois pour endiguer l’épidémie et pour assurer à ceux qui en sont victimes les mêmes droits qu’à tous. »

Les stéréotypes sur les gros-ses, façonnés au cours du XXe siècle, sont intégrés dès le plus jeune âge, sans forcément y avoir été confronté. « Les plus jeunes apprennent très tôt que l’obésité est associée à des traits de caractère peu recherchés : une étude sur des enfants de 4 à 6 ans montre qu’ils décrivent les gros comme méchants, stupides, négligés et bruyants (…) Dans notre société basée sur la performance, les corps hors normes sont jugés inutiles : ils ne seraient pas producteurs de valeur. Dans une étude menée sur le sujet, la majorité des interrogés préférait se voir amputer d’un membre plutôt que de prendre 30 kilos. », soulignent Daria Marx et Eva Perez-Bello. 

AU PAYS DE LA GROSSOPHOBIE (PARTOUT, DONC)

Une jeune fille de 11 ans se rend à l’école. Depuis la maternelle, les autres enfants la traitent de grosse, de bibendum, de marshmallow, de gros tas. « C’est parce qu’elle bouffe trop qu’elle est une grosse baleine. » En EPS, elle est la dernière choisie. Elle est, comme elle le dit, imposée aux autres. Son prof de sport pense qu’elle est fainéante alors que courir lui ferait du bien, affirme-t-il.

Tout le monde d’ailleurs autour d’elle lui répète sans arrêt que c’est pour son bien. Comme sa mère qui lui étale de la crème anti-cellulite sur le corps : « Si tu restes grosse, les gens vont se moquer de toi, les garçons voudront jamais de toi. C’est ça que tu veux ? Tu dois souffrir plus que les autres pour qu’on te trouve jolie. »

La portion alimentaire qu’elle est autorisée à manger est source de dispute entre ses parents. « Dans ce genre de moment, je ne me nourris pas, je mange mes émotions. Je les avale pour mieux oublier ma vie. » La petite fille grandit de 20 ans. Elle est toujours grosse, elle se trouve laide et difforme.

En entretien d’embauche, le recruteur ne daigne même pas ouvrir son dossier de candidature. « Il faut être en bonne santé pour ce poste. Sans parler de l’espace que vous allez prendre dans le bureau. » Elle serre les dents. Lors de son rendez-vous gynéco, pris en raison d’une aménorrhée (absence de règles), la professionnelle s’énerve de rien voir à l’échographie, « à cause du gras ».

Elle lui enfonce alors, violemment et sans la prévenir, une sonde pelvienne. Elle est dépossédée de son corps. À la caisse du supermarché, elle est agressée. Quant à son petit ami, il n’essaye ni de la comprendre ni de la soutenir. Son poids semble justifier l’hostilité des un-e-s et des autres se permettant de la juger et de l’engueuler.

Une crise de boulimie de plus, une hospitalisation d’urgence, elle se rend à un groupe de paroles : « J’ai toujours été grosse. Même si ça me caractérise, ça ne me définit pas. Moqueries, insultes, cruauté gratuite… je connais ça depuis toujours parce que je suis grosse. On disait même que j’étais facile. J’ai toujours douté de moi. Je passe mon temps à me détester et à rejeter mon corps. »

Le moyen métrage Grosse a été diffusé sur Internet en décembre 2018. Réalisé par Maxime Ginolin, le YouTubeur surnommé Magic Jack a intégré, pour le film, un groupe de paroles « Obèses Anonymes » et montre à l’écran ce que peut vivre une personne grosse au quotidien et comment elle peut le vivre. À travers cette fiction réaliste, il pointe les nombreux stéréotypes et idées reçues qui encadrent la grossophobie et y ajoute le point de vue d’une concernée.

ON NE NAIT PAS GROSSE

On fustige les personnes grosses en raison de leur poids. On les imagine fainéantes, incapables de fournir un effort physique, incapables de se retenir d’engloutir burgers, glaces, biscuits et sodas. On les pense bêtes et méchants.

Rappelez-vous de ce petit gros à l’école qui se goinfrait à la cantine et n’arrêtez pas d’embêter les filles. Personne ne l’aimait, tout le monde avait peur de lui, tout le monde se moquait de lui dans son dos, mais faisait en sorte que quand même, il entende qu’on le traite de gros lard. Il a mérité l’humiliation publique. Il est gros.

Finalement, ça met tout le monde d’accord. En masquant notre grossophobie – en la rendant légitime et acceptable – on réfute la vie de toutes les personnes grosses. On nie leur existence et on refuse de leur accorder une place dans la société.

« Les médias ont une responsabilité importante dans la construction et la propagation des idées reçues sur les gros. Les quelques émissions et documentaires qui leur sont consacrés traitent le sujet de manière spectaculaire ou pathétique, souvent par le biais des troubles alimentaires (dont souffrent seulement une partie des obèses) ou de l’impératif de la perte de poids (Zita dans la peau d’une obèse, The Biggest Looser, Tellement vrai…). Il n’existe à l’heure actuelle pas de livre consacré à la discrimination grosssophobe – à peine trouve-t-on quelques thèses ou études, bien éloignées du grand public. Le témoignage On ne nait pas grosse de Gabrielle Deydier a posé la première pierre d’un mouvement jusqu’ici cantonné à Internet et aux réseaux sociaux : enfin, les concernés prennent la parole et sont relayés par les grands médias. », explique Gras politique.

Le témoignage auquel Daria Marx et Eva Perez-Bello font référence est celui de la militante Gabrielle Deydier qui en 2017 a publié On ne nait pas grosse, un livre dans lequel elle raconte sa vie de grosse. Oui, grosse. Comme elle le dit dans l’article de Télérama, paru début février 2020 :

« C’est essentiel d’être clair avec les mots. À vous de voir si vous y mettez ou non une connotation péjorative. Moi, en tout cas, je suis grosse, c’est factuel mais je ne suis pas que cela. »

Quelques jours plus tard, le 25 février exactement, l’émission de France 2, Infrarouge, diffuse le documentaire Daria Marx, ma vie en gros. Elle est le sujet et la narratrice. Comme Gabrielle Deydier, elle se situe en introduction : « Je m’appelle Daria Marx, j’ai 38 ans, je suis grosse pour de vrai. Ni ronde, ni voluptueuse, ni pulpeuse, juste grosse. »

Le mot est posé. Il divise, il fait peur. Quand on le dit, on sent les visages se crisper, les corps se figer. A-t-on dit un gros mot ? Gras politique répond non sur la couverture de son livre. On interroge plusieurs femmes, membres des Elégantes courbes qui, le 8 mars, défilaient à Bruz, lors du Festival des Courbes. Zorica, 48 ans, n’est pas à l’aise avec le terme : « Je n’aime pas, je préfère dire enrobée ou ronde. Pour autant, j’aime qui je suis, j’assume mes rondeurs. »

De son côté, Elisa, 37 ans, explique que dire grosse ne lui pose plus de soucis aujourd’hui : « Ce n’est plus un mot qui me fait du mal. Mais je trouve qu’il y a des termes plus adéquats, plus jolis. On peut dire en forme, en courbe ou plus size. Dans grosse, en fait, il faut changer la négativité, que ce ne soit plus péjoratif. »

Et enfin, pour Marie, 58 ans, « il faut appeler un chat un chat, oui je suis grosse par rapport aux standards établis, par rapport à l’IMC. » L’IMC désigne l’indice de masse corporelle. On considère une personne en surpoids quand celui-ci est supérieur ou égal à 25 et on considère une personne obèse lorsque celui-ci est supérieur ou égal à 30.

QUE CACHE LA PEUR DU MOT ?

Aurait-on peur de dire grosse comme on a peur de dire féministe ? Pourtant, les militantes revendiquent le droit à l’égalité, le droit à la dignité. Elles dénoncent les inégalités entre les individus et les discriminations qui en découlent, et pointent les impensés. De nombreux combats d’hier et d’aujourd’hui prouvent l’importance des mots. Nommer fait exister.

Que nous dit notre peur de les prononcer à voix haute ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est noire ? Pourquoi hésite-t-on avant de dire qu’une personne est grosse ? Dans quel état se met-on si une personne est grosse et noire ? Depuis l’enfance, on nous apprend à bannir ces mots de notre vocabulaire sans nous expliquer pourquoi. Ainsi, on forme un tabou sur le tabou.

Sans le terme, on n’en parle pas. On met un mouchoir sur le problème. Parce qu’on considère que c’est un problème. On est projeté sans préavis dans la grossophobie (tout comme dans le racisme, le sexisme, le validisme, les LGBTIphobies, etc.) et on nous dépossède des savoirs et connaissances nécessaires pour éviter de cautionner et de faire perdurer des fléaux aux conséquences dramatiques sur les personnes concernées.

Paradoxalement, ces silences se transforment en remarques mesquines et haineuses, en regards méprisants et culpabilisateurs. On demande aux personnes grosses que l’on ne veut pas nommer de ne pas se faire remarquer mais on leur fait remarquer qu’elles prennent tout de même de la place.

On accumule les clichés à leur sujet : elles sont fainéantes, elles manquent de courage et de volonté, tout comme elles manquent de dynamisme et de compétences, elles sont malodorantes, bêtes, méchantes ou au contraire très gentilles et drôles, mal habillées, sans vie sexuelle ou sentimentale mais des bons coups au lit. La liste dressée par Gras politique n’est pas exhaustive :

« Il s’agit d’une partie de la charge mentale que les gros portent chaque jour : l’exigence de ne pas ressembler aux clichés que la société leur colle aux bourrelets. »

Au quotidien, il y a les stéréotypes qui heurtent, qui blessent et qui traumatisent. Mais aussi les infrastructures, nullement pensées pour les personnes obèses. L’exemple le plus flagrant est certainement celui des transports en commun dans lesquels les sièges ne sont pas adaptés. Dans les écoles, même combat. Dans les hôpitaux, on n’en parle pas alors qu’il faudrait puisqu’ils ne sont pas équipés de lits prévus pour des personnes de plus de 120 kilos.  

DES VIES SEMÉES D’OBSTACLES

Dans le documentaire diffusé dans Infrarouge, Daria Marx livre « l’histoire intime du petit peuple des gros ». Le clin d’œil à une communauté légendaire et imaginaire est très bien senti. Parce qu’elle le dit, elle a longtemps cru qu’elle était la seule grosse de France, ne voyant personne à la télévision ou dans sa famille qui lui ressemblait.

Accompagnée de plusieurs ami-e-s, iels mettent en commun leurs expériences personnelles qui relèvent finalement d’un système collectif oppressif ayant décidé de bannir les gros-ses de la société. Dès la petite enfance, la grossophobie commence. Les médecins alertent les parents que leur enfant est « dans la courbe haute. » I

l est préconisé de faire « attention ». Attention à ce que l’enfant ne grossisse pas davantage. Là encore, on ne nomme pas précisément le fameux danger mais on sait qu’il préfigure dans les inconscients de l’ensemble de la population. Puis, il y a la pesée à l’école, devant tou-te-s les camarades, les cours d’EPS où comme dans le film de Maxime Ginolin, les enfants gros sont choisis en dernier.

« Sauf en rugby », précise Eva Perez-Bello dans le documentaire. Dès le début de la vie, humiliations et culpabilisations sont présentes. Les personnes concernées intègrent l’idée qu’elles n’ont pas les mêmes capacités que les autres. On cherche à les mettre en garde, à les faire maigrir, « pour leur bien », soi-disant, mais on les gave à coup de traumatismes et de séquelles.

« À chaque fois, la nourriture a été mon seul réconfort. La honte et la colère ont nourri mes troubles alimentaires. Les jugements et conseils avisés des autres ne m’ont pas aidée à maigrir. Ils m’ont renvoyé une image de moi déformée à jamais. C’est un traumatisme qu’on se traine toute sa vie. », décrit Daria Marx, qui poursuit : « Si je n’avais pas pris ce poids, je serais morte en fait. Prendre ce poids m’a sauvée. C’était la seule manière que j’avais de gérer mes émotions. »

Eva Perez-Bello, quant à elle, explique qu’à 13 ans, on lui a découvert le syndrome des ovaires polykystiques. Une maladie hormonale qui entraine souvent la prise de poids. « Il n’y a pas que ça qui fait que je suis obèse. Quand j’étais petite, un cousin a décidé qu’il avait le droit de me tripoter. Ça a joué aussi je pense. Peut-être une façon de me construire une armure de gras ?! », souligne-t-elle.

Les causes du surpoids et de l’obésité sont nombreuses et parmi elles figurent notamment les violences sexuelles et physiques, la maltraitance, l’abandon ou encore des situations de séparations… Les événements de vie jouent souvent un rôle dans les troubles du comportement alimentaire. Les kilos s’activent comme une barrière de protection.

L’ENFER BANALISÉ…

Manger ses émotions. C’est une phrase qui revient souvent dans les témoignages des personnes concernées. Tout comme reviennent constamment les injonctions à la minceur. Les femmes en surpoids sont dix fois moins embauchées que les femmes en poids normé (six fois moins pour les hommes en surpoids).

La vie sentimentale et sexuelle peut également être ébranlée, à l’instar de l’estime et de la confiance en soi. Crystal, une amie de Daria, confie qu’elle était persuadée de vivre seule toute sa vie, au point d’envisager d’être nonne. Daria, qui avoue ne pas avoir de complexe dans l’intimité, fait part de relations toxiques dans lesquelles elle s’est laissée enfermée parce qu’elle est grosse et qu’elle a pensé que c’était déjà bien qu’un homme soit avec elle.

Eva aussi livre l’existence d’une faille : « Moi alors que je suis avec des nanas qui me disent qu’elles me kiffent, je doute encore, alors que j’ai 33 ans, que j’ai fait du chemin, que j’ai accepté mon corps, y a toujours ce truc… » Une autre amie, Anouch, analyse : « Le corps gros est soit hypersexualisé, soit déséxualisé. Dans l’imaginaire populaire, on pense que les femmes grosses ne séduisent pas. » Ainsi, sa gynéco a été surprise qu’elle lui demande la pilule, persuadée qu’elle n’avait pas d’activité sexuelle. 

Les personnes grosses sont souvent concernées par l’errance médicale. Malmenées, voire violentées, par les professionnel-le-s de la santé, oubliées des réflexions quant aux infrastructures et équipements et souvent mal diagnostiquées, elles ont des difficultés à trouver des médecins « safe », bienveillants, en qui elles peuvent avoir confiance.

Elles le disent dans le documentaire : « Nous sommes les oubliées de la médecine. On veut absolument nous faire maigrir mais on nous oublie de nous soigner. » Ça commence à bouger et les membres de Gras politique peuvent aujourd’hui intervenir dans des événements, tels que les colloques de médecins pour aborder avec les professionnel-le-s de la santé la lutte contre l’obésité et pour déjouer l’amalgame que l’on fait en France, comme le souligne Daria Marx « entre faire la guerre à l’obésité et faire la guerre à l’obèse. »

Zorica, de l’association Les élégantes courbes, approuve : « Ça me dégoute d’entendre les médecins me dire que je devrais perdre du poids. Même en sous poids, j’avais mal. Quand on a une pathologie, parfois, le poids n’y est pour rien. Les kilos en trop arrivent bien trop vite dans les conversations et c’est dur à entendre. »

L’injonction à la chirurgie bariatrique est, selon de nombreux témoignages, très élevée. Télérama, dans l’article « Je suis grosse et alors ? », indique qu’en 2017, ce service chirurgical comptabilisait 68000 interventions, soit 4,5 fois plus qu’en 2006. Et à 90%, elles concernent des femmes. Ainsi, la France est le pays européen qui compte le moins de personnes grosses mais le plus d’opérations gastriques. 

INJONCTIONS, INJONCTIONS, INJONCTIONS…

Que les femmes soient majoritaires à souhaiter être opérées n’est pas un fait surprenant puisque ce sont elles les plus touchées par les injonctions à la sacro sainte minceur. Partout, en permanence, on rappelle à la gent féminine qu’elle se doit de correspondre aux standards de beauté établis par le patriarcat qui n’en a rien à cirer que la norme soit représentative ou non, il est impératif de la désirer, cette norme. Et de tout faire pour y parvenir.

L’injonction est omniprésente. Mieux vaut se priver que de prendre un kilo. Alors pour les femmes en surpoids et les femmes obèses, c’est un calvaire de tous les instants. Car non seulement, elles n’ont visiblement pas pris au sérieux les mises en garde mais en plus, elles ne font visiblement pas grand chose pour que ça change.

On pense « les pauvres », et on pense « c’est de leur faute, elles pourraient aussi se remuer le cul pour perdre du poids et vivre mieux ». Elles seraient sans doute aussi un peu plus jolies et auraient alors plus d’occasion de se trouver un mec potable… Oui, c’est ça qu’on se dit dans notre tête ou dans leur dos. Parfois même devant elles. Constamment, elles entendent ce discours ou le lisent dans les regards.

« Le regard est cruel. Dès que tu achètes un pain au chocolat, les gens te regardent l’air de dire « Comme si t’étais pas assez grosse… ». »
signale Zorica.

Pareil pour Marie, également membre de l’association Les élégantes courbes : « Vous mangez un gâteau, on vous regarde genre « elle se goinfre ». Mais non ! L’obésité ne vient pas forcément du fait que l’on mange trop ou que l’on mange mal. Ça peut être dû à plein de chose. Ça peut être hormonal, ça peut être psychologique, pour mettre une barrière entre soi et les autres. C’est trop facile de juger sans savoir ! » 

Le jugement est permanent. Daria Marx et Eva Perez-Bello ne s’en cachent pas. Quand elles prennent le train, elles réservent en 1èreclasse. Afin d’avoir un peu plus de place qu’en seconde et peut-être éviter de voir la peur dans les regards des autres passagers, craignant que ce soit sur eux que ça tombe, le malheur de voyager assis-e « à côté de la grosse ». À force, elles avaient pris l’habitude de s’installer au wagon bar durant tout le trajet.

« On passe notre temps à toucher les gens et à être touchées par les gens, malgré notre volonté. L’enfer, c’est pour nous d’abord. Eux, ils voyagent une fois avec nous mais nous, c’est toute notre vie qu’on a à dealer avec notre volume. Partout on déborde, rien n’est fait pour nous et on nous le fait remarquer. », note Eva. 

Il est clair que tout est fait pour rebuter la population. Le signal est fort : dans la norme de beauté, les femmes sont considérées comme des objets, en dehors de la norme de beauté, les femmes sont rejetées et méprisées. Moquées, harcelées. Gratuitement. Et ça, en période de confinement, on ne cesse de le rappeler. 

RAS LA CULOTTE !

Le 9 avril, Olga Volfson, journaliste et militante féministe engagée contre la grossophobie, publie son billet d’humeur sur le site Terrafemina. Intitulé « Je suis grosse et je refuse d’être votre enfer de confinement », elle dénonce les multiples blagues grossophobes qui circulent depuis mi-mars, visant à faire rire, tout en nous faisant craindre de la prise de poids prévisible (ou non) lors du confinement.

Sur les réseaux sociaux, phrases, images, montages et autres s’interrogent sur l’apparence physique, principalement des femmes, à la sortie. Et ça bombarde de propositions de régimes, d’exercices à pratiquer au quotidien pour s’entretenir et garder la ligne. L’injonction à la minceur et au « corps parfait » s’immisce jusque dans l’intimité des foyers allant même jusqu’à écarter la gravité de la crise sanitaire.

Dans sa chronique, la journaliste relève qu’il y a des milliers de mort-e-s, des centaines et des centaines de malades sous assistance respiratoire, des manques de moyens matériels et financiers pour soutenir les soignant-e-s, que les plus précaires continuent d’aller travailler, que les travailleurs-euses du sexe crèvent de faim, que les sans-abris se prennent des amendes pour non respect du confinement, que les réfugié-e-s n’ont ni moyen de se prémunir du virus ni moyen de vivre dignement. Mais finalement, ce n’est pas là le souci majeur :

« Le vrai problème du confinement, ce sont tous ces vilains kilos que l’on va prendre pendant. Vous imaginez ? Si c’est pour ressembler au bonhomme Michelin une fois autorisé-e-s à profiter, enfin, de la saison du maillot de bain, à quoi bon survivre ? Heureusement que les influences et autres mèmeurs se sont lancé-e-s dans le concours de la blague la plus crassement grossophobe sur leurs réseaux sociaux afin de prévenir un grossissement généralisé de la population. Il ne faudrait surtout pas qu’on pense un instant qu’une pandémie planétaire puisse être plus grave qu’un manquement envers le sacro-saint culte de la minceur ! »

C’est oppressant et énergivore d’être confronté-e en permanence au rapport au corps maigre, mince, gros. Trop grosse, trop maigre, pas assez mince. Le corps d’une femme ne lui appartient jamais entièrement. Jamais pleinement. Le miroir reflète les millions de regards grossophobes qui se pose sur nos chairs et nos formes. Nos bourrelets et nos amas de peau. Nos vergetures et notre cellulite. Et ça nous bouffe du temps de cerveau.

L’obsession de ne pas avoir fait ce qu’il fallait, de ne pas avoir mangé correctement, de ne pas avoir remué sa graisse dans la journée. Ça envahit nos pensées, ça augmente notre culpabilité. Et oui, l’anxiété accroit les troubles alimentaires. C’est un cercle vicieux. Olga Volfson est furieuse et tape du poing sur la table, et ça fait du bien de nous remettre les idées en place :

« Mais ces gens qui plaisantent si bruyamment sur les kilos pris pendant le confinement et qui s’acharnent à communiquer sur le meilleur moyen de faire de cette épidémie un prétexte à maigrir, ont-iels pensé une seule seconde aux répercussions de leur inconséquence sur la vie  des personnes grosses ? Nous ne sommes pas un chiffon rouge que l’on agite en guise de motivation à rester « fit ». Nous sommes des êtres humains aussi, avec plus de chair que d’os comparé à vous, certes. Et alors ? Nous avons autant le droit à la considération, au respect, à la dignité que vous. Et nous aimerions bien pouvoir prétendre au peu de tranquillité d’esprit qu’il est possible de grappiller en ce moment, sans être inlassablement réduit-e-s au statut d’épouvantail, pointé-e-s du doigt pour un oui et pour un non. »

PERSONNE NE VEUT GROSSIR

Les militantes le répètent : la grossophobie n’est pas l’éloge de l’obésité. Elles ne jugent pas non plus les personnes grosses souhaitant perdre du poids. Elles pointent les inégalités de traitement et dénoncent les actes, les attitudes et les discriminations qui s’abattent sur les femmes et les hommes en surpoids et au-delà. Elles font entendre leurs vécus et ressentis et se réapproprient leurs corps, qu’on leur confisque en raison de leur apparence physique.

Dans le livre « Gros » n’est pas un gros mot, Gras politique souligne qu’il existe également une différence au sein des gros-ses. Il y a les « bons gros », ceux que l’on tolère. Qui ont un motif acceptable. Comme les jeunes femmes ayant vécu un parcours de PMA. Les adolescent-e-s atteint-e-s de dérèglement hormonal. Là, on éprouve de l’empathie. Là, on va même jusqu’à dire « Toi, tu es gro-se, mais c’est pas pareil… ». Le fameux « pas pareil ».

On les distingue donc de celles et ceux que l’on imagine s’empiffrer tous les jours devant la télé, incapables de se mouvoir hors de son canapé. « Peut-être que cet obèse ne sort plus car la grossophobie latente est trop difficile à supporter. Personne ne désire être gros. Ce n’est jamais un choix conscient. Qui voudrait être l’objet de moquerie, de harcèlement, victime de discrimination ? La volonté n’entrera en jeu qu’au moment de s’accepter, éventuellement. », peut-on lire dans le bouquin.

Interrogée par Télérama, la psychanalyste Catherine Grangeard explique qu’il est compliqué de diverger des normes : « Soit vous êtes suffisamment solide pour les dénoncer et affirmer vos différences. Soit vous n’avez pas confiance en vous et vous vous reprochez de ne pas correspondre à ce que les autres attendent. Vous vous sentez alors incapable, minable. »

La perte d’estime de soi, le manque de confiance, la peur d’être jugé-e, la peur d’être discriminé-e – des peurs basées sur l’expérience bien souvent – mènent au repli et à l’isolement, parfois à la dépression. 

Les mouvements qui émergent depuis plusieurs années visant à photographier et poster nos bons petits plats très sains ont un effet pervers puisqu’ils participent souvent à culpabiliser, majoritairement, les femmes qui s’écartent de l’assiette radis, avocat, pousses de soja et salade verte.

Sans écarter les bienfaits sur le corps, sur la santé, sur le fait de se réapproprier notre alimentation, ces mouvements sont critiquables tant ils tendent à créer une obsession autour de la nourriture au lieu d’enrichir la notion de plaisir à manger. Ce que l’on appelle l’orthorexie conduit à être obnubilé-e par le fait d’ingérer une nourriture exclusivement saine et de rejeter systématiquement ce qui est perçu comme de la mal bouffe.

NAISSANCE DU BODY POSITIVE

Dans les années 90 nait le mouvement Body positive, prônant l’idée d’acceptation de tous les corps et englobant les questions de morphologie mais aussi de couleur de peau et de genre. Vient l’époque des Tumblr, sites sur lesquels on peut s’afficher épanoui-e-s dans nos corps quels qu’ils soient, puis l’époque des réseaux sociaux et du culte de l’image.

C’est là particulièrement, à la naissance d’Instagram notamment, que le mouvement prend encore plus d’ampleur. Tout en s’exposant à la grossophobie, encore moins contenue lorsque l’on se cache derrière son écran. L’idée est de briser les normes et les tabous, pour s’affranchir et s’émanciper des diktats de la beauté unique. Tous les corps sont les bons corps.

Il faut donc également casser le côté retouche de l’image, à travers des logiciels ou des filtres proposés par les applications. Se montrer tel que l’on est. Et même souligner tout ce qui relève soi-disant des imperfections. Bourrelets, cellulite, vergeture, poils, boutons, rougeurs… C’est désormais aux complexes d’avoir la vie dure. La honte doit changer de camp.

Pas si simple quand la société, au quotidien, a décidé de vous rappeler que vous ne correspondez pas à la norme. Que vous n’êtes même pas considéré-e entièrement comme un être humain. Parce que la grossophobie dépossède les personnes concernées de leur humanité.

Si le mouvement Body Positive aide et accompagne des femmes, principalement, et des hommes à mieux vivre avec leur corps. Tant mieux. C’est à prendre et à ne pas négliger. Chaque chemin est important. S’accepter soi est une étape cruciale. Sans doute la plus cruciale. Mais en parallèle, les mentalités doivent évoluer, les moyens doivent être mis en œuvre pour prendre en compte et en considération toutes les personnes, tous les corps, toutes les morphologies.

VALORISER TOUTES LES MORPHOLOGIES

Modèle plus size en amateur, Elisa a commencé par un concours de beauté. Pour se lancer un challenge et sortir de son quotidien de mère au foyer. À l’été 2017, elle déménage en Bretagne et continue de faire des défilés et des shooting photos.

« Ça m’a aidé à prendre confiance mais les concours de Miss ne sont pas mes valeurs. Il n’y a pas l’esprit de bienveillance et en fait, ce n’est pas encourageant. Les gens sont là pour valoriser leur concours, leur argent, etc. Il y a de plus en plus de concours qui se développent comme les Miss Curvy, Miss Ronde, etc. Mais c’était pas pour moi, j’ai arrêté fin 2017. », explique-t-elle.

Elle poursuit sa route en participant à des événements comme des salons par exemple. À cette époque, elle fait du 46 et constate qu’elle est bien reçue mais… « pour les robes de mariée par exemple, je pouvais en avoir une, là où ma collègue qui faisait du 38 pouvait en porter 4 ou 5. »

En mars 2018, Elisa décide de créer ses propres événements et ses propres défilés sans critères de taille, de poids, etc. en fondant l’association Les élégantes courbes. L’objectif : montrer qu’il existe une multitude de morphologies. « Et faire profiter les autres qui n’ont pas eu la même expérience que moi. Parfois, on est timide, on a peur de se montrer et puis l’effet groupe fait qu’on y va. Avant un défilé, on se prépare, on se lance et on ressent de la fierté de l’avoir fait. Ça donne envie de recommencer ! », précise Elisa.

Au sein de la structure, subsiste également la volonté d’accompagner les adhérentes dans l’acceptation et la valorisation de leurs corps. « Quand les filles me contactent pour participer à l’association, aux défilés et aux shooting, c’est l’occasion de discuter avec elles. Certaines veulent parler de leur rapport à leur corps, ont besoin d’être rassurées, encouragées. Ensuite, on a un groupe de discussion pour l’organisation des événements, chacune peut s’exprimer. Je tiens vraiment à ce que les femmes se sentent bien dans l’association, que l’on soit toujours dans un esprit de bienveillance. Ce n’est pas un concours de beauté ! », poursuit-elle. 

Le public, composé d’ami-e-s et de membres des familles des modèles bénévoles, est très réceptif à leurs propositions. C’est une aubaine de pouvoir assister à des défilés durant lesquels il est possible de s’identifier à la mannequin :

« On a fait le choix de ne pas mettre de critères, il n’y a pas que des grandes tailles. On a aussi des femmes maigres. Quand on fait 1m50 et 40 kilos, on est complexées aussi. On a toutes des complexes qui viennent de la représentation des femmes. Ici, c’est le vrai, la vie, le réel. »

L’accompagnement à l’acceptation de son corps et la valorisation de toutes les morphologies sont les deux missions phares de l’association. « Nous ne sommes pas là pour représenter des marques. Nos créateurs comprennent notre but et respectent notre charte. », insiste-t-elle.

Parce qu’il persiste également une problématique autour de l’habillement. Trouver un vêtement adapté à sa taille et à sa morphologie n’est pas tache aisée lorsque l’on dépasse le 44 ou le 46. Elisa le sait pertinemment : « J’ai fait le yoyo toute ma vie. A 18 ans, j’étais anorexique et puis j’ai pris du poids, obligée de porter des sacs à patate car je n’avais pas les sous pour acheter des tenues adaptées. Au niveau tarif, les habits ne sont pas abordables. Quand on a des revenus moyens, que l’on a des enfants, etc. ce n’est pas évident. À Paris, il y a plus de boutiques mais ici, on se rabat vite vers des sites internet anglo-saxons. Malgré tout, il y a des créateurs qui font des efforts évidemment. Mais dans l’association, les tenues restent secondaires. »

L’an dernier, elle a participé à un happening Body Positive, organisé par la mannequin grande taille Georgia Stein. « Le but n’est pas le même que celui des Élégantes courbes, c’est plus militant. Ça permet de faire bouger les médias. », commente-t-elle. Faire bouger peut-être aussi les agences de mannequinat…

« On est trop abreuvées de squelettes dans les médias, les concours de beauté, les salons, etc. Personnellement, depuis que je fais des défilés, je prends confiance en moi. Et pourtant, j’ai 37 ans et 4 enfants. Mais ça me procure des sensations qui restent en moi, notamment la sensation d’avoir relever le challenge que je m’étais lancée. », conclut-elle. 

DES EFFETS TRÈS POSITIFS

Marie a connu Elisa par son travail, à l’espace textile et bijouterie d’une grande surface. Elle lui a proposé de défiler. Ce qu’elle apprécie particulièrement dans l’association, c’est l’ambiance et la bienveillance. « Ici, pas de regards en coin. », nous dit-elle. Elles ont toutes des rondeurs ou de maigreurs, elles sont là pour valoriser leurs corps, souvent oubliés ou méprisés.

« Ça m’a beaucoup apporté, m’a permis de me sentir plus à l’aise et de porter des habits que je n’aurais jamais porté. Ça donne une autre vision des corps des femmes. », poursuit-elle. Quand on lui parle du défilé de Chanel qui crée l’émulation avec un mannequin en taille 40, elle nous répond : « C’est se foutre de la gueule du monde. »

Dans sa famille, sa mère, ses grands-mères et sa sœur ont des rondeurs. « Moi, j’ai des rondeurs et je n’ai pas de problème de santé. Oui, des filles en ont et il faut faire attention quand ça touche la santé. Personnellement, je n’ai pas spécialement souffert de mes rondeurs. Oui, avant j’avais des complexes parce que je suis cambrée et mes fesses ressortaient. J’ai rencontré un homme qui faisait des photos de charme et j’ai pris conscience de ce que pouvait être mon corps et que mes courbes sont belles. C’est vrai que le regard de l’autre permet d’accepter. Quand on fait des photos et des défilés, on est soumises au regard des autres. Quand on met les photos sur Facebook, on prend le risque d’avoir des commentaires désobligeants. Mais la plupart des retours sont des encouragements. », indique Marie.

Pour elle, faire un défilé avec des femmes et des hommes aux morphologies différentes participe à changer le regard que l’on porte sur les corps : « Et puis, les gens voient que l’on défile dans la bonne humeur. Alors, on n’est pas des pros mais on est dans la bonne humeur ! Ça m’enrichit énormément. C’est très intéressant, ça offre une ouverture d’esprit. On a des particularités, on se complimente, ça fait du bien et ça rassure. Ça aide beaucoup de filles. Quand on se sent bien dans son corps, ça se voit rapidement. Les autres ne peuvent que se dire « elle assume », un point c’est tout. Chacun-e réagit à sa façon bien sûr. Arrivée à bientôt 60 ans, personnellement, je me sens bien. Qu’on me dise que je suis grosse ne va pas me faire déprimer ! »

UNE FEMME LIBRE, HEUREUSE, CÉLIBATAIRE, QUI ASSUME SON CORPS

Zorica est elle aussi très positive à ce sujet. Aujourd’hui. Car cela n’a pas toujours été le cas. « J’ai toujours été rondouillette et il y a eu des périodes où j’ai mis le doigt dans l’anorexie. Et bien, je n’étais pas plus heureuse quand j’étais maigre… Maintenant, j’assume qui je suis, j’assume mes rondeurs. Je ne veux plus lutter avec mon corps. », s’enthousiasme-t-elle.

Elle a à plusieurs reprises tenté des régimes. Ça ne marchait pas, elle reprenait du poids en arrêtant. Par deux fois, elle a eu « des accidents de vie », selon ses dires : 35 kilos perdus en un peu plus de 4 mois. « Là, le corps se bloque de tout. On ne peut plus rien faire du tout. La descente aux enfers est dangereuse. D’abord, ça rend euphorique de perdre du poids, ensuite, le corps nous dit stop. C’est compliqué le poids dans le plus ou dans le moins. On m’a forcée après ça à reprendre du poids. », nous explique Zorica.

Dans son entourage, Laëtitia est adhérente de l’association Les élégantes courbes. Elle lui en parle. Zorica se dit pourquoi pas, elle aime l’idée d’aller à l’encontre des diktats. « Je suis mère de 4 enfants. Mon fils a un poids « normal ». Mes jumelles ont 14 ans. À un moment, entre copines, elles allaient essayer les fringues et une des copines a dit à une de mes filles qu’elle était trop ronde. Hop, elles arrêtent de manger. Du coup, je surveille, je force un peu à manger. Je sais qu’à cet âge-là, c’est difficile de ne pas se comparer. Je pense que c’est plus facile à mon âge, avec l’expérience et le recul. Mais je vois bien, ma grande fille a 20 ans. Elle a toujours souffert d’un surpoids. Là, ça y est, elle commence à accepter son poids et sa morphologie. Oui, on plait comme on est ! Il faut s’accepter et accepter le regard des autres. Ce n’est pas toujours facile parce que quand on fait les magasins, c’est hyper difficile de se dire que les tailles s’arrêtent au 44. Même si aujourd’hui, on peut déjà mieux s’habiller qu’il y a 10 ou 15 ans. On n’est plus obligées de s’habiller comme un sac ou une mamie. Y a une évolution dans les mentalités quand même. »

Elle a parcouru du chemin Zorica quant au rapport qu’elle entretient avec son corps. Elevée par des parents immigrés, originaires d’ex-Yougoslavie, elle a été nourrie à la culture du bien et du beaucoup mangé. Elle n’a jamais été privée de nourriture, au contraire, on l’a toujours incitée :

« En Croatie, on fait à manger à outrance. Quand la maitresse de maison prépare à manger, c’est une offense si les plats sont vides, ça veut dire qu’il n’y avait pas assez. » Elle a été mariée à un homme qui la critiquait pour son poids, pour ses rondeurs. Avec le temps, elle se dit que ce n’était pas le bon, qu’il n’aurait jamais dû se comporter comme ça. Maintenant, son corps ne veut plus rien savoir :

« J’arrête de culpabiliser et déjà, ça me fait du bien. De toute manière, le stress, l’angoisse, le fait de se restreindre, ça n’aide pas. Le corps fait des réserves. Les élégantes courbes, j’y adhère depuis peu mais j’adhère vraiment à leurs valeurs. Le 8 mars dernier, c’était la première fois que je défilais. Et on m’a dit que j’étais à l’aise et que j’étais belle. Ça me plait de montrer qu’on peut être heureuse sans être habillée dans du 38. Ça booste et je me suis sentie belle. On est belles ! Je suis heureuse comme je suis, je m’affirme et puis merde ! »

Elle a particulièrement envie de mettre son expérience à profit de ses enfants. Pour qu’il et elles se sentent bien dans leur corps. Elle le dit et le redit :

« Je me suis libérée des diktats de la mode. L’acceptation permet de mieux vivre. Je suis une femme heureuse, libre, célibataire qui assume son corps ! » 

MANGER, BOUGER. MAIS ENCORE ?

Daria Marx le scande elle aussi haut et fort : « Je n’en peux plus qu’on parle de l’obésité en terme de régimes et de sport. Qu’on me résume à ce qui rentre dans ma bouche et aux nombres de pas que je fais chaque jour. Qu’on parle des vraies causes de l’obésité !!! La précarité, els abus dans l’enfance, etc. On n’en parle jamais parce que ça couterait trop cher au gouvernement la prise en charge thérapeutique, les aides, l’éducation alimentaire dans les familles et les écoles, etc. Ça coûte beaucoup plus cher que d’écrire « Manger, bouger » en bas des pubs. » Oui, ça coûte moins cher mais ce n’est pas suffisant. Largement pas. 

« Je ne veux plus m’excuser d’exister. Mon corps est très gros, différent, mais rien ne m’empêchera de l’aimer. Il me porte et aujourd’hui nous avons fait la paix. Nous, les gros et les grosses, allons continuer à vivre, à prendre la place qui nous revient, à nous battre contre les discriminations que nous subissons. Certains d’entre nous maigriront, d’autres pas. Mais ce n’est pas ça qui déterminera la réussite de nos vies. Le bonheur ne se mesure au nombre de kilos perdus. Notre corps est un champ de bataille, nous réclamons un armistice, un peu de paix pour être heureux et l’égalité pour avoir les mêmes chances. Si vous nous croisez dans la rue, ne pensez plus qu’on est fainéants ou idiots. Nous sommes vivants. »

Il n’y a aucun doute, l’injonction à la minceur est une plaie pour la majeure partie de la population enfermée dans l’idée que pour être heureux-euse, il faut atteindre absolument cette norme qui finalement n’est en rien représentative. Et le pire, c’est ce qu’elle nous entraine à faire, créant de la grossophobie et de la grossophobie intégrée. Mais le corps parfait n’existe pas et il est plus que temps de revoir nos copies sur ce que nous jugeons « hors norme » à propos des corps. Et d’écouter, sans minorer, banaliser ou juger les personnes concernées.

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Grossophobie : un enjeu de taille
Le poids de la norme
Hors norme

Célian Ramis

Le potager urbain, vecteur d'égalité

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Au Potager des Cultures, « il y a une volonté d’avoir de la transmission de savoir. Ce n’est pas un jardin partagé, c’est une micro ferme urbaine, les bénévoles réalisent un engagement citoyen. On ne récolte pas le fruit de son travail, tout ce qui est produit est donné à l’épicerie solidaire. »
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Du 6 avril au 29 mai, Le Potager des Cultures accueille l'exposition « Cultivons notre jardin », des extraits de la BD Le potager Rocambole, de Laurent Houssin, réalisée avec Luc Bienvenu. L’occasion également de découvrir les lieux, un potager citoyen et engagé, qui défend la mixité, l'environnement et l'égalité. Des valeurs partagées par les auteurs de la BD et par Hélène Brethes, coordinatrice de l’association des Cols Verts, qui depuis 2018 porte le projet et ses engagements…

Exposées sur des grandes planches en bois au milieu des plantes, des aromates et des légumes, des bulles dessinées trônent fièrement dans le potager. La culture côtoie les cultures. Et dans cette BD d’ailleurs, il est aussi question de cultures. Depuis le 6 avril et jusqu’au 29 mai, l’exposition « Cultivons notre jardin », en partenariat avec la librairie L’Établi des Mots et Spéléographies, est visible au sein de cette micro-ferme rennaise. 

On y trouve des extraits de la bande-dessinée Le potager Rocambole – La vie d’un jardin biologique, dans laquelle l’auteur Laurent Houssin se place en une sorte de disciple de Luc Bienvenu, avec qui il réalise l’ouvrage et qui n’est autre que le créateur des splendides jardins de Rocambole, situés à Corps-Nuds, à quelques kilomètres de Rennes. 

Leçons de jardinage, transmission des savoirs mais aussi d’une passion pour la terre ainsi que tout ce qui vit et pousse dedans… et tout ça, à l’observation et l’expérience. Loin des étiquettes. Un propos qui fait écho avec les valeurs du lieu : elle véhicule une volonté de rendre accessible au plus grand nombre la diversité végétale, le travail du sol, la découverte du potager… 

Et Hélène Brethes, coordinatrice de l’association des Cols Verts le souligne : ça permet d’attirer les curieux-ses ! Mais aussi de faire découvrir le quartier, grâce aux 3 lieux d’exposition. Quand on lui demande comment le projet prend sens aujourd’hui, à la suite des trois confinements, elle répond : « Déjà de se faire plaisir, d’avoir une expo à l’extérieur, on n’a pas besoin de QR code, juste des panneaux, un potager et ça le fait très bien ! »

LE POTAGER DES CULTURES, UN LIEU D’ACCUEIL, DE DÉCOUVERTE ET D’APPRENTISSAGE 

Elle le précise d’emblée, au Potager des Cultures, « il y a une volonté d’avoir de la transmission de savoir, le potager des cultures ce n’est pas un jardin partagé, c’est une micro ferme urbaine, c’est-à-dire que les bénévoles ici ils réalisent un engagement citoyen. Ici, on ne récolte pas le fruit de son travail, tout ce qui est produit est donné à l’épicerie solidaire. »

Et cette distinction a une importance majeure. L’association des Cols Verts Rennes, lorsqu’elle s’installe sur les lieux et organise la création du potager, c’est d’abord dans une démarche et une perspective citoyenne. En 2018 le projet est voté au budget participatif et l’année suivante, le site est inauguré. 

Cette même année, Hélène Brethes se saisit du sujet et met un point d'orgue à ce que la participation soit citoyenne. Elle insiste tout le long de la consultation : tout le monde peut donner son avis. De la mère dont les enfants jouent dans le quartier au conseiller familial du centre social. Il y a une volonté de réunir, pour réfléchir le projet ensemble, de la gouvernance à l’aménagement. 

Quand le potager ouvre, elle précise à nouveau : c’est important que le potager soit accessible à tout le monde. Les profils sont variés et tous sont les bienvenus : les habitant-e-s, les personnes en situation de handicap, les personnes à la rue, celles qui se questionnent sur la valeur de leur travail ou encore celles qui portent des valeurs écologistes : l'objectif est de créer une véritable mixité. 

Cette volonté de mixité, d’apprentissage, de découverte, elle se lit jusque dans le nom du potager. Le Potager des Cultures, c’est la volonté de croiser la culture du sol avec la culture avec un grand C, grâce à sa proximité avec le Triangle et ses expositions. 

Historiquement, le potager est aussi installé là où se déroulait la fête des cultures : un moment de croisement, intergénérationnel, de diversité. Le nom répond à un besoin. « La sémantique est importante. Quand le projet est né, quand on parlait de ferme urbaine, tout le monde pensait aux vaches et aux tracteurs. Si on voulait que le projet aboutisse il fallait que les habitant-e-s puissent mieux situer de quoi il s’agissait : d’un potager, d’un lieu de rencontres. », précise Hélène. 

LE POTAGER, POUR CASSER LES CLICHÉS 

En s’installant, Hélène a aussi un objectif précis : casser les clichés. Et pour lutter contre, engager une maraîchère, ça avait du sens pour elle. Aline Desurmont, salariée depuis 2019, montre à tous les publics qu’une femme agricultrice, c’est possible ! Et en plus, d’attirer un public féminin, de le mettre plus à l’aise dans la ferme urbaine. 

Parce que les clichés ont la peau dure : si la chambre d’agriculture essaie de donner plus de voix aux agricultrices et à leurs parcours et rôles, leur reconnaissance n’est que très récente. En nous conseillant le visionnage du documentaire Nous Paysans, elle rappelle que le statut d'agricultrice n’existe que depuis peu. 

Si le terme agricultrice apparaît pour la première fois en 1961 dans Le Petit Larousse il faut attendre 1999 pour qu’elles soient considérées comme « conjointes collaboratrices » et c’est seulement en 2006, qu’elles deviennent des agricultrices à part entière et peuvent s’émanciper de leurs maris. Pour elle : “C’est encore un métier d’homme même s’il se diversifie”.

A l’inverse, l’agriculture urbaine attire surtout des femmes. Pour Hélène : « L'agriculture urbaine fait un peu un pied de nez, parce qu’il y a majoritairement des femmes. On nous rétorque qu'on ne nourrira pas le monde, ce n’est pas ce qu’on veut faire ! On n’est pas prise au sérieux, pourtant (l’agriculture urbaine), ça peut être porteur. » 

Cet écart, Hélène l’explique par son volet social, qui attire davantage les femmes. Mais encore une fois, même si la majorité des bénévoles sont des femmes car, comme l’analyse la coordinatrice, « le don de soi on l’apprend plus aux femmes », on retrouve cette volonté tenace d'attirer tous les publics, montrer que le bénévolat, c’est pour tout le monde, quel que soit le genre.

Au-delà du genre, il est aussi question de briser les clichés autour de l'agriculture de manière générale : montrer que c’est un secteur porteur auprès des jeunes. Hélène veut casser l’image de l’agriculteur avec lequel elle a grandi : « C’est montrer que l’agriculture, ça n’a pas de sexe, que ça peut être autant des nanas que des mecs, c’est montrer que l’agriculture peut être un secteur porteur et pas juste un truc de bouseux, parce que moi, j’ai grandi avec cette image, et je veux montrer autre chose ». 

Aline, maraîchère des Cols Verts, a quitté son travail de juriste dans le droit de l'environnement pour se réorienter vers un métier qui avait du sens pour elle : « Je voulais faire quelque chose dont l'énergie servirait à empêcher l'effondrement écologique ».

Pour elle, la meilleure manière d’utiliser cette énergie, c’est à travers l’agriculture biologique. Elle se forme, découvre le métier, les difficultés, elle déchante aussi : c’est un métier difficile physiquement et précaire. En arrivant au Potager des Cultures, elle rejoint ses valeurs. Elle veut redonner au métier d'agriculteur ses lettres de noblesse : un métier technique, avec de la réflexion et beaucoup de connaissances. 

LE POTAGER, POUR L’ÉGALITÉ 

Pour Hélène, aucun doute, le potager est vecteur d’égalité. Ouvert à tout le monde, elle rappelle : « Il y a une grosse mixité dans les bénévoles et les bénéficiaires, des personnes en situation de handicap, des enfants, des femmes, des adultes, et pour nous l’équité, ça passe par la valorisation de chaque personne sur la ferme. Les personnes sur la ferme ne sont pas de la main d’œuvre, c’est un apprentissage gratuit donc égalitaire, ça permet à des personnes de se révéler. » De plus, lelieu permet une proximité : pour venir au potager, pas besoin de voiture, il est au cœur du quartier du Blosne.

Elle soulève aussi l'importance de mobiliser et d’aller chercher les mères. Car le potager peut être un soutien éducatif, faire venir les enfants, leur faire découvrir le potager, comme un cahier de vacances. Majoritairement encore en charge de l’éducation des enfants, en les faisant venir sur les lieux, c’est aussi leur permettre de se réapproprier l’espace. Pour cela des ateliers en non-mixité sont organisésavec la volonté d’instaurer un climat de confiance. 

Aline appuie les propos d'Hélène : pour elle, le potager peut permettre l’égalité, il est synonyme de mixité, d'intergénérationnalité. Dans le potager, elle fait faire aux hommes et aux femmes les mêmes tâches. Il permet aussi de se poser des questions. En partageant son expérience, Aline est fière de permettre à des jeunes de s’interroger, de se questionner sur leur avenir et les valeurs qu’ils veulent y attacher. 

Elle le reconnaît, les rencontres avec les services civiques et les bénévoles lui ont redonné envie de s'intéresser aux questions d’égalité, de comprendre les mouvements féministes. Pour elle, le potager c’est avant tout un échange. 

Le potager est politique, il peut être un lieu d’apprentissage, de diversité et vecteur d’égalité. Des valeurs défendues dans la BD Le potager Rocambole, mais aussi par le potager collectif de Rennes 2 qui propose un espace d’apprentissage participatif à portée de tou-te-s. Comme le Potager des Cultures, il fait vivre les lieux en mêlant cultures et Culture : on y retrouvait une exposition féministe dans le cadre du 8 mars et on y découvre depuis le mois d’avril une fresque anti-carcérale. Une manière de politiser un lieu fondamentalement citoyen. Alors, cultivons notre jardin !

Célian Ramis

Le cinéma documentaire à l'aune du genre

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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les personnes sexisées. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.
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Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les portraits de personnes sexisées à travers une série de longs et courts métrages documentaires, diffusés en ligne ou à travers des vitrines, à l’occasion du 8 mars à Rennes. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, œuvrent à la mise en place de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.

En février 2019, on rencontrait la réalisatrice Céline Dréan pour parler avec elle de la place des femmes dans le milieu du cinéma. Elle venait de participer avec Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice du magazine en ligne Cine-Woman à une table ronde sur le sujet, animée par HF Bretagne dans le cadre du festival Travelling. 

Cet événement était précédé de la projection du film de Clara et Julia Kuperberg, Et la femme créa Hollywood qui s’attache à montrer qu’au départ, dans les années 1910 - 1920 les femmes étaient présentes dans la création cinématographique, et pas qu’un peu ! Elles étaient en nombre, compétentes et à des postes à responsabilité. Mais depuis que s’est-il passé ? 

« Je suppose qu’il y a un faisceau assez complexe de causes mais l’essentiel, c’est que l’argent est arrivé. Au départ, le cinéma était un art complètement expérimental, il n’y avait pas d’enjeu financier. C’était plutôt un endroit dans lequel venaient les personnes qui n’avaient pas de travail, c’est-à-dire les femmes, qui n’arrivaient pas à être embauchées ailleurs. C’est quand les industriels ont commencé à s’intéresser au cinéma et donc à y mettre de l’argent que l’enjeu a été modifié. Ce n’était plus seulement un enjeu de création mais c’était également un enjeu économique et c’est là que les hommes sont arrivés et ont pris le pouvoir. Ce qui est assez symptomatique – alors là je m’avance peut-être un peu – de plein d’autres domaines, comme les sciences par exemple. », nous avait alors répondu Céline Dréan.

La situation a-t-elle beaucoup évolué depuis ? Oui, c’est indéniable. Il y a désormais davantage de réalisatrices que dans les années 50. Mais pour la professionnelle, il y a encore de nombreux écarts, notamment dans la répartition femmes-hommes selon les genres cinématographiques. Dans le documentaire, notamment, encore une fois très imprégné de l’esprit expérimental, et peu étiqueté « gros budgets ».

Le cinéma, comme le reste des arts et de la culture, n’est pas un secteur qui fait exception. Il est empreint, à l’instar de tous les domaines de la société, d’une éducation genrée, permise par un système global reposant sur des mécanismes de domination : sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobie, grossophobie, classisme, âgisme, etc. Les oppressions pouvant se croiser et se cumuler.

Compter, c’est une des premières étapes essentielles à la prise de conscience générale. C’est ce que rappelle Elise Calvez, membre de HF Bretagne, association œuvrant pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, mardi 23 mars.

Elle animait, en visio, une table ronde autour de la place des femmes dans le cinéma documentaire, à l’occasion de Docs au féminin, réunissant Natalia Gómez Carvajal, chargée de la programmation, Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission court-métrage et documentaire à la Région Bretagne, Marine Ottogalli, co-réalisatrice de Ayi, et Leïla Porcher, co-réalisatrice de Je n’ai plus peur de la nuit. 

DES CHIFFRES ÉDIFIANTS, ENCORE…

Du côté de la Scam, la Société civile des auteurs multimédia, l’enquête concernant la répartition des autrices et des auteurs sur une décennie (2009 – 2019) montre une évolution très faible du nombre d’autrices membres de la structure. En 2009, elles représentent 36%. Dix ans plus tard, 37%. Le chiffre est dérisoire.

En mars 2021, le CNC publie son étude sur « La place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle », de 2010 à 2019, montrant que différents métiers au sein même du secteur de la production cinématographique sont encore profondément genrés et les salaires des femmes encore inférieurs à ceux des hommes (37,3% d’écart entre un réalisateur et une réalisatrice concernant le salaire moyen).

Les postes de scripte et assistant-e scripte, costumier-e et habilleur-euse et de coiffeur-euse et maquilleur-euse sont principalement occupés par des femmes, tandis que les professions techniques comme machiniste, électricien-ne et éclairagiste sont largement occupées par des hommes.

Inégalités encore avec les films français agréés encore majoritairement réalisés ou co-réalisés par des hommes à 74,1%. Et ils coûtent plus chers. En 2019, le devis moyen des films français réalisés par des femmes est inférieur d’environ 2 M€ à celui des hommes.

« Ces écarts s’expliquent en partie par l’absence de très grosses productions réalisées par des femmes et l’importance du genre documentaire au sein des films réalisés par des femmes, genre moins coûteux à produire »
indique l’étude du CNC dans sa synthèse. 

LA RÉGION S’Y MET DOUCEMENT

En région, la question des chiffres est complexe, comme l’explique Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission Court-métrage et Documentaire à la région Bretagne. Elle a récolté des données à la demande du festival mais insiste sur le fait qu’elles sont à prendre avec précaution. Il n’y a pas encore d’étude précise et officielle sur le sujet.

Ainsi, en 2020, tout genre confondu, elle constate qu’il y a eu plus de projets portés par des hommes aidés au niveau de la production « mais c’est un tout petit peu moins flagrant en développement et en écriture. »Ainsi, les écarts se resserrent : « On a aidé plus de projets en développement et en écriture portés par les femmes. »

D’un point de vue financier, les projets portés par les femmes demandent moins de budget pour les aides à la production. Et l’écart n’est pas fin : « Environ 29 000 euros pour les femmes et environ 47 000 euros pour les hommes. » En revanche, ce qu’elle note, c’est qu’au final, les hommes obtiennent un budget inférieur à leur demande initiale et les femmes obtiennent « à peu près » ce qu’elles demandent.

Elise Calvez le souligne : l’évolution est lente et modeste malgré la prise en compte de ces préoccupations, globalement dans de nombreux secteurs des arts et de la culture depuis plusieurs années. Il faut compter pour établir des données chiffrées parlantes et révélatrices d’une problématique profonde. Il faut compter pour établir une prise de conscience significative.

S’outiller pour comprendre d’où viennent les problématiques, ces sources d’inégalités qui persistent et pouvoir ainsi analyser ces écarts qui non seulement perdurent mais aussi se creusent au fil des échelles que l’on étudie. On sait notamment grâce au diagnostic chiffré établi en 2019 par HF Bretagne sur la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels que les femmes représentent :

« 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. »

ÉMERGENCE D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION

Cette évolution lente et modeste dont Elise Calvez parlait amène tout de même à faire bouger quelques lignes. Heureusement. Avec l’arrivée par exemple de davantage de réalisatrices mais aussi de productrices. En 2020, par exemple, Claire Rattier-Hamilton précise que la région a aidé 16 productrices et 17 producteurs. Pour que ce chiffre soit satisfaisant, il doit se pérenniser.

Ce constat est partagé également par Leïla Porcher qui a travaillé pour son premier long-métrage avec une équipe quasi exclusivement féminine parce que ses productrices étaient entourées de femmes sur tous les postes, excepté le mixage : « On a sans doute été préservées de ce que ça représente dans la confrontation au quotidien. »

Celle qui a d’abord entrepris des études d’anthropologie avant de se former en documentaire et réalisation à Aix-Marseille, précise : « Dans ma formation, on était une majorité de femmes. À la sortie, par contre, les gens que je connais et qui ont poursuivi en réalisation sont des hommes. »

Marine Ottogalli, elle, a une formation de technicienne. Ce qui l’anime dans le cinéma, c’est d’être cheffe opératrice. Les chiffres cités précédemment ne sont, selon elle, pas surprenants : « Ils me parlent, surtout sur le fait que les femmes arrivent dans la production. »

Ce qu’elle remarque principalement, c’est la difficulté qu’ont les femmes, en règle générale, à imposer un salaire : « Ce sont les hommes autour de moi qui font monter les salaires, souvent. Mais après, je pense aussi qu’il y a une question de personnalité, au-delà de la question du genre. »

Si très rares sont les modèles de cheffes opératrices, en revanche, la réalisatrice précise que dans ces influences lui viennent principalement des femmes, à l’instar de Chantal Akerman. Si elle a eu davantage d’hommes mentors dans son parcours, en revanche « après, dans les stages ou les postes d’assistante, ce sont des femmes qui m’ont aidée à monter dans ma carrière. » 

VISIBILISER LES FEMMES

De son côté, Leïla Porcher regrette de n’avoir bénéficié d’aucun modèle de réalisatrices. « J’aurais aimé en avoir. C’est avec Anna Roussillon que j’ai découvert que c’était possible, que oui, on pouvait arriver à ce type d’écriture, etc. », explique-t-elle. Sur le relationnel avec les hommes dans ce secteur, elle n’en a pas encore fait l’expérience.

En revanche, elle l’affirme : le film Je n’ai plus peur de la nuit n’aurait pas pu être réalisé par des hommes. « La société kurde est ségréguée sexuellement. Je pense que ça aurait été impossible d’accès pour des hommes. En tout cas, ils n’auraient pas pu développer les liens qu’on a pu avoir. Nous avons passé beaucoup de temps avec ces femmes, des combattantes kurdes, déjà ça a changé notre regard mais je pense aussi qu’en tant que femmes, on avait moins de risque de tomber dans l’exotisation et la romantisation. », analyse-t-elle.

Au départ du projet documentaire d’Ayi, l’idée était de montrer les cuisines de rue. Au bout de la première année, Marine Ottogalli et Aël Théry ont choisi d’axer autour de la figure d’Ayi, « tellement charismatique que tout s’est polarisé autour d’elle. » Le film est devenu un portrait de femme migrante dans un quartier de Shangaï, racontant « l’émancipation d’une femme partie de son village où elle s’occupait de sa famille et qui a choisi de partir et de trouver une place en ville. »

Donner à voir des luttes féministes et des portraits de femmes. C’est là l’objectif de Docs au féminin, géré par Natalia Gómez Carvajal, sa chargée de programmation au sein de Comptoir du doc depuis septembre 2020. Elle avait l’espoir que l’événement se déroule en présentiel mais la gestion gouvernementale de la situation sanitaire a contraint les salles de cinéma et lieux de culture a fermé leurs portes.

Prévoir les projections en ligne, cela pose question au sein de la structure qui défend l’espace du cinéma comme opportunité de faire du lien et de rencontrer le public. Ainsi, Docs au féminin s’est inspiré d’une initiative grenobloise et a organisé le 13 et 20 mars des séances de courts-métrages, diffusés dans les vitrines de commerces du centre ville et de Maurepas.

Concernant la diffusion via une plateforme ciné, un avantage se profile rapidement : si la manifestation est d’ordinaire organisée à Rennes – aux Champs libres – cette année, tout le monde pourra bénéficier de ses séances gratuitement, sans barrières géographiques.

« Les violences sexistes et sexuelles existent de partout. Surtout dans les foyers, on le sait et on le voit bien depuis les confinements. Là, on fait entrer des films documentaires qui parlent de ces sujets, par différents biais, directement dans les foyers. »
souligne Natalia Gómez Carvajal.

Du 8 au 29 mars, 4 films ont été proposés tous les lundis soirs : In search de Beryl Magoko et Jule Katinka Cramer, sur le rapport à l’excision d’une femme kenyane qui va ensuite découvrir la chirurgie réparatrice, Ayi de Marine Ottogalli et Aël Théry, sur le combat d’une femme migrante qui cuisine dans la rue en évitant les forces de l’ordre dans un quartier de Shangai, The Giverny document de Ja’Tovia Gary sur les conséquences des représentations coloniales des femmes noires sur l’intégrité de leurs corps ainsi que leurs résiliences, et Je n’ai plus peur de la nuit, de Leïla Porcher et Sarah Guillemet, sur la formation politique et militaire des combattantes kurdes. 

Natalia Gómez Carvajal nous explique sa manière de procéder pour la sélection de films : « Je regarde un maximum de films sans regarder si c’est fait par un homme ou une femme. C’est vraiment un choix. Je lis le synopsis, s’il me plait, je regarde. Je fais au ressenti. À chaque fois, ça a été des films réalisés par des femmes. J’étais contente ! J’avoue que si ça n’avait été que des hommes à la réalisation, je me serais posée des questions… Ensuite, je travaille avec un groupe de programmation, cette année, constitué de 8 – 9 personnes qui ont vu tous les films et suivi tous les échanges. »

L’objectif a été rempli selon la chargée de programmation qui s’enthousiasme de pouvoir proposer, au sein de la thématique vaste des femmes et des luttes féministes, des visions plurielles et diverses. Pas uniquement centré sur l’occident, sur le corps blanc, etc.

« On aborde dans le festival également la question des identités de genre. Et on réfléchit et on est preneur-euse-s de proposition d’un nom qui pourrait justement inclure davantage toutes les identités de genre. », souligne Natalia Gómez Carvajal.

UN MOMENT DE BASCULEMENT

On questionne la place des femmes et des minorités de genre dans les différents secteurs de la société. On réalise un travail profond de réhabilitation de celles-ci dans l’Histoire. On valorise le matrimoine. On déconstruit au fur et à mesure ce qui fondent les inégalités profondes de notre société. On dénonce les violences sexistes et sexuelles. On compte. Aussi bien en terme de chiffres que dans les récits et les parcours.

« On est peut-être à un moment de basculement. », nous dit la chargée de programmation de Docs au féminin. Elle poursuit : « Ce qui est intéressant avec les deux réalisatrices qui étaient présentes à la table ronde, c’est que pour toutes les deux c’était leur premier film et qu’elles représentent cette nouvelle génération qui arrive avec des nouvelles réalisatrices, des nouvelles productrices. Elles osent davantage. »

Pour elle, les études sont encore très difficiles à analyser et ne peuvent pas tout à fait être considérées comme photographie fidèle et globale du secteur du cinéma : « Mais c’est intéressant car ça interroge. Il y a des choses à creuser à mon avis. Comme cette chute que l’on constate : en ce qui concerne les aides à l’écriture, les femmes demandent partout. Mais ensuite au moment du développement, il y a un écart. Ce qu’il faut voir, c’est que ce sont les boites de production qui font les demandes d’aides financières. Est-ce qu’elles osent demander plus quand ce sont des projets portés par des hommes ? Il faut creuser la question. »

Numériser les projets aiderait à suivre précisément tout le trajet du dossier pour l’analyser plus en détail et en profondeur. La question est encore très complexe et Elise Calvez le signale également : du côté de HF Bretagne, aucun groupe Cinéma n’a encore été constitué. L’appel est lancé. Pour compter, décrypter, prendre conscience, informer, sensibiliser, former, faire bouger les lignes ensemble.

Célian Ramis

De Gisèle Halimi à aujourd'hui : de l'intime au collectif

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Dans le cadre du 8 mars, l'association Déclic femmes organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars.
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« Chaque pas du féminisme est un pas pour les femmes migrantes ». C’est le postulat de départ de Fatima Zédira, fondatrice – en 1995 – et directrice de l’association rennaise Déclic Femmes qui en 26 ans a accueilli et accompagné entre 400 et 500 femmes exilées. Dans le cadre du 8 mars, la structure organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars. 

Gisèle Halimi, dans ses discours, ses écrits et ses actes en tant qu’avocate, autrice et députée, a toujours accompagné Fatima Zédira. Elle a d’abord défendu les indépendantistes tunisiens avant de venir en France et de s’inscrire au barreau de Paris. « Elle a découvert une justice instrumentalisée, au service de la domination coloniale. », précise la directrice de Déclic Femmes.

Elle s’est rapidement engagée dans le féminisme, créant avec Simone de Beauvoir entre autre, l’association Choisir la cause des femmes. Le procès de Bobigny, dans lequel elle défend une jeune femme ayant avorté à la suite d’un viol (en 1972, l’IVG est illégal) mais aussi sa mère, désignée complice, et trois autres femmes, ainsi que le « procès du viol », à la suite duquel l’avocate va brillamment réussir à faire changer la loi, figurent parmi les procès historiques du siècle dernier.

« Gisèle Halimi porte la cause des femmes jusqu’à ce qu’elles soient prises en compte. »
déclare Fatima Zédira en introduction de la conférence.

Au quotidien, elle œuvre avec les bénévoles pour l’insertion socio-professionnelle et l’apprentissage de la langue française des personnes exilées mais aussi et surtout pour « l’intégration réelle, celle qui prend en compte la dignité et l’histoire de la personne. »

Elle le rappelle, un migrant sur deux est une femme : « Une femme souvent diplômée, compétente ! Les femmes migrantes doivent être incluses dans le féminisme. Ce sont des richesses et non des poids. L’association fait l’interface entre les femmes et le pays d’accueil. Cette année encore, on a des femmes qui se sont inscrites en M2, en doctorat, etc. De par leur statut de femmes et de migrantes, elles subissent : discriminations, barrière de la langue, non équivalence des diplômes, manque de connaissances des dispositifs dans le pays d’accueil, manque de réseau (et donc isolement), manque de mobilité… Ces freins font qu’elles sont exposées à de nombreuses violences. »

Pendant le confinement, Fatima Zédira le dit clairement, la question des violences à l’encontre des femmes exilées s’est posée « encore plus fort que d’habitude. » L’association a rencontré Jessie Magana, autrice engagée dans les combats féministes mais aussi anti-racistes. 

Elle a notamment écrit Les mots pour combattre le sexisme, Des mots pour combattre le racisme, avec Alexandre Messager aux éditions Syros, Riposte – comment répondre à la bêtise ordinaire aux éditions Actes sud junior, Des cailloux à ma fenêtre aux éditions Talents Hauts ou encore Rue des Quatre-Vents – au fil des migrations, aux éditions des Eléphants.

Récemment, elle a signé le nouvel album de la collection Petites et grandes questions, chez Fleurus, Tous différents mais tous égaux ? et toutes les questions que tu te poses sur le sexisme, le racisme et bien d’autres discriminations et début mars est paru son roman Nos elles déployées, aux éditions Thierry Magnier. Sans oublier qu’en mai son livre Gisèle Halimi : non au viol, publié chez Actes sud junior en 2013, sera réédité. 

RENCONTRE AVEC GISÈLE HALIMI

En 2009, Jessie Magana écrit son premier livre édité, Général de Bollardière : non à la torture (dans la même collection chez Actes sud junior). La guerre d’Algérie fait partie de son histoire familiale, à travers son père, et c’est en effectuant des recherches sur le sujet qu’elle tombe sur Gisèle Halimi.

« Elle est féministe dans toutes les dimensions du terme ! Elle lutte pour les droits des femmes mais aussi pour elle-même. Et je trouve que c’est un modèle intéressant à montrer aux jeunes. Je n’aime pas tellement le terme « modèle », je trouve qu’il renvoie l’idée de se conformer… Je dirais plutôt source d’inspiration ! », explique l’autrice. 

Peu de temps après éclate l’affaire DSK. C’est un déferlement médiatique qui montre que le combat que Gisèle Halimi a porté pour faire reconnaître le viol en crime est toujours d’actualité :

« La notion de consentement, l’inversion de la charge sur la victime… Elle a fait changer la loi en 1978 mais en 2011, on en était toujours à avoir les mêmes comportements et remarques dans les médias… »

Pendant la conférence, elle raconte comment Gisèle Halimi, dans cette décennie qui va marquer l’histoire des féminismes, se saisit d’un cas particulier et l’érige en procès de société. Avec l’avortement tout d’abord lors du fameux procès de Bobigny où elle défend Marie-Claire et sa mère, entre autres.

« En 72, elle fait venir à la barre experts, politiques, journalistes, médecins, etc. et fait le procès de l’avortement. Elle a ensuite été menacée, comme elle l’avait été en défendant les indépendantistes algériens. C’était une remise en question de ce qu’elles étaient en tant que femmes qui prennent la parole, comme pour Simone Veil. En 78, elle reproduit ça avec le procès de deux jeunes femmes violées, Anne Tonglet et Araceli Castellano. Au départ, l’affaire est envoyée en correctionnelle pour coups et blessures. Mais les deux femmes obtiennent la requalification du procès. Gisèle Halimi prend leur défense et là encore, elle gagne. Non seulement elle gagne le procès mais elle gagne une nouvelle loi qui précise le viol et empêche sa correctionnalisation (dans le texte, car dans les faits, nombreuses sont les victimes à voir leur affaire requalifiée en agression sexuelle plutôt qu’en viol, ndlr). », précise Jessie Magana. 

Et le 16 mars 2021, quelques heures avant l’échange organisé par Déclic Femmes, les député-e-s fixaient à l’Assemblée nationale l’âge du consentement à 15 ans. Malgré le « procès du viol », l’affaire DSK, l’affaire Weinstein, et de nombreuses autres, les violences sexistes et sexuelles sont toujours terriblement prégnantes. Pourtant, l’arsenal judiciaire ne manque pas.

PARLER, PRENDRE LA PAROLE, DÉNONCER… ET ÊTRE ÉCOUTÉ-E-S ET ENTENDU-E-S…

Nous subissons toujours la lenteur de l’évolution des mentalités, précise Jessie Magana. Les mentalités évoluent plus lentement que la loi. Toutefois, les militantes féministes ne lâchent rien et c’est parce qu’elles œuvrent au combat et à la reconnaissance des droits et des choix et qu’elles prennent la parole et dénoncent les violences sexistes et sexuelles que l’autrice réédite Gisèle Halimi : non au viol, actualisant le propos dans un contexte nouveau, en pleine effervescence féministe.

« Avec les réseaux sociaux, les #, des actrices, chanteuses, femmes comme vous et moi sans audience médiatique ont pu s’exprimer. Grâce à ces mouvements, la parole d’une femme devient mondiale. », s’enthousiasme-t-elle.

Au départ, Jessie Magana est éditrice. Elle publie les récits et les imaginaires d’auteurs et autrices. Un jour, elle ressent le besoin de parler en son propre nom : « J’ai mis du temps à trouver ma voix et ma voie. Et j’ai choisi de m’adresser en priorité aux jeunes mais mes livres peuvent aussi être lus par les vieux… Quand on écrit pour la jeunesse, on est considéré-e-s un peu en marge. Et puis on a tendance à considérer qu’il faut avoir un ton neutre. J’essaye, dans tous mes livres, d’avoir un point de vue engagé pour transmettre mes combats et inciter à l’action. La littérature peut changer le monde ! »

Elle va réveiller l’adolescente qu’elle était. Une adolescente qu’elle décrit comme un peu seule dans sa révolte. « Je ne viens pas d’une famille de militants mais le sentiment d’injustice me suit depuis mon enfance. Ma conscience politique s’est construite au collège, par les rencontres et les livres. », souligne-t-elle, précisant qu’elle est née en 1974, « l’apogée du féminisme », mais lorsqu’elle grandit, dans les années 80 et 90, elle est « dans le creux de la vague… ».

Dans ces décennies de fin de siècle, les militantes sont traitées d’hystériques de service. Elles luttent pour du vent, se dit-on dans l’imaginaire collectif, puisque la contraception, c’est ok, l’avortement, c’est ok, l’accès à l’emploi, aussi… Alors quoi encore ? « À cette époque, seule la réussite individuelle comptait. Si on n’était pas une femme épanouie, si on était une femme victime de violences par exemple, bah, c’était de notre faute… », se remémore-t-elle.

Jessie Magana se souvient encore de la solitude en manif. Elles n’étaient pas très nombreuses à prendre la rue et occuper l’espace public pour défendre les droits déjà conquis et ceux à conquérir. Elle n’est pas amère vis-à-vis de cette période, elle dit même que finalement ça l’a forgée et lui a permis d’avoir du recul :

« Je considère que j’ai un rôle de trait d’union entre les générations. Et ça, ça m’intéresse beaucoup dans mon travail de transmission. »

LA QUESTION DE LA TRANSMISSION

Son nouveau roman, Nos elles déployées, répond parfaitement à ce pont entre les générations. Elle a écrit une première version il y a 15 ans. Sans réponse favorable de la part des maisons d’édition, elle l’a enfermé dans un tiroir mais la jeune fille, son héroïne, a lutté pour ressurgir, parler et trouver sa place.

Jessie Magana a retravaillé son histoire. Ou plutôt l’histoire de Solange, lycéenne dans les années 70 qu’elle traverse aux côtés de sa mère, Coco, et ses ami-e-s militantes féministes. En 2018, Solange est devenue mère à son tour et sa fille est héritière de deux générations différentes de femmes.

L’autrice explore ici les cheminements de ses personnages pour trouver leurs propres voix/voies et s’inscrire chacune dans leur propre contexte de lutte collective et d’épanouissement personnel. On aime son écriture, poétique et réaliste, son sens du détail et sa manière de nous intégrer à des événements historiques que nous n’avons pas vécu. Dans Nos elles déployées, on sent l’ambiance et on la vit. C’est un roman cinématographique qui met nos sens en éveil et nous plonge dans la vie de Solange, sur fond, très présent, de révolution féministe. 

Des réflexions sur le corps, les choix, la liberté, la parentalité, le sexe, les normes sociales, les conventions patriarcales mais aussi les complexes, les paradoxes, les oppositions… « L’intime est politique, c’est ce que je voulais faire avec ce roman. Créer une alternance entre l’intime et le collectif. Et je voulais parler du rapport au féminisme mais aussi du rapport à l’autre. Entre femmes mais aussi entre deux pays, Solange va aller en Algérie. C’est important de ne pas rester dans le contexte franco-français. Ce qui nous rassemble, c’est d’être ou de nous considérer femmes. On se retrouve dans la sororité. », souligne-t-elle.

UN RÉCIT INTIME ET COLLECTIF

Elle ne gomme pas les différences. Elle fait simplement en sorte que cela ne divise pas les femmes : « On utilise souvent les différences des femmes pour les diviser. On le voit à travers les questions d’identité de genre, de race, de religion, etc. Même au sein du mouvement féministe, avec les pro prostitution ou pas, la reconnaissance et l’inclusion de la transidentité dans les débats féministes… Il y a toujours un espace de dialogue d’opinions différentes mais l’expérience intime de la féminité nous rassemble. Il y a toujours eu des conflits, même dans les années 70 entre les gouines rouges et les mouvements plus axés féminisme d’État. Ça fait partie du plaisir de brasser les idées, de débattre ensemble, etc. »

Jessie Magana insiste, ce n’est pas seulement un roman de lutte, c’est aussi un récit qui questionne notre rapport à l’intime, nos manières et possibilités de nous construire à travers des désirs contradictoires, de s’affranchir des injonctions, en l’occurrence ici celle de la mère de Solange qui lui assène d’être libre, notre rapport à l’amour et à comment écrire l’amour. C’est un récit intense et enthousiasmant, profondément humain et vibrant.

Un récit qui résonne jusqu’en Afrique subsaharienne puisque ce soir-là, depuis Dakar, Odome Angone suit la conférence, elle est universitaire, ses travaux sont orientés sur l’afroféminisme et elle témoigne :

« Ici, être féministe est toujours un gros mot. Des femmes font entendre leurs voix au-delà des assignations. On nous reproche d’être contaminées par le discours occidental. Mais ce n’est pas un concept exogène, c’est une réalité que l’on vit au quotidien. »

Elle à Dakar, nous à Rennes. Toutes derrière nos écrans, en train de partager un instant suspendu de luttes féministes qui dépassent largement les frontières. Y compris celles de la définition pure du sexisme pour nous faire rejoindre celle de l’intersectionnalité.

Pour Jessie Magana, c’est d’ailleurs cela chez Gisèle Halimi qui inspire aujourd’hui les jeunes générations. Avocate engagée pour la cause des femmes, elle devient une figure intersectionnelle et rebelle, dans une société où les féminismes évoluent au pluriel, vers une prise en compte comme l’a formulé Fatima Zédira de la dignité et de l’histoire de la personne.

 

 

Célian Ramis

De la solitude des femmes iraniennes à la répression d'une population

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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent massivement l’espace public pour protester contre l’obligation de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la "solitude des femmes en Iran".
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9 mars 1979. Les Iraniennes envahissent l’espace public pour protester contre l’obligation pour elles de porter le voile. Du point de vue de Mahnaz Shirali, sociologue et enseignante à Sciences Po Paris, cette photo symbolise la situation des femmes en Iran, aujourd’hui encore : 

« C’est ce que j’appelle la solitude des femmes iraniennes. Elles sont seules dans la rue. Sans le soutien des hommes. Dès qu’elles parlent de ce qu’elles vivent au quotidien, après 42 ans de résistance, tout de suite les voix masculines s’élèvent pour dire ‘Nous aussi, on souffre’. Je reconnais que ce n’est pas facile pour eux non plus mais il y a une séparation entre ces deux situations. »

Elle poursuit : « On pense qu’il y a tellement de problèmes qu’il ne faut pas parler des conditions des femmes. » Elles ne sont pas une priorité. Pour la sociologue, ce que les hommes iraniens ne voient pas, c’est que la répression, dont ils souffrent à l’heure actuelle, s’est imposée en plusieurs étapes.

Mercredi 10 mars, Mahnaz Shirali animait une conférence « Décalage entre les sexes : la solitude des femmes iraniennes », organisée par l’Association Franco-Iranienne de Bretagne à l’occasion du 8 mars à Rennes, et retraçait l’histoire d’une répression qui a débuté par celle des femmes avant de s’étendre à l’ensemble de la population.

LA SOCIOLOGIE DE TERRAIN… À DISTANCE

« Il y a eu d’énormes cas d’infanticides et de féminicides cet été. La société iranienne n’a jamais été aussi violente. », déplore la sociologue qui avant de démarrer sa conférence explique sa méthode de travail. 

« Les sociologues – critiques avec le régime - ne sont pas les bienvenu-e-s en Iran. Jusqu’en 2000, j’y allais régulièrement. Je pratiquais la sociologie de terrain. En 2001, ma thèse a été publiée et je n’ai pas osé ouvertement y retourner. Je me suis tournée vers l’histoire de l’Iran. »
souligne-t-elle.

En 2008, elle parle d’un changement majeur : l’arrivée des réseaux sociaux. Facebook tout d’abord puis Twitter, Instagram, etc. Ainsi, elle accède aux Iranien-ne-s et depuis 2014, peut explorer la possibilité d’en tirer un travail sociologique. Prochainement son livre Fenêtre sur l’Iran – le cri d’un peuple bâillonné, dans lequel elle raconte tous ces bouleversements, sera publié.

« C’est inédit ! Ce sont de vraies mines d’or pour nous. Par contre, ce qui est compliqué c’est d’extraire et d’utiliser la matière récoltée. Depuis mai 2020, on assiste à une explosion des violences à l’encontre des femmes. On le voit à travers les journaux du pays et les vidéos postées par les iranien-ne-s sur les réseaux sociaux, qui sont des outils qui leur permettent de communiquer avec le monde libre. Ils filment les situations et les postent. Ces scènes quotidiennes sont confirmées ensuite dans les journaux. »

Elle fait mention d’une femme décapitée par son père parce qu’elle s’était réfugiée chez son amoureux. Le patriarche n’a pas été inculpé pour l’infanticide commis. « Le corps de la femme appartient au père. Dans les cas de féminicides, les femmes sont tuées par la famille du mari, le mari ou sa propre famille. Selon les lois, les hommes sont les chefs de la famille. Les victimes sont les enfants et les femmes. », commente-t-elle.

S’ATTAQUER AUX DROITS DES FEMMES

Plus l’économie est en chute libre, plus la quantité de violences intrafamiliales augmente. On le sait, les droits des femmes ne sont jamais acquis et les crises, qu’elles soient politiques, économiques et/ou religieuses, les menacent sans relâche. Au fil de ses recherches, Mahnaz Shirali constate que les violences à l’égard des femmes deviennent de plus en plus banalisées.

Elle se rappelle notamment de l’époque où elle se rendait en Iran. La polygamie était autorisée mais mal vue : « Sous la république islamique, le mariage des enfants est devenu tout à fait légal. Sous l’ancien régime, l’âge légal était fixé à 15 ans. Ensuite, Khomeini l’a baissé à 13 ans. Aujourd’hui, il n’y a plus d’âge, à partir du moment où le père accepte. Cet acte de marier les enfants est devenu banal. »

Concernant la maternité, les femmes sont réduites à l’état de la nourricière, déclare-t-elle. Aucune décision concernant l’éducation des enfants ne peut être encadrée par la mère. La sociologue concède aux ayatollahs au pouvoir la réalisation d’un travail minutieux pour avantager massivement les hommes, « les rendant complices de ses établis » et créant un conflit entre eux et les femmes, isolées, sans alliés.

Sans célébrer l’ancien régime du Shah d’Iran, elle explique tout de même la modernité alors du pays, de ses infrastructures et des structures politiques. Ce n’est certes pas une démocratie mais le pays est modernisé et les femmes y ont accès à des postes à responsabilité, comme juges, chirurgiennes ou encore ministre de l’Education.

« Le 8 mars 1979, c’est la première année de Khomeini. Son arrivée n’était pas facile. Il a aboli la loi de protection de la famille, a imposé le port du voile aux femmes et a réprimé les droits des femmes. », souligne Mahnaz Shirali, partageant alors son écran sur lequel est diffusé la photo d’une foule compacte composée exclusivement de femmes dans la rue. Le fameux 9 mars 1979 illustrant « la solitude des femmes iraniennes ». 

Le régime en place a instauré la répression progressive de toute une population. En commençant par celle des femmes. «

 Il n’aurait pas pu s’installer s’il n’avait pas commencé par là pour ensuite réprimer le reste de la société. Parler des femmes en Iran n’est pas marginal. La lutte contre la répression doit commencer par la lutte pour les droits des femmes. Et ce n’est pas une lutte marginale ! »
insiste la conférencière. 

CONDITIONNER LES ENFANTS AUX ASSIGNATIONS DE GENRE

Et comme dans toute problématique de discrimination, l’enjeu se niche dans l’éducation. Dès le plus jeune âge, on conditionne les enfants à établir une distinction entre les deux sexes et les deux genres et petit à petit à ancrer la supériorité de l’un sur l’autre.

Ainsi, les petites filles sont éduquées à devenir des mères. « J’ai remarqué dans les dessins animés, etc., elles sont invitées à devenir mères mais dans le sens, comme je vous le disais tout à l’heure, de nourricières ! Ce sont les pères qui prennent les décisions pour les enfants. », s’insurge-t-elle.

Les petits garçons, eux, sont nourris à la violence des images d’exécution et de tortures. « C’est devenu le quotidien dans les villes. La république islamique montre son plein pouvoir. », conclut Mahnaz Shirali.

Elle le dit sans vergogne : en tant qu’iranienne, la situation la déprime au plus haut niveau mais la fascine, en tant que sociologue. 

Célian Ramis

Combattantes du monde des sciences

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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. On ne voulait pas dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin.
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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. Parce qu’on n’avait pas envie de dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin. Et on invisibilise la bataille qu’elles ont mené et mènent encore actuellement pour être reconnues en tant que telles : des scientifiques à part entière, respectées et reconnues pour leurs recherches et travaux.

Sa fille l’accompagne un jour au laboratoire. Elle a 3 ans. Elle sait que sa mère est une scientifique mais c’est en la voyant en tenue blanche qu’elle réalise et dit « Tu es vraiment une scientifique, maman ! Je veux être scientifique plus tard ! » En entendant ces mots, Jane Willenbring, géologue, fond en larmes. Des larmes de joie mais aussi de terreur : 

« Parce quej’ai imaginé qu’elle serait traitée comme une moins que rien. »

C’est ainsi que démarre Picture a scientist, un film documentaire réalisé aux Etats-Unis en 2020 par Sharon Shattuck et Ian Cheney, et diffusé ce jeudi 11 mars sur Vimeo en amont de la table ronde autour des inégalités et discriminations subies et vécues par les femmes dans les sciences, organisée par l’université Rennes 1 dans le cadre du 8 mars. 

LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION

Aux genres féminin et masculin, on attribue des images. En terme de carrières professionnelles, on imagine les femmes dans les métiers du soin et de l’éducation et les hommes dans les postes à responsabilités, la politique et les sciences.

« Les femmes sont sous-représentées dans les sciences. Ce n’est pas notre place, c’est ça le message. Il y a des règles : les hommes les écrivent, ils les connaissent. Pas nous. »
nous dit le documentaire en introduction.

Picture a scientist explore les tenants et les aboutissants de cette sous-représentation, en donnant la parole à des scientifiques qui se sont battues et se battent encore pour faire valoir la place qu’elles occupent et la place qu’elles méritent. Leurs témoignages mettent en lumière l’isolement subi et le travail acharné qu’elles doivent fournir pour accéder à la reconnaissance.

« J’étais dans une école privée pour filles. On ne nous apprenait pas les maths et les sciences. Plus tard, j’ai suivi un cours de bio et ça m’a changée. Je ne pouvais pas imaginer vivre sans cette science. », explique Nancy Hopkins, biologiste. Marquée par le cancer de sa mère, elle a voulu très tôt s’orienter vers la recherche contre la maladie.

Rares sont les femmes qui sont encouragées à prendre et poursuivre la voie des sciences. C’est ce qu’a démontré l’enquête réalisée dans le cadre du livre Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et science : comment les mesure ? comment les réduire ? présenté lundi 8 mars par les professeures émérites Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy dans une conférence organisée également par l’université Rennes 1. 

Dans le documentaire, la chimiste Raychelle Burk témoigne de la double discrimination qu’elle subit en tant que femme racisée : « Je n’ai pas été encouragée pendant mes études. Il n’y a pas de profe noire de chimie… »

Le seul personnage auquel elle peut se référer est celui de Uhura dans la série SF Star Trek, alors seule scientifique noire portée à l’écran. Dans la réalité, 2,2% des femmes noires ont des doctorats.

Elle raconte que souvent on la prend pour la femme de ménage, qu’on l’ignore en réunion et qu’elle reçoit des mails de critiques déplacées, inappropriées, qu’on ne ferait pas à une femme blanche, encore moins à un homme blanc. Et explique, les larmes aux yeux, l’énergie qu’elle dépense en répondant à ces messages. Des temps qu’elle ne consacre pas à ses travaux.

C’est ça souligne-t-elle qu’il faut avoir en permanence à l’esprit. C’est que les autres ne passent pas une partie de leur temps à recevoir des mails plombants de par le sexisme et le racisme qu’ils diffusent et à devoir formuler des réponses, pour ensuite pouvoir reprendre le cours de ses recherches.

Elle est la seule professeure noire de son établissement. D’autres chiffres apparaissent comme flagrants d’un système raciste et sexiste : 7% des doyens et moins de 3% des recteurs sont des femmes de couleur.

« Plus on monte dans la tour d’ivoire, plus c’est blanc. On s’habitue à être insultées, mal traitées… et c’est à nous qu’on demande d’être polies… Tu essayes de rentrer dans le moule mais certains ne te considèrent toujours pas. »
déplore-t-elle.

UNE IMAGE BIEN ANCRÉE DANS LES MENTALITÉS

Les femmes doivent redoubler d’effort pour être acceptées. Pas seulement pour rentrer dans le moule de l’institution qui comme l’évoque Raychelle Burk exige un certain type de comportement, un certain type d’habillement, un certain type de langage, etc. comme dans n’importe quel groupe social. Il faut surtout entrer dans le moule du genre.

« Il faut beaucoup bosser, il faut prendre de l’élan pour faire une carrière dans les sciences en tant que femme. On devait être gentilles, jamais déplaisantes. Sinon, on ne voulait pas de nous et on ne nous accordait pas les crédits nécessaires à nos recherches. », souligne Nancy Hopkins. 

Les mentalités n’ont que trop peu évoluer à ce sujet. Deux tests le prouvent dans le documentaire. Le premier établit deux CV. En réalité, ils sont identiques au détail près que l’un est censé être le CV d’une femme et l’autre, celui d’un homme. Pas de suspens : c’est le CV de l’homme qui obtient le plus de résultats positifs. Plus embauchable et mieux rémunéré. Effarant.

Le deuxième est effectué auprès d’un groupe constitué d’hommes et de femmes. A l’écran, la colonne de gauche dévoile un prénom masculin et la colonne de droite, un prénom féminin. La sociologue donne les consignes : dès que les participant-e-s entendent des mots en lien avec les sciences, ils et elles doivent l’attribuer au prénom masculin et dire « gauche », même principe quand ils entendent des mots en lien avec la sphère privée, ils et elles doivent l’attribuer au prénom féminin et dire « droite ».

Les réponses sont prononcées instantanément et d’une seule et même voix. Mais quand la professionnelle inverse les deux prénoms, ça cafouille et le résultat est plus long à être obtenu, et ce dans une certaine cacophonie.

Eugénie Saitta est enseignante-chercheuse auprès du laboratoire Arènes de l’IUT de Rennes. Elle est invitée par l’université Rennes 1 et sa chargée de mission Parité, Nicoletta Tchou, ce jeudi 11 mars à commenter le documentaire et par conséquent cette difficulté à envisager les femmes dans des carrières scientifiques.

Pour elle, le témoignage de Raychelle Burk révèle l’importance et le rôle des modèles féminins qui « ouvrent l’imaginaire des possibles ». Elle aborde deux effets principaux : 

« Il y a l’effet de socialisation primaire qui se fait dans la famille, le système éducatif, etc. Les petits garçons sont encouragés à la compétition et les petites filles à la docilité. Et il y a l’effet d’intériorisation des schémas qui jouent ensuite sur la construction et les choix des individus. »

En d’autres termes, ne pas encourager les filles dans la voie des sciences, là où on encourage les garçons que l’on représente et érige en modèles dans ces carrières, c’est leur faire croire qu’elles n’en ont pas les capacités. Ainsi, elles vont intérioriser cette idée, allant même jusqu’à se saboter inconsciemment. Par conséquent, lors du choix des études et des métiers, elles ne vont pas être nombreuses à s’orienter dans les domaines scientifiques, excepté pour les sciences sociales.

LES INJUSTICES ÉPISTÉMIQUES

Difficile d’expliquer son ressenti et de dénoncer son vécu quand les mots nous manquent. Ceux-là même qui permettent de nommer les situations. Sur ce point précis, les avancées sont indéniables. Grâce à Kimberlé Crenshaw par exemple, la notion d’intersectionnalité entre dans le langage et surtout libère de très nombreuses personnes qui peuvent enfin exprimer les discriminations qu’elles subissent et qui s’articulent entre les questions raciales, de genre et de classe. Et surtout, le terme apporte une reconnaissance à leur vécu.

Un jour, Nancy Hopkins s’apprête à assister à la conférence du biologiste Francis Crick. Pour elle, c’est un génie, elle l’admire énormément. Elle est assise à son bureau lorsque celui-ci déboule dans la pièce, met ses mains sur la poitrine de Nancy et lui demande sereinement sur quoi elle travaille.

« On ne parlait pas de harcèlement sexuel à cette époque. Je ne voulais pas l’embarrasser alors j’ai fait comme si rien ne s’était passé. », témoigne-t-elle.

Aujourd’hui, on parlerait d’agression sexuelle. La biologiste sait que la situation est anormale. Elle sent que le geste n’est pas approprié mais l’absence de vocabulaire spécifique à ce vécu néglige la gravité des faits. Les mots comptent. D’autant plus que sans eux, il est aisé pour le groupe dominant de remettre en cause le discours du groupe dominé, surtout si l’individu est isolé ou en minorité.

La philosophe Miranda Fricker, comme l’explique Eugénie Saitta lors de la table ronde, conceptualise « les injustices épistémiques », désignant l’ensemble des mécanismes permettant de décrédibiliser la parole, en l’occurrence des personnes sexisées et racisées.

LES MOTS COMPTENT…

D’un côté des personnes victimes d’un langage qui ne se met pas au service de leurs expériences, de l’autre des personnes qui abusent de paroles dures et néfastes, dans l’intention de nuire véritablement. Raychelle Burk en témoigne lorsqu’elle parle des mails déplacés qu’elle reçoit, au racisme et sexisme latents et ravageurs. Pour répondre, elle met du temps et de l’énergie pour trouver justement les bons mots.

Elle évoque également les insultes auxquelles elle s’est habituée. C’est dramatique. Elle que l’on voit travailler dans la bonne humeur, le partage et l’échange, a toujours en tête ce climat de tension dont on essaye de lui faire croire qu’elle est responsable. La force qu’elle met dans un sourire est décuplée. La question de la charge et de la santé mentale des femmes racisées n’est pas nommée en tant que telle dans le documentaire mais mériterait un film en lui-même.

L’hostilité, le climat tendu, les insultes… Tout cela représente la partie immergée de l’iceberg, la métaphore étant omniprésente dans Picture a scientist. La partie émergée est elle constituée des violences sexuelles. 

Jane Willenbring raconte sa première mission en Antarctique avec Dave Marchant. Pareil que pour Nancy, elle l’admire, le trouve brillant et se réjouit de cette expédition qui se déroule bien au départ, lorsque le groupe (Dave Marchant, le frère de Dave Marchant, Adam Lewis et elle) est encore à la base, avec de nombreux autres scientifiques.

Le groupe part en mission et c’est là que Jane commence à subir des insultes de la part de son mentor Dave, qui la traite de salope et de pute, « pour rigoler » à la suite d’un sketch dans lequel le comique faisait mention de « Jane la salope ». Chaque discussion est douloureuse : « Je voulais juste parler de science ! »

Lorsqu’elle va aux toilettes, en pleine nature, il lui jette des cailloux. « C’était humiliant ! », scande-t-elle. Elle arrête de s’hydrater durant la journée, commence à avoir du sang dans les urines et son corps développe de nombreuses infections urinaires. A un autre moment, il l’appelle pour lui faire observer des cristaux. Elle s’approche, il lui jette les cendres à la figure, elle s’en prend dans les yeux. Ça, c’est quand il n’est pas trop occupé à la pousser d’u haut d’une colline…

Jane Willenbring n’a de cesse de se contenir pour paraître désinvolte :

« Mon avenir dépendait de lui ! »

Tout comme cette étudiante qui témoigne sous anonymat. Elle rêvait d’être astronaute et devait obtenir un doctorat pour poursuivre son ambition. En arrivant auprès de Dave Marchant, celui-ci lui répond qu’il ne veut pas accompagner une fille. Son CV ne laissait pourtant pas de doute quant à cette partie de son identité.

Ensuite, c’est harcèlement et insultes tous les jours. Il va jusqu’à lui dire très clairement qu’elle n’obtiendrait jamais de financements pour ses recherches et qu’il s’en assurerait directement. Quand elle porte l’affaire à la présidence de son université, on lui répond que Dave Marchant est trop influent et rapporte trop d’argent pour le virer. À la place, on lui demande à elle de s’en aller. « Sans doctorat, je ne pouvais pas être astronaute », conclut-elle, désemparée. 

Le désarroi, le sentiment d’illégitimité, la perte de confiance et d’estime en soi et ainsi sa capacité à réfléchir et travailler – déjà souvent pas bien grande puisqu’aucun encouragement n’a été reçu, ni aucune marque de reconnaissance – participent à décourager de nombreuses scientifiques qui quittent leur domaine d’activité.

LA PRISE DE CONSCIENCE ET LE TEMPS DE L’ACTION

Pour Anne Siegel, combattre le haut de l’iceberg tout comme la partie immergée est compliqué et complexe. Mais pas impossible, évidemment : « C’est le solidarité des femmes mais aussi de certains hommes que nait la prise de conscience. À partir de là, on peut avancer. Il y a au départ un sentiment d’illégitimité puis la parole se répand et la prise de conscience mène au collectif, ça dépasse alors l’individuel, le sentiment individuel d’imposture par exemple. »

Dans le film documentaire, on voit ce cheminement à travers le parcours de Nancy qui à un moment se met à venir le soir au labo et à mesurer les surfaces occupées dans les labos, constatant des inégalités flagrantes entre l’espace décerné aux femmes et celui décerné aux hommes. Elle écrit une lettre au président du MIT à propos du sexisme systémique mais avant de lui transmettre, elle demande à une collègue, à l’occasion d’un déjeuner, si elle peut la lui lire.

Elle a peur. Peur que sa collègue la juge. Peut que sa collègue ne la comprenne pas. Peur que sa collègue l’exclut pour avoir oser parler, dénoncer. Sa peur est balayée par non seulement la compréhension de sa collègue mais aussi et surtout le partage du même sentiment et des mêmes expériences.

Il y a seulement 15 femmes sur 6 départements au MIT, elles vont aller à leur rencontre, échanger avec elles, et former un groupe pour lutter ensemble contre les discriminations qu’elles subissent en tant que femmes. Elles vont bosser, œuvrer, compter ! Et les chiffres, forcément, sont une arme redoutable.

« Les chiffres ont prouvé la vérité ! Moins de surface pour les femmes dans les labos, moins de salaires. Pas de garde d’enfants sur les campus universitaires, etc. Sans les femmes, on perd la moitié des talents ! »
s’insurge-t-elle. 

De l’individuel au collectif, les phases se succèdent, sans règle absolue et sans mesure exacte du temps que cela prend. Tout dépend des individus. Tout dépend des combats. Tout dépend des contextes… Eugénie Saitta synthétise :

« D’abord, on expérimente individuellement des choses qui nous mettent mal à l’aise. Ensuite, il y a la mise en commun des expériences, souvent sur des temps informels, entre femmes. On le voit avec Nancy et sa collègue, qui vont s’allier. La prise de conscience individuelle peut prendre du temps à arriver au collectif. »

Pour faire reconnaître leur juste place, les scientifiques vont devoir se battre sans relâche, ce qui équivaut comme le dit très bien Raychelle Burk à dépenser une énergie qui n’est pas mise dans le travail. Mais qui profite aux générations futures. Car si elle n’avait pas de modèle, hors fiction, de profe de chimie noire, elle incarne pour ses étudiant-e-s, stagiaires et collaborateur-ice-s la possibilité de changer la norme, qui en l’état est excluante et discriminatoire.

Jane Willenbring a décidé des années plus tard de porter plainte contre Dave Marchant, sachant qu’il reproduisait son comportement avec d’autres personnes. Le combat est long, très long, trop long. Mais aboutit finalement à la destitution du géologue de son poste à l’université.

« C’est très difficile de porter plainte contre son directeur de thèse, de stage, de recherches… à cause de la logique de pouvoir. On le voit, il rapporte énormément d’argent à l’université, c’est lui qui a le pouvoir. »
commente Eugénie Saitta.

LENTEMENT, DES AVANCÉES…

Le rapport remis au MIT par Nancy Hopkins et ses collègues obtient un retentissement important. Le président de la structure s’engage à leurs côtés, alors même qu’il sait qu’il devra essuyer de nombreuses et sévères critiques de ses homologues pétris dans la mentalité patriarcale, et 9 autres universités lancent le mouvement de la réflexion et de l’action en faveur de l’égalité.

Sangeeta Bhatia est ingénieure et a bien conscience qu’elle bénéficie de certains privilèges obtenus grâce aux combats de leurs ainées et même de leurs contemporaines qui ont repris le flambeau et ouvrent le champ des possibles en focalisant l’attention sur l’essentielle inclusion de tous les individus.

Anne Siegel met l’accent sur les avancées en cours, à l’échelle locale de l’IRISA, laboratoire informatique de Rennes, domaine dans lequel les femmes sont encore sous-représentées :

« On constate une volonté depuis 3 – 4 ans de faire bouger les lignes. Le groupe de travail sur l’égalité est devenu un comité et on a mis en place plusieurs dispositifs comme le Club sandwich sur le temps du midi, pour que les femmes discutent entre elles de plein de sujets différents, mais aussi le mentorat, qui n’est pas réservé aux femmes, mais permet un accompagnement pour identifier les verrous dans les carrières et vies personnelles. Ça permet de limiter l’isolement et de faire justement émerger les prises de conscience. »

Le film documentaire Picture a scientistse referme sur la conclusion que l’évolution est constante mais encore insuffisante. Des biais existent encore et les faits de harcèlement – dans son sens le plus large – créent des fuites dans le système. 

Anne Siegel aborde l’effet Matilda, conceptualisée par Margaret Rossiter dans les années 80, qui désigne le fait de nier ou oublier les découvertes et la contribution des femmes aux recherches scientifiques. On peut alors lire l’ouvrage Ni vues ni connues – Panthéon, histoire, mémoire : où sont les femmes ?, écrit par le collectif Georgette Sand, qui dédie un chapitre aux découvertes des femmes que les hommes se sont attribuées. 

Enfin, elle prend un exemple qui en dit long, celui du prix nobel de physique attribué en 2020 à un tri d’expert-e-s, Roger Penrose, Reinhard Genzel et Andrea Ghez : « Celle-ci est la seule à ne pas avoir de page wikipédia… » Pas de commentaire. L’action s’impose. 

 

 

Célian Ramis

Réduire concrètement les inégalités femmes-hommes dans les sciences

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Quand on pense aux sciences, on a en tête l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort.
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Quand on pense au domaine des sciences, on a très souvent l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort. Les filles et les femmes s’investissent dans les carrières scientifiques mais pâtissent d’un manque de visibilité et d’un manque d’encouragement, pouvant donner lieu à un sentiment d’illégitimité, sans oublier les violences sexistes et sexuelles qu’elles vont subir durant leurs études et l’exercice de leur fonction.

Les choses bougent. Lentement mais elles bougent. Ainsi, on constate ces dernières années qu’enfin des femmes obtiennent par exemple le Docteur Honoris Causa, un titre honorifique que l’université décerne à une personnalité éminente.

Entre 1987 et 2012, à l’université Rennes 1, 48 titres ont été remis. Uniquement à des hommes. Le 8 mars 2013, 3 femmes, dont la mathématicienne Hélène Esnault, ont accédé au DHC. Entre 2014 et 2019, le titre a été décerné à seulement 3 femmes contre 12 hommes. Ça progresse mais c’est largement insuffisant.

« Identifier et réduire les inégalités dans les sciences », c’est la thématique choisie par l’université Rennes 1 pour une conférence en ligne qui a eu lieu le 8 mars, journée internationale des droits des femmes.

Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy sont toutes les deux professeures émérites, respectivement de l’université Paris-Est Créteil et de l’université Rennes 1, engagées pour l’égalité femmes-hommes dans les sciences, et ont participé au projet international « The gender gap in science – A global approach to the gender gap in mathematical, computing and natural sciences : how to measure it, how to reduce it ? » dont l’ouvrage réalisé – publié il y a un an - est actuellement traduit en français par les deux intervenantes.

Entre 2017 et 2019, à l’initiative de l’Union internationale de mathématiques (à travers son Committee for women in mathematics) et l’Union internationale de physique, 11 coordinatrices et 1 coordinateur, issu-e-s de toutes les disciplines scientifiques et de différents pays ont mené une enquête auprès de 32 000 scientifiques répondant-e-s depuis 130 pays, ont analysé des millions de publications et revues depuis les années 70, ont créé une base de données des bonnes pratiques, référençant 68 activités, et ont dressé une liste de recommandations à destination des parents, des organisations locales et des institutions scientifiques.

DES DIFFÉRENCES CONSTATÉES SIGNIFICATIVES

Pour cette enquête, hommes et femmes ont été interrogées sur l’ensemble de leur vie universitaire et professionnelle. Résultat :

« Les expériences des femmes sont moins positives que celles des hommes. »
commente Colette Guillopé.

Les femmes sont souvent moins encouragées dans leurs études et carrières par leurs proches et leurs familles. Elles disposent de moins de rôles modèles, perçoivent un salaire moindre et voient leurs carrières évoluaient plus lentement que celles des hommes. 

Autre point non négligeable : un quart des femmes interrogées ont signalé avoir été victimes de harcèlement sexuel pendant leurs études ou au travail. Il est essentiel de travailler à la culture de l’égalité dans tous les secteurs de la société.

Dans l’analyse des publications de 1970 à 2018, Colette Guillopé constate une augmentation régulière de la proportion des femmes autrices d’articles scientifiques. Dans ce qui est considéré comme les meilleures revues, les plus renommées du moins, l’amélioration en astronomie et en chimie est nette (20% en 2020), tandis qu’il n’y a pas de progrès en mathématiques et en physique théorique où elles sont toujours moins de 10%.

En ce qui concerne la base de données des bonnes pratiques, Colette Guillopé établit qu’il est difficile de savoir ce qui relève de la « bonne » pratique et ce qui n’entre pas dans la catégorie : « Surtout qu’il y en a certainement plein mais qu’on ne les connaît pas forcément. »

L’intérêt n’est pas nécessairement de constituer une liste exhaustive mais surtout de sensibiliser les familles et les communautés pour promouvoir les carrières en science auprès des filles, surtout quand celles-ci vont à l’encontre des normes et des préjugés. Pour encourager les femmes à s’intéresser aux questions scientifiques. Pour promouvoir un soutien pour les femmes, via des systèmes de marrainage et de réseaux par les chercheuses et professionnelles confirmées dans les STIM.

LES AXES DE RECOMMANDATIONS

« Nous avons listé une trentaine de recommandations qui sont des choses plus ou moins déjà faites maintenant que, depuis 2013, les chargé-e-s de mission Égalité sont obligatoires dans les établissements d’enseignement supérieur. », explique la professeure de Paris-Est.

À destination des parents et des professeur-e-s, les préconisations concerneront le fait d’éviter les préjugés relatifs aux femmes et aux hommes et de plutôt promouvoir l’égalité des sexes et sensibiliser aux questions de genre.

Il y a également de nombreuses actions à entreprendre au niveau des organismes scientifiques et des établissements d’enseignement sur l’axe par exemple du harcèlement sexuel et de la discrimination afin de les empêcher, signaler et les condamner, mais aussi l’axe de la promotion de l’égalité des sexes dans les politiques de l’établissement ou encore l’axe de la parentalité, de son impact sur les carrières mais aussi de sa gestion avec l’environnement professionnel.

Concernant les recommandations formulées pour les unions scientifiques et autres organismes internationaux, Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy conseillent de travailler sur le changement des normes, d’encourager les bonnes pratiques, d’augmenter la visibilité des femmes scientifiques et de créer des comités pour les femmes en science.

« ÉGALITÉ EN SCIENCE ! »

Afin de pouvoir accès aux mesures concrètes proposées et aux résultats de l’enquête, il faudra attendre encore quelques temps. La traduction est en cours, assurent les deux expertes. Et elle sera partielle avec cependant l’ajout de deux chapitres, un sur les mathématiciennes africaines – grâce à l’African women in mathematics association – et un sur les mathématiciennes françaises – grâce à l’association Femmes et mathématiques.

Le livre en français s’appelle : Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et sciences : comment les mesurer ? comment les réduire ?

Concernant les mathématiciennes françaises, elles en ont sélectionnées 5 et les ont interrogées sur leur parcours, leurs résultats scientifiques et leur action phare pour l’égalité femmes-hommes en mathématiques. Figurent ainsi Anne Boyé, Clotilde Fermanian, Geneviève Robin, Olga Romaskevich, Anne Siegel.

On y trouve aussi des statistiques plutôt accablantes sur la proportion de femmes et d’hommes professeur-e-s de maths depuis 1996. Les femmes représentent moins de 10% et leur nombre diminue progressivement avec le temps.

« En 2075, il n’y aura plus une seule profe de maths à l’université en France si ça continue. »
déplore Marie-Françoise Roy.

FAIRE PROGRESSER L’ÉGALITÉ CONCRÈTEMENT

À l’occasion de la conférence, Marie-Françoise Roy s’appuie sur différentes situations et actions que l’on peut mettre en lumière dans le cadre des avancées dues à des mouvements en faveur de l’égalité femmes – hommes.

Elle prend l’exemple du CIRM – Centre international de recherches mathématiques – un centre de rencontres organisées sur une semaine, dans le sud de la France. Créé en 1981, « il était interdit depuis le début d’y amener des bébés. Si une mère voulait allaiter, elle devait sortir de l’enceinte de la structure. » Et quand elles venaient en famille avec des enfants même plus âgés que les nourrissons, elles devaient louer un hébergement en dehors du CIRM au lieu de loger avec les autres.

A coups de protestations et de pétitions, « l’impossible est devenu possible ». Depuis 2016, soit 35 ans après son ouverture et à la suite d’une rénovation des locaux, le CIRM autorise les bébés et les enfants, installés avec leurs parents dans des studios familiaux. Les familles peuvent donc depuis 5 ans manger et loger avec le reste des personnes présentes. « Quand ils ont changé le règlement, ils n’ont pas fait beaucoup de pub à ce sujet… », conclut la professeure qui embraye rapidement sur les initiatives positives mises en place sur le campus de Beaulieu.

L’université Rennes 1, en collaboration avec l’université Rennes 2, l’EHESP, l’INSA, l’ENSAB et l’ENSCR, ont mis en place un dispositif de prévention et de lutte contre le harcèlement sexuel. Sur le site de Rennes 1, un espace est dédié par exemple pour alerter une ou des situations de harcèlement sexuel, que l’on en soit victime ou témoin.

Une fois l’alerte effectuée, la présumée victime peut avoir accès à une cellule de soutien, composée de médecins, d’une assistance sociale, d’une psychologue et d’un soutien juridique. Elle pourra éventuellement être orientée vers l’association SOS Victimes. Si elle le souhaite, elle pourra suivre les mesures conservatoires et/ou disciplinaires avec l’établissement.

Autre initiative en faveur de l’égalité femmes-hommes : l’inauguration en octobre 2019 de l’amphithéâtre Maryam Mirzakhani, pemière et seule mathématicienne à avoir obtenu la médaille Fields en 2014. Une exposition sur la vie et le travail de Maryam Mirzakhani a eu lieu au Diapason, à la Bibliothèque universitaire ainsi qu’à la MIR et deux tables rondes ont été organisées en 2019 et en 2020, dans le cadre du 8 mars à Rennes, sur la place des femmes dans les sciences, et notamment en mathématiques.

L’université Rennes 1 engage une politique de lutte contre les violences sexuelles, pour la visibilité des femmes scientifiques et œuvre plus largement contre toutes les formes de violences sexistes, dont celles qui concernent la grossesse des post-doctorantes, en soutenant financièrement les pertes éventuelles de rémunération (du contrat de recherche) pendant leur congé maternité. 

Un projet est à l’étude en ce moment concernant le congé pour recherche ou conversions thématique (CRCT) – qui permet une période de recherche à plein temps et dispense de l’enseignement et des activités administratives pendant six mois à un an – afin que celui-ci soit accordé de droit aux enseignantes-chercheuses de l’université Rennes 1 qui en font la demande au retour de leur congé maternité.

En 2021, ce sont des actions innovantes. Les mentalités évoluent. Lentement. Trop lentement. Mais les politiques en faveur de l’égalité femmes-hommes, à l’instar de toutes les politiques en faveur de la lutte contre les discriminations, doit être encouragée. Afin que ce soit les filles et les femmes qui en bénéficient. Dans leurs orientations scolaires, choix de métier, évolutions de carrières, possibilité d’articuler vie professionnelle et vie personnelle sans sacrifices visant toujours les mêmes individus.

 

Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.  

 

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