Célian Ramis

Militantisme : visibiliser les lesbiennes

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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s.
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C’est une histoire d’alliances. Toujours. Mais c’est aussi une histoire d’invisibilisation. Toujours. Les lesbiennes ont sans cesse lutté pour les droits des femmes, pour la dignité et le respect des individus, pour la défense des biens communs et sociaux. Pour tou-te-s. Et pourtant, elles ont toujours été écartées de l’Histoire. Silenciées, méprisées, infériorisées, stéréotypées, stigmatisées… Elles sont souvent réduites à une série de clichés, quand elles ne sont pas ignorées par la société et ses représentations médiatiques, militantes, culturelles, artistiques ou encore sportives. 

Quand on pense homosexualité, on pense au masculin. Et dans les rares cas où on l’envisage au féminin, notre regard est biaisé par les clichés sexualisants et pornographiques. Par le fantasme de deux femmes hétéros se donnant du plaisir pour satisfaire les désirs des hommes. Et si elles affirment leur lesbianisme hors des codes hétéropatriarcaux, alors on les insulte en les traitant de mal baisées, d’aigries et on les réduit à l’image unique du « garçon manqué », d’une femme tentant de correspondre aux caractéristiques de la virilité hégémonique… Ces stéréotypes sexistes et lesbophobes encore très ancrés dans les mentalités accompagnent et participent significativement aux mécanismes d’invisibilisation des lesbiennes, de leur pluralité, de leur culture, de leurs trajectoires vécues, des difficultés subies, de leur histoire militante… Alors même qu’elles ont toujours été impliquées dans les mouvements féministes et LGBTIQ+, profitant à l’ensemble de la société. 

En mars dernier, tempête chez Disney-Pixar. Le géant de l’animation américaine s’apprête à sortir Buzz l’éclair sur les écrans et éclate alors la polémique autour d’une scène censurée montrant un baiser lesbien. Cela n’a rien d’anecdotique. Bien plus obscures que les salles dans lesquelles le dessin animé est projeté, les raisons de ce retrait résident dans une lesbophobie ambiante et insidieuse. Scandalisé-e-s par la découpe de la scène, des employé-e-s de Pixar ont décidé de dénoncer l’action publiquement afin de mettre les studios face à leurs responsabilités. Dans une lettre ouverte, iels déclarent que « presque tous les passages ouvertement gay sont coupés à la demande de Disney, sans prendre en considération les protestations des équipes créatives et exécutives de Pixar. »

La presse s’empare de l’information mais n’en analyse pas la profondeur et la spécificité. Certes, l’homophobie est incontestable du côté de la célèbre firme dont les films d’animation de ces dernières années ne sont teintés que de rumeurs autour d’un hypothétique progressisme (dans Luca, il est possible que les deux garçons s’aiment mais la ligne officielle défend qu’il ne s’agit là que d’amitié, et dans La reine des neiges, on suppose qu’Elsa pourrait être lesbienne, simplement parce qu’elle est célibataire du début à la fin du film et qu’elle ne se jette pas comme sa sœur sur le premier mec venu…). Mais surtout, elle est pensée quasi exclusivement au masculin.

NE PAS DIRE…

Et même lorsque la thématique lesbienne est abordée dans le film d’animation En avant, les articles ne mentionnent jamais le terme… On parle alors « du premier personnage homosexuel », tout comme on parle d’un « passage gay » censuré dans Buzz l’éclair, et on explique que le film est interdit de diffusion dans les pays du Moyen Orient en raison de ce « personnage homosexuel » qui explique « son homosexualité ». Ce personnage, c’est une policière. Si on ne le sait pas, on se figure une relation homosexuelle entre deux hommes. Parce que la lesbophobie s’exprime au croisement de l’homophobie et du sexisme. 

Au delà de l’élément de langage, qui lui non plus ne relève pas du détail, la polémique pointe le problème éducatif. Dans Le screen, à écouter sur Mouv’, Manon Mariani évoque, en parallèle de ce scandale, le vote de la loi – entrée en vigueur depuis le 1er juillet 2022 - en Floride interdisant d’enseigner à l’école des sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Cette loi nommée « Don’t say gay » par les opposant-e-s choque et suscite rapidement des réactions dénonçant la haine LGBTIphobe. De son côté, The Walt Disney Company reste, elle, silencieuse, puis finit par se positionner contre le projet, après avoir été sollicitée par des employé-e-s LGBTIQ+.

Plus qu’une histoire de puritanisme, le problème n’est pas isolé et propre à certains territoires uniquement. La lesbophobie dépasse les frontières de la Floride et du Moyen Orient. En France, la loi sur l’éducation à la vie sexuelle et affective existe depuis 2001 et son non respect ne choque personne. Si un rappel à l’obligation de dispenser au moins 3 cours par an dans les écoles, collèges et lycées a été tout de même effectué en 2018, le magazine Têtu souligne à juste titre que lorsque les sessions sont menées autour du consentement, de la contraception, des rapports femmes-hommes et de la sexualité, elles omettent « quasi-systématiquement l’aspect LGBT de ces sujets. » Et même dans des articles dédiés à la question, il est rare de voir apparaître le terme lesbienne, le terme homosexuelle étant plus largement répandu.

Comme s’il s’agissait de ne le dire qu’à demi mots. Comme s’il s’agissait de s’en excuser. Comme s’il s’agissait de préserver nos représentations bien hétéronormées de la femme soumise à l’homme. L’homosexualité au féminin serait-elle plus douce, plus rassurante, que le lesbianisme qui affirme et revendique une orientation sexuelle et affective en dehors des schémas patriarcaux ? Ce qui est certain, c’est qu’elles dérangent, les lesbiennes…

LES HOMMES D’ABORD

C’est toujours la même rengaine. Y compris dans les milieux LGBTIQ+ qui ne sont pas exempts de l’intégration et l’imprégnation des stéréotypes sexistes et des mécaniques d’oppression. En juin 2021, lorsque la FEERIE – Féministe Équipe de Recherche Insolente et Erudite – présente une partie de ses travaux à la Maison des Associations de Rennes, Alice Picard, Clémentine Comer et Françoise Bagnaud le disent : les engagements homos des années 70 et 80 commencent à peine à être étudiés. Surtout à Paris et surtout orientés gays. Elles ouvrent alors « la boite noire du militantisme rennais grâce aux archives de l’association Femmes Entre Elles et des militantes de A Tire d’elles. »

À cette époque, l’homosexualité figure sur la liste des maladies mentales. Elle se vit cachée. Beaucoup de femmes découvre le milieu LGBT par l’intermédiaire d’un homme, comme le précise ce jour-là la chercheuse et militante Clémentine Comer : « Les femmes que nous avons interviewées ont toutes à plusieurs reprises mentionné l’importance dans leur jeunesse, au lycée ou au travail, de la rencontre avec un homme gay qui a pu avoir la fonction de facilitateur d’une entrée dans le monde de l’homosexualité. » Dans la capitale bretonne, les lesbiennes militent au sein du Groupe de Libération Homosexuelle et tiennent, à l’occasion d’une semaine homosexuelle organisée à la MJC La Paillette, un stand dans le hall pour que les femmes puissent s’y retrouver. De là nait le Groupe Lesbien. Les rapports de force des hommes font obstacle à l’expression des femmes. Rapidement, des tensions apparaissent entre militantes lesbiennes et militants gays, scindant finalement le groupe en deux collectifs. 

Quatre ans plus tard, le Groupe Lesbien existe toujours et c’est dans son sillon que se lance l’association Femmes Entre Elles à l’ambition similaire : faire se rencontrer des femmes lesbiennes, leur permettant de vivre librement leur sexualité mais aussi de rompre l’isolement, de s’épanouir dans leurs vies, d’accepter et de comprendre leur homosexualité. La FEERIE livre des témoignages édifiants et joyeux. « Avant je ne comprenais pas ce que je vivais. C’est seulement quand on était ensemble que cela devenait réalité. », confie Chris. « C’est aussi le fait d’avoir pu vivre une relation amoureuse par le biais de l’association dans un milieu favorable et de ne plus être obligée de me cacher et de pouvoir enfin en parler ouvertement. », relate Laurence.

La non mixité, le rassemblement entre lesbiennes, apparaît comme essentiel et fondateur dans la construction de bon nombre de militantes de cette période. Car en dehors, nombreuses sont celles qui taisent leur orientation affective et sexuelle dans leurs familles, entourages et au travail. Certaines même la découvrent, comme Martine par exemple : « L’élément déclencheur, c’est dans ma vie d’adulte plus tard avec le wendo. C’était une ouverture vers un autre monde, des rencontres, une ouverture d’espace. J’avais un compagnon à l’époque, je l’ai quitté assez rapidement en 84/85. La séparation est liée au wendo et la rencontre des lesbiennes. C’est avec la création de cette association que je suis devenue lesbienne. »

LESBIANISME & FÉMINISME

C’est là que le militantisme lesbien et le militantisme féministe se rejoignent, à Rennes. Au début des années 80. L’association Femmes Entre Elles met en place des stages de wendo, une pratique d’auto-défense féministe adaptant les techniques des arts martiaux et de la self défense aux vécus spécifiques des femmes. Ces dernières « prennent collectivement conscience des violences qu’elles ont vécues » et partagent « un moment où elles acquièrent confiance en elles. » Se protéger lors d’une agression, apprivoiser sa peur dans une situation de tension pour ne pas céder à la panique, découvrir et valoriser sa force et sa puissance, voilà ce que le wendo propose.

En 1983, des adeptes de la pratique fondent l’association La Cité d’Elles qui se revendique féministe et se démarque de FEE, en donnant accès au wendo à des femmes hétérosexuelles. C’est alors un espace de rencontre entre le lesbianisme et le féminisme, des relations amoureuses émergent, l’homosexualité de certaines se découvre et se nourrit au fil des rencontres, ateliers et activités organisées. Les deux structures prônent le Do It Yourself et explorent les domaines menant à l’autonomisation des femmes, en se réappropriant des savoirs que l’on attribuait aux hommes, y compris ceux concernant le corps des femmes.

Les groupes lesbiens mènent de front défense des droits des femmes et reconnaissance des sexualités. Et surtout respect de celles-ci. Elles investissent La Paillette, proposent des activités, se mobilisent dans le cadre du 8 mars, nouent des relations avec les associations féministes, intègrent des réseaux féministes régionaux, nationaux et internationaux et participent à des rencontres avec d’autres groupes lesbiens, qui déboucheront sur la création d’une Coordination lesbiennes de l’ouest, en 1983. Si l’homosexualité et le wendo se pratiquent dans l’illégalité et dans le secret, les militantes s’épanouissent dans le cadre associatif qui permet un entresoi lesbien, portant un côté empouvoirant, facilitateur de rencontres et créateur d’opportunités. Ce dont témoignent Ulli et Nicole dont les voix résonnent à travers les travaux de la FEERIE.

« On avait des adresses. Une lesbienne donnait l’adresse d’une autre, comme ça, on pouvait voyager un peu partout, on était toujours hébergées. », dit la première. « Il y avait sans arrêt des femmes nouvelles, d’ouverture à d’autres choses et puis de nouvelles histoires d’amour qui commençaient et qui s’arrêtaient. », souligne la seconde. Là encore, les témoignages démontrent le côté structurant, social et militant de Femmes Entre Elles. « Le militantisme lesbien a forgé des apprentissages sociaux à l’international. Et pour certaines femmes, dans les milieux les plus modestes, ça a constitué un capital culturel de substitution. », analyse Françoise Bagnaud, membre de la FEERIE, militante féministe et lesbienne, et autrice d’un ouvrage à venir sur l’histoire de Femmes Entre Elles, dont elle est membre.

À cette époque, elles s’abreuvent des écrits lesbiens, fruits de réflexions émergentes, inspirantes et fondatrices dans l’histoire du féminisme des années 70 et 80. Monique Wittig, Christine Delphy, Marie-Jo Bonnet… toutes marquent le mouvement de luttes pour les droits des femmes, au sein du Mouvement de Libération des Femmes notamment, et l’enrichissent de théories d’émancipation, en particulier face à l’hétéronorme patriarcale. 

RETOUR DE L’INVISIBILISATION

C’est à cet endroit de la pensée féministe que les divergences et tensions apparaissent. Nous sommes au début des années 70 et les Gouines rouges naissent au croisement de la misogynie ambiante et la marginalisation ressenties par les lesbiennes dans le Front homosexuel d’action révolutionnaire et la volonté d’investir ces questions-là au sein des mouvements féministes, en particulier le MLF. Mais bientôt le processus d’invisibilisation se remet à l’œuvre. Il faudra attendre les années 2001 par exemple pour que le livre La pensée straight de Monique Wittig – publié en 1992 en anglais - soit traduit en français. Elle y présente l’hétérosexualité comme un système politique, basé sur la binarité des sexes auxquels sont attribués des genres – féminin et masculin – comportant des caractéristiques qui expliqueraient la répartition des rôles et des fonctions entre les femmes et les hommes dans la société (le travail reproductif pour les premières, le travail productif pour les seconds).

Elle appartient à un courant féministe dit matérialiste, soit un courant de pensée visant à réfuter les arguments biologiques comme moyens d’expliquer la supériorité d’un sexe sur l’autre. Elle défend l’idée que les hommes et les femmes sont des catégories politiques, produits d’une construction sociale visant à la domination masculine. Avec sa phrase, qui scandalisera de nombreuses militantes, « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », elle affirme qu’en n’adhérant pas au modèle hétérosexuel en tant que système politique, les lesbiennes échappent au fait d’être femmes dans le sens de cette fameuse construction sociale. Adrienne Rich également théorise dans le même sens dans son livre La contrainte à l’hétérosexualité, critiquant par là même l’hétéronorme et ce qui en découle avec le mariage et la famille traditionnelle. Taxées de radicales, elles sont aujourd’hui seulement réhabilitées dans les milieux féministes, et encore, elles continuent de déranger comme le prouvent les réactions haineuses envers la journaliste et activiste Alice Coffin, autrice du brillant essai Le génie lesbien… 

Puisqu’elles ne couchent pas avec les représentants du patriarcat et de son sbire, le système hétéro, les lesbiennes sont-elles les seules véritables féministes ? La question bouscule et a le mérite d’entrer en profondeur dans le vif du sujet. Le féminisme serait la théorie et le lesbianisme, la pratique, selon Ti-Grace Atkinson, grande figure du féminisme radical et du militantisme lesbien. Dans les travaux présentés par FEERIE, on retrouve à Rennes ce climat de tensions, cette peur au sein de la Cité d’Elles « d’être définies comme moins féministes si on n’a pas de vécus lesbiens », indique un compte rendu de réunion. Un sentiment « que le lesbianisme peut être ressenti comme un jugement de valeur envers les femmes qui ne le sont pas. » Les points de vue divergent et toutes les militantes, féministes comme lesbiennes, ne s’identifient pas dans ce courant de pensée.

Les relations avec Femmes Entre Elles se dégradent alors que l’association défend certes la promotion de l’identité lesbienne, questionne les contraintes de l’hétérosexualité et de la binarité de genre, mais défend également l’expression plurielle des voix du lesbianisme. D’autres événements entachent la bonne entente et malgré l’action conjointe des deux associations contre la publicité sexiste (et notamment contre l’affiche d’une discothèque qui prône « Violer la nuit »), la communication leur fait défaut. Les militantes féministes « discréditent l’engagement de FEE » en parlant de « sous-culture lesbienne » et participent « encore une fois à invisibiliser les lesbiennes. »

AVANCÉES MAJEURES !

Et pourtant, elles ont œuvré et œuvrent toujours pour l’égalité. Elles fêtent cette année les 40 ans de l’association rennaise. Début juillet, FEE organisait un grand week-end festif à la MJC Bréquigny et revenait pour l’occasion sur les événements majeurs de sa création à aujourd’hui. On y constate une véritable volonté de créer un lieu convivial et militant, dans lequel les identités peuvent s’exprimer librement et dans lequel la visibilité et la reconnaissance sont des enjeux essentiels. Dans les années 80, la structure investit la radio en présentant une émission sur Radio Savane, devient le siège de l’association nationale Les Goudus télématiques, un service minitel créé par et pour les lesbiennes, participe aux stages de wendo et aux ateliers lecture, en invitant des pointures de la littérature et du militantisme féministe et lesbien comme Catherine Gonnard, Geneviève Pastre ou encore Suzette Robichon (dite Suzette Triton).

Le 17 mai 1990 marque un tournant hautement important : l’OMS retire l’homosexualité de la classification internationale des maladies mentales. Ce jour-là devient une journée mondiale de lutte contre les LGBTIphobies et FEE s’investit dans les actions orchestrées par le Centre LGBT de Rennes (devenu aujourd’hui Iskis), tout en poursuivant de nombreuses activités, comme l’organisation d’un rallye automobile, la réalisation d’un « Conte de FEE », une feuille d’informations mensuelle envoyée aux adhérentes, l’envoi d’une plaquette sur la visibilité lesbienne à plus de 150 médecins spécialisés (psys, gynécos, etc.) de Rennes et distribution de mini plaquettes à l’entrée du resto U. La décennie est marquante pour Femmes Entre Elles qui va désormais prendre part aux différentes manifestations du 8 mars, journée internationale pour les droits des femmes, et surtout qui va œuvrer pour que le terme lesbienne apparaisse dans la Gay Pride. Le 18 juin 1994, c’est une grande première en France.

La capitale bretonne accueille la toute première Lesbian & Gay Pride, appellation reprise au niveau national l’année suivante. FEE devient membre fondateur du Collectif Lesbian & Gay Pride de Rennes. En parallèle, elles poursuivent les fêtes femmes, soirées dansantes, les bistrotes, les ateliers d’arts plastiques, de théâtre, de clowne, de chant, les randonnées, sorties kayak, balades en vélo, les temps d’échanges de savoirs, les week-ends conviviaux, les séjours au ski ou à la mer ainsi que les ateliers écriture et lecture… Elles militent aux côtés de l’association féministe rennaise A Tire d’Elles pour se réapproprier l’espace public nocturne, elles dénoncent l’absence des noms de femmes dans les rues rennaises en renommant les rues du centre ville (initiative reprise ensuite dans diverses villes de France ainsi que dans un manuel scolaire de 1ère ES édité en 1997), elles participent à la Coordination Lesbienne Nationale, elles se mobilisent pour le PACS et contre les anti PACS et obtiennent une subvention pour le projet inter-associatif de création d’un théâtre forum contre l’homophobie. 

Depuis les années 2000, elles ne cessent d’interroger les inégalités entre les hommes et les femmes mais aussi le racisme intégré par les lesbiennes blanches, s’insurgent avec les féministes sur les différences de prix chez les coiffeurs ou sur la création d’un délit d’IVG, elles marchent dans la rue et font circuler des pétitions contre la montée du Front National en 2002, contre l’expulsion de Sena, une militante lesbienne turque (qui a ensuite obtenu son titre de séjour) ou encore pour les droits des femmes à circuler sans être importunées, à bénéficier de la contraception, du recours à l’IVG, pour les droits des sans-papières et des travailleuses du sexe, etc.

Elles initient une équipe de handball, des soirées FEEstives dans lesquelles les arts et la culture sont à l’honneur, instaurent de nouveaux ateliers, font perdurer certains anciens, se mettent aux réseaux sociaux, refont leur site internet, continuent les permanences à la MJC La Paillette et protestent contre les anti-Mariage pour tous, recevant au passage haine et injures des militant-e-s de la Manif pour tous… Elles maintiennent les liens étroits et partenariaux avec la Marche des Fiertés, le 8 mars à Rennes, les associations de santé des femmes à l’instar du Planning Familial, déménagent à Villejean, organisent des conférences, mettent en place des apéros zoom et une ligne téléphonique solidaire durant le confinement et éditent en 2021 le livre Paroles des FEES confinées avant de se concentrer sur l’organisation des 40 ans de l’association.

Quarante années de rencontres, de travail de réseaux, de combats pour les droits des femmes et des lesbiennes, de luttes pour visibiliser et faire reconnaître les identités de chacune. Quarante années de liens et de soutiens pour rompre l’isolement des femmes lesbiennes. Quarante années d’ateliers et d’activités pour avancer ensemble et pratiquer en toute sororité des loisirs créatifs, sportifs, artistiques et culturels. Quarante années d’échanges de compétences, autant en mécanique qu’en auto-défense en passant par la littérature et le yoga, et de savoirs, pour s’approprier son corps, sa vie, l’espace public, et s’autonomiser. Quarante années de remise en question du modèle patriarcal et hétérosexuel et d’interrogations face aux mécanismes de domination.

RÉHABILITER LE MATRIMOINE LESBIEN

Une histoire riche et passionnante que Françoise Bagnaud racontera bientôt dans un livre publié aux éditions Goater. Une histoire qui démontre que le militantisme s’exprime en province comme dans la capitale mais aussi qu’il côtoie aussi bien les problématiques sociales, politiques, culturelles, sportives, etc. « Ce que je veux montrer, c’est le côté dynamique de FEE, son côté politique aussi. Ce n’est pas pareil de se dire lesbienne qu’homosexuelle. C’est encore difficile aujourd’hui de le dire ! Des femmes n’ont pas voulu témoigner par peur d’être reconnues par leurs familles. », souligne Françoise Bagnaud. Membre de Femmes Entre Elles, investie dans la Lesbian and Gay Pride, co-présidente à une époque du Centre LGBT de Rennes et désormais militante au sein de l’association Histoire du féminisme à Rennes, elle le dit : « Il y a un travail de transmission et de matrimoine à faire. »

En 2015, elle commence à retracer l’histoire de FEE, retrouve des traces des fondatrices et en parallèle co-fonde la FEERIE, après avoir réalisé des entretiens sur les trajectoires des femmes lesbiennes. « Mon objectif avec le livre, c’est de revenir sur la dynamique de cette association unique en France qui continue d’exister. Des jeunes femmes sont venues nous voir à la Marche des Fiertés pour nous dire que Je crois que c’est important d’avoir des espaces et des moments de confort, de pouvoir se dire qu’à cet endroit-là, je peux être qui je suis sans qu’on me juge ou qu’on me renvoie des stéréotypes. C’est important qu’on change les images : les femmes ne sont pas toutes hétérosexuelles, blanches, etc. Beaucoup d’entre nous n’ont pas eu de figures lesbiennes au cours de leurs vies… », poursuit-elle. c’était bien ce qu’on avait fait. Les images comptent, les représentations manquent.

Au fil des interviews, les mêmes sont citées. Muriel Robin, Amélie Mauresmo, pour hier. Adèle Haenel, Céline Sciamma, Pomme, Hoshi, Angèle, pour aujourd’hui. Et dans les programmes télévisés populaires, les couples de lesbiennes apparaissent : « Dans Plus belle la vie par exemple - on en pense ce qu’on veut - mais ça permet de transformer la honte intégrée en quelque chose qui fait parti du monde. C’est très important de rendre les trajets des femmes lesbiennes d’hier vivants et de les relier à aujourd’hui. Sinon, on ne sait pas d’où on vient. C’est très important de partir des témoignages des femmes lesbiennes. Construire l’Histoire sans la parole des concernées, c’est de la domination. » 

Ne pas savoir d’où on vient et se sentir hors des normes. Se construire sans représentations permettant l’identification et la déconstruction par conséquent de l’idée que l’on est en marge de la société dans laquelle on évolue. Donner accès à une Histoire plus complète et complexe permet de rééquilibrer les savoirs qui ont partiellement ou entièrement été confisqués, au même titre que les mémoires de celles qui ont participé à bâtir les théories et ont permis les avancées dont les générations actuelles profitent. « Ça contribue à plus d’égalité, de respect entre les êtres humains. De comprendre de là où on vient pour savoir où on va. Créer de la solidarité entre les générations. Et rendre la fierté à toutes ces femmes qui ont dans l’ombre œuvré et n’ont pas eu de reconnaissance. », analyse Françoise Bagnaud.

Elle poursuit : « Je pense que c’était plus difficile d’être lesbienne dans les années 80 qu’aujourd’hui. On peut être fières de notre Histoire écrite collectivement. Quand des jeunes viennent me voir, c’est pour parler de cette Histoire. Ce que j’ai envie de transmettre, c’est que l’on peut être heureuses en étant lesbiennes ! Quand on grandit sans en parler, on intériorise une sensation de honte, d’anormalité. C’est un poids que l’on retrouve toute sa vie et que les gens ne mesurent pas. » Elle nous raconte la violence des manifestations anti-PACS et des manifestations anti-Mariage pour tous. Elle nous raconte comment elle a consolé des jeunes en pleurs après avoir essuyé insultes et menaces. « Va te faire soigner ! », « T’es un monstre ! » ou encore « Les goudus dans les trous ! » ne sont que quelques exemples d’injures haineuses et traumatisantes qui se répandent encore aujourd’hui avec la très récente extension de la PMA aux couples de lesbiennes (excluant toujours les personnes trans du dispositif).

L’homophobie est encore prégnante. « Si dans tous les lieux publics et dans les médias, on voyait des couples de femmes… Si dans les lycées, il y avait quelque chose sur d’autres possibles que l’hétérosexualité… Ça ferait du bien. Quand on voit ce qu’il s’est passé pour l’ABC de l’égalité… C’est spectaculairement rétrograde ! », scande la militante. Elle croit aux mobilisations, aux alliances, en l’empouvoirement dû à la réhabilitation des femmes ayant participé à l’Histoire, en les espaces de rencontres et de partage et au pouvoir de la parole, des échanges et de la communication. « Il faut amener les gens à sortir de leur point de vue pour regarder les questions des autres. Quand je vais chez des professionnel-le-s de la santé, je leur dis toujours que je suis lesbienne et on en discute. Ça permet une vision à 360° ! », précise-t-elle. 

UN COMBAT INCESSANT POUR LA RECONNAISSANCE

Ne pas visibiliser l’Histoire des lesbiennes, ne pas visibiliser la pluralité des orientations sexuelles et affectives dans les lieux de travail, les médias, les publicités, les espaces de socialisation, les sports, etc. participe aux violences qui s’exercent contre les concernées dans l’espace privé comme public, comme le démontre le rapport 2022 sur les LGBTIphobies, réalisé par SOS Homophobie. « Constat alarmant en 2021 : les lesbiennes qui subissent des violences et discriminations sont de plus en plus jeunes. Pas moins d’une sur quatre est mineure (contre une sur cinq en 2020) et près de la moitié a moins de 24 ans. », peut-on lire dans l’enquête. Insultes, menaces, rejets, séquestrations… Les violences ont principalement lieu dans la sphère familiale, premier contexte de lesbophobie, avant le cadre professionnel. Autre source de violence en augmentation : l’outing.

« Ce dévoilement de l’orientation ou de l’identité de genre sans le consentement de la victime représente 14% des cas de lesbophobie rapportés à l’association en 2021, contre 10% en 2020. », souligne le rapport. Manque ou perte de confiance en elles, nombreuses sont les lesbiennes à vivre (ou survivre) dans un climat de peur et de tensions permanentes : « Les agressions physiques et sexuelles représentent encore 14% des cas rapportés tous contextes de lesbophobie confondus. Les femmes en couple sont particulièrement exposées à ces violences : 21% d’entre elles sont en couple, contre 11% des victimes de gayphobie, par exemple. »

Pour lutter, les militantes ont instauré en avril 2021 la première Marche pour la visibilité lesbienne en France, à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne (26 avril). Elles luttent contre l’invisibilisation constante des lesbiennes et revendiquent le droit d’accès à la PMA, au même titre que les couples hétéros. Elles sont des milliers à occuper l’espace public, à prendre la rue et donner de la voix pour faire entendre leurs histoires, leurs trajectoires et leurs désirs. Parce que c’est encore un lieu d’agressions verbales, physiques et symboliques, elles se le réapproprient. 

L’intime est politique. Et en tant que LGBTIQ+, leurs existences sont sans cesse soumises au jugement de la société. Dans les années 80, il faut batailler pour faire sauter l’homosexualité de la liste des maladies mentales. Dans les années 90, il faut batailler pour instaurer le PACS et que les couples homosexuels puissent obtenir un statut face à l’institution. Dans les années 2010, il faut batailler pour que les couples homosexuels accèdent au même droit que les couples hétérosexuels : le mariage. Dans les années 2020, il faut batailler pour inscrire dans la loi la possibilité pour les couples lesbiens d’avoir recours à la PMA. Les combats sont longs et douloureux.

Les victoires, faibles par rapport à l’ampleur des énergies qu’il aura fallu déployer. Et souvent, les victoires sont amères. Les lois sont votées au rabais, après une déferlante de souffrances infligées sans relâche par des opposant-e-s LGBTIphobes ultra médiatisé-e-s, là où les concerné-e-s sont elleux peu consulté-e-s et interrogé-e-s. Leur absence des débats publics choquent à peine tandis que leurs luttes profitent largement aux personnes hétérosexuelles, qui peuvent opter pour le PACS et ainsi donner à leurs couples un cadre juridique plus souple que le régime matrimonial, et aux célibataires, qui peuvent désormais concevoir un enfant ou plusieurs sans avoir un-e partenaire dans la parentalité. 

LA MATERNITÉ EST PLURIELLE

Des avancées qui ne seraient jamais arrivées sans les combats acharnés des personnes LGBTIQ+, obligées de justifier non seulement de leurs existences mais également de leurs désirs d’officialiser et protéger leurs relations et leurs familles (dès lors qu’elles ont prouvé, en démontant les arguments essentialistes, réducteurs, opprimants et autres thèses biologiques, leurs capacités à élever des enfants…). « Nos combats minoritaires profitent à toute la société. On ne se bat pas que pour nous ! », s’exclame Lisa, co-fondatrice avec Elsa, du compte Matergouinité à découvrir sur Instagram. « J’ai eu du mal à me projeter en tant que mère avec mon ex compagne. J’avais du mal à me retrouver car je ne voyais pas d’images d’autres mères qui me ressemblaient. », explique-t-elle. Parce que la maternité est pensée dans le cadre hétérosexuel.

Parce que la maternité est pensée dans les critères de la féminité patriarcale. Lorsqu’Elsa arrive à Bagnolet dans la colocation, elle cherche pour les besoins de son travail de journaliste une photo pour illustrer un article concernant la maternité. Et ne trouve que des images stéréotypées : « Sur les photos en général, on voit des femmes très féminines, avec les ongles vernis, couleurs pastel, les cheveux longs, etc. D’autres femmes existent ! » Elles fondent alors Matergouinité dont l’objectif est de diffuser des visuels et des témoignages démontrant la pluralité des modèles familiaux. Le compte valorise deux piliers : la représentation des mères qui leur ressemblent davantage, « butchs, punks à chiens, etc. », dans des configurations familiales diverses (familles monoparentales, couples lesbiens cis et/ou trans, familles recomposées, etc.) et la diffusion d’une culture lesbienne « hyper riche et radicale au point de vue des luttes ».

Elles citent Hanane, co-fondatrice des Femmes en lutte 93, Magie Nelson, essayiste, poétesse et universitaire américaine, ou encore Faika El-Nagashi, personnalité politique écologiste, féministe et lesbienne en Autriche. Comme elles le disent, elles souhaitent mettre leur grain de sel autour de la politisation de la mère, à l’instar de Fatima Ouassak, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet, ou encore du festival Very Bad Mother à Concarneau. « Au départ, on a fait ça pour se faire plaisir. Pas forcément dans l’optique de changer les mentalités. On a eu des retours très positifs. Mères rasées, poilues, avec des enfants… ça me fait du bien de voir d’autres mères qui me ressemblent ! », souligne Lisa qui poursuit : « Soit on est militantes, soit on est mères. Ce sont des sphères souvent assez séparées alors qu’on peut partir du fait d’être mère pour construire son militantisme. »

La politisation de la maternité lesbienne et la parentalité queer s’affirme rapidement sur leur compte Instagram qui participe à visibiliser la communauté. De manière très accessible. « Il y a plein de mères, elles n’ont pas à s’excuser, elles n’ont pas à montrer pattes blanches. La sociologue Sylvie Tissot montre que les mères lesbiennes sont acceptées quand elles sont blanches, aisées, etc. Quand elles ne remettent pas en question l’ordre établi… Nous, on veut montrer autre chose. », ajoute Elsa. Parce que les lesbiennes n’ont pas attendu l’extension de la PMA pour avoir des enfants. Parfois, elles sont allées à l’étranger. Parfois, elles ont eu des enfants dans un couple hétérosexuel. Parfois, elles se sont mises en couple avec des femmes ayant déjà des enfants. Elles ne se sentent pas toutes légitimes à en parler. Elles ne se sentent pas toutes mères lesbiennes. Lisa et Elsa le signalent : le compte Matergouinité n’est pas une publicité pour la maternité.

Pas question pour elles de rajouter de la pression à l’injonction d’avoir des enfants. Il s’agit là de visibiliser une réalité, de repenser les représentations autour de la maternité, de questionner les schémas de la famille nucléaire, de s’interroger sur le militantisme quand on est mère, etc. Pour Lisa, « il y a une injonction très forte de dire que les femmes doivent être mères. Le féminisme a voulu rompre avec ça à l’époque. Aujourd’hui, c’est important de politiser la maternité en pensant les modes de garde et les manières de s’organiser pour continuer à militer. » Elsa prend la suite, posant la question : « Comment concilier la vie de mère gouine militante ? Nos lieux de sociabilité sont tournés vers les manifs et la fête. Qui ne sont pas forcément pour les enfants. Des choses se jouent à ce niveau-là. Il y a une super alternative grâce à La Bulle, à Rennes. C’est très concret puisque l’association propose de garder les enfants pendant les événements festifs et militants. C’est en train de se monter en ce moment à Paris. »

Par les photos et les messages qu’elles postent sur les réseaux sociaux, les deux militantes donnent accès à de nouvelles représentations. Nouvelles dans le sens de la diffusion. À des représentations plurielles, multiples, réelles. Qui bouleversent les codes d’une maternité unique et hétérosexuelle. Qui déboulonnent l’indécrottable idéologie binaire et fascisante basée sur la famille « papa, maman, enfant-s » comme unique modèle... Et qui clament des réalités joyeuses et libérées du schéma traditionnel patriarcal. Les fondatrices de Matergouinité le revendiquent : « On est ravies d’être lesbiennes ! On n’a pas besoin qu’on nous tolère. On existe, on est là. La société attend qu’on se fonde dans la masse. On questionne l’hétéronorme et on le fait du point de vue de la marge. C’est une position hyper précieuse. »

Alors oui, elles ont conscience qu’en gagnant en visibilité, elles s’exposent au fameux backlash (retour de bâton), et ont également conscience que les comptes militants sur les réseaux sociaux, bien que très investis par les lesbiennes, restent encore assez restreints en terme d’abonné-e-s : « On se heurte toujours à une certaine limite, ce n’est pas du média de masse. Mais l’idée, c’est de se faire du bien et d’échanger des ressources. » Ici, montrer qu’il y a de nombreuses manières de vivre sa maternité lesbienne, de nombreuses manières d’être une mère lesbienne, un parent queer. Diverses manières d’être une famille.

Casser avec les représentations de la famille parfaite. Concilier vie privée et vie militante. Poser des questions spécifiques au vécu de femme lesbienne. Témoigner de sa parentalité trans. Rendre légitime les existences, doutes, vulnérabilités, expériences, ressentis, etc. des parents queer. « Les lesbiennes continuent d’être invisibilisées. Même moi, en tant que lesbienne depuis l’adolescence, si j’arrive dans un nouveau boulot et qu’une femme à l’air hétéronormé me parle de ses enfants, je vais d’abord penser qu’elle est mariée à un homme. Alors qu’il n’existe pas que le schéma hétéro et patriarcal ! », scande Mireille Le Floch, membre de Femmes Entre Elles, militante féministe et lesbienne.

SILENCE AU TRAVAIL…

Elle brandit son homosexualité comme un étendard dès quand elle en a l’occasion : « Quand je vais à un stage de yoga ou de développement personnel, sur 40 personnes, je suis la seule lesbienne. La seule lesbienne à le dire. » Elle l’affirme dans l’espace public ou semi public pour ouvrir la voie, donner l’opportunité à d’autres de le faire, si jamais elles n’osent pas, par peur des jugements, des insultes et menaces. « Aujourd’hui, on pense qu’il n’y a plus de problème autour de l’homophobie mais il y en a toujours ! », scande-t-elle. Et en effet, un rapport récent montre que les lesbiennes parlent très peu de leur orientation sexuelle et affective dans le cadre du travail. Pour la première fois en France – et en Europe – une enquête offre des données représentatives des femmes lesbiennes et bies (en couple homo) et des chiffres parlants concernant la visibilité en entreprise.

Cette enquête VOILAT (visibilité ou invisibilité des lesbiennes au travail), que l’on doit à l’association LGBTIQ+, L’Autre Cercle, et à l’Ifop, révèle que 53% des personnes interrogées a subi au moins une discrimination ou une agression au cours de sa carrière professionnelle. Conséquences lourdes et directes sur la santé émotionnelle et mentale : elles sont 34% à avoir quitté leur travail et 45% à avoir eu des pensées suicidaires. Le rapport souligne également que 41% des répondantes ont vécu des moqueries ou des propos désobligeants qui leur étaient personnellement adressé-e-s et 62% ont été témoins de termes lesbophobes sans qu’ils leur soient personnellement adressés.

Ces ambiances malaisantes et discriminatoires entrainent un véritable frein à la visibilité lesbienne et bie dans le cadre professionnel et expliquent que les personnes concernées taisent leur orientation sexuelle et affective sur les lieux de travail. Dans Le génie lesbien, Alice Coffin explique : « À l’université, en entreprise, dans les institutions, la République français estime que pour bien faire son travail, il faut être neutre. Ne pas afficher d’appartenance particulière. Être lesbienne en est une. Être noire en est une autre. On tolère que vous soyez lesbienne ou noire. À condition de ne pas le mettre en avant. C’est ce principe de « neutralité » qui sert de repoussoir. « La neutralité de l’État » est un concept solidement implanté en France. Théoriquement. Cat l’État sort volontiers de sa neutralité pour mettre les drapeaux en berne et célébrer, en 2005, la mort d’un pape aux positions homophobes (Jean Paul II). »

À propos du monde des médias, elle écrit : « Appliqué au journalisme, où règne déjà le mythe de l’objectivité, ce totem du neutre a des conséquences graves sur le recrutement ou l’encadrement des professionnels des médias et sur la qualité de l’information. Se dégager de ce mythe est une question de survie démocratique. J’ai été bâillonnée comme journaliste féministe et lesbienne. » Les chiffres montrent que si elles en parlent, elles auront plutôt tendance à le dire à quelques collègues ayant à peu près le même niveau qu’elles et moins à leurs supérieur-e-s hiérarchiques. 

« Seul un tiers des femmes lesbiennes et bisexuelles est visible de l’intégralité de ses supérieurs. En creux, ces indicateurs permettent de prendre la mesure du chemin qui reste à parcourir pour que leur visibilité au travail ne soit plus un sujet. »

C'est ce qu'indique l’enquête qui se poursuit sur une liste de renoncements « qui ont un coût psychique et émotionnel certain », comme par exemple le fait de ne pas participer à un événement organisé par le travail où les conjoint-e-s des salarié-e-s sont invité-e-s (41%), le fait d’omettre volontairement de parler de ses activités « connotées LGBT+ » comme la Marche des Fiertés, un événement ou une soirée LGBT+ (44%), le fait de ne pas prendre de congés pour un PACS ou un mariage avec sa femme (34%), le fait de ne pas prendre des congés pour maternité ou parentalité (33%) ou encore le fait de ne pas indiquer le nom de sa conjointe sur la mutuelle, le plan d’épargne entreprise ou en tant que personne contact (38%).

« J’étais à Belfort au début de ma carrière et j’ai ressenti l’isolement. On ne s’affiche pas en début de carrière, on ne veut pas être l’objet d’exclusion. Quand on est lesbienne et qu’on vit une rupture, c’est difficile d’en parler au boulot. L’isolement est important. C’est sûr que c’est plus facile quand on est dans les normes de la société. », explique Isabelle Siaud, présidente de FEE. Ingénieure chez Orange, côté recherches, elle a pratiqué le féminisme durant toute sa vie, comme elle le dit, en côtoyant le monde masculin des matières scientifiques.

« Au travail, je ne dis pas que je suis lesbienne. Par contre, j’ai un Facebook avec mon vrai nom sur lequel j’affiche mon militantisme. Je ne cache pas mon identité. Si on me cherche, on me trouve. Mais je ne fais pas une promotion de mon identité. Je ne suis pas obligée de la revendiquer. Je ne suis pas dans un affichage de l’identité lesbienne mais plutôt dans un affichage féministe car le problème vient de là : la société est régie par les hommes. », poursuit-elle, en précisant : « Je vais être à la tête d’un gros projet. Je voulais publier une photo de moi à la Marche des Fiertés avec un tee-shirt FEE et j’ai hésité par peur que mon patron change d’avis et donc de cheffe de projet. » Elle défend néanmoins l’idée que ce qui se passe dans la sphère intime reste dans la sphère intime. « Alice Coffin parfois, je la trouve trop violente. On n’est pas obligées de révéler ce qui se passe dans la vie privée… », affirme-t-elle. 

LE PRIVÉ EST POLITIQUE

Ici, les points de vue divergent. Si toutes sont d’accord pour dire que la revendication de l’identité lesbienne ne doit pas être une injonction mais un choix et une affirmation de chacune, en revanche, elles affichent un discours différent sur le côté politique de l’intimité. Car le fait de taire son identité lesbienne est encore majoritairement subi et non choisi, comme l’indique l’enquête VOILAT. Ainsi, Mireille Le Floch réagit :

« Evidemment, le privé est politique ! C’est parce qu’on n’a pas encore l’égalité que je me nomme lesbienne. Parce qu’il y a encore des discriminations. Dans mon idéal, je voudrais me nommer « la vie qui me traverse », revendiquer ma tête, mon corps, mes jambes, mon amour, etc. Mais tant qu’il y a de l’invisibilité, des discriminations, de la souffrance, je pense que c’est important de le dire. On est d’accord que le privé, ça ne regarde personne. Mais ici, mettre le privé dans le public permet de se dire par exemple « ah mais oui, ma médecin est homo, je l’adore ma médecin, elle est super ! ». Comme ça, sans prosélytisme, ça permet de prendre en compte la diversité des manières de vivre. Il y a encore trop d’invisibilité et cela mène aux préjugés. »

Elle pointe l’absence de modèles. L’absence de représentations. Et rejoint alors le propos d’Alice Coffin à ce sujet : « Eh bien, moi, cela me regarde. Je suis passée à côté de dix ans de ma vie parce que je n’avais pas d’exemples de lesbiennes auxquels m’identifier. À cause de ceux qui confinent l’homosexualité à la sphère privée. Un quart des ados LGBT a déjà fait une tentative de suicide. L’absence de personnalités out en France a un lien direct avec l’écho donné à la haine de la Manif pour tous, le suicide des adolescents LGBT, le report systématique du vote de la PMA (elle explique d’ailleurs dans une autre partie du livre comment le débat s’est déroulé sans les lesbiennes, ndlr), les discriminations qui visent l’ensemble des minorités françaises et pas juste les homosexuels. La familiarité entraine l’acceptation. Quand des politiques ont pour collègue un député gay, quand des journalistes ont pour consœur une reporter lesbienne, quand des sportifs ont un coéquipier homo, ils, elles hésitent avant de balancer une insulte homophobe. » 

L’enquête sur les lesbiennes et les bies confirme : les leviers de la visibilité identifiés par les interrogées non-visibles reposent sur la visibilité de la présence d’autres personnes LGBT+ au travail. Dans les explications données par les femmes lors des entretiens, réalisés par les bénévoles de l’association L’Autre Cercle, le sexisme apparaît en premier lieu. Les risques de discriminations dues au fait d’être une femme évoluant dans le milieu professionnel, teinté de la vision patriarcale encore aujourd’hui, rendent encore plus difficile la visibilité et génèrent une auto-censure spontanée des femmes concernées, précise le rapport qui pointe la peur de subir une double discrimination en se rendant visibles (la première étant la précarité et les faibles revenus des postes « féminisés »), la peur d’être hypersexualisées à cause du fantasme masculin et la peur d’être cataloguée « lesbienne de service ».

Un sentiment souvent partagé avec les hommes gays, à la différence que « dans certains cas, être gay peut apparaître comme positif, notamment dans le monde créatif par exemple, qui assoie une forme de légitimité. Or, ce « bénéfice » n’existe pas pour les lesbiennes, aucune situation ne permet de le valoriser dans l’imaginaire collectif. Elles ne bénéficient pas non plus des réseaux gays puissants associés car, de par leur éducation notamment, elles développent moins une stratégie de réseau et n’ont pas l’habitude de revendiquer et de demander. » Le sexisme s’affiche donc comme le ciment de cette invisibilité à laquelle se rajoute la spécificité d’être lesbienne et donc en dehors de la norme, celle-ci étant hétérosexuelle (blanche, valide, cisgenre, etc.).

Les rôles modèles sont précieux, à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle et sociale, dans tous les secteurs de la société. « On a besoin d’expression des histoires d’amour lesbien au cinéma par exemple, comme dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. », cite Isabelle Siaud, là où Mireille Le Floch prend pour exemple la série Dix pour cent, de Fanny Herrero :

« On voit un couple de lesbiennes et c’est super mais ça reste de l’exception. Le fait qu’on le remarque montre bien que ce n’est pas banalisé. » 

LE BONHEUR D’ÊTRE SOI…

Tout comme le terme lesbienne n’est pas banalisé. « Dans cette société hétérosexiste, on pense avec des mots. Les mots ont un impact structurel sur notre manière de penser. On apprend à lire et à écrire de façon hétérosexiste. Le mal être vient quand on se dit qu’on est différent-e-s. Et on a besoin du sentiment d’appartenance par sécurité. », commente Mireille. Elle interroge : « Comment fait-on par rapport au groupe alors ?! À plusieurs, on devient plus fort-e-s. Quand je suis entrée dans l’association, je vivais avec ma compagne depuis 10 ans. Elle ne s’est jamais sentie lesbienne. Moi, à 23 ans, mon père m’avait rejetée, reniée. Je vivais cachée. Heureuse mais cachée. Je voulais rencontrer d’autres femmes comme moi et changer les mentalités. Et pour cela, il fallait se rendre visible. Pour moi, ça a été une grande découverte parce qu’à la télé, dans les documentaires, etc. je ne m’identifiais pas. Là, en arrivant dans FEE, on pouvait être soi-même et bien avec les autres. Et quel bonheur de pouvoir être soi avec d’autres ! C’est un bonheur banal mais un bonheur ! »

Un bonheur qui participe à la construction de l’identité de femme, de lesbienne. « Et si on est plus fortes collectivement et qu’on acquiert de la visibilité collective, on devient plus fortes individuellement, dans nos vies, auprès de nos familles, nos entourages, nos boulots, etc. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Alors, au sein de FEE, on s’est nommées lesbiennes dans les statuts et on s’est rendues visibles au monde. Puis on est allées vers la mairie pour obtenir des subventions. On a obtenu la première en 1994, je peux vous dire que ça a fait grand bruit ! Il y avait même un tract du FN qui disait que les impôts locaux étaient gaspillés en nous donnant de l’argent… On a fait ajouter le terme Lesbian à la Gay pride parce qu’il n’y était pas alors que les femmes participaient à la Marche ! Et puis, on a eu un stand comme les autres à l’occasion du 8 mars plus tard. On voyait bien qu’on dénotait. Que tout le monde n’était pas habitué à rencontrer des lesbiennes… On a continué encore et encore à se rendre visibles. », scande la militante.

Se nommer pour exister, se rendre visible pour exister. Pour casser les clichés et élargir le champ des possibles. Et donner la possibilité de nommer : « Une lesbienne va avoir la capacité de dire qu’elle est lesbienne si on lui donne l’espace pour le dire. Je suis psy et je travaille dans une structure médico-sociale. Quand je rencontre une personne, je lui demande où elle en est au niveau affectif en posant la question « Vous êtes avec une femme ? Avec un homme ? ». Sans préjugé, on peut donner l’espace pour parler. »

LA PEUR DES MOTS…

Sinon encore une fois, on participe à l’invisibilisation toujours très marquée et très forte dans le langage. Encore une fois, la journaliste, essayiste et activiste lesbienne Alice Coffin pointe l’angoisse que le terme lesbienne provoque. Dans Le génie lesbien, elle commente : « Le mot « lesbienne » fait peur. Lesbienne, lesbienne, lesbienne, lesbienne. L’écrire, le dire, est une transgression, une émancipation, une révolution. Le terme terrifie. Les lesbiennes elles-mêmes répugnent parfois à l’employer. » Plus jeune, elle se dit que c’est parce qu’il sonne mal à l’oreille. Elle réalisera plus tard que nombreuses sont celles qui pensent comme ça, révélant ici une problématique latente qui se démontre jusque dans le titre de la série The L Word, de la même manière que l’on dit à demi mots « the F word » pour ne pas dire Fuck, ou ici Lesbian.

Les médias, les politiques, etc. préféreront parler de « couple féminin », à l’instar d’Edouard Philippe dans une émission consacré à la PMA pour tou-te-s, ou de « fascinante amitié », à l’instar de certains journaux proposant une critique du film de Céline Sciamma, Portrait d’une jeune fille en feu. Ce qui sera repris et calqué sur les histoires d’amour hétéros : « Roméo et Juliette. L’histoire de la fascinante amitié entre deux jeunes gens à Vérone » ou « Jack et Rose, une fascinante amitié nouée juste avant le naufrage du Titanic ». Ça fait sourire de prime abord. Puis, ça refroidit sévèrement. Parce que la lesbophobie est criante. Elle analyse ensuite :

« Ce qui définit la lesbophobie, outre le sexisme, outre l’homophobie, qui en sont les composantes, c’est l’invisibilisation. Faire en sorte que les lesbiennes n’existent pas, n’existent plus, en commençant par usurper leur nom. Le leur voler. Ou le rendre imprononçable. Je ne connais pas d’autres minorités qu’on efface à ce point. La responsable d’une grande organisation LGBT internationale tentera de m’expliquer la chose : « Tu comprends, tout le monde a l’impression que les lesbiennes sont toujours contre. » Contre ? Nous, on est contre ? Nous, qui donnons de notre temps, de notre argent, de notre bien-être pour toutes les causes sans nous occuper de nous-mêmes, nous serions contre ? »

Elle démontre même comment les algorithmes des GAFA pervertissent l’appellation lesbienne, dit-elle, allant jusqu’à bloquer les mails envoyés par la Conférence Lesbienne Européenne, les reléguant au rang de courrier indésirable à cause de la mention lesbienne. Les associations ont mené bataille et obtenu gain de cause auprès de Google qui a modifié ses paramètres. « Désormais, on ne tombe plus sur des scènes de sexe destinées aux hommes hétéros lorsqu’on tape « lesbienne » dans la barre de recherche du Google français. Mais cela a été le cas pendant des années et ça l’est toujours dans de nombreux pays. Toute la problématique lesbienne, tout le pouvoir du patriarcat est là. Les lesbiennes ne peuvent se renseigner sur leur actualité, chercher des informations sur leur histoire, parce que des hommes ont occupé et confisqué leur terrain pour satisfaire leurs désirs. Le mot « lesbienne » invisible partout ailleurs, est le plus visible des mots, le plus recherche, sur les sites de cul. », poursuit la journaliste.

REVENDIQUER SA FIERTÉ

Même discours du côté d’Elsa, du compte Matergouinité, qui regrette que « le mot lesbienne renvoie à des contenus pornos sur internet… ». Dans l’intitulé, elle et Lisa affirment leur appartenance à la communauté queer : « On part de qui on est nous. Et nous, on est gouines. Gouine inclut les lesbiennes, les bi-e-s, les trans, les non binaires, etc. » Au même titre que pute, PD ou queer, l’appropriation de l’insulte gouine permet d’inverser le stigmate.

« C’est un mot que seules les lesbiennes, les queer peuvent utiliser. Ce serait super gênant que les hétéros le disent. C’est une dimension très politique pour nous. On est fières d’être gouines. C’est au cœur de ce qu’on est nous, de ce qui nous fait penser le monde. C’est hyper fort de se dire gouines ! Ça veut dire qu’on ne s’excuse pas d’être nous ! Et puis, le terme apporte la dimension queer incluant les trans les gouines et les pédés, un groupe dans lequel on se retrouve. Le mot lesbienne est chargé aussi et c’est important d’utiliser ces deux termes politiques. », analysent-elles.

Elles ajoutent : « Le mot gouine passe crème chez les lesbiennes, ça se voit dans les podcasts ! » Et ce n’est pas Juliette qui dira le contraire. Avec d’autres militantes lesbiennes, elle anime la très qualitative émission de radio Gouinement lundi, diffusée chaque 4ème lundi du mois sur Fréquence Paris Plurielle (à écouter également sur les plateformes de podcasts et sur leur site). 

LE POUVOIR DES MOTS ! 

Elle a rejoint le projet en 2016. Il était lancé depuis déjà un an, porté par plusieurs associations comme SOS Homophobie, Yagg, l’inter-LGBT et Fières, structure dans laquelle elle a commencé à militer. « Le constat était qu’au sein même du milieu LGBT, il y avait peu de représentations lesbiennes. Radio Fréquence Plurielle a proposé un créneau par et pour les lesbiennes en réponse à ce manque d’espace dans les médias mainstream et communautaires pour la parole des lesbiennes et bies, cis et trans. », explique Juliette. L’équipe travaille d’arrache pied à l’accessibilité de l’émission. Si les militantes rendent visibles les parcours, les joies et les difficultés des lesbiennes, elles n’en oublient pas de les rendre audibles également.

« On fait attention au langage, ne pas utiliser le jargon du militantisme, bien expliquer les choses, ne pas faire de l’entresoi parisien. L’idée, c’est qu’une jeune de 14 ans dans la Creuse puisse nous trouver sur internet, nous écouter et nous comprendre. », précise-t-elle. À travers les mots, elles donnent à entendre la culture lesbienne. À travers la parole des concerné-e-s, elles donnent corps à leurs existences. « Et on existe depuis longtemps ! », rigole-t-elle, en poursuivant : « On est plutôt pas mal en terme de visibilité. On constate une croissance de nos écoutes. Par mois, on est entre 2 000 et 3 000 écoutes. Alors, on n’est pas très écoutées du grand public, par contre, on est bien référencées et c’est ça qui compte : servir à celles et ceux qui font des recherches sur internet. On est dans une niche en fait. Les retours sont touchants et chaleureux. On propose des sujets qui parlent des lesbiennes, cis et trans, avec des réflexions qualitatives, et les gens nous disent qu’ils découvrent des choses et s’identifient aussi. En fait, ça nous donne un lien, on existe et on se retrouve dans des références communes. »

Elle le dit sans détour, Gouinement lundi répond à un besoin. La violence envers les lesbiennes, physique comme verbale, est quasi quotidienne et insidieuse. L’érotisation, la « tolérance » de la société, les insultes, les remarques, les regards, les jugements. Alors, elle revendique haut et fort et avec beaucoup de fierté la qualité de leur émission : « On est légitimes, on existe et on ne va pas s’excuser d’exister ! Je dis toujours qu’on fait une super émission : aucune modestie ! En tant que femme, on apprend à ne pas faire de vague, à faire taire son ego… En tant que lesbienne, on intègre ça et en plus on doit se cacher à cause des agressions LGBTIphobes qui sont en hausse, l’érotisation, etc. J’aime bien fracasser tout ça moi ! J’aime bien utiliser le terme gouine. Se réapproprier les insultes, le stigmate, c’est classique chez les minorités oppressées. Alors oui, on est ouf, intelligentes, drôles, on offre du réconfort, on crée l’impulsion et de la fierté aussi. C’est le sous titre de l’émission « Votre phare dans la nuit ». On ne s’excuse pas, on est géniales et on est là ! » 

AFFIRMER ET REVENDIQUER SA FIERTÉ

Fierté d’être, fierté de faire, fierté de donner la parole à celles qui l’ont peu, voire pas du tout. Fierté d’explorer des sujets majeurs. Pas de frilosité, Gouinement lundi n’hésite pas à aborder des thématiques qui fâchent ou qui divisent mais jamais sous l’angle de la polémique stérile et futile. « Il y a des tabous au sein de la communauté. Etre lesbienne, c’est plutôt confortable quand on est cisgenres, blanches, pas précaires, valides, normée dans son corps… comme c’est mon cas. Mais il y a de la réelle transphobie chez les lesbiennes aussi, on l’a vu l’an dernier avec les TERF dans la Pride. Et puis, il y a du racisme aussi. Les lesbiennes les plus représentées ne sont pas racisées. On essaye d’aborder ces tabous dans l’équipe et dans l’émission. Certaines ne se sentent pas légitimes et d’autres se disent qu’il faut les mettre sur la table pour briser le tabou. », commente Juliette.

Pour elle, l’essentiel, c’est « de porter les voix des personnes concernées ». C’est la manière dont elle aime pratiquer son « militantisme gouine ». Casser les clichés, les envoyer bouler, jouer et frapper un grand coup dans la fourmilière. Ou dans le ballon, par exemple, comme le font Les Dégommeuses qui fêtent cette année leurs 10 ans. Elles expliquent que malgré la médiatisation de plus en plus importante des compétitions féminines, la pratique du football reste encore stigmatisée lorsque l’on est une femme et cette stigmatisation redouble pour les personnes lesbiennes, trans ou non binaires.

« En effet, d’une part, différents clichés et fantasmes ont encore cours sur les équipes de sport collectif comme possible lieux de « conversion » à l’homosexualité féminine. D’autres part, pour promouvoir le foot féminin, les clubs et fédérations ont tendance à mettre en avant dans leur communication uniquement des sportives adoptant un look et des attitudes conformes aux normes de genre (féminines, sexy, en couple hétéro, mères de famille…) et à dévaloriser toutes les autres (lesbiennes, bi, trans, mais aussi femmes hétéros ne correspondant pas au modèle traditionnel de la féminité). », peut-on lire sur leur site.

Cela entraine là encore une forme d’injonction au silence des lesbiennes, des personnes trans ou non binaires. Plus pernicieuse car implicite. On retrouve ici les mêmes rouages que dans l’enquête VOILAT. Dans le football amateur, même combat, signalent Les Dégommeuses : « sous-entendus, blagues lourdes, vexations, insultes ou discrimination au moment des sélections ne sont pas rares. Et cela est d’autant plus problématique que ces comportements sont souvent le fait de dirigeants et d’éducateurs sportifs censés donner l’exemple aux plus jeunes. » C’est dans ce contexte qu’elles ont décidé de fonder une équipe de football accueillante et inclusive. Pour visibiliser les personnes marginalisées, oppressées, éloignées des terrains et de la pratique sportive en raison de leur orientation sexuelle et affective, de leur identité de genre ou encore de leurs origines réelles ou supposées.

Elles défendent profondément l’égalité entre les femmes et les hommes, entre les homos et les hétéros, entre les cisgenres et les transgenres, etc., la volonté de partir des joueur-ses concerné-e-s et de leurs expériences sur le terrain pour engager des actions de sensibilisation et de plaidoyers et d’aborder conjointement les problèmes liés au sexisme et à l’homophobie et à toutes les autres discriminations (racisme, classisme,…). Ainsi, « les personnes trans, précaires, réfugiées, racisées, en situation d’exclusion familiale, sont prioritaires au moment des inscriptions. Différentes mesures sont prises pour encourager la diversité dans les prises de paroles publiques de l’association et dans la composition de ses instances représentatives. »

CRÉER DES ESPACES DE SOCIABILITÉ

Les Dégommeuses partagent également un lien social fort, comme le souligne également Juliette de Gouinement lundi. En dehors de l’émission, c’est aussi une opportunité de se créer des espaces et des moments de sociabilité, de créer des liens et des rencontres avec d’autres lesbiennes « que ce soit pour des amours, des amitiés, des histoires de sexe… » et enrichir son réseau. Ce qui correspond également aux discours recueillis au sein de Femmes Entre Elles. C’est d’ailleurs ce qui a motivé Isabelle Siaud à les contacter :

« J’avais envie de rencontrer d’autres femmes lesbiennes. A Paris, j’ai un peu côtoyé le milieu associatif mais j’avais beaucoup de boulot. Et puis, j’étais bien dans ma vie, j’étais avec une femme. Au moment de la rupture, je me suis tournée vers le milieu lesbien rennais. Je me suis retrouvée rapidement dans le bureau puis présidente de l’asso. J’aime bien monter des activités, j’avais envie de m’investir. C’est chouette de faire des activités ensemble, être à l’écoute des adhérentes et de soutenir les initiatives. »

Ce qui lui plait : « Être un lieu d’accueil chaleureux qui permet une vraie reconnaissance aux femmes lesbiennes. Contre l’isolement et pour les rencontres, le milieu associatif est fondamental. On travaille beaucoup sur la visibilité lesbienne, la convivialité et les arts et la culture. On a monté des activités avec d’autres assos qui sont lesbiennes et d’autres assos qui ne le sont pas. Et c’est une avancée intéressante parce qu’on garde toujours notre identité propre, on n’est pas invisibilisées par d’autres identités, par le mélange. » La structure tend de plus à plus à développer l’aspect de partage et de rencontres sur des temps de soirées ou de week-ends.

Découverte des algues, apéros, cuisine partagée, sortie en mer, kayak, poterie, danse… La présidente insiste sur les notions de soutien, d’affinités, d’amour et de ruptures : « Les femmes sont belles entre elles et ensemble ! » Empouvoirement, créativité, force, joie, solidarité sont autant de valeurs et de concepts qui reviennent fréquemment dans les témoignages. Pour les fondatrices et animatrices du compte Matergouinité, il y a eu rapidement l’envie d’aller plus loin que le lien créé par le réseau social sur lequel elles postent. Elles ont ainsi lancé un groupe Discord « afin de créer des ponts dans la vraie vie, d’organiser des actions en dehors des réseaux. »

Militer ensemble mais aussi profiter de ce bonheur banal exprimé par Mireille Le Floch. « C’est très bien de montrer des photos mais on veut créer des ponts pour s’accorder sur des luttes concrètes, se donner rendez-vous pour rompre la solitude. », souligne Lisa, rejointe par Elsa qui complète : « On part aussi en vacances, dans un camping écolo dans les Cévennes. Sur 2 semaines, on propose un groupement de parent-e-s lesbiennes et queer pour des vacances de rêve ! On vient de différentes régions de France, on ne se connaît pas tou-te-s mais ça va être super chouette !!! »

LA QUESTION DE L’INCLUSION

S’allier autour des spécificités communes et des luttes militantes partagées, c’est renforcer le collectif, renforcer la minorité oppressée pour en faire jaillir sa puissance. Mais c’est aussi l’occasion de rencontrer des personnes dans leurs individualités sans la crainte du jugement, sans la peur de la mise à l’écart, sans la menace d’être à nouveau invisibilisée. Pour autant, elles en témoignent quasi toutes, la communauté lesbienne n’est pas exempte de préjugés et stéréotypes discriminatoires. Une remise en question des privilèges blancs, cisgenres et valides notamment est à faire ou à poursuivre pour assumer un mouvement plus inclusif encore. Pour une réelle prise en considération des croisements qui s’opèrent de manière exponentielle à mesure que l’on s’éloigne de la norme établie.

Pour davantage multiplier les représentations, à l’instar des Prides radicales qui naissent et fleurissent depuis plusieurs années, revendiquant le côté plus politique des existences LGBTIQ+ en parallèle et complément des Marches des Fiertés qui affichent un côté plus festif, tout en restant un événement militant marquant. Les voix de la marge s’élèvent et celles des lesbiennes émergent constamment dans les mouvements féministes et queer. De leurs vécus et expériences vient le soubresaut, nait l’électrochoc. L’invisibilisation subie de toute part n’est pas anodine ou révolue. Elle cristallise la volonté de faire taire les récits et trajectoires proposées par le lesbianisme qui entend se débarrasser de tous les résidus du patriarcat, non dans le sens d’une destruction physique mais bel et bien dans celui de la déconstruction des injonctions normatives perpétrées par le modèle hétérosexuel.

Dans Réinventer l’amour – comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, la journaliste et essayiste Mona Chollet revient sur les contraintes à l’hétérosexualité et le soulagement des lesbiennes à y échapper. En parlant d’Adrienne Rich, elle écrit : « Elle y déplorait que l’existence lesbienne ait été « effacée de l’histoire ou reléguée à la rubrique des maladies », ce qui empêche de reconnaître que l’hétérosexualité « peut n’être en rien une « préférence » mais quelque chose qui a dû être imposé, dirigé, organisé, répandu par la propagande et maintenu par la force ». » Elle poursuit : « Dans son livre La tragédie de l’hétérosexualité, l’essayiste américaine Jane Ward confie, comme Despentes, son soulagement d’échapper à la « culture hétéro » (straight culture), à son conformisme, son ennui, ses oppressions, ses déceptions et ses frustrations ; un sentiment largement partagé autour d’elle, dit-elle. »

En effet, en 2017, l’autrice et réalisatrice Virginie Despentes lâchait être devenue lesbienne à 35 ans et évoquait à sa manière cinglante et éloquente ce que cela avait provoqué en elle. Ainsi, elle chamboule les mentalités :

« Sortir de l’hétérosexualité a été un énorme soulagement. Je n’étais sans doute pas une hétéro très douée au départ. Il y a quelque chose chez moi qui n’allait pas avec cette féminité. En même temps, je n’en connais pas beaucoup chez qui c’est une réussite sur la période d’une vie. Mais l’impression de changer de planète a été fulgurante. Comme si on te mettait la tête à l’envers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff ! Et c’est une sensation géniale. On m’a retiré quarante kilos d’un coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui n’était pas assez ci, ou qui était trop comme ça. En un éclair, le poids s’est envolé. Ça ne me concerne plus ! Libérée de la séduction hétérosexuelle et de ses diktats ! D’ailleurs, je ne peux même plus lire un magazine féminin. Plus rien ne me concerne ! Ni la pipe, ni la mode. »

Scandale en haut lieu à la suite de ses propos relatés dans le journal Le Monde

UNE RÉFLEXION PROFONDE

Le lesbianisme radical, dit aussi lesbianisme politique, met les pieds dans le plat depuis longtemps et secoue la marmite. Le fond du discours n’a pourtant rien de choquant. Une refonte en profondeur du système patriarcal s’impose pour libérer les consciences. Les lesbiennes affirment leurs existences et leurs fiertés. Elles ont raison.

Elles écrivent, théorisent, agissent, parlent, scandent, luttent, lèvent le poing, tapent du pied, shootent dans le ballon, prennent le micro, en n’oubliant surtout pas de le tendre, proposent des activités de loisirs, culturelles, sportives et artistiques, partagent des instants de sociabilité, témoignent de leurs difficultés spécifiques au croisement du sexisme et de l’homophobie auxquels s’ajoutent encore d’autres discriminations selon l’endroit (identitaire, géographique, psychique, etc.) où on se situe, réfléchissent aux chemins de déconstruction, œuvrent au fonctionnement de la société et son évolution…

Elles sont partout mais ont majoritairement intégré que pour survivre, il fallait se taire. Vivons libres, vivons cachées… Ras-le-cul ! Ne plus silencier les concerné-e-s. Les écouter. Les prendre en compte. Réellement. Pas au nom de la tolérance… Pas uniquement le 26 avril à l’occasion de la Journée de la visibilité lesbienne. Pas seulement au mois de juin, lors des Fiertés. Au quotidien. Dans tous les secteurs de la société. Pour la pluralité des identités et la liberté d’être qui on est. 

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(In)visibilité lesbienne
Politiser les représentations lesbiennes
Déloger les impensés
Vieillir lesbienne

Célian Ramis

Féminismes : Allier les luttes

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La femme ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi.
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La femme n’existe pas. Elle ne peut être pensée au singulier, à l’instar des luttes menées pour l’égalité des genres. Elles sont multiples et plurielles, ces luttes. Et concordent toutes à revendiquer pour toutes les personnes concernées le droit de choisir, la liberté d’exister et d’être soi, de s’exprimer en son propre nom et d’accéder au respect. Sans être discriminé-e-s en raison de son sexe, son genre, sa couleur de peau, son origine réelle ou supposée, sa classe sociale, son handicap, sa profession, son statut conjugal, son orientation sexuelle et/ou affective, etc. Alors, au-delà des dissensions existantes au sein du mouvement, comment penser et organiser une lutte féministe inclusive ? 

À l’occasion des deux journées internationales de mobilisations et de luttes contre les violences sexistes et sexuelles et pour les droits des personnes sexisées – 8 mars et 25 novembre – les militant-e-s féministes sont de plus en plus nombreuses à battre le pavé et à faire entendre leurs voix dans l’espace public. Des voix plurielles qui portent des revendications communes, visant à combattre le sexisme d’une société encore largement imprégnée et dirigée par la culture patriarcale. Au-delà du sexe, des spécificités viennent s’accoler et amplifier les vécus de nombreuses femmes, en raison de leur couleur de peau, genre, classe sociale, orientation sexuelle et affective, handicap-s, âge, origine-s réelle-s ou supposée-s… Comment leurs parcours sont-ils pris en compte au sein du renouveau militant ? Comment s’organiser ensemble ? Et comment ne pas reproduire les schémas patriarcaux et capitalistes dénoncés par les mouvements féministes ?

Mardi 8 mars, 11h. À la sortie du métro Villejean, flottent pancartes militantes et drapeaux syndicaux. « On s’arrête, le monde aussi ! » L’appel à la grève féministe retentit et des centaines de personnes sont réunies à la jonction du quartier Kennedy et de l’université Rennes 2, mobilisées en cette journée mondiale de lutte pour les droits des femmes. En attendant le départ vers République, la foule scande : « Et qu’est-ce qu’on veut ? Des papiers ! Pour qui ? Pour tou-te-s ! » Et chante l’hymne qui résonne désormais dans les événements militants : « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! » et se réjouit d’un accompagnement au yukulélé pour entamer joyeusement : 

« Adieu, patri…, adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à qui ? Et tchic et tchic et tchic et tchic et la rue elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Elle est à qui ? Elle est à nous ! Adieu patri… Adieu patri… adieu le patriarcat ! Tu t’en vas et nous on reste, adieu le patriarcat ! » À la place de la camionnette vrombissante guidant les cortèges aux détours des rues et avenues empruntées par les manifestant-e-s, un tracteur siège sur le rond-point et sur lequel trône une immense bannière : « Écologie radicale, féminisme décolonial, révoltes paysannes ». 

DANS LES QUARTIERS

L’an dernier, à la même occasion, la manifestation du 8 mars partait également du campus Villejean, initiative impulsée par la collaboration entre Nous Toutes 35, association féministe organisatrice des marches et actions en lien avec les 8 mars et 25 novembre à Rennes, et Kune, collectif de femmes du quartier croisant féminisme et écologie populaire. L’idée : décentraliser le féminisme du centre ville et l’étendre à son entité plurielle. « La voix des femmes des quartiers populaires est rarement entendue. J’aime autant vous dire qu’on va en parler longtemps de notre passage et j’espère qu’il y en aura d’autres. », avait alors déclaré Régine Komokoli, co-fondatrice et porte-parole de l’association.

Avant d’ajouter, qu’ensemble, elles œuvrent « pour continuer de gagner pas à pas (leur) place dans la société en tant que femmes, en tant que travailleuses, en tant qu’immigrées, en tant que femmes travailleuses immigrées. » Le cortège avait traversé le site du CHU Pontchaillou, en femmage à toutes les professionnelles de la santé, ces premières de cordée souvent négligées et dévalorisées comme le rappelle cette année encore l’Inter-syndicale professionnelle – composée de Solidaires, la CGT, la FSU et FO – partageant le constat, 50 ans après la première loi concernant l’égalité salariale, que 19% d’écart de salaire persistent entre les femmes et les hommes (à égalité temps plein) :

« 41% des femmes travaillent dans les secteurs les plus touchés par la pandémie. Nous sommes toujours en première ligne. Majoritaires dans les métiers essentiels comme le soin, la santé, l’éducation, le nettoyage, les services publics. Notre travail est déconsidéré et invisibilisé. Nous travaillons sans relâche et trop souvent en négligeant notre santé. Nous sommes aides à domicile, assistantes d’élèves en situation de handicap, animatrices, travailleuses sociales, enseignantes, aides soignantes… Les femmes immigrées ou sans papiers, en plus de subir les discriminations citées, sont sur-exploitées, peu reconnues socialement et peu susceptibles d’évoluer dans leurs emplois. Nous voulons qu’elles soient régularisées. »

ENTENDRE LE MILIEU RURAL

Depuis un an, un cortège part de Villejean/Kennedy. Le 25 novembre dernier, d’autres rassemblements ont débuté aux métros Henri Fréville et Joliot Curie afin de rejoindre Charles de Gaulle ou République. Parce qu’il n’est pas évident pour tout le monde de se rendre en manifestation, seul-e-s, au centre ville. Cette nouveauté s’affiche comme un symbole. Désormais, le féminisme devra être pluriel et inclusif. On prône la solidarité avec les femmes du monde entier, on fait entendre la colère des féministes de l’université comme de celles des quartiers populaires, on dénonce les violences sexistes et sexuelles en appelant à une riposte féministe, on parle d’hétérorisme, on danse sur l’hymne des féministes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino », on réclame des moyens pour les travailleuses, « du fric pour la santé, pas pour les flics ni l’armée », on exige le respect de nos droits et de nos libertés. On écoute les personnes concernées s’exprimer sur leurs vécus et revendiquer leurs spécificités.

Ce 8 mars 2022, ce sont « les femmes rurales et les paysannes » qui interpellent l’assemblée pour la première fois : « Nous vivons en campagne, nous bossons en campagne et cela marque nos vécus et nos corps. Nous sommes 11 millions de femmes rurales. 30% de la population française vit en campagne. 30% de la population et 47% des féminicides. » Elles dénoncent une image tronquée de leurs réalités, « centrée sur les hommes, l’agriculture et la chasse qui est racontée. » Ce n’est pas celle qu’elles vivent au quotidien, soulignent-elles : « Les femmes du monde rural sont oubliées, invisibilisées. En tant que meufs en ruralité, c’est encore plus compliqué qu’ailleurs de se déplacer, de tafer ou de ne pas tafer, d’avorter, d’accoucher, de vivre des sexualités non hétéronormatives. Sans compter ce que peuvent expérimenter les personnes racisées essayant de vivre dans la campagne française blanche, qu’elles l’aient choisi ou non. »

L’isolement, les problématiques de mobilité, la précarité qui en découlent avec souvent des emplois à temps partiels, la dépendance financière aux conjoints, l’accès réduit aux études mais aussi aux services de santé (et ainsi de gynécologie, d’accouchement et d’avortement), la prévalence des violences intrafamiliales… « Pour les victimes, c’est la double peine : elles sont plus isolées, moins protégées et avec moins encore qu’ailleurs de réseaux d’aide à proximité. Les politiques, qu’elles concernent l’aménagement du territoire ou l’agriculture, ont toujours été pensées à partir des lieux de pouvoir et donc du milieu urbain, de la ville. Les mouvements féministes ont malheureusement souvent reproduit ce biais. Nous sommes ici pour amorcer ce changement.Nous avons une responsabilité collective à changer cette perspective. Les vécus, les besoins, les idées des meufs rurales, doivent être inclus dans les mouvements féministes. Nous sommes prêtes et vous, l’êtes vous ? », partagent-elles avec hargne.

Leurs parcours doivent être pris en compte et leurs droits, reconnus. Elles terminent par une tirade à trois voix : « Alors bienvenu-e-s à tou-te-s, bienvenu-e-s à toutes les femmes et meufs dans nos campagnes, bienvenu-e-s à tou-te-s les membres de la communauté LGBTIQ+, bienvenu-e-s à toutes les personnes racisées, les handis et toutes celleux qui ont envie de faire bouger les normes en milieu rural. Dégenrons le monde agricole et rural, ensemble, dégenrons et dérangeons ! » Le message est percutant et réjouissant et invite à la mobilisation et la réflexion autour d’un sujet laissé en marge des luttes féministes. Ça secoue et c’est tant mieux ! 

VALORISER LES IMPENSÉS…

Les prises de paroles se poursuivent, toujours traduites en langue des signes française. Parmi elles, l’Inter-organisation étudiante – composée de l’Union Pirate de Rennes 1 et 2, Solidaires Etudiant-e-s, la FSE et Nouvelles Rênes – dénonce l’absence de courage politique du gouvernement actuel dont les discours nous abreuvent de belles promesses mais manquent toujours d’actions concrètes : « Ainsi, Darmanin, ministre de l’Intérieur accusé de viol, se réjouit de son bilan du fait de la baisse des cambriolages. Et quel bilan ? 125 féminicides survenus en 2021. Mais n’en déplaise aux proches des 113 victimes de féminicides par leur conjoint ou ex conjoint, aux proches des 7 femmes trans et des 4 travailleuses du sexe victimes de féminicides, les bijoux et ordinateurs ont plus de valeur que nos vies. »

Les chiffres pleuvent. Dans l’enseignement supérieur, une étudiante sur 10 est victime d’agression sexuelle et une étudiante sur 20 est victime d’un viol. En 2016, 5% des étudiantes jonglaient entre études et parentalité et un tiers d’entre elles étaient contraintes de manquer les cours. « Et rien n’est proposé par les établissements : pas de congé maternité ou d’aménagement des cours, des systèmes de garde trop peu développés… La maternité et la parentalité en général sont un frein dans les études. » Et un impensé là encore dans les luttes féministes. 

Tout comme la parole des retraitées : « Femme retraitée, j’agis. Femme retraitée, je manifeste. En 2021, 40% des femmes ont en moyenne une retraite inférieure de 40% à celle des hommes. Au XXIe siècle, seulement 60% des femmes touchent une retraite à taux plein. Cette inégalité est la résultante des inégalités salariales, en activité, dues à des parcours hachés de la vie professionnelle des femmes. » La précarité est au cœur de tous les discours. Et les intervenantes n’oublient pas de mettre le sujet en perspective, à l’aune de leurs conditions spécifiques et au croisement des violences sexistes et sexuelles :

« J’interviens pour les droits des personnes exilées, en tant que concernée. Vingt personnes sont logées dans le bâtiment F, ici, dont des enfants de quelques mois… À la Poterie, plus de 90 personnes logées (dans un gymnase, ndlr)vivent des agressions. Parce que nous sommes entourées des hommes violents et lorsque les plaintes sont déposées dans des commissariats, cela n’est pas vraiment pris en considération. Il y a un refus que des personnes des associations, qui connaissent le droit, nous accompagnent. Nous voulons un logement digne pour les personnes en situation irrégulière. Nous avons été victimes, dont moi-même, d’agressions morales et aussi une autre femme des agressions physiques. Et cela n’a pas été pris en considération lorsque nous nous sommes rendues au commissariat. Les droits humains sont bafoués. Nous réclamons la régularisation de toutes les personnes dont les droits sont bafoués. »

DÉCENTRER LE REGARD

Les points de vue sont situés. Et selon l’identité de genre, la couleur de peau, le territoire, la classe sociale, le handicap, l’orientation sexuelle et affective… les vécus et expériences diffèrent d’une femme à l’autre, d’une personne à l’autre. La pluralité et la multiplicité des trajectoires, l’accès à des privilèges selon sa situation et condition de vie, les difficultés et discriminations rencontrées par certain-e-s au croisement du sexisme, du racisme, de la grossophobie, du validisme, des LGBTIphobie, etc. sont à prendre en compte, sans hiérarchisation des priorités et comme une entité entière qui ne peut scinder son identité, pour faire avancer les luttes concernant les droits humains.

« Nous sommes représentatives de la diversité de la France d’aujourd’hui. Certaines d’entre nous sont bretonnes, normandes, d’Afrique du nord, de l’ouest et du centre. Certaines sont retraitées, d’autres sont salariées, en intérim, étudiantes en attente d’un premier emploi. Certaines sont des mamans solos, d’autres sont en couple. Pourtant nous nous sommes mises ensemble. Parce qu’au-delà de nos différences d’âge, de travail, d’origines, nous partageons l’immense bonheur d’être femmes entre nous. Nous nous sommes mises ensemble parce que nous avons du respect et de la considération pour les parcours de vie. Respect et considération, c’est ce qui nous manque le plus, à nous les femmes des quartiers populaires dans cette société encore fortement marquée par le patriarcat. », exprimait Régine Komokoli l’année précédente, dans un discours toujours d’actualité.

Les militantes se saisissent de la tribune pour appeler le collectif à soutenir les luttes voisines, traversées elles-aussi par des problématiques et revendications communes aux combats féministes. À plusieurs reprises lors des Journées internationales contre les violences sexistes et sexuelles précédentes, Rachida du Collectif Sans papiers de Rennes a souligné qu’avoir une place sur l’estrade militante ne suffisait pas : « Nous, féministes prolétaires que notre courage de survivre a amené ici pour trouver refuge, nous nous sommes échappées des guerres produites par le patriarcat et le capitalisme de nos pays. Tant que l’imbrication de la violence patriarcale et raciste ne sera pas vaincue, nous ne pourrons pas triompher ensemble. Tant que la liberté des migrantes n’est pas prise de partout comme un combat général, nous ne pourrons pas être ensemble sur la place mais resterons divisées dans les maisons, les villes, les lieux de travail. Soutenez-nous, nous avons besoin de vous. » 

Le message passe ce 8 mars également par l’Inter-organisation de soutien aux personnes exilées : « On est là en tant que féministes, parce que c’est une lutte de droits, que ce sont des droits fondamentaux qui sont bafoués. Nous avons besoin de votre soutien. Et pas juste un soutien de façade. Nous avons besoin de votre mobilisation. Parce que ce sont là des luttes actuelles et que les femmes dans leur vie affective, dans leur vie sexuelle, sont complètement à la merci de tous les sévices, de toutes les servitudes… » 

BATIR DES ALLIANCES

Parce que la lutte féministe ne peut pas se bâtir uniquement à travers le prisme du sexisme. Étendre l’analyse, le champ d’exploration, observer, écouter, prendre part, s’encourager, se soutenir. Donner la parole. Forger des alliances pour faire naitre et nourrir des réflexions qui n’ont rien d’annexes. Au contraire. Le 25 novembre dernier, les militant-e-s de Nous Toutes 35 appelaient à une marche aux flambeaux, en femmage aux victimes de féminicides, avant de se réunir au 4 Bis pour assister à la projection, co-organisée avec le Planning Familial 35, du film-documentaire Empower, de Marianne Chargois, dressant le portrait de 3 travailleur-euse-s du sexe, Mylène Juste, Giovanna Rinçon et Aying.

Accès à la santé pour les TDS, transidentité, migration, violences policières, violences institutionnelles, lutte contre le projet de loi de pénalisation des clients, les sujets portés à l’écran sont essentiels à intégrer à la révolution féministe. Et pourtant, ils sont souvent l’objet de divisions et de dissensions concernant le rapport au corps et sa marchandisation, entrainant – y compris dans certains milieux féministes - la stigmatisation régulière et des violences envers des travailleur-euse-s du sexe que l’on enferme dans un discours victimaire, plutôt que de s’intéresser à leurs conditions de travail et d’interroger directement les concerné-e-s. Doris, trésorière du STRASS, co-fondatrice des Pétrolettes à Rennes – association de développement communautaire pour lutter contre les violences faites aux femmes et aux autres minorités avec et pour les travailleur-eu-s du sexe – et TDS depuis 5 ans en parle ce soir-là :

« La loi est hypocrite et permet le nettoyage de l’espace public. Elle cible clairement les TDS de rue. Les clients ne vont plus les voir, ce qui pousse à une précarisation extrême. Et ce qui les pousse à davantage accepter le retrait de préservatif et à subir des violences… On nous invisibilise et on nous silencie. On nous dit ce qui est bon pour nous. La loi est votée par des personnes blanches, aisées, pas précaires ! Y compris des femmes. »

Elle aborde l’importance de l’auto-organisation. Ne nous libérez pas, on s’en charge. Le slogan résonne. Et cela n’empêche pas de tisser des alliances avec des d’autres organisations. L’association rennaise se présente d’ailleurs ainsi sur son site :

« Notre pari est de croire en la convergence des luttes entre personnes concernées par la violence, notamment la violence systémique. Nous luttons contre toutes les formes de carcans qui enferment trop souvent les personnes dans des cases sans prendre en compte les contextes de chacun-e, et qui entravent le pouvoir d’agir. Non à la stigmatisation et oui à l’inclusion ! »

Elles l’affirment, les Pétrolettes sont féministes et leurs actions participent également à un changement de la société vers plus de justice sociale. Elles « sont expertes de leurs sujets et détentrices de solutions », accompagnent les personnes selon leurs réalités et sans jugement, créent des espaces de développement communautaire avec des alliances locales – Planning Familial, CRIDEV… -, proposent des permanences individuelles axées autour de l’accès aux soins et aux droits et favorisent l’émancipation de ses membres par la valorisation des savoirs et compétences.

Elles prennent part à la lutte pour les droits, notamment au respect et à la dignité personnelle et professionnelle, des TDS et plus largement les mouvements féministes. Parce qu’elles ne veulent pas être stigmatisées et violentées par la société mais bel et bien actrices du changement. Elles se battent pour obtenir les mêmes droits que les travailleur-euse-s, pour être reconnu-e-s en tant que tel-le-s et s’organiser selon leurs termes et conditions. « Pour moi, être un-e allié-e de choc, c’est se renseigner sur nos conditions. Dans le Manifeste féministe pro-droits des travailleuses et travailleurs du sexe, il y a toutes nos revendications. Sur le site de l’AATDS (Association Allié(e)s de Travailleurs et Travailleuses du Sexe, ndlr) également. », conclut Doris.

CRÉER DES LIENS

Croiser les alliances. Un terme que Priscilla Zamord, co-secrétaire nationale de Front de Mères, privilégie davantage à celui de convergences. Elle est membre de l’organisation syndicale, fondée à Bagnolet, et depuis quelques mois, implantée à Rennes, sur le quartier de Maurepas. Rencontres, écoutes, réseaux, accompagnement, mise en liens, en mouvements et en actions sont concrètement le cœur du syndicat de parents luttant contre les discriminations et les violences à l’encontre des enfants et des parents (Lire le 3 questions à – Front de Mères, p. ??). Racisme, sexisme, LGBTIphobies, violences inter-quartiers, violences policières… les habitant-e-s des quartiers prioritaires sont généralement stigmatisé-e-s et leurs parcours, actions, initiatives, réflexions, besoins et conditions, sont invisibilisé-e-s et méprisé-e-s.

« Aujourd’hui, notre question, c’est comment on arrive à mobiliser, à rendre notre démarche accessible et fédératrice et surtout hyper simple. Et quand je dis simple, ça veut dire ambitieuse dans les objectifs mais simple dans la façon de faire. Il y a du génie politique dans les quartiers populaires mais ce n’est pas toujours évident de rendre visible et de faire de l’aller vers. Donc c’est aussi à nous de faire différemment, de se mettre dans l’action et d’organiser des choses. », précise Priscilla Zamord. Elle poursuit : « Il y a des actions qu’on essaye de faire en alliance avec d’autres organisations. Ça crée du lien avec d’autres collectifs. » Elle se réfère notamment à la Marche pour la Vérité et la Justice pour Babacar Gueye, à laquelle Front de Mères a participé, à Rennes. Aurélie Macé, membre de l’organisation, était présente ce jour-là et témoigne :

« On était là pour montrer notre solidarité à Awa, la sœur de Babacar (présente dans les manifestations féministes rennaises, ndlr), dans sa démarche mais aussi pour faire le lien avec les autres collectifs Vérité et Justice, de Paris et de la région parisienne, qui étaient présents à Rennes. Et puis aussi pour échanger sur les situations qu’on peut avoir, faire le lien entre des mamans qu’on accompagne et se rendre compte des réalités. Un des moments forts, c’était avec Assa Traoré, qui était présente, qui est d’origine malienne, et Lala, elle-même d’origine malienne et membre de Front de Mères. C’était une rencontre forte parce qu’elles sont toutes les deux confrontées à la question des violences policières, à des degrés différents mais on est bien sur une échelle et un parcours similaires malheureusement. »

Leur dénominateur commun, comme le mentionne Priscilla Zamord, c’est l’écologie sociale et populaire. Une écologie « qui répond à des choses pratico-pratiques mais qui met aussi en lumière des luttes qui ont été menées dans les quartiers populaires ou par des personnes racisées, invisibilisées. » Ainsi, en mars, Front de Mères organisait au Pôle associatif de la Marbaudais, avec Keur Eskemm et Extinction Rebellion, une projection sur l’écologie décoloniale, à travers la problématique scandaleuse du chlordécone aux Antilles (on recommande chaudement la lecture de la BD Tropiques Toxiques de la brillante Jessica Oublié, ndlr).

« Keur Eskemm, ils sont à Maurepas, ils font un travail magnifique avec les jeunes. Ça promet des rencontres humaines assez enthousiasmantes. Et puis Exctinction Rebellion qu’on connaît aussi pour sa lutte écologique. Autant Front de Mères et Keur Eskemm, ça aurait peut-être été évident parce que c’est un peu le même territoire. Autant rencontrer Exctinction Rebellion, ce n’était pas une évidence en soi donc c’est vraiment chouette, cette alliance-là. On commence avec beaucoup d’humilité dans les façons de faire mais avec une volonté très forte. On fait des actions simples, on y va, on s’y met, on voit ce que ça produit… », souligne-t-elle. Sans oublier leur participation aux luttes féministes, dans les manifestations comme dans l’animation d’ateliers que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes, ayant eu lieu à Rennes en janvier dernier, ou du week-end culturel, militant et festif, féministe et anti-raciste Big Up, organisé les 12 et 13 mars sur les quartiers de Villejean et de Maurepas :

« Dans la diversité des luttes, par exemple, Fatima Ouassak (militante écologiste, féministe et anti-raciste, fondatrice de Front de Mères à Bagnolet et autrice de La puissance des mères, ndlr) évoque souvent l’importance du combat (anti-nucléaire, ndlr) des femmes à Plogoff et je trouve ça génial. Voilà, Bagnolet-Finistère, même combat ! Les alliances sont possibles à partir du moment où on est dans le respect et la non instrumentalisation des luttes. C’est pour ça que je ne parle pas de convergence des luttes. Je préfère alliances. Chacun est soi-même mais on travaille ensemble sur des projets qui nous réunissent de temps en temps, pour faire force. »

ÉVITER LA RÉCUPÉRATION

Elle résume parfaitement l’esprit d’une lutte inclusive. Qui fédère sur des temps donnés sans occulter la spécificité de chaque groupe. Car si les voix se multiplient et sont de plus en plus nombreuses à se faire entendre, créant de nombreux changements notamment dans les représentations médiatiques, artistiques, sportives, scientifiques, politiques, etc., le constat, malheureusement, apparaît que les figures majoritairement mises en lumière restent blanches, hétérosexuelles, cisgenres, minces, plutôt aisées, valides… Personnes racisées, LGBTIQ+, exilées, handicapées, grosses, TDS sont, au fil de l’Histoire des féminismes, des forces opérantes et pensantes de ces luttes, qui les laissent pourtant de côté dès lors qu’elles abordent les spécificités de leurs groupes et les croisements et amoncellements existants entre les différents fragments de leurs identités.

« La question de comment faire alliance pour ne pas être invisibilisées après, c’est une très bonne question. Qui résonne à plusieurs titres. Je pense que Front de Mères a été tellement observatrice ou en connaissance de phénomènes comme ça de récupération – qui sont une forme de violences – qu’on repère assez vite les groupes mal intentionnés. », répond Priscilla Zamord. Elle précise : « On ne rigole pas du tout, je ne sais pas comment le dire autrement. Donc oui à l’alliance mais pas à n’importe quel prix. Pour moi, il y a un vrai contrat de réciprocité qu’il faut établir avec les autres organisations. Être dans quelque chose de coopératif mais pas dans quelque chose de l’ordre de la récupération. On est hyper au taquet là dessus. » Elle poursuit : 

« On a une expertise et des héritages où il y a eu tellement d’extorsion qu’on fait attention. Sur la lutte féministe, c’est pareil. On a une telle expertise d’usage au quotidien dans les quartiers populaires qu’on ne peut plus nous la faire à l’envers. Ce n’est plus possible. » 

NOUS AUSSI, LES VOIX INVISIBILISÉES

Une remise en question du mouvement féministe dit mainstream (dominant) est essentielle. Non pas pour le décrédibiliser mais pour le faire avancer. Encore plus loin. Lui permettre de décentrer le regard de l’unique bannière (universaliste) « Femmes » qui réduit et exclut toute une partie des militant-e-s et participe à les invisibiliser. Outre les dissensions qui peuvent sévir au sein de cette lutte plurielle, critique est faite autour d’une politique trop généraliste et trop lisse de certaines organisations. C’est le cas en 2018 quand le groupe national Nous Toutes appelle à la mobilisation le 24 novembre contre les violences à l’encontre des femmes. Plusieurs collectifs se réunissent en réponse sous l’intitulé Nous Aussi. Pour appuyer le fait que les violences sexistes et sexuelles s’expriment au-delà du sexe et du genre et d’intensité différente selon les trajectoires et les situations.

« En disant « Nous aussi », nous voulons faire entendre les voix de celles pour qui les violences sexistes et sexuelles sont une expérience inséparable du racisme, du validisme, de la précarité, qui définissent nos quotidiens : les violences sexuelles que nous subissons sont souvent pour nous l’aboutissement de notre domination matérielle, économique et sociale dans chacun des aspects de nos vies, que ce soit au travail, à la fac, dans la rue, à la maison ou face à des policiers. », expriment les associations et collectifs activistes tel-le-s que Acceptess T, le Collectif Afro-Fem, Gras Politique, Handi-Queer, Lallab ou encore le Strass dans l’appel publié sur le site de Mediapart.

Cette même année, Céline Extenso remarque la faible présence, voire l’absence, de femmes handicapées ou de pancartes s’y référant au sein du cortège. Les rangs des manifestations grossissent drastiquement depuis 2017, année de l’affaire Weinstein et l’essort des mouvements #MeToo – qui représentent une accélération dans le mouvement féministe qui avait déjà entamé depuis plusieurs années un renouveau – mais les mêmes erreurs semblent se répéter. Avec d’autres femmes handicapées, elle crée les Dévalideuses, un collectif handi-féministe luttant contre l’invisibilisation des femmes handicapées dans la société et au sein du mouvement, et plus largement contre le validisme, défini comme une oppression, une discrimination qui s’applique aux personnes handicapées. Dans l’émission Penser les luttes, diffusée en janvier dernier sur Radio Parleur, Céline Extenso explique :

« On s’est dit que si on voulait exister publiquement et politiquement, il fallait qu’on s’organise. Première mission : exister dans les milieux militants, les faire nous intégrer à leurs luttes, leurs événements, autant qu’à leurs théories. On essaye d’être là régulièrement pour faire pression et se rappeler à leur bon souvenir quand la pandémie et les conditions d’accessibilité le permettent. »

Les Dévalideuses constatent les bonnes volontés mais aussi et surtout les faibles moyens entrepris « quand il faut remettre en cause ses pratiques militantes ». La co-fondatrice développe : « On voit qu’il y a encore énormément de boulot. Quand on nous invite, il faut que l’événement soit accessible. En général, les gens pensent aux ascenseurs, aux marches, mais le handicap, ce n’est pas seulement les fauteuils roulants. Il y a des handicaps psychiques, visuels, etc. Des personnes vont avoir besoin d’un lieu calme, de lire sur les lèvres… Il y a plein de choses à prendre en charge. Le covid a été un énorme révélateur de validisme. Les personnes handis sont souvent plus à risque. Ça a l’air d’être un poids insupportable pour les validistes de prendre ça en compte. Alors que c’est un acte militant de protéger la collectivité ! »

Les femmes handicapées demeurent un sujet en marge des espaces de luttes féministes. Non considérées comme femmes à part entière, elles ne sont pas imaginées ni comme objets de désirs, ni comme figures maternelles et maternantes et encore moins comme des victimes de violences sexistes et sexuelles. « Elles en subissent pourtant plus que les femmes valides. On parle de maltraitance quand ça arrive. Comme on parle d’un animal… Et sur ce sujet-là, on est énormément déçues des féministes qui ont du mal à nous intégrer dans les données. », déclare Céline Extenso.

Des alliances se nouent avec des collectifs comme Gras Politique, engagé contre la grossophobie, ou encore Act up, dans l’accès à la santé des personnes LGBTIQ+ et des personnes séropositives. « Petit à petit, on sent que les allié-e-s se multiplient et qu’on va pouvoir les atteindre de plus en plus. Ouvrir le champ, ça veut dire se décentrer un petit peu de sa propre lutte. C’est clairement y gagner car avoir une vision plus large, c’est avoir une vision plus intelligente ou plus complète du problème. Mais ça, c’est souvent dur… », poursuit-elle.

SE POSITIONNER, RÉELLEMENT

En septembre dernier, l’association trans et intersexes de Grenoble, Rita, interpelait l’organisation Nous Toutes quant à la date choisie pour la manifestation contre les violences sexistes et sexuelles, le 20 novembre. Date emblématique pour la communauté LGBTIQ+ qui se rassemble ce jour-là pour la journée internationale du Souvenir Trans (TDoR). Dans un communiqué, les militant-e-s expliquent : « Chaque année, depuis 24 ans, on se rassemble et on rassemble nos forces pour honorer nos mort-e-s, assassiné-e-s et suicidé-e-s. Or il semble que pour le mouvement féministe mainstream NousToutes, nous personnes trans sommes quantité négligeable. Nous avons bien compris à quel point leur soutien à la communauté trans est performatif, que nombre d’entre nous continuent de se faire ostraciser par votre organisation, que votre hypocrisie vous conduit à nous brosser dans le sens du poil en réunion mais que vous continuez à organiser et promouvoir des événements où on est maltraité-e-s, et à discréditer toute critique en vous appuyant sur notre colère. »

Ce à quoi l’organisation visée répondra qu’elle échange avec des structures trans et des structures de protection à l’enfance (le 20 novembre étant également la Journée internationale des droits de l’enfant) « pour trouver un moyen que la manifestation NousToutes permette de donner de la visibilité à toutes les luttes, celle contre la transphobie et celle contre la pédocriminalité. » La date sera maintenue à Paris. Nous Toutes 38 et Nous Toutes 35, entre autres, prendront la décision de s’affranchir de l’appel national, comme le précisent les militant-e-s féministes grenobloises :

« Est-ce possible de construire une convergence des luttes autrement que dans une dynamique de co-construction ? Non. Est-ce que la convergence des luttes peut être un concept qu’on instrumentalise pour imposer son propre calendrier aux autres luttes et masquer la perspective cis-sexistes de son organisation ? Nous ne le pensons pas non plus. Nous pensons qu’il est impossible de lutter contre les violences patriarcales en les reproduisant. La solidarité est une arme politique et matérielle, pas juste un exercice déclaratif. » Les marches auront lieu le samedi suivant. 

UN TRAVAIL DE RÉSEAU

« Le Service d’Autoprotection Pailletté – le SAP – et l’ensemble de son équipage repérable par des pancartes violettes portées en sandwich sont heureux de vous accueillir pour cette manifestation « En route vers la fin du patriarcat » Nous sommes le 8 mars (2021, ndlr), à Rennes, à République et la température actuelle est… chaud bouillante nan ? Nous vous proposons d’assurer votre confort durant cette marche en encadrant un cortège de tête en mixité choisie. Pour cela, nous vous rappelons que le principe de ce cortège est de laisser les personnes concernées prendre la tête. 

Les consignes pour ce cortège vont vous être présentées. Accordez-nous quelques instants d’attention merci. Vous êtes une femme, une personne non binaire, intersexe, un homme trans, vous êtes les bienvenu-e-s devant. Vous êtes un homme cisgenre, c’est-à-dire que votre genre ressenti homme est celui qu’on vous a assigné à la naissance. Alors votre place, en tant qu’allié de nos luttes, est derrière le cortège de tête. Vous pensez que le patriarcat c’est du pipi de chat et vous êtes arrivé-e-s ici par hasard, alors nous vous demanderons d’évacuer la manifestation. Car le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule !!! »

Depuis plusieurs années, ce sont les militant-e-s de Nous Toutes 35 qui organisent les manifestations du 8 mars et du 25 novembre. Mélissa et Louise en font partie, depuis respectivement 2 ans et demi et 1 an et demi, et établissent clairement qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut se faire seul-e : « On marche avec un réseau de collectifs et d’associations. On s’en fiche de porter la voix de Nous Toutes 35, l’important c’est de se mélanger et de laisser les différentes structures s’exprimer. On lance un appel aux prises de paroles. Parle qui veut. Alors oui, ça demande du temps à organiser. C’est un travail sur le long terme et l’idée, c’est de faire mieux que les années précédentes. »

Cela implique de bien connaître le tissu associatif, militant, syndical et politique. De bien connaître et comprendre les enjeux de chaque groupe, en interagissant avec chacun, pour mieux en saisir les tenants et les aboutissants. « Quand on construit le trajet, on a en tête qu’il faut le rendre accessible. On le fait donc avant la manifestation. Pour repérer s’il y aura des toilettes par exemple sur le parcours. Et ça, ce n’est pas toujours évident ou possible. Il faut penser aussi que des personnes voudront peut-être s’asseoir, prévoir des chaises. Construire le trajet de manière à ce que les personnes qui ne peuvent pas suivre toute la manifestation puissent nous rejoindre à un moment grâce au métro… », explique Louise. Mélissa précise :

« On a travaillé avec le collectif Les Dévalideuses et maintenant, avec Crip Crew (collectif rennais créé par et pour des personnes handicapées, ndlr), on suit ça. Il y a d’autres éléments à prendre en compte en amont et qui demandent d’être pensées bien avant les manifs, comme par exemple de ne pas isoler les personnes sans papiers dans le cortège ou d’expliquer, si on entend parler d’une action radicale qui pourrait ramener la police, que vis-à-vis de certaines personnes présentes ce jour-là, il vaut mieux éviter. »

Pas de secrets ni de miracles pour les militant-e-s. Pour organiser une lutte inclusive, l’essentiel est de s’armer d’informations, de rencontres, de discussions autour des situations spécifiques. « Ça se réfléchit toute l’année, pas uniquement pour les manifestations ! Il faut nous éduquer nous-mêmes. Aller voir les collectifs, les associations, se renseigner, écouter. Il existe beaucoup d’outils facilement trouvables… », disent-elles, insistant bien sur le fait qu’iels ne sont pas parfait-e-s. Expérimenter, tester, avancer ensemble. En local, au quotidien. Car comme le signale Nous Toutes 38, « il est important de prendre conscience que les luttes féministes se construisent aussi au local, et font face à des problématiques spécifiques. Nous interrogeons la centralisation des mots d’ordres depuis Paris. Nous ne croyons pas en cette structuration pour la construction d’une mobilisation pérenne et politiquement ancrée. La lutte féministe doit se penser dans une perspective matérielle et révolutionnaire, pas idéaliste et réformiste. »

DÉCENTRALISER LES QUESTIONS FÉMINISTES

Rennes morcelle les départs de cortège en divers lieux de la ville. « Pour montrer qu’il y a autre chose, en dehors du centre ville. Créer des lieux différés, c’est aussi une manière de ne pas se sentir seul-e quand on se rend en manif. C’est laisser place aux vies de quartier aussi. », souligne Louise. Même topo au niveau national. Les 22 et 23 janvier ont eu lieu les Rencontres nationales féministes, dans la capitale bretonne. Plus d’une centaine d’organisations, associations et collectifs militants ont répondu ce week-end là à l’appel de la Coordination féministe dont la naissance remonte au premier confinement. « À l’automne 2019, les militantes de Toulouse, Toutes en grève 31, ont appelé à une rencontre féministe qui a réuni plus de 250 personnes qui ont échangé autour d’expériences différentes et ont fait lien avec les militantes d’Espagne, d’Amérique latine et d’Algérie. Quelques organisations de la Coordination ont eu contact à ce moment-là. », explique Lisa, militante parisienne, membre de la Coordination féministe.

La crise sanitaire frappe et la pandémie révèle l’ampleur des inégalités de genre, et par conséquent la précarité des personnes sexisées. Le confinement est alors l’occasion de faire un recensement de toutes les structures militantes appelant à la mobilisation lors des 8 mars et 25 novembre. Un travail de titan-e-s, jamais réalisé auparavant. De ce travail minutieux, nait la Coordination féministe qui signe un premier texte visant à appeler à la mobilisation pour un déconfinement féministe. C’était le 8 juin 2020 et les rassemblements mettaient en lien les questions féministes, la précarité, le système de santé actuel, le capitalisme et les mécanismes de domination opérants dans les groupes oppressés. « Depuis, on a signé des appels, écrits ensemble, pour les manifestations, fait un webinaire féministe contre l’islamophobie et participé au cortège de Nice en juin 2021 contre la politique d’immigration de Macron, « Toutes aux frontières ». », précise Lisa. 

Se retrouver à Rennes en janvier dernier résulte d’un véritable choix à décentraliser les féminismes de Paris. Les Rencontres ont vocation à tourner au sein des différentes villes de France. « Il y a eu plusieurs temps durant le week-end. Pour expliquer les objectifs autour de la grève féministe du 8 mars et de la lutte contre l’extrême droite. Il y a eu aussi des ateliers en non mixité avec des personnes racisées, des personnes handicapées, puis des moments en mixité pour avoir des retours autour des différentes pratiques. », commente Phil, militante lyonnaise, elle aussi membre de la Coordination féministe. Porter un projet commun. S’allier pour créer sur le long terme. Pour les deux militantes, penser la lutte de manière inclusive n’appartient pas à une dynamique nouvelle. « La nouveauté, c’est que l’on se retrouve pour le faire. », signale Phil. Lisa précise :

« Ça a existé dans les années 70. Après, ce que l’on observe, c’est la 4e vague comme on dit dans mon collectif. Depuis 2010, on assiste à un renouveau des luttes féministes, amplifié par les mouvements MeToo. Le mouvement féministe est divisé sur certains sujets et manières de faire. Une partie a été intégrée dans l’Etat et nous, on veut un féminisme autonome. Imposer nos revendications, notre agenda politique, dépendre de nous-mêmes. » Elles le disent, l’objectif des Rencontres n’est pas de résoudre les dissensions. Mais bien d’échanger, s’écouter, se transmettre des savoirs et connaissances, et inclure. « Nos discriminations en fonction de nos situations, c’est la base du féminisme ! On ne veut surtout pas invisibiliser les personnes déjà invisibilisées. », intervient Phil. 

DE LA RAGE ET DES PAILLETTES

La réalité est complexe. « Créer un espace pour la défense de toutes les personnes opprimées, c’est très bien sur le papier. Aujourd’hui, la composition de la Coordination est moins diverse que ce que l’on voudrait. Ce n’est pas un échec d’admettre ça. Il y a des réalités. Des personnes pour qui c’est plus compliqué de militer. La Coordination, c’est un mouvement vivant, en évolution constante. L’idée, c’est d’avoir une démarche volontariste et que les différents collectifs puissent s’y investir. Tout ça est vivant et c’est à nous tou-te-s ensemble de créer les conditions pour que le plus de personnes puissent s’en saisir. », analyse Lisa. D’accord ou pas d’accord sur tous les sujets, là n’est pas la question. La difficulté consiste plutôt à trouver des terrains d’entente pour co-construire une vision commune sur le long terme.

« Sur place, on n’est pas là pour des débats d’idées mais pour avancer ensemble. On peut avoir des opinions diverses et écouter quand même les concernées, sans faire part de notre avis. L’idée de la Coordination et des Rencontres, c’était aussi et surtout pour organiser la grève du 8 mars. Pas forcément pour celui de 2022 mais surtout pour 2023 et les années suivantes. La question, c’est donc comment on organise une grève féministe inclusive ? Quand on n’a pas de travail, quand on a une famille à gérer, quand on habite loin des grandes villes, quand on est mère célibataire, etc. comment on fait pour rejoindre la grève sans la faire porter à d’autres femmes, vivant dans des situations autres ? », interroge Phil. S’inspirer de ce qui existe à l’étranger, en Espagne par exemple ou en Suisse. Ainsi que des mouvements antérieurs, notamment celles des ouvrières du XXe siècle.

Cantines de rue, garderies collectives, caisses de grève… Il est essentiel de puiser les idées et outils dans les réussites du passé et les expériences des concernées, des militantes, des travailleuses, de toutes celles qui participent à la lutte, du quotidien, du terrain. Repenser l’organisation de la société. Là encore un travail minutieux s’impose. Pour une grève massive et inclusive, l’organisation en amont est primordiale si elle ne veut pas exclure une partie des personnes minorées et oppressées. Les militantes le disent : une journée de grève, c’est une année de préparation minimum. « Alors oui, ça rajoute des nouvelles choses à penser. Mais c’est aussi plus gratifiant de réfléchir et organiser un mouvement général. C’est plus valorisant ! On ne fait pas les choses dans le vent, on n’est pas seules, on va réussir à faire ensemble et ça, c’est motivant ! », s’enthousiasme Phil. Leur force émane du collectif, du fait de se retrouver, de s’encourager, se valoriser dans les expériences et compétentes des un-e-s et des autres.

« On est pour un militantisme qui ne soit pas du sacrifice. Ça ne veut pas dire que c’est simple à organiser un événement comme on a fait à Rennes, ça veut simplement dire que la balance de force et de bien que ça nous apporte pèse plus que la difficulté. Ça nous donne de la force pour la suite. Des fois, on se sent seul-e-s. Echanger avec des personnes qui ont les mêmes difficultés, ça fait du bien. On s’envoie des messages de cœurs, d’étoiles, on discute dans la joie et la bonne humeur. C’est un mélange de rage et de paillettes ! », ajoute Lisa, en souriant. 

NE PAS OUBLIER LE CÔTÉ FESTIF

Que ce soit à l’occasion des Rencontres nationales féministes ou des manifestations des journées internationales de mobilisations contre les violences patriarcales, les militantes n’oublient pas d’entremêler revendications et festivités. Tout est politique et c’est bien cela que l’on doit faire primer comme le rappelaient les membres de la Pride radicale, organisée à Rennes le 16 octobre dernier : « Nous, ce sont des personnes Trans Pédé Gouines + (TPG+), queers, précaires, racisé.es, handi.es et allié.s. Nous souhaitons reprendre le contrôle de nos vies et de nos luttes en nous emparant de l’espace public et invitons les concerné.es et allié.es à participer à cette convergence pour rassembler nos combats et repolitiser nos identités. En effet, les marches des fiertés se succèdent et se dépolitisent d’année en année. Si elles ramènent du monde et de la visibilité, elles ne deviennent qu’un grand défilé festif à ciel ouvert, une vitrine d’une journée. Nous ne nous opposons pas à la fête, au contraire, mais nous croyons aussi en l’importance de porter des actions plus directes, de perturber l’ordre établi et ne pas se cantonner à la tranquille journée de visibilité que l’on nous accorde chaque printemps. »

Ateliers, concerts, conférences, assemblées, entre quatre murs s’allient alors aux prises de paroles, marches, collages, slogans et pancartes délivrant des messages forts dans l’espace public. Là où le nouvel aménagement de l’Hôtel Dieu avait vu expositions, stands militants et bibliothèques féministes s’installer après une manifestation, c’est la place de la République cette année qui s’est transformée en espace d’informations et de kermesses – où l’on pouvait chanter à la gloire de sardinières ou encore éclater les têtes de Darmanin, Zemmour, Macron, Castex, etc. – avant de laisser place à Big Up, le week-end suivant, à la maison de quartier Villejean et au pôle associatif de la Marbaudais, à Maurepas. 

« C’est important de créer un espace joyeux, de fête et d’inclusion, avec les collectifs des quartiers. », souligne Mélissa à propos de cet événement culturel et artistique, aux valeurs et revendications militants, féministes et antiracistes, composé de temps d’échanges, d’auto-formation, de transmissions des savoirs et des vécus, de parties de foot, de scènes ouvertes et de concerts vibrants. « L’idée, c’est d’ouvrir l’espace sous différents formats, différentes modalités de lutte. Le festival est une modalité de lutte ! Ça permet de multiplier les moyens de partager nos luttes et nos fêtes et de faire venir, rencontrer et participer des personnes qui ne trouvent peut-être leur place, ou leur légitimité, en manif ! », conclut Louise.

QUESTIONNER LE LANGAGE

La lutte inclusive ne peut se mener sans la prise de paroles des concernées. Les voix se multiplient, c’est indéniable, et la question du langage apparaît comme un enjeu important. Une base nécessaire puisque les mots peuvent blesser, les mots peuvent exclure, les mots peuvent violenter, les mots peuvent porter à confusion. Priscilla Zamord, de Front de Mères, en prend un exemple flagrant :

« Parfois je vois des glissements. Comme sur l’intersectionnalité. Y a moyen à un moment de juste revenir sur la genèse ? Kimberlé Crenshaw, juriste afroaméricaine, a défini l’intersectionnalité par l’origine ethnique et les discriminations qui venaient autour se compléter. Et aujourd’hui, je vois parfois des féministes qui ont complètement évacué la question de la discrimination raciale et qui se disent « tiens on va y mettre un peu de LGBT, de handicap, etc. ». Non, ça ne marche pas comme ça. Un peu de respect pour celles qui ont conçu, conscientisé, lutté… MeToo, c’est pareil. On dit que c’est Alyssa Milano qui l’a lancé aux Etats-Unis alors que non c’est une afroaméricaine, Tarana Burke, qui a lancé le hashtag. Elle a été complètement invisibilisée. »

Nommer celles qui ont pensé, agi, œuvré, créé, théorisé, revendiqué. Nommer les théories, les actions, les violences, les vécus et les besoins. Et respecter. « Le langage est un instrument de pouvoir. C’est bien expliqué dans le film documentaire Empower : se réapproprier le langage permet de contrer les logiques de domination. Dire travail du sexe renvoie à la notion de travail. La société et les institutions ont du mal à penser que ce que font les femmes constituent un travail. », analyse Emilie, professeure de sociologie, aux côtés de Doris, co-fondatrice des Pétrolettes, le 25 novembre. Cette dernière souligne d’ailleurs :

« Je conseille aux personnes qui ne sont pas des travailleuses du sexe de dire travailleuses du sexe ou TDS. Ça nous inclut dans la lutte pour tou-te-s les travailleur-euse-s du sexe. Pute, je le réserve pour moi et mes collègues. Je ne conseille donc pas aux allié-e-s d’utiliser le mot pute, qui est plutôt un terme réservé aux concerné-e-s qui se réapproprient l’insulte. » Au même titre que certaines personnes LGBTIQ+ vont se réapproprier les insultes PD et gouines. Sans oublier queer. 

SE DÉCONSTRUIRE À TRAVERS LE LANGAGE

« Le langage et la grammaire sont des lieux pétris par l’idéologie. », commente Julie Abbou, post doctorante en sciences du langage à Paris 7, le 18 janvier dernier à l’occasion de sa conférence « Comment dire l’émancipation ? Les pratiques féministes du langage », organisée à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité. Pour les militant-e-s féministes, l’enjeu est grand. Puisqu’il permet de bousculer la grammaire et ainsi devenir sujet, être enfin représenté-e. Faire entendre une critique du monde. Pouvoir porter une parole féministe depuis une position de femmes. Puis plus largement de déconstruire la binarité du genre. Féminiser le langage, rappeler la présence des hommes et des femmes dans les différents groupes nommés, visibiliser la moitié de l’humanité considérée comme une minorité, trouver un genre commun, voire éviter le genre… Julie Abbou revient sur l’histoire du langage depuis les années 60, où elle apparaît comme un enjeu central dans les mouvements de lesbiennes et de libération des femmes.

Vingt ans plus tard, on commence à féminiser les noms de métiers « et tout le monde s’y fait, à part l’Académie française qui va mettre 35 ans de plus… ». Dans les années 90/2000, Arlette Laguiller parle des travailleuses et des travailleurs, EDF écrit à ses cher(e)s client(e)s, les universités mentionnent les étudiant-e-s et les papiers d’identités indiquent « né(e) ». En 98, une circulaire est déposée sur la féminisation du langage. Elle passe comme une lettre à La Poste, à une époque « où le féminisme a quasi disparu de la scène politique et où on commence à parler de la parité. » La post doctorante en arrive au début des années 2000 : « Dans les sous sols de la contre culture, les espaces féministes et anarchistes entendent bousculer la grammaire. Défaire la catégorisation du genre pour déjouer les assignations. »

 Elle parle alors « d’une remise en question des rapports sociaux à travers le langage, faisant de la langue un lieu de lutte et d’émancipation. » Dix ans plus tard, de nouveaux pronoms arrivent et en 2015, le Haut Conseil à l’Egalité publie un Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe. En 2019, Netflix utilise le point médian dans une publicité. Et tout ça ne choque pas grand monde. Dès lors que l’on ne parle pas d’écriture inclusive… En 2016, « une agence de comm’ met le feu aux poudres ».

Elle publie un Manuel d’écriture inclusive, dépose l’expression comme une marque et en fait des formations. En 2017, gros tollé concernant un manuel scolaire utilisant des formes masculines et féminines dans ses contenus… Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, s’insurge : « Je ne suis pas pour l’obligation d’enseigner l’écriture inclusive à l’école » et le premier ministre à l’époque, Edouard Philippe, dépose une circulaire obligeant les textes officiels à utiliser « le masculin générique ».

En 2021, une proposition de loi va même jusqu’à demander l’interdiction de l’écriture inclusive pour les missions de service public. Julie Abbou explique : « Tous les procédés de féminisation du langage et d’écriture inclusive ne sont pas juste là pour désigner la présence des femmes et la présence des hommes mais aussi indexer un sens social. C’est-à-dire comment l’interlocuteur-ice se positionne : féministe, conservateur, etc. C’est une pratique politique de la grammaire. Et l’inclusion prend place dans un champ sémantique plus large : lutte contre les discriminations, diversité, égalité des chances, parité, intégration, etc. » 

La représentation passe aussi par le langage. À l’oral comme à l’écrit, il visibilise, donne à voir, à entendre, permet de faire exister. Nous rend plus entier-e. Et affirme une partie de qui nous sommes et de nos revendications communes. Mais il ne suffit pas d’utiliser l’écriture inclusive sur un tract ou une brochure pour rendre la lutte inclusive. Si le langage y participe, cette dernière ressort de la mise en valeur par des actions et des spécificités des un-e-s et des autres, par le respect, l’écoute, la création d’espace mixtes et non mixtes mais aussi la liberté de faire par soi-même et de s’afficher en soutien.

Ne pas parler à la place de, ne pas faire à la place de. Organiser ensemble. Penser ensemble, même si différemment. Expérimenter. Trouver un terrain d’entente. Dans la reconnaissance des parcours, vécus, expériences, trajectoires, situations, conditions. Faire front commun sans aliéner les identités propres à chacun-e. 

 

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Inclusion : croiser les forces
Déconstruire les dominations au sein des espaces de lutte
Lutter ensemble
Allié-e-s, plus qu'une notion

Célian Ramis

LGBTIQ+ : Fièr-es !

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« Y en a assez ! assez ! assez de cette société qui ne respecte pas les trans, les gouines et les pédés ! » Colorées et festives, les manifestations prônent des revendications fortes concernant les droits, le respect et l’inclusion de tou-tes.
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« Y en a assez ! assez ! assez de cette société qui ne respecte pas les trans, les gouines et les pédés ! » Juin 2021, les Marches des Fiertés s’élancent dans plusieurs villes de France, dont Rennes, Paris, Lyon, Nantes, Strasbourg, Troyes ou encore Metz et Tours. Colorées et festives, les manifestations n’en restent pas moins engagées et militantes, prônant des revendications fortes concernant les droits, le respect et l’inclusion de toutes les orientations sexuelles et identités de genre dans une société qui rame (un peu, beaucoup) à accepter et reconnaître leurs existences.

Pas de Marches des Fiertés l’an dernier, en raison de la crise sanitaire. Pour leur retour, après un an de pandémie, de confinements, de restrictions et de gestes barrières, on sent un goût d’urgence. Un cri de colère mais aussi un cri d’amour. Le besoin vital de se retrouver et d’éprouver ce sentiment de liberté à exister pleinement dans l’espace public. Lesbiennes, gays, bis, trans, intersexes, queer, drags queens et kings, personnes en questionnement, pansexuel-le-s, asexuel-le-s, handicapé-e-s, racisé-e-s, non binaires prônent la multitude et la pluralité des identités.

Réduites à leurs orientations sexuelles et identités de genre, les personnes LGBTIQ+ sont encore majoritairement invisibilisées, discriminées, violentées et marginalisées. PMA pour TOU-TE-S, interdiction des thérapies de conversion, dépsychiatrisation de la transidentité, droit d’asile pour les personnes exilées en raison de leur sexe, orientation sexuelle et/ou identité de genre, arrêt des mutilations génitales sur les personnes intersexes… L’évolution des droits comme des mentalités est encore trop lente.

« Attention, sortie de placard ! » Sur le mail François Mitterand, HUMAN est écrit aux couleurs arc-en-ciel. Les pancartes « Queer féministes en colère », « Nos vies ≠ vos théories », « Jésus aussi avait deux papas », « Une maman peut en cacher une autre » ou encore « Une journée sans lesbienne est une journée sans soleil » côtoient les multiples drapeaux qui flottent dans la foule. La pansexualité s’exprime en rose, jaune et bleu, là où la bisexualité se colore de rose, violet et de bleu et là où la transidentité s’illustre de bleu, rose, blanc et de rose et bleu à nouveau. Sans oublier la non binarité, qui se pare de rose, blanc, violet, noir et bleu.

On entend résonner les slogans militants « Y en assez ! assez ! assez de cette société qui ne respecte pas les trans, les gouines et les pédés ! », « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! » avant de se déhancher sur des chansons de Lady Gaga, Mylène Farmer, Beyoncé ou encore de Lykke Li. Ce samedi 5 juin, la Marche des Fiertés, organisée par Iskis, le centre LGBTI+ de Rennes, réunit plus de 5 500 personnes. Toujours plus nombreuses, toujours plus déterminées. Sans chars, comme aux origines. L’ambiance est festive, l’humour trône sur certains panneaux, aux punchlines bien senties « Dur à queer » et « Darmanin va te faire queer le cul », et les messages ne sont pas sans rappelés les origines de la manifestation : « Pas de flics dans nos Pride », indiquent les Colleuses qui zieutent de part et d’autre, avant de filer à vive allure, sourires aux lèvres et pinceaux à colle dans les mains. 

AUX ORIGINES DE LA PRIDE

Nous sommes le 27 juin 1969 à New York et dans la nuit, éclatent les émeutes de Stonewall. Les descentes policières sont fréquentes au Stonewall Inn mais ce soir-là, elle est plus tardive et non connue des client-e-s LGBT. Leurs arrestations vont entrainer la colère et la révolte des passant-e-s, qui s’insurgent et jettent pièces, briques et ordures sur les forces de l’ordre, à l’instar de Marsha P. Johnson. C’est une femme et militante trans racisée comme le rappelle une pancarte à Rennes : « Les queer racisées existent – Arrêtez de nous invisibiliser ». Au dos : « Marsha Johnson et Sylvie Rivera 2 femmes trans racisées qui ont créé la pride. » Ces événements marquent un tournant majeur dans l’histoire des luttes LGBT. Le collectif Gay Liberation Front est fondé et la Gay Pride est organisée dans le sillage des émeutes qui dureront une semaine au total, participant à la fédération du mouvement queer. 

En France, il faut attendre 1977 pour que la première marche homosexuelle prenne naissance à Paris, à l’initiative du Groupe de Libération Homosexuelle (GLH) et du Mouvement de Libération des Femmes (MLF). Deux ans plus tard, on rattache la manifestation à Stonewall et dans les années 90, on parle de Gay Pride. À partir de 1994, de nombreuses villes de province, dont Rennes, développent leurs marches. « Il y avait des femmes dans la Gay Pride alors on s’est dit qu’il fallait l’appeler la Lesbian & Gay Pride. L’année suivante, en 95, Paris a voulu s’approprier la dénomination. J’y suis allée avec l’affiche de Rennes. C’est nous qui l’avions trouvée, on était rennaises et on était fières ! », explique Mireille, militante lesbienne venue assister à la conférence de la FÉÉRIE, la FÉministe Équipe de Recherche Insolente et Érudite, le 10 juin dernier à la Maison des Associations de Rennes.

Couple de femmes qui s'embrassentÀ partir d’archives et d’interviews, Françoise Bagnaud, co-présidente d’Histoire du Féminisme à Rennes et lesbienne, Clémentine Comer, féministe, chercheuse et membre de Prendre le Droit, Alice Picard, féministe et chercheuse, et Camille Morin-Delaurière, féministe et doctorante en sciences politiques, travaillent sur le militantisme lesbien à Rennes et présentaient ce soir-là leurs recherches autour de l’engagement lesbien et ses coalitions et divergences avec les milieux respectivement gay et féministe dans les années 70 et 80. « À l’époque, on vivait cachées, c’était seulement ensemble, dans la communauté, qu’on était nous-mêmes. » Le témoignage de Sylvie n’est pas isolé et est révélateur de la lesbophobie de l’époque, qui perdure aujourd’hui encore.

En 1977, l’homosexualité constitue un délit, la société est marquée « par l’absence de figures d’identification lesbiennes et par un certain silence autour de ce terme de lesbienne, y compris dans le milieu féministe. », souligne Françoise Bagnaud. Rares sont les femmes qui vivent leur lesbianisme en public ni même auprès de leurs entourages familiaux et amicaux. La FÉÉRIE replace le contexte : la pression sociale de la norme hétérosexuelle est importante, au même titre que la pratique religieuse encore bien présente, sans oublier que l’homosexualité est considérée comme une maladie mentale. Se révéler, s’assumer au grand jour, c’est prendre le risque d’être internées. Le tabou provoque l’isolement, insistent-elles. 

DANS LE SECRET DES LESBIENNES

En 1978, une semaine homosexuelle est organisée à la MJC La Paillette et des lesbiennes du Groupe de Libération Homosexuelle y tiennent un stand, qui débouchera sur la naissance du Groupe Lesbien. Espace sécurisé dans lequel elles peuvent échanger autour de leurs vécus et rompre leur isolement, elles font leur entrée dans le militantisme homosexuel par le biais des hommes au départ, de qui elles se détachent l’année suivante, ces derniers faisant régulièrement obstacle à l’expression des femmes. Quatre ans plus tard, dans le sillon de ce premier groupe, née l’association Femmes Entre Elles dont la mission est de « promouvoir l’identité lesbienne dans le respect des droits d’une personne à disposer d’elle-même. »

Permanences hebdomadaires, débats, jeux de société, rallyes auto… Les membres peuvent ici s’épanouir dans leur vie, l’acceptation et la compréhension de leur sexualité. La non mixité sert de source d’informations mais aussi de levier d’émancipation. « Le militantisme lesbien à Rennes se singularise dans l’importance qu’occupe le wendo, une pratique d’auto-défense féministe. », signale Clémentine Comer. Mélange d’arts martiaux et de self défense traditionnelle, le wendo s’adapte aux vécus spécifiques des femmes. Les stages sont mis en place par FEE, toujours à La Paillette. La chercheuse poursuit : « Ce sont des moments où les femmes prennent collectivement conscience des violences qu’elles ont vécues et où elles acquièrent confiance en elles. L’objectif de cette pratique est de comprendre ce qui se joue au moment d’une agression, quelles postures peuvent être mises en place pour faire face, aiguiser sa vigilance dans une situation où la peur apparaît, mais aussi reconnaître sa propre force et puissance. »

Des adeptes de wendo créent en 1983 La Cité d’Elles, association se revendiquant féministe et ouvrant les stages aux femmes hétérosexuelles. Le Do It Yourself, la quête d’autonomie, concernant notamment le corps et la santé des femmes mais aussi les pratiques culturelles et artistiques, l’appropriation des savoirs universitaires, sont prônés par les deux structures. Les militantes intègrent les réseaux féministes régionaux, nationaux et internationaux, et rencontrent d’autres groupes lesbiens, à Angers et à Nantes par exemple, débouchant sur la création de la Coordination lesbienne de l’Ouest dans laquelle FEE joue un rôle prépondérant. C’est une ouverture aux voyages comme Ulli en témoigne : « On avait des adresses. Une lesbienne donnait l’adresse d’une autre, comme ça on pouvait voyager un peu partout, on était toujours hébergées. » 

Des tensions interfèrent pourtant entre les deux associations. La logique binaire de l’hétérosexualité et du genre est vivement questionnée par ce qu’on définit à l’époque comme le lesbianisme radical (appelé aussi lesbianisme politique, il remet en question l’hétérosexualité en tant que système politique, comme le théorise Monique Wittig dans son essai La pensée Straight) et la Cité D’Elles, dans un compte rendu de réunion, relate le sentiment « que le lesbianisme peut être ressenti comme un jugement de valeur envers les femmes qui ne le sont pas. » Malgré leur action conjointe visant à lutter contre la publicité sexiste en bombant des panneaux affichant des slogans choquants – à l’instar de « Violez la nuit » utilisé par une boite de nuit – les militantes féministes discréditent l’engagement de Femmes Entre Elles en parlant de « sous-culture lesbienne ».

« La Cité D’Elles est accusée de se cacher derrière le terme féminisme, par peur d’assumer le terme lesbienne, ce qui participe encore une fois à invisibiliser les lesbiennes. »
souligne les membres de la FÉÉRIE.

L’association est dissoute en janvier 1990. Nait quelques mois plus tard A Tire d’Elles qui partage le local avec FEE et c’est ensemble qu’elles initient la première Lesbian & Gay Pride à Rennes. L’événement désormais se fait connaître sous l’intitulé Marche des Fiertés LGBTI+ (lesbienne, gaie, bi, transgenre et intersexe) et l’inclusion s’inscrit jusque dans les mots d’ordre. À Rennes, sur l’affiche, trône en sous-titre : « Marre qu’on nous marche dessus – Anti-racistes, anti-fascistes et féministes, fièr-e-s et uni-e-s dans la rue ! » Pour Élian Barcelo, président d’Iskis au moment de la manifestation (depuis, le conseil d’administration a changé), « la manière d’exprimer les choses est aujourd’hui plus frontale. » Besoin de visibiliser l’ensemble des luttes. Besoin de visibiliser la pluralité des identités. D’autant plus « qu’on vient de vivre un an d’enfermement, une année dure, très dure. » 

CONFINEMENTS ET ISOLEMENT

Femme lors de la Marche des FiertésIl le dit, les membres actifs de l’association sont épuisé-e-s. « On est passé-e-s sous les rouleaux. On a eu énormément de demandes durant les confinements. Un appel à l’aide de manière générale. Pour des raisons diverses. Parce que certaines personnes n’avaient pas d’imprimante pour leurs attestations, d’autres ne savaient pas écrire, d’autres encore n’avaient plus de sous. L’accueil individuel a repris dès la sortie du premier confinement. On a reçu des personnes exilées, des personnes trans qui venaient d’engager des réflexions autour de la transition, des parents s’informant pour leurs ados… C’était déconcertant par le nombre. L’activité d’écoute n’a pas désempli depuis 2020. », relate-t-il. Et pour cause, la crise sanitaire a contraint la population à l’isolement, dans des conditions inégales selon les situations. Lors de la Marche des Fiertés, il n’est pas sans rappeler que les personnes LGBTI+ en ont largement souffert :

« Avec la fermeture des espaces communautaires, nous avons été privé-e-s de nos espaces d’écoute, de partage et de liberté. Nous n’avons pas pu vivre les moments de lutte et de joie dont nous avons besoin. Les confinements ont isolé les personnes LGBTI+ exilées qui ont dû retourner au placard pendant plusieurs mois. Les confinements ont exposé les jeunes LGBTI+ à des violences dans leur famille. La situation terrible a conduit certains d’entre nous jusqu’au suicide. Nous avons une pensée pour les étudiantes et étudiants transgenres que la transphobie administrative a broyé-e-s dans ces mois déjà si difficiles. L’isolement, le sentiment de solitude, le report de nombreux soins considérés comme non prioritaires, ont entrainé une dégradation de l’état de santé de nombre d’entre nous. »

Pour l’association Contact, qui prend également la parole en ce samedi 5 juin aux cotés d’Iskis, le Planning Familial 35, le NPA, Solidaires et AEdelphes, « la crise sanitaire a servi de prétexte pour ne pas avancer. » La structure poursuit : « Oui, il y a le projet d’ouverture de la PMA, vidé de toute substance en excluant les couples de femmes (le discours est prononcé avant le vote du projet de loi à l’Assemblée nationale, ndlr) et les personnes transgenres. Mais il y a aussi les thérapies de conversion, des tortures censées « guérir » l’homosexualité des personnes, toujours pas interdites malgré les promesses ! Il y a les mutilations des personnes intersexes, que le gouvernement et les législateurs s’obstinent à ignorer, malgré les nombreuses condamnations internationales. Il y a le changement d’état civil des personnes transgenres qui se fait toujours devant un juge. Et alors, nos droits, ils avancent quand ? »

Pancartes Pride lors de la marche des Fiertés

PMA (PAS) POUR TOU-TE-S

Le 29 juin 2021, l’Assemblée nationale adopte définitivement le projet de loi de bioéthique encadrant, entre autres, l’ouverture de la PMA – Procréation Médicalement Assistée – aux couples lesbiens et aux femmes célibataires. En France, c’est un moment historique. La joie, enfin, de ne plus réserver ce parcours, menant à la parentalité, aux couples hétérosexuels, contraignant ainsi les personnes n’entrant pas dans cette norme établie à se rendre à l’étranger. « J’ai pleuré de joie quand j’ai appris ça ! Égoïstement, j’étais trop contente ! », nous répond Bilame, militante féministe et créatrice du compte instagram Parlons lesbiennes, visant à déconstruire les LGBTIphobies.

« Je dis égoïstement, parce que la loi n’est pas inclusive pour tout le monde. On doit continuer à militer pour les droits de nos adelphes, continuer de se battre pour la PMA pour les personnes trans, pour la GPA (Gestation Par Autrui, ndlr), pour l’arrêt des mutilations génitales sur les personnes intersexes. », précise-t-elle. Rengaine électorale, cette avancée a un goût amer. Près de 10 ans que la loi est reportée. Près de 10 ans que les militantes lesbiennes luttent sans relâche pour être conviées et entendues dans les débats les concernant. Près de 10 ans que la visibilité est faite sur la Manif pour tous et son discours tradi-catho « Un papa, une maman, un enfant ». Elian Barcelo déplore la lâcheté politique des gouvernants. « On se dirige vers une PMA discount, qui arrive tardivement et est amputée. À l’image du mandat de Macron… Il n’y a aucune réflexion sur les personnes intersexes dans la loi de bioéthique et les personnes trans en ont été exclues. », commente-t-il.

Nikita, musicienne trans de Vicky VerynoLes réactions sont mitigées. L’heureuse nouvelle est rapidement remplacée par la colère, comme le souligne Nikita, musicienne et alter ego de Vicky Veryno : « Oui, c’est cool et il faut s’en réjouir ! Mais ça m’énerve, c’est marqué « Pour Tou-te-s » ! Ça me fait le même effet qu’au moment du Mariage pour tous (loi adoptée en mai 2013 après de violentes manifestations contre le droit au mariage pour tous les couples, ndlr). Quand c’est arrivé, je n’avais pas encore connaissance de ma transidentité et bisexualité. Je me demandais juste pourquoi les couples non hétérosexuels n’avaient pas autant de droits que les couples hétérosexuels ? »

Elle enchaine : « Et puis, ce que je trouve injuste dans la loi sur la PMA, c’est le fait qu’on ne parle pas de nos parcours. Ont-ils prononcé une seule fois le mot « transgenre » à l’Assemblée ? Il faut prononcer les mots. Ce n’est pas une insulte, ce n’est pas un problème. Il faut verbaliser sinon on invisibilise. Et on ne peut pas débattre de quelque chose dont on ne parle pas. On existe et il faut que la société sache qu’on existe. Les opposants prétendent que c’est contre nature pour nous d’avoir des enfants. Ils sont persuadés dans leurs convictions qu’on n’est pas normaux… »

Ces années de reports en série, de fausses excuses et promesses mollassonnes constituent une violence inouïe à l’encontre de la communauté LGBTI+. Écartée du débat, a contrario du reste de la société qui ne se prive pas de faire part de son opinion. Un cauchemar qui a réduit à néant de nombreux espoirs et désirs de grossesse et de parentalité, sans que cela ne soit le fruit d’un choix. Car c’est bien là l’enjeu de cette lutte : avoir le droit, avoir le choix, avoir le droit au choix. Au sein du militantisme trans, l’ex-président d’Iskis ressent une évolution dans les réflexions sur la transparentalité.

Grâce à des exemples désormais visibles de couples homosexuels dont au moins un-e des deux partenaires est transgenre accédant à la parentalité. « J’y avais personnellement renoncé en entamant les démarches de ma transition. J’y repense depuis un an. Et ce n’est que le début. », sourit Elian. L’action de Matergouinités, visibilisant l’homoparentalité et la transparentalité, est à valoriser et à relayer. Pour déconstruire les imaginaires autour de la famille nucléaire hétéronormée. Pour sortir du schéma binaire du modèle parental.

DES REVENDICATIONS FORTES ! 

Pancarte Fière de nous, fière de vousIl n’y a pas qu’à la Marche des Fiertés que la population LGBTI+ milite pour l’obtention de droits égaux et pour le respect de toutes les identités. Mais ce jour-là représente l’occasion d’afficher et de scander haut et fort, dans l’espace public – lieu de fréquentes et régulières violences verbales, physiques et sexuelles envers les personnes LGBTIQ+ comme le rappelle les associations, dont SOS Homophobie qui publie chaque année un rapport chiffré à ce sujet – les revendications fortes et nombreuses. Parmi elles, l’ouverture de la PMA sans discriminations et dans les mêmes conditions pour tou-te-s, l’arrêt des opérations et médications d’assignation imposées aux personnes intersexes, la dépsychiatrisation de la transidentité en France et son retrait de la liste des maladies mentales, un engagement conséquent des pouvoirs publics pour prévenir le mal-être et le suicide des personnes LGBTI+, l’interdiction des thérapies de conversion (lors du conseil municipal du 28 juin 2021, la Ville de Rennes a déposé un vœu auprès du gouvernement pour que celui-ci y mette fin ; le centre et la droite ont refusé de voter), des politiques de santé garantissant l’accès aux soins dans le respect des besoins spécifiques des minorités sexuelles et de genre et des moyens pour les appliquer ainsi que l’accord systématique du droit d’asile aux personnes LGBTI+ exilées.

« La situation se dramatise grandement pour les personnes exilées ayant fui leurs pays en raison de leurs orientations sexuelles et/ou identités de genre. Des centres LGBT ont noté des refus « type », qui ne sont pas adaptés à la situation spécifique de la personne. Ces questions sont liées aux quotas et à la stratégie politique de Macron… », appuie Elian Barcelo. Une pancarte affiche la critique : « France = pays des droits humains* - *Offre soumise à conditions », rappelant ainsi que toutes les vies comptent. Et c’est bien cela que défend, entre autres, Nikita qui participait à sa « première vraie pride depuis l’out ». Deux ans auparavant, elle assistait à la Marche, en marge du cortège, précise-t-elle.

« C’est ça que j’ai envie de voir. Il y a des personnes torses nus, il y a en fait tous les types de corps, maigres, gros, cassés, handicapés… Il fait beau et on se sent safe. Moi, je m’étais bien maquillée et je portais une belle robe. Il y a, je trouve, un côté festif « désespéré ». Dans le sens où c’est ce jour-là qu’on peut s’afficher pleinement. Les corps des personnes trans sont encore considérés de nature hors norme dans la société. Là, on est au milieu de gens qui ne risquent pas de nous taper. Ça devrait être comme ça 365 jours par an ! », scande-t-elle.

En échangeant sur le sujet, un sentiment de colère l’assaille. Et sa colère est légitime. Des insultes homophobes et transphobes, elle en voit tous les jours : « Il faut arrêter d’être surpris-e que les queer en aient marre. Si j’avais pu ne pas faire de transition, je ne l’aurais pas fait. Le ressenti que j’ai en moi, ce n’est pas un choix. La vie est déjà assez compliquée comme ça. Je veux juste des câlins. Moi aussi je pourrais être fâchée. » Fâchée contre une société qui prive une partie de la population de ses droits. D’une société qui ne respecte pas les identités dans leur entièreté. D’une société qui considère certaines existences comme anormales. Et qui de fait les en exclut. Jusque dans la Pride…

Illustration d'une femme nueLES TERFS ET LA TRANSPHOBIE

Le 26 juin, c’est en Ile-de-France qu’avait lieu la Marche des Fiertés. Pour la première fois, elle s’est élancée depuis Pantin, en Seine-Saint-Denis, pour rejoindre la capitale. Un point de départ symbolique tout comme l’avait été le point de ralliement de la manifestation du 8 mars à Rennes, initié à Villejean, élargissant le parcours aux femmes des quartiers, souvent oubliées des luttes féministes. Ce samedi de célébrations des fiertés et de revendications politiques a néanmoins été marqué, à Paris, de banderoles lesbophobes et transphobes par un groupe de TERFs - trans exclusionary radical feminism - c’est-à-dire des militantes féministes n’acceptant pas les femmes trans dans la lutte pour les droits des femmes (elles s’opposent par exemple à l’emploi du terme « personnes menstruées » quand on aborde les règles ou « personnes sexisées » quand on parle des violences sexistes et sexuelles, pensant que l’on « décentralise » les femmes du sujet en incluant les personnes trans).

« On a besoin de féminisme, pas de transition mutilante », peut-on lire dans le cortège. Vice-présidente de l’association Acceptess-T et co-fondatrice du média transféministe XY Média, Sasha déchire les pancartes et pour cela, est interpelée par la police qui photographie son titre de séjour et la somme de s’en aller, en l’avertissant qu’elle finirait au commissariat si elle était revue dans le périmètre de la Marche. Au magazine Têtu, elle déclare : « Aux personnes qui pensent que c’est un acte de violence d’arracher et déchirer les pancartes, je peux dire que je considère que des pancartes portant des messages de haine sont déjà un acte de violence, je les ai vécues comme une violence et donc, ma résistance à cette violence n’est rien de plus que de l’auto-défense. » Elle poursuit, déplorant que d’autres femmes la renvoient à sa « prétendue masculinité et virilité » : « En fait, je vis les violences des hommes et le sexisme depuis le début de mon adolescence et d’autant plus depuis ma transition. »

Pancarte "Les queer racisés existent arrêtez de nous invisibiliser"Depuis, la militante est victime de nombreuses attaques, de cyber harcèlement en clair, sur les réseaux sociaux. Nikita soutient Sasha et réagit aux événements : « Les TERFs se trompent de cible à mon sens. La cible, c’est le patriarcat et le capitalisme. » L’injonction à la féminité ultra normée s’impose et pèse fortement sur les femmes trans. « Je ne crois pas du tout en la douceur féminine et tout ce qui constitue cette image d’Épinal. C’est un problème important de vivre en dichotomie. Je ne peux pas sortir sans me maquiller énormément. J’ai juste envie de vivre sereinement. Les personnes trans passent par la question de l’apparence. Pour moi, être femme n’est pas définissable. C’est mouvant. Ma femme à moi, elle est tout ce que je n’ai pas eu avant. Je me définis en tant que femme trans plutôt binaire, même si je pense que chaque personne a de la non binarité en elle. », explique-t-elle. 

CHANGER LE REGARD

Dans les représentations, on rame encore à sortir des carcans du genre. Qu’elles soient cinématographiques, littéraires, artistiques ou médiatiques, elles influencent la perception que nous avons de la société qui classe sa population en groupes d’individus. Que se passe-t-il quand on n’entre pas dans les cases ? Ou qu’une partie de nous ne figure pas dans la liste des critères normatifs ? Scinder son identité : impossible. La militante écologiste, féministe et antiraciste, Priscilla Zamord, également conseillère municipale à Rennes et vice-présidente Solidarités, égalité et politique de la ville au sein de Rennes Métropole, nous en parlait il y a quelques mois, à l’occasion de notre Focus sur les révolutions féministes. Elle se qualifie de bretonne d’outre-mer et se revendique queer : « C’est une identité hybride et je n’ai pas envie de choisir mon identité selon le jour de la semaine, ni ma lettre LGBTI… » On manque de modèles présentant les personnes LGBTIQ+ dans leur entièreté.

Avant de réaliser Ouvrir la voix, documentaire dans lequel témoignent 24 femmes noires, françaises et belges, Amandine Gay a vécu les refus de financement de ces projets. Quand elle a voulu porter à l’écran, dans une fiction, l’histoire d’une femme noire lesbienne et sommelière, on lui a rétorqué qu’un tel profil n’existait pas. Bug du système qui ne peut concevoir l’accumulation des cases pensées comme hors de la norme. À savoir : homme blanc cisgenre hétérosexuel valide bourgeois. L’invisibilisation des personnes queer renforce par conséquent les stéréotypes que l’on intègre à leur propos. Des stéréotypes façonnés par un système basé sur une longue de série de dominations. Sexisme, racisme, validisme, classisme… se mélangent et hiérarchisent les individus, échelonnant ainsi la prise en compte des vécus et ressentis.

« Les lesbiennes sont encore très invisibilisées. De partout. On a encore l’image de la lesbienne en marcel, qui regarde le foot et rote. C’est un cliché. Et on a aussi, très souvent, une image hypersexualisée. Vous tapez sur Google « Lesbienne », vous tombez sur du porno. Et le porno, ce n’est pas la réalité ! », regrette Bilamé. Il n’existe pas un profil « type » de la lesbienne. Elle est très active sur les réseaux sociaux pour justement rompre avec ces représentations stéréotypées. « Je suis originaire d’une petite ville, Annecy, où il y a pas ou peu d’événements LGBTI. J’ai lancé Queer Gaies (en décembre 2019, ndlr), une micro-entreprise me permettant d’en organiser. Mais il y a très vite eu la crise sanitaire et je cherchais un moyen pour faire du contenu à destination des personnes qui participaient aux événements. Sur Tik Tok, ça a rapidement pris de l’ampleur et je me suis aperçue que les gens me suivaient moi. J’ai créé Bilamé – un pseudo clin d’œil à son prénom et son surnom – pour lutter contre les injonctions qui pèsent sur les femmes lesbiennes, en me demandant ce que moi j’aurais aimé avoir comme conseil. », explique-t-elle. Elle a 25 ans et affiche dans l’espace public son homosexualité :

« Je tiens la main de ma copine, je l’embrasse. Mais il y a quelques années, je n’en aurais pas eu l’idée. Des lesbiennes qui ressentent de la peur, j’en ai tous les jours en message privé. »

En cause, le manque de visibilisation. 

Portraits de militantes lors de la Marche des FiertésÇA BOUGE, MAIS…

On peut se réjouir du succès de la Marche lesbienne, organisée à Lyon et à Paris les 24 et 25 avril, à l’occasion de la journée de visibilité lesbienne (26 avril). Mais dans les arts et la culture, leur présence est largement insuffisante. « On représente les lesbiennes dans les scènes de sexe. Quand on regarde La vie d’Adèle, ce n’est pas réaliste. On grossit le trait. Elles ne sont pas les sujets d’histoires intéressantes. Alors, on s’identifie aux couples hétéros, par manque de représentation. », précise la militante. Un jour, elle découvre la série The L Word, créée par Ilene Chaiken en 2004, qui met en scène des femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres et racontent leurs histoires d’amour et de sexe. « C’était tout ce que je pensais dans ma tête ! Mais avant ça, je n’avais pas conscience que ça existait. Ça a un vrai impact sur les sexualités des jeunes. », s’enthousiasme Bilamé. De son côté, Nikita cite la série Sense8, créée par Lana et Lily Wachowski en 2015, sur Netflix.

« À l’époque, j’avais peu conscience du monde LGBTI. Pour moi, c’est une série feel good. Les personnages sont là parce qu’ils existent. », souligne-t-elle, sans oublier de citer l’actrice trans Jamie Clayton qui dans la série incarne Nomi Marks, une femme trans, blogueuse et hackeuse, en couple avec une femme noire. A l’instar de la comédienne, la musicienne n’en peut plus « de voir les personnes cis jouer les personnes trans, c’est très inapproprié. » Selon elle, ça bouge, ça évolue. « Entre la fin d’Ace Ventura (et sa scène transphobe) et Sense8, en passant par Orange is the new black (créée par Jenji Kohan en 2013 sur Netflix, ndlr), série très queer avec des lesbiennes et une femme trans, on a fait du chemin. Mais ce qui se passe à la télé et au cinéma traduit ce qui se passe dans la société : les personnes trans constituent encore aujourd’hui une minorité opprimée. », signale Nikita. Elle poursuit : « Un enfant blanc a plein de personnages pour se construire. J’aimerais porter le costume de Super Trans Woman ! Qu’on puisse nous créer une mythologie de pop culture qui nous permette de nous construire. C’est en cela que la représentation est utile aussi ! » 

Montrer des identités plurielles. Proposer autre chose. Faire exister le monde queer en dehors des espaces dédiés et militants. C’est ce qu’elle fait dans l’univers pop rock avec Vicky Veryno. Un cri du cœur : « Plus on avance, plus j’ai envie de radicaliser mes positions et je sais que ça peut m’invisibiliser. » Un cercle vicieux qui devrait pourtant être un cercle vertueux si seulement on ne résistait pas constamment à la remise en question de nos privilèges. « Mais comme on casse les codes en n’étant pas dans la moulure du patriarcat, on nous décrédibilise, on est traitées d’hystériques en tant que féministes. Il n’y a rien qu’à voir Alice Coffin… Son livre Le génie lesbien n’a rien de choquant. Elle dit simplement tout haut ce qu’on pense tout bas. Ils l’ont pourri ! Ils n’ont pas respecté cette femme ! On leur fait peur. Ils ont peur de ne plus avoir de place si nous on prend la notre. Il faut continuer de manifester, de militer : on a une place dans la société, on a notre place dans la société ! Il faut que nous soyons visibles ! », s’écrie Bilamé. 

LE CIS GAZE DANS LE VISEUR

Les représentations artistiques, culturelles et médiatiques proposent une vision restreinte de la société. En cela, elle exclut tout un pan de la population présentée comme marginale. Ce qui crée des écarts entre les individus et fige les personnes LGBTI+, la plupart du temps, dans des parcours de souffrance, ayant pour seule possibilité d’exister la difficulté à s’accepter, à s’aimer. Le collectif Représentrans œuvre pour de meilleures représentations des transidentités et non binarités. Les membres de l’équipe définissent sur leur site la notion de cis gaze, en s’appuyant sur les écrits de Galen Mitchell, écrivaine et musicienne, et de Julia Serano, chercheuse et militante trans-bi.

« La première écrit en 2017, dans TransSubstanciation, que le « cis gaze fait référence aux moyens mis en œuvre pour présenter les personnes trans’ comme si elles existaient uniquement pour satisfaire le voyeurisme des personnes cis et pour les divertir. » La seconde souligne notamment, dans son Manifeste d’une femme trans, que cette vision tend à naturaliser les identités cis et à artificialiser les identités trans. », peut-on lire, ajoutant que « le cis gaze est un regard systémique » qui a « une réelle influence sur la manière dont les personnes trans’ ont conscience de leurs corps et de leurs apparences qui sont constamment épiées à travers le cis gaze. » Un regard intériorisé par les personnes trans, qui « cristallise des comportements violents, fétichisants, menaçants et globalement stigmatisants. » On retrouve là les mécanismes à l’œuvre dans le male gaze théorisé en 1975 par Laura Mulvey et dénoncé par les militantes féministes et lesbiennes. En clair, les individus sont imprégnés des inconscients patriarcaux et capitalistes qui infusent dans toutes les sphères de la société.

Militant-es qui portent le drapeau LGBTIQ+Ainsi, les stéréotypes, tant qu’ils ne sont pas conscientisés et déconstruits, biaisent nos regards et orientent la projection de ceux-ci dans nos quotidiens. Dans le système binaire, hommes et femmes peuvent être influencé-e-s par le male gaze et le cis gaze. Au cinéma, à la télévision, dans la littérature, la peinture, la bande dessinée, la musique, les médias, etc. nous reproduisons l’objectification des femmes, personnes LGBTI+, personnes handicapées, personnes racisées… Le problème étant que la majorité des œuvres grand public, mainstream, sont dictées par les personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, ayant accès aux postes à responsabilité et aux espaces de décisions et de représentations. 

POUR UNE AUTRE REPRÉSENTATION

Alors oui, on pourra toujours citer Le portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, et Sex education, de Laurie Nunn, ça reste maigre comme contre-exemples. Il faut les multiplier à travers les personnes concernées. S’ouvrir à une esthétique dans laquelle les corps en transition exécutent des mises en scène tirées du quotidien, où la banalité se revêt de couleurs vives, c’est la proposition de l’artiste non binaire canadien-ne Laurence Philomène. Dans son œuvre, « ces activités (repas en sous-vêtement, échange d’un joint, prise hormonale, sieste au soleil, etc.) ont muté, elles questionnent la binarité de l’identité de genre. », commente La Chambrée – co-production de Crab Cake, Corporation et du Collectif Contrefeux et espace d’exposition vivant, intimiste et convivial – à Rennes, qui accueille en son sein l’exposition « Arrêt sur image », composée des photographies de Laurence Philomène et de Marie Rouge, artiste articulant son travail autour du portrait et du reportage, s’intéressant particulièrement aux femmes et au milieu LGBTQI+.

Parce que comme l’analyse le philosophe Paul B. Preciado, « le corps est la chose la plus politique et la plus publique qui soit », les clichés accrochés constituent « une façon de plus de refuser les interprétations pathologisantes ou pathétiques des vécus queer, les récits dramatiques auxquels ils sont trop souvent confinés (entre autres, par le cinéma, la télévision, la littérature). Nous voulons croire que les regards que nous jettent ou nous refusent les sujets à l’image sont peut-être tournés vers cet autre film, alternatif, que construisent des pratiques que celles de Marie Rouge et Laurence Philomène. » 

En juin dernier, le comédien et réalisateur Océan a diffusé la saison 2 « En infiltré-e-s » de sa série documentaire éponyme sur la plateforme Slash de France TV. Il explique à Fraiches : « J’ai été filmer des personnes trans, intersexes, non binaires de mon entourage. Je pense que c’est très important la visibilité pour les personnes LGBTQI+, les trans en particulier, parce qu’on est souvent le parent pauvre de la commu’. Je pense qu’aujourd’hui en France, les gens connaissent très peu de personnes trans. Dans la vie quotidienne, il y a encore beaucoup de préjugés sur la transidentité, les non binaires, les gens comprennent pas bien. C’est pour ça que dans la saison 2, j’avais vraiment envie d’aller voir plein de gens, avec des parcours spécifiques. Ça reste très positif. J’ai voulu montrer des gens qui avaient beaucoup de force, beaucoup d’énergie, beaucoup d’humour. Ce n’est pas du tout larmoyant parce que c’est vrai que la représentation des personnes trans souvent elle est hyper « oh, les pauvres petits chatons qui s’en sortent pas et qui souffrent et qui vont mal, ils ont un problème parce qu’ils sont trans ». Moi je dis on n’a pas de problème, être trans est une expérience extraordinaire, par contre ce qui est dur, c’est la transphobie qu’on subit. »

Sortir du voyeurisme, écouter les récits, prendre en compte les existences. Ne pas banaliser les propos et spécificités des personnes LGBTIQ+ mais les rendre sujets dans leur entièreté et pleinement citoyen-ne-s en octroyant les mêmes droits à tou-te-s (et en les respectant, évidemment…). « Je rêve que le queer devienne un non sujet ! », confie Nikita, qui ponctue : « Je suis une musicienne avant d’être une meuf trans bi. » 

ÉCRIRE D’AUTRES HISTOIRES

Illustration de couples lesbiens qui s'embrassent et s'enlacent On le sait, l’Histoire est écrite par les hommes pour les hommes. Le patrimoine n’est que trop peu teinté de couleurs et les récits alternatifs échappent à ce qui devrait pourtant constituer l’héritage culturel commun. En introduction du premier tome de 40 LGBT+ qui ont changé le monde, Florent Manelli écrit : « Cet ouvrage aborde également la question de la mémoire LGBT+ et des archives éparpillées un peu partout en France, peu visibles et encore si peu accessibles. Cette mémoire est terriblement essentielle car elle prouve que les luttes LGBT+ ont un passé, qu’elles ont existé et que nous avons existé, écrit l’histoire, nous nous sommes battus et avons lutté pour nos droits. Les archives participent aussi à la construction d’une identité, à la façon dont chacun peut se définir au monde et aux autres. » Au total, l’illustrateur brosse le portrait de 80 activistes, personnalités, célèbres ou inconnues, qui, à leur échelle font ou ont fait avancer le mouvement LGBT+. Parmi ces personnes, figurent Marsha P. Johnson, Jean Chong, Hanne Gaby Odiele, Mykki Blanco, Harvey Milk, Hande Kader, Marielle Franco, Laverne Cox, Monique Wittig, Sylvia Rivera, Audre Lord ou encore Janet Mock.

Personnes trans, intersexes, travailleur-euse-s du sexe, non binaires, lesbiennes, bis, gays, issu-e-s de toutes les origines et classes sociales… Tou-te-s ont participé à l’évolution des droits et des mentalités. Pourtant, dans nos bouquins d’histoire, dans nos cours d’instruction civique, lesquels de ces noms avons-nous entendu ? Quelles trajectoires ont été étudiées ? Lesquelles ont été balayées, minorées, méprisées ?

« Dans beaucoup de mouvements, les lesbiennes sont invisibilisées. Alors qu’on a été hyper présentes ! Par exemple, les lesbiennes ont beaucoup donné leur sang pour aider la lutte contre le VIH aux Etats-Unis et ça, on oublie de le dire ! »
rappelle Bilamé.

Tout comme on les a longtemps écartées des luttes féministes des années 70 et 80 alors qu’elles y ont largement participé, comme l’a démontré FÉÉRIE à Rennes (les circulations militantes des lesbiennes et leur lien avec les associations féministes sont également étudiées en ce moment à Toulouse et Dijon).

À Paris, même problème. Les Gouines Rouges, d’abord affiliées au Front homosexuel d’action révolutionnaire dont elles souhaitent combattre la misogynie, et ensuite au MLF, sont invisibilisées dès lors que la pensée se radicalise : on revient à La pensée straight de Monique Wittig, interrogeant la binarité du système hétérosexuel. La militante et autrice écrira même que « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Comprendre ici que la construction « femme » ne prévaut que dans le cadre hétérosexuel. L’idée du féminisme en tant que théorie et du lesbianisme en tant que pratique dérange. On rend le discours minoritaire. On les fait taire. Leur participation à l’évolution des droits des femmes, concernant la contraception, l’avortement, la lutte anticapitaliste, la liberté à disposer de son corps, l’accès à la santé, etc. n’est que très peu visibilisée dans l’histoire des luttes.  

Heureusement, des initiatives diverses les réhabilitent dans l’Histoire, comme le fait notamment Queer Code en relatant les parcours de vie, engagement, résistances, chemins d’émancipation des femmes ayant aimé des femmes, qu’elles furent cisgenres ou transgenres, durant la Seconde guerre mondiale. Et des collectifs se mobilisent pour valoriser les personnes LGBTI+ dans les arts et la culture. À Rennes, l’an passé, deux labels indépendants, féministes et LGBTI+ ont vu le jour : Elemento Records et Black Lilith Label. L’objectif : déconstruire le sexisme et les LGBTIphobies qui nourrissent les imaginaires populaires et collectifs, et permettre aux artistes sexisées d’accéder aux scènes, festivals et circuits de diffusion. 

DES ESPACES SAFE

Qu’on l’appelle non mixité, mixité choisie ou entresoi, peu importe. Elle est un outil de soutien et d’émancipation pour les personnes qui en ont besoin. Elle permet d’échanger autour des vécus et ressentis, de sortir de l’isolement, de conscientiser les discriminations comme composantes d’un système oppresseur et parfois de se sentir en sécurité, là où ailleurs ce n’est pas possible. En créant Queer Gaies, Bilamé propose un espace safe aux minorités sexuelles et de genre à l’occasion de pique nique, de sorties en boite de nuit (quand elles étaient ouvertes et non soumises au pass vaccination…) ou autres événements culturels. « Pour l’instant, c’est un peu à l’arrêt à cause du covid. Je déménage à Bordeaux et je ne sais pas encore si je décale tout là bas ou si je laisse la micro entreprise à Annecy, je verrais. Ce qui est sûr, c’est que je veux reprendre les activités mais je veux avoir la certitude de pouvoir faire quelque chose de safe. Je veux réunir les personnes de ma communauté, pas créer un cluster… », rigole-t-elle.

Deux femmes se peignent les seins lors de la Marche des FiertésElle poursuit : « Je trouve que c’est cool de se réunir entre nous, on a des choses en commun, des vécus en commun. J’avoue que je déserte un peu les bars et boites hétéros. Si j’ai le choix entre un bar hétéro et un bar LGBT, c’est bien simple, j’irais au bar LGBT. Je nous vois comme une famille. Il y a un lien de sororité, d’adelphité. » Parce qu’en tant que femme lesbienne, quand Bilamé sort dans un espace non dédié, elle est régulièrement victime de remarques ou de comportements intolérables. « Je suis dans l’hypersexualisation H24 dans les lieux hétéros. En soirée, je me faisais beaucoup embêter par des hommes. Je tolérais pendant un temps et maintenant je ne supporte plus. Les mecs qui me touchent le cul parce que j’embrasse ma copine, me parlent de plan à 3, veulent me forcer à avoir un rapport en me disant que je suis lesbienne parce que j’ai pas connu le bon… Stop ! Et ça n’arrive pas qu’à moi. C’est relou et c’est tout le temps. Quelques semaines avant la crise sanitaire, un mec est venu me montrer son érection parce que je venais d’embrasser ma copine… Alors oui, en soirée, je préfère être avec des gens qui comprennent et qui partage un esprit adelphe. Je ne vis pas dans une utopie, je sais que toutes les personnes LGBTI ne sont pas bienveillantes. Mais je n’ai jamais eu d’embrouille dans le milieu queer. », conclut la militante. 

Quand on est agressé-e, discriminé-e, méprisé-e, insulté-e, relayé-e à la marge au quotidien, les espaces safe permettent de souffler et de considérer que le problème n’est pas personnel mais bien collectif. Intégré à un système qui hiérarchise et priorise les existences. Parler, discuter, être simplement soi, réfléchir ensemble à des biais d’émancipation et des chemins de déconstruction, trouver de l’aide, temporairement ou régulièrement, écouter les récits des un-e-s et des autres, les mettre en partage et en résonnance avec son propre vécu… ça fait du bien. Et c’est tout aussi important que les actions publiques et les manifestations, comme les Marches lesbiennes, les Marches des Fiertés, l’ExiTransInter – manifestation existant depuis 1997 sous la dénomination ExiTrans jusqu’en 2019, elle lutte contre la psychiatrisation des personnes trans et les mutilations génitales des personnes intersexes – ainsi que les journées du souvenir trans, journée mondiale contre l’homophobie, la biphobie et la transphobie ou encore la journée de la visibilité lesbienne et la journée de la visibilité bi. Sans oublier l’importance des réseaux sociaux dans l’évolution des mentalités.

Sur Instagram, particulièrement, qui voit fleurir des comptes notamment dédiés à la pédagogie autour des droits et existences LGBTI+. On peut citer entre autres le compte de Lexie, Agressively Trans (dont on recommande la lecture de son livre Une histoire de genres – Guide pour défendre et comprendre les transidentités), de intersex.info, Malo, ou encore celui de Bilamé, Parlons lesbienne, il y en a une multitude. Autour de la transidentité, de l’homoparentalité, de l’accès à la santé, des personnes intersexes, de l’intersectionnalité, etc. Une manière de casser les clichés et d’afficher la pluralité des identités et des orientations sexuelles. De visibiliser les spécificités de la communauté LGBTI+. Pour prendre en compte leurs récits, leurs revendications et intégrer dans la société des représentations singulières, variées et contrastées. Faire évoluer les mentalités et les droits. Briser les normes, s’en affranchir. La quête de toute une vie. Alors autant la vivre en adelphité. 

 

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LGBTIQ+ : revendiquer les fiertés
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Célian Ramis

Broder le matrimoine

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Photo de deux femmes blanches qui brodent
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier…
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier… 

C’est l’histoire de Louise et dans cette histoire, il est question d’un chien avec qui il faut partager sa nourriture, d’un ogre qui veut la dévorer et à qui elle doit donner le pouce, de ses sept frères transformés en pigeons, de sa voix perdue, d’un amour rencontré, d’oiseaux tissés sur des rubans... Cette histoire, c’est celle du conte en vers Les sept frères de Jeanne Malivel qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse ont interprété durant l’été en français et en gallo dans une lecture théâtrale, au musée de Bretagne à Rennes, au musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc et à la Cité audacieuse à Paris, avant de convier les participant-e-s à un atelier de broderie sur du linge de maison. 

REVENDIQUER L’HÉRITAGE DES FEMMES

Par une belle journée estivale, elles s’attablent autour des motifs issus du conte, illustrés par Maïlis Michel. Sur une taie d’oreiller, un mouchoir, une serviette... elles vont pouvoir réaliser points arrière, points de tige, points de chainette, points de feston ou encore points de nœud pour tisser leurs ouvrages. Tandis que la brodeuse Delphine Guglielmini leur prodigue des conseils et s’attèle à donner les bases aux moins aguerries ou en guise de piqure de rappel, les femmes – sans que l’atelier soit en mixité choisie, ce jour-là, elles sont exclusivement des femmes – discutent entre elles et échangent autour de ce qu’elles ont pensé du conte, de celles qu’elles ont vu brodé durant leur enfance et de celles qui les ont initiées à cet art tombé, à tort, en désuétude.

Les temps de broderie créent une proximité favorable aux échanges. De par les propositions artistiques de la compagnie Sentimentale Foule, la comédienne et autrice Inès Cassigneul réhabilite la broderie au sein d’un matrimoine qu’elle défend et prône. On se souvient du travail, à la fois gigantesque et minutieux, de la carte géographique et de la tapisserie du jeu de l’oie, deux œuvres brodées en dehors et sur la scène dans le cadre de La carte d’Elaine et de Vierges maudites !, spectacles dans lesquels récit et broderie se mettent au service de la réécriture de la légende arthurienne d’Elaine d’Astolat. Un personnage secondaire et oublié. Invisibilisé. Comme l’a été Jeanne Malivel, artiste bretonne effacée de la mémoire régionale et nationale. Inès Cassigneul revendique l’héritage des femmes et convoque celles du passé et du présent pour ensemble tisser l’Histoire et sauvegarder le matrimoine.

« C’est compliqué de parler de la broderie sans en évoquer le côté féminin et sans en évoquer le côté oppressif puisque c’était fait pour garder les femmes sages, à la maison. », signale-t-elle. Sa mère tricotait, sa grand-mère brodait. Cette histoire de fil et de filles, Delphine Guglielmini l’a vécue également :

« J’ai même vu faire mon arrière-grand-mère ! Depuis petite, j’expérimente les arts du fil. Dès qu’une pelote se transforme, ça me passionne. Tricoteuses, couturières, brodeuses… Toutes sont des faiseuses ! »

Tantôt activité professionnelle, tantôt activité domestique. Parfois même les deux. Dévaluées financièrement et socialement parce que reléguées aux femmes et à l’artisanat. Et pourtant, cet art ancien et ce savoir-faire attribué au féminin recèle de vertus techniques et thérapeutiques aussi créatives qu’émancipatrices. 

TISSER DES LIENS

« Croiser écriture et broderie va de pair avec mon entrée dans l’écriture. Prendre le temps d’orner, de raconter des histoires… L’écriture a accompagné mon rapport à la broderie et j’ai eu besoin d’interroger cet héritage-là. », confie Inès Cassigneul. Avec L’Histoère Couzue, entre autre, elle fait sortir la broderie de l’espace domestique pour aller vers un ouvrage collectif. Elle poursuit : « Depuis 2017, on fait des spectacles intégrant cet art. C’est une réappropriation de cet artisanat féminisé et une réhabilitation du linge de maison. Dans les ateliers, chaque personne choisit un modèle différent et un support selon son goût, son envie, etc. Quelque chose de personnel s’exprime dans ce choix. Il y a une part de transmission importante. C’est un mélange de plein de femmes – parce que ce sont majoritairement des femmes qui viennent – pour broder. Parfois, des discussions émanent sur la condition féminine mais ce n’est pas un atelier de pensées féministes. Je préfère que ça vienne spontanément dans la conversation. Que ça vienne d’elles. L’idée, c’est d’être dans le lien. Avec Delphine, on injecte de la bienveillance et de la solidarité. »

La brodeuse, qui avait déjà pris part aux créations précédentes, est séduite instantanément par la démarche de l’autrice. La réflexion autour de la broderie, le ralentissement du temps pendant la pratique, les recherches autour de Jeanne Malivel, les discussions qu’elle définit comme « remarquables » constituent pour elle autant d’intérêt que le résultat. Elle est animée par « tout ce moment de transmission, de parlotte, de liens qui se tissent entre des inconnues qui brodent en commun. » Et puis, elle assiste à des moments suspendus : « Ça détend. Les participantes parlent du quotidien et ça va résonner chez les unes et les autres, même chez les silencieuses. L’une lance que sa grand-mère faisait ci ou ça et d’autres rebondissent. Ça nous fait du bien à nous aussi. Et ça fait du bien pour le matrimoine et l’histoire locale ! » Ce qui compte, c’est le ressenti provoqué. Ce que l’ouvrage a stimulé en elles. « On n’est pas dans l’excellence. Ce n’est pas le but. On cherche à désacraliser la pratique pour mieux se la réapproprier. Aller dans l’expressivité, ne pas défaire l’ouvrage… », ajoute Inès. 

UN ORCHESTRE QUI S’ACCORDE

Du chaos de l’expérimentation nait un moment de grâce. L’ouvrage méticuleux requiert concentration et rigueur. Les artistes dénouent la difficulté imposée par l’envie de perfection en rendant l’espace et la pratique accessibles et décontractées. L’important ici, c’est la participation au collectif. Delphine Guglielmini brode les points de départ, les participantes s’en emparent et apportent leur touche pour en faire un objet personnel et personnifié. « Je leur apprends les poings arrière, les points de tige, les points de chainette, et l’apothéose : le point de nœud. Ce qui est d’ailleurs antinomique car faire un nœud, c’est bafouiller. Mais non ! C’est joli un nœud. Ici, elles ont le droit au tâtonnement et à l’expérimentation. On leur confie un bout de tissu, je décortique les mouvements et elles en font ce qu’elles veulent. Elles font, refont, elles observent, elles refont encore. A force, elles trouvent leur propre écriture. », se réjouit-elle.

On les écoute, on s’enthousiasme. On assiste à un moment de joie et de bonheur d’être ensemble et de faire collectivement, tout en affirmant sa singularité. Elles écoutent, posent des questions, s’entraident, se donnent des conseils, interpellent Inès qui regardent avec attention leurs travaux, se lèvent et foncent sur Delphine, impatientes, pour lui demander des précisions. La magie opère : « C’est comme un orchestre qui s’accorde. Il y a beaucoup d’excitation, ça parle fort, ça discute broderie et souvenirs. Et puis, il y a un moment de silence. Autour de la table, elles ont partagé et là, elles se taisent. Ce n’est pas un silence lourd. C’est un silence très agréable. Un silence concentré. Elles se sentent en confiance, c’est un moment tout doux, où on est ensemble. C’est émouvant. »

L’esprit se détend. Le corps également. De la méditation active, comme le définit la brodeuse, qui permet de prendre de la distance face au stress du quotidien mais aussi du rythme effréné de nos sociétés de plus en plus productivistes. Ici, la réalisation de l’ouvrage peut rimer avec lâcher prise, temps long et développement des compétences douces. « On devient plus curieux, ça développe les qualités d’observation, d’écoute et ça améliore les rapports au monde et aux autres. », souligne-t-elle, en citant un exemple : « Je travaille dans un centre de formation à l’entreprenariat. Beaucoup font du tricot, du crochet, etc. Et j’ai eu un homme qui allait devenir papa, c’est lui qui fabriquait la couverture du bébé. Rien que d’être dans ce type de démarche fait qu’il va vivre différemment sa parentalité. »

UNE FIGURE MILITANTE ET IMPACTANTE

Par la broderie passe l’expression de soi. Par les choix, le style, les tissus, les points, etc. on fabrique, on crée, on personnalise. Le temps consacré à l’ouvrage et la concentration renforcent la capacité des un-e-s et des autres à résoudre certaines choses : « On a des pensées, des idées qui viennent. On ressasse, on trouve des solutions. Et puis c’est thérapeutique ! Personnaliser, c’est s’exprimer, c’est faire avancer le monde ! », scande Delphine Gugliemini. Se plonger dans une confection à long terme permet de laisser libre cours à son imagination et à ses réflexions. Inès Cassigneul s’immerge dedans : « Ça me donne la sensation de réparer quelque chose, des blessures, un manque, un vide… » Elle l’affirme et le revendique : « Oui, je reprends cet outil pour le questionner et pour me révolter ! »

Et de cette révolte jaillit la créativité collective. Et de cette révolte jaillit la sororité. Et de cette révolte jaillit le partage et l’envie de réhabiliter et de partager le matrimoine. Un matrimoine dont fait pleinement partie Jeanne Malivel, d’abord graveuse et peintresse « qui designait du mobilier ! » Nous sommes au début du XXe siècle et l’artisane-artiste, originaire de Loudéac, se proclame féministe. Elle étudie aux Beaux-Arts de Paris, rencontre de nombreux-ses artistes et devient professeure aux Beaux-Arts de Rennes. Elle lutte contre l’exode des bretonnes vers Paris en permettant aux jeunes filles de travailler sur des métiers à tisser. Elle fonde le mouvement Des Seiz Breur (Les Sept Frères) afin de participer à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes.

Broderie, faïence, gravures sur du mobilier en bois, ornements des tissus… Elle défend les techniques artisanales auxquelles elle se forme et les modernise, réinventant la culture bretonne dont elle s’inspire et dont elle prône le côté populaire. Sans oublier ce conte qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse lisent et interprètent au premier étage des Champs Libres, dans une partie du musée de Bretagne. « Écrire en gallo, c’est assez exceptionnel ! C’était une langue qui était très jugée. L’uniformisation de la langue a participé à dénigrer la culture rurale. Et elle, elle en a fait un grand ouvrage de mise en vers et d’édition ! Elle a permis de donner de la noblesse à cette langue sur le déclin. », rappelle l’autrice et comédienne. Fascinée et admirative de son parcours et de son engagement pluriel, Inès se passionne pour Jeanne Malivel, figure emblématique de l’artisanat et de la culture bretonne populaire, oubliée, ignorée, reléguée aux oubliettes de l’Histoire.

UN OUVRAGE COLLECTIF ET PUISSANT

L’Histoère couzue vient secouer l’absence, briser le silence, réparer les blessures infligées par le mécanisme de l’oubli et ses conséquences, combler le vide. Faire entendre le gallo, faire vibrer la mémoire de Jeanne Malivel, faire resurgir une époque, une manière d’être, une façon de vivre, un territoire et sa population, rendre justice à celles qui ont été dévalorisées en raison de leur sexe et de leur genre, mettre en mouvement et en sororité celles du présent qui reprennent le fil de l’Histoire pour réaliser leur propre ouvrage. Pour laisser une trace. « Broder des histoires, piquer, se plonger dans la confection, marquer leurs initiales… Les femmes ont laissé leurs traces sur leurs ouvrages ! », souffle Delphine Guglielmini.

Elle constate qu’aujourd’hui dans les arts bruts, une grande place est accordée au fil. Valorise-t-on davantage ce matériau utilisé majoritairement par les femmes jusqu’alors ? « Tout dépend des cultures. Par exemple, dans les pays d’Europe, dans les arts textiles, on voit bien que ce sont souvent les hommes qui sont exposés. En France, au niveau de la broderie, quasiment le seul nom qu’on entend, c’est celui de Pascal Jaouen. Il y a aussi des artistes brodeuses, comme Annette Messager, Nadia Berruyer, etc. Il faut aller les chercher ! Elles font souvent l’objet de plus petites expos. En Angleterre ou en Australie par exemple, on s’ouvre davantage et les femmes artistes textiles sont plus mises en valeur. », précise-t-elle. Elle poursuit : « La catégorisation hommes / femmes me dérange. On est des amoureux-ses du fil, des praticien-ne-s du fil. Il y a plein de critères qui entrent en compte, pas juste une histoire d’hommes et de femmes. Je viens du secteur de l’architecture et sur les chantiers, c’est encore compliqué en tant que femme. C’est la figure de l’autorité qui est à interroger ! Pourquoi certaines productions sont mises en valeur par rapport à d’autres ? »

La binarité, le système patriarcal, le productivisme capitaliste… doivent être remis en question pour laisser place au ressenti procuré par la réalisation de l’ouvrage, à la concentration requise par le travail minutieux du fil, à l’apprentissage des techniques et des langages qui constituent notre héritage commun. Broder le matrimoine pour faire corps avec notre passé et réinventer ensemble nos histoires pour la mémoire de demain. Un ouvrage jamais achevé, toujours vivant, mouvant, en perpétuelle construction, et surtout très puissant. 

Dans le cadre de la programmation 8 mars à Rennes, Inès Cassigneul proposera un atelier les 16 et 17 mars de 13h à 18h à la MJC Grand Cordel pour une réécriture brodée de la légende arthurienne d'Elaine d'Astolat.

A noter également, une conférence le 17 mars à 10h30, dans le cadre de la programmation 8 mars et du festival Rue des livres, sur "Jeanne Malivel et les Seiz Breur, figure d'un matrimoine breton d'avant-garde" (aux Cadets de Bretagne).

 

  • Broderies féministes
  • « J’adore la broderie féministe, les broderies anatomiques de vulves, la broderie militante ! On voulait faire un atelier broderie porno mais il y a eu le covid… Le militantisme passe par la créativité. », lance Inès Cassigneul. Reprendre des insultes sexistes, libérer les mentalités autour de la sexualité, déconstruire le tabou des règles, coudre des slogans militants, en se réappropriant une activité manuelle attribuée aux femmes et donc dévalorisée et déconsidérée pour cela… Il en va là du retournement du stigmate. Ce qui permet de questionner notre Histoire, notre place dans celle-ci et dans notre société actuelle, comme le décrit l’artiste Céline Tuloup : « En utilisant une pratique liée au confinement des femmes dans la sphère privée, j’opère un retournement de cet héritage par un basculement vers des questions politiques propre à la sphère publique, autrefois réservées aux hommes. De par ce croisement, mes réalisations questionnent aussi les stéréotypes de genre propre à notre époque contemporaine et relatif au système patriarcal dans lequel nous évoluons. » 
  • On retrouve ce processus chez Marnie Chaissac qui coud au fil rouge et à l’aiguille les figures féminines représentées sur des cartes postales, des catalogues d’exposition, des pages des Beaux-Arts… « Le fil rouge, couleur du sang, celui des blessures ou des menstrues, ligote les mains, couvre les visages ; il vient entraver les corps, clore lèvres et paupières, et crever les cœurs. L’aiguille laisse des impacts de son passage approximatif, blesse tissus et peaux. Avec son geste parfois maladroit, et ces portraits toujours cousus et recousus, elle souhaite comme souligner une vérité effacée, réhabiliter ou rendre hommage à ces figures. », peut-on lire dans le dossier de son exposition Plates Coutures, présentée en janvier 2023 à la MJC de Pacé aux cotés de la tapisserie d’Inès Cassigneul et des brodeur-euse-s. De nombreux comptes fleurissent sur les réseaux sociaux, et notamment Instagram sur lequel circulent les créations originales, inspirées et inspirantes des militant-e-s féministes qui valorisent le savoir-faire et la transmission de leurs ainées mais aussi transgressent l’ordre établi de l’image passive, sage et vieillotte de la broderie.

Célian Ramis

Mixité choisie : des espaces libérés !

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Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Pourtant, elle constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage.
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Là où la non mixité subie ne perturbe nullement l’ordre établi, la mixité choisie, elle, dérange. Elle titille les esprits et cisaille l’hypocrisie d’une société qui se revendique égalitaire, sur le papier, depuis de nombreuses années. Dans les faits, les discriminations sont multiples et omniprésentes et il apparaît précisément que la mixité choisie constitue un outil indispensable à l’avancée des mentalités. Décryptage. 

« Si l’ambiance dans la salle est généralement bienveillante, on reste bien conscient-es que les salles d’escalade, comme le milieu du sport, peuvent véhiculer des comportements discriminants. Cela peut se traduire par des regards ou commentaires déplacés, des conseils non demandés, une monopolisation de l’espace, voire des actes plus graves. On souhaite donc proposer à tous-tes un accès à la salle qui soit sécurisant et bienveillant et, le temps d’une soirée, laisser les salles d’escalade aux personnes qui sont le moins représentées dans ces espaces. » Lors des soirées en mixité choisie, une affichette est placardée à l’entrée de The Roof, la maison d’escalade de Rennes, installée sur le site réaménagé de l’Hôtel Dieu. De 18h à 23h, l’accès aux salles de blocs et au coffee shop est réservé aux femmes, aux personnes transgenres, intersexes et personnes non binaires. Le service et l’encadrement sont assurés également par des femmes.

« La non mixité est selon nous un moyen, pas une finalité. C’est un format qui permet à beaucoup de personnes qui se sentent exclues le reste du temps de trouver un espace qui leur garantira un cadre de pratique rassurant. »

L’équipe poursuit l’explication : « C’est aussi l’occasion pour tous les hommes qui ne sont pas conviés de se questionner sur la manière dont ils peuvent être un soutien et une écoute, ou de ré-interroger leur posture au sein de la salle d’escalade. » Une fois par trimestre environ, l’expérimentation d’un espace en mixité choisie est portée ici depuis 2022. L’objectif étant de rendre la salle d’escalade plus accessible à tou-te-s à n’importe quel moment de l’année. Pourtant, il apparaît dans l’actualité que son aspect inclusif ne soit pas toujours bien compris ou perçu.

SCANDALES EN HAUT LIEU

Régulièrement, l’annonce d’un atelier ou d’un espace en non mixité sème le trouble et la confusion. On s’indigne de cette exclusion temporaire visant les groupes identifiés comme dominants, potentiellement oppresseurs. Selon les situations, ces moments sont dédiés aux femmes, aux personnes racisées, aux minorités de genre, aux personnes en situation de handicap, etc. On crie au communautarisme, à la division, à la ségrégation. Les mots sont forts, les mots sont lourds et souvent, vidés de leur substance et signification historique. En 2021, c’est l’amendement Unef qui secoue le pays. Mélanie Luce, alors présidente du syndicat étudiant, déclare l’existence de réunions non mixtes permettant de lutter contre les discriminations. Elles regroupent les femmes, les personnes LGBTQI+ et les personnes racisées, elles sont internes à l’organisation et invitent les concerné-e-s à venir prendre la parole et échanger entre elles-eux. Scandale en haut lieu. Le gouvernement s’en saisit dans le cadre de la loi contre le séparatisme et le Sénat vote « l’amendement Unef », permettant de dissoudre une association ou un groupement « interdisant à une personne ou un groupe de personnes à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée de participer à une réunion. »

Quelques années plus tôt, en 2017, c’est le collectif Mwasi qui était visé par les critiques. Les membres organisent cette année-là le festival Nyansapo à Paris, un festival afroféministe au sein duquel se tiendront 4 espaces dont 3 en non mixité. Certains ateliers sont réservés aux femmes, d’autres aux femmes noires et d’autres encore aux personnes racisées. Catastrophe dans les hautes sphères politiques. On hurle au racisme en particulier, au même titre qu’on hurle au sexisme lorsque les structures proposent des ateliers dédiés aux femmes. Fin octobre 2022, le journal Nord Littoral relate la polémique née de l’organisation d’un atelier d’autoréparation de vélo, dans les locaux de l’association Opale Vélo Services, à Calais, destiné exclusivement aux femmes afin de leur donner les bases de la mécanique et leur permettre de se faire la main, sans craindre d’être épiées ou jugées par les hommes, largement plus à l’aise dans ce domaine, que l’on considère encore comme un bastion masculin. Les réactions sont édifiantes. On s’interroge sur « à quand la fin des clivages ? », on dénonce « une vengeance sur le patriarcat » et « un désir de remplacement vers une société matriarcale qui n’a rien à envier au machisme », on témoigne d’un ressenti d’exclusion, on se sent « victime d’une horrible injustice »…

Marlène Hagnéré, mécanicienne cycles, réagit : « Pour moi, le clivage est dans le fait de ne pas comprendre que certaines femmes ont besoin de se retrouver entre elles pour être à l’aise. L’égalité n’est qu’une illusion, même en 2022, elle n’existe vraiment pas partout (je dirais même quasiment nulle part), et l’idée de ces ateliers est justement de rééquilibrer la part des femmes dans certains domaines. (…) C’est quand même marrant, mais toutes les critiques que je reçois sur ces ateliers proviennent toujours du même profil de personne : homme blanc, hétéro, passé 50 ans (voire certains quadragénaires). Ça pose très peu de problèmes aux autres personnes… » 

LE MÉCANISME DU SABOTAGE

Pouvoir dire. Pouvoir parler. Pouvoir échanger avec d’autres personnes ayant vécu les mêmes types de discriminations, violences, micro-agressions, humiliations, etc. Sans être interrompues. Sans être jugées. Sans être qualifiées d’hystériques, d’extrémistes féministes, de racistes anti-blanc-he-s, etc. Partager ses expériences, prendre conscience qu’elles ne sont pas individuelles mais bien collectives et dues à un problème systémique, se (re)donner de la confiance et de l’énergie pour survivre en mixité subie, pour lutter ensuite ensemble, pour se sentir capable, pour oser et s’autoriser. Les enjeux de la mixité choisie sont majeurs. Aujourd’hui, les voix se multiplient et s’élèvent pour en expliquer les tenants et aboutissants et surtout préciser les contextes dans lesquels naissent les groupes non mixtes, préconisés pour souffler et se redynamiser face aux énergies déployées en mixité subie. Dans la bande dessinée Il est où le patron ?, réalisée par Les paysannes en polaire et Maud Bénézit, au sein des Elles de l’Adage 35, composé d’agricultrices engagées contre les inégalités femmes-hommes ou lors des stages Girls Rock Camp, proposés pendant les vacances de février par le Jardin Moderne pour familiariser les filles de 14 à 18 ans aux instruments de musique, les discours sont les mêmes.

L’invisibilité et l’invisibilisation des filles et des femmes renforcent le sentiment d’illégitimité des personnes concernées qui intériorisent qu’elles n’ont pas leur place dans tel ou tel domaine. Ainsi, lorsqu’elles y accèdent malgré les obstacles, elles vont subir, majoritairement, le syndrome de l’imposteur-ice, qui entraine selon les situations de l’auto-censure voire du sabotage. L’exemple de la conduite est parlant. Les agricultrices en témoignent dans les bulles de leur BD : bien souvent, on ne leur a pas appris, elles ont organisé des ateliers entre elles pour s’auto-former. Manœuvrer le tracteur, elles savent le faire. Mais soumises au regard de leurs homologues masculins, elles perdent leurs moyens et foirent leur trajectoire. Pareil en situation de créneau au volant d’une voiture classique ! Le mécanisme s’observe dans de très nombreuses situations. La peur de mal faire ou de rater, d’être jugée, moquée, stigmatisée, entraine souvent l’échec et l’auto-censure. 

INÉGALE RÉPARTITION DE L’ESPACE

Les inégalités commencent dès la petite enfance et l’exemple le plus frappant de répartition genrée des espaces réside encore dans les cours de récréation. Si certaines, notamment à Rennes, mais pas que, sont repensées et réaménagées à partir du végétal pour y intégrer la notion d’inclusivité, elles sont majoritairement investies au centre par les garçons pratiquant (principalement) le football, délaissant la périphérie et les coins aux filles. C’est le récit du film Espace dans lequel Eléonor Gilbert filme une enfant qui, par le croquis de sa cour d’école, explique les délimitations genrées de ce terrain de jeu particulier. Pourtant, il n’est pas si particulier que ça, comme le constate Edith Maruéjouls, géographe du genre, qui établit le lien inconscient qui s’y fait dès lors, se répercutant ensuite sur la manière dont femmes et hommes investissent l’espace public. Yves Raibaud, également géographe du genre, l’atteste aussi de son côté : la ville est faite par les hommes, pour les hommes. L’urbanisme n’échappe pas aux stéréotypes sexistes et les espaces soi-disant pensés et conçus pour l’ensemble de la population ne résistent pas à la répartition genrée instaurée dès le plus jeune âge. Conditionné-e-s à une non mixité implicite, dans l’espace public, les loisirs, le sport, etc., filles et garçons intègrent les codes normatifs d’une sociabilité binaire qui distingue et impose les prétendues compétences « innées » ou « naturelles » des deux sexes. 

City stades, skate parks, terrains de tennis ou de baskets, studios d’enregistrement et autres équipements censés être accessibles à tou-te-s au sein de la ville figurent parmi les exemples les plus marquants de cette séparation, les hommes y étant majoritairement présents. L’absence des femmes s’expliquant par la peur du rejet et/ou du jugement. Dans un entretien accordé à l’Observatoire du design urbain, Edith Maruéjouls précise : « Sur l’exemple du sport, ce n’est pas l’équipement qui est problématique en soi mais le message qu’il produit et véhicule. On institutionnalise la présence masculine en construisant massivement des équipements à symbolique masculine et à forte fréquentation des garçons et des hommes. Or ce faisant, on instaure une inégale valeur (équipement masculin plus présent), une inégale redistribution (argent public en direction majoritaire de la pratique masculine) et un inégal accès (les filles et les femmes, de fait, ont moins de lieux de pratiques). L’enjeu est de savoir comment s’approprier l’espace public à égalité, peut-être en neutralisant les équipements et en qualifiant peu l’espace extérieur sous l’angle des pratiques sexuées stéréotypées. Lorsqu’on construit des terrains de boules, parcs de jeux pour enfants, skate parc, city stades, etc. on contribue à sexuer les espaces. » 

Elle poursuit sa pensée : « La priorité, c’est que les femmes puissent s’exprimer à égalité avec les hommes. Le système du genre repose sur la construction de deux groupes sociaux de sexe qui s’uniformisent autour de stéréotypes et organise la hiérarchisation. Il faut selon moi repenser ce système, sous la forme d’une gouvernance égalitaire s’appuyant sur des projets de société. Travailler sur un réel projet politique, en couplant mixité et égalité pour déconstruire le système du genre. »

SE SENTIR À L’AISE

À la maison de l’escalade de Rennes, Typhaine est employée à temps partiel le week-end à l’accueil du coffee shop et des salles de blocs. À titre personnel, elle apprécie grandement l’initiative de The Roof qui organise à fréquence trimestrielle les soirées en mixité choisie. « C’est super chouette, je trouve, qu’un espace dédié au sport, et surtout un endroit aussi fréquenté, fasse ça. Peu ose le faire. Le sport est un des domaines, de manière générale, où les disparités de genre sont marquantes et handicapantes. Je suis vraiment heureuse de participer à ces événements. », s’enthousiasme-t-elle. Au bord des tapis, certain-e-s participant-e-s observent les prises avant de se lancer sur les voies plus ou moins faciles, selon leurs niveaux. Camille a 30 ans et vient pour la première fois à la salle, accompagnée de Nora, 29 ans, qui vient ici régulièrement. « Je viens essayer l’escalade parce que ma copine m’en a parlé et que le fait que ce soit ce soir en non mixité m’a tenté pour débuter. Ça me permet d’être plus à l’aise pour essayer la pratique. », signale la première, rejointe par son amie :

« Quand je viens, il y a souvent beaucoup de mecs. Ils sont gentils mais ils prennent beaucoup de place. Ça peut être intimidant. Surtout que l’escalade est un sport où on se montre, physiquement. » 

Face aux blocs, nombreuses sont les personnes qui échangent des conseils et s’encouragent. La concentration est palpable et visible. Néanmoins, l’ambiance y est décontractée. Un maitre mot règne dans l’assemblée éparpillée dans les deux salles d’escalade : oser se lancer, oser expérimenter. « Je me sens plus libre d’être créative et moins soumise à un regard sexisant ou critique. », confie Cyrielle. Elle a 35 ans et pratique cette activité 2 à 3 fois par semaine, selon ses disponibilités. Elle exprime un sentiment, ce soir-là, de repos qui se ressent de par l’absence des hommes qui, bien souvent, « occupent l’espace physique et l’espace sonore… » Sa binôme, Cypriane, 26 ans, développe : « Ils ont un peu l’habitude d’accaparer les voies et de les enchainer. Là, on le voit bien, quand quelqu’un a terminé, elle s’arrête et laisse les autres y aller. Avec les hommes, on a moins d’espace. » Toutes les deux précisent qu’elles font référence aux hommes cisgenres, principalement. « Et puis, j’ai l’impression de les souler parce que je suis moins forte, ajoute Cyrielle. Ça arrive que j’ai le sentiment comme quand je fais du bricolage, vous savez, le côté intrusif… Tu ne demandes rien mais ils (certains, pas tous) viennent t’expliquer les choses sans que tu aies sollicité leur aide. Il y a un petit côté mansplaining parfois. » 

Elles se réjouissent de la proposition temporaire d’un espace dédié aux femmes et minorités de genre. « Pour avoir un meilleur niveau et la confiance en soi ! », commente Cypriane qui fréquente également les soirées non mixtes mis en place par La Petite Rennes (atelier participatif et solidaire d’autoréparation de vélos). Il y a la question de l’empouvoirement qui leur apparaît comme essentielle. Pouvoir pratiquer, expérimenter, apprendre, chuter, faire des erreurs, persévérer, évoluer. La base. Mais ce qui les anime particulièrement, c’est de pouvoir respirer. Arrêter d’être angoissées à chaque fois qu’elles tournent le dos aux personnes masculines qui fréquentent elles aussi la salle. « J’ai peur ici d’être matée, parce qu’on est en legging, etc. Dans cette salle encore, je ne le ressens pas tellement. Mais par exemple, la piscine, c’est une catastrophe pour moi. Je prends sur moi à chaque fois que j’y vais. Être une femme en maillot de bain donne la sensation qu’on autorise les hommes à nous regarder et à nous juger. Mais non ! », scande Cyrielle. Elle aimerait que l’offre soit plus variée et régulière. Pas uniquement à The Roof mais plus globalement dans les lieux fréquentés par un public massivement masculin, principalement là où les corps sont dévoilés et en mouvement. 

LEVER LES BARRIÈRES

Sidonie – le prénom a été modifié – est encadrante à la maison de l’escalade de Rennes et approuve l’organisation de temps en mixité choisie dans le cadre d’une politique d’accessibilité et d’inclusivité. « Surtout que dans une salle de blocs, l’idée, c’est l’autonomie. Il y a toujours une majorité d’hommes dans la salle. Parfois, c’est très flagrant. Ça peut constituer une première barrière. », commente-t-elle. Malheureusement, rien de bien étonnant comme le signale de manière globale la géographe du genre, Edith Maruéjouls : « La fréquentation de ces équipements affiche 2/3 d’hommes pour 1/3 de femmes. Ce déséquilibre à lui seul suffit à interroger l’inégale redistribution puisque l’équipement public s’adresse, de fait, à deux fois plus d’hommes que de femmes. » Agir dans un cadre bienveillant et sécurisant, c’est pour Sidonie « un plus pour la confiance », surtout quand on ne connaît pas l’activité, « d’autant plus quand le risque de chute est élevé ! » Lever les barrières est une question de volonté, de décisions à prendre en conséquence, pour rendre l’endroit accessible à tou-te-s, peu importe le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité de genre mais aussi la morphologie, le handicap, la couleur de peau, l’origine réelle ou supposée et autres critères de discriminations.

« Le milieu du sport se déconstruit petit à petit. On peut agir par exemple sur la manière dont on installe les blocs et prévoit les voies. Ce sont des décisions des directions des salles… », souligne-t-elle, ajoutant que l’on peut aussi interdire le fait d’enlever son tee-shirt pendant les séances afin de ne pas établir de différences entre les sexes et de ne pas stigmatiser les corps ne correspondant pas à la norme dominante. « En escalade, il y a des tractions à faire, des mouvements dynamiques… Cela peut être une barrière pour certaines personnes car certains mouvements demandent de se défocaliser de ce que l’on ressent de son corps. Ça peut être gênant pour certain-e-s. », poursuit Sidonie. Un argument de plus pour prévoir des temps et des espaces permettant « d’inclure des personnes qui ne seraient jamais venues autrement ou de se sentir à l’aise pour faire les mouvements et essayer de nouvelles choses. » Elle est convaincue de l’intérêt que cela a également auprès du public exclu temporairement :

« Ça étonne, ça questionne. Faire des soirées comme ça, ça permet une réflexion, même pour quelqu’un qui ne vient pas. Moi, c’est la première fois que je vois ça, la non mixité dans le sport et dans une salle d’escalade et je trouve ça bien. Ça amène à comprendre. »

Typhaine acquiesce. Postée à l’accueil du coffee shop, elle est en première ligne face aux refoulés. « Ça donne lieu à des débats intéressants et à des moments de pédagogie. C’est rare pour les hommes d’être confrontés au rejet. Ça peut créer une empreinte émotionnelle forte. En règle générale, ils sont assez compréhensifs. En tout cas, ça permet la confrontation à ce que les femmes peuvent ressentir dans les différents espaces qui ne sont pas en non mixité mais desquels elles sont exclues souvent implicitement. », analyse-t-elle. 

PASSER OUTRE LES CRITIQUES

« Dans ce contexte du sport, je trouve ça vraiment chouette de proposer un espace non mixte mais il ne faudrait pas que ce soit partout et tout le temps. », répond Nora lorsqu’on l’interroge sur le regard qu’elle porte sur la mixité choisie. Bien qu’il ne soit pas une nouveauté, le sujet reste controversé. Vivement critiquée dans les années 50/60/70, dans les périodes et les groupes engagé-e-s pour les droits civiques des personnes noires aux Etats-Unis ou encore les réunions du Mouvement de Libération des Femmes en France, la non mixité est pourtant essentielle dans les luttes pour l’égalité. Sans hommes cisgenres imprégnés de toute construction sociale privilégiée et dominante, sans personnes blanches « dépositaires d’un pouvoir hégémonique », comme le signale la sociologue Nacira Guénif-Souilamas dans Le Monde en défendant le collectif Mwasi lors du festival afroféministe. Elle précise : « Ces jeunes femmes veulent simplement créer un espace d’échanges sûr et rassurant. »

Un espace dans lequel elles puissent dire et relater leurs expériences de discrimination et d’humiliation. Sans être jugées, moquées, insultées, agressées. L’exclusion des groupes déterminés comme dominants n’est pas permanente et ne reproduit pas la ou les discrimination-s dénoncées. Au service de l’égalité, elle soutient les concernées dans leurs démarches d’empouvoirement et de reconnaissance de leurs conditions, leurs personnes et le caractère systémique qui se joue là. Elle intervient en tant qu’outil et ressource. Pour dire, oser parler, comprendre, remettre en question, se parer d’arguments, se gonfler de confiance, apprendre des bases que l’on n’a pas reçu en raison de son genre, sa couleur de peau, son handicap, sa classe sociale, etc. Pour ensuite prendre l’espace et faire entendre sa voix.

Célian Ramis (ouverture avec Maryse Berthelot)

Féminismes : Révolution !

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Vivons-nous actuellement une révolution féministe ? Enquête sur les enjeux des féminismes d'aujourd'hui.
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À l’occasion du 8 mars, le célèbre magazine féminin Marie Claire publie un numéro collector. Huit couvertures, réalisées par la photographe Charlotte Abramow – réalisatrice du clip « Balance ton quoi », d’Angèle – et huit femmes, choisies pour représenter « Les visages de l’espoir ».

Avec Leïla Bekhti, Juliette Binoche, Lous and the Yakuza, Grace Ly, Annie Ernaux, Elisa Rojas, Aïssa Maïga et Odile Gautreau, nous sommes loin des 8 femmes de François Ozon. Presque 20 ans plus tard, l’histoire féministe a encore évolué. Désormais, elle s’écrit au pluriel. Il était temps. Petite histoire d’une grande révolution ! 

Aujourd’hui, les femmes comptent. Elles comptent leurs mortes, assassinées par leur compagnon ou ex compagnon. Elles comptent leurs mortes, tuées ou poussées au suicide parce qu’elles sont trans. Elles comptent le nombre de personnes sexisées victimes de harcèlement de rue, harcèlement sexuel, harcèlement moral, d’agression-s sexuelle-s, viol-s, de violences conjugales.

Elles comptent les écarts de salaire. Elles comptent la répartition sexuée des métiers et des fonctions, dans les institutions, les lieux de pouvoir et de décision, dans les lieux de représentation. Elle compte le nombre de personnes noires dans la salle lors de la cérémonie des César (mais ça, en France, on n’aime pas du tout, sauf si c’est une personne blanche ou un homme racisé - et encore - qui le fait). L’heure est à la prise en compte. De tou-te-s. Malgré les résistances, on avance.

Cette révolution, elle est colossale. Parce que oui, il s’agit bien d’une révolution. Pas de suspens. Au début de cette enquête, une interrogation : vivons-nous actuellement une révolution féministe ? Autour de nous, dans les manifestations, sur les réseaux sociaux, les mots associés au féminisme se multiplient et se croisent.

Riposte, vague, révolution… Les termes claquent. Ils sont forts et puissants et ils s’embrasent ainsi alliés à la détermination des militant-e-s, toujours plus nombreux-euses dans leurs actions. Ils interpellent, également.

RIPOSTE ET VAGUES FÉMINISTES

Le 6 juillet 2020, Gérald Darmanin est nommé ministre de l’Intérieur et Eric Dupont-Moretti, ministre de la Justice. Le duo renforce l’affront : le gouvernement nie clairement et explicitement les droits des femmes en nommant grand manitou de la police un homme accusé de viols et garde des sots, un antiféministe notoire.

Quelques jours plus tard, des mobilisations féministes occupent l’espace public pour dénoncer l’hypocrisie du président Macron et de sa (fausse) grande cause du quinquennat. Les militantes brandissent des pancartes, prônant « la riposte féministe », expression largement reprise lors des manifestations autour du 25 novembre, journée internationale de lutte pour l’élimination des violences sexistes et sexuelles à l’encontre des personnes sexisées.

Au-delà du débat que cela génère sur la présomption d’innocence – quid de celle des victimes que l’on positionne d’office en vilaines menteuses ? – on se questionne sur le terme « riposte ». La définition nous indiquant qu’il s’agit d’une action vigoureuse de défense, une réponse instantanée faite à un interlocuteur agressif, son usage dans un tel contexte nous apparaît très à propos.

C’est un volet de l’histoire du féminisme. Une histoire que l’on décompose en « vagues ». Un terme qui provoque un malaise chez Mathilde Larrère, historienne, spécialisée dans les mouvements révolutionnaires du XIXe siècle. Ainsi, en introduction de son ouvrage Rage against the machisme, elle décortique cette notion de vague, partant du postulat que nous en sommes, dans le monde entier, à la troisième avec des mobilisations et manifestations importantes dans le monde pour le droit à l’IVG (Irlande, Argentine, Pologne…) et contre les violences sexistes et sexuelles et leur impunité, avec #NiUnaMenos, repris dans de nombreuses langues. On fait de l’hymne des Chiliennes « Un violador en tu camino » un chant contestataire international. 

« « Troisième vague », donc… La « seconde » étant celle des années 1970, et la « première », celle des Suffragettes de la fin du XIXe siècle. Mais avant ? Il n’y aurait rien ? Pas de vague ? Calme plat ? Toutes ces femmes qui ont lutté pour leurs droits avant la fin du XIXe siècle, on les oublie ? Voilà bien ce qui me gêne dans cette terminologie : l’effacement de décennies de combats et de bataillons de combattantes. », analyse-t-elle.

Elle poursuit un peu plus loin : « L’autre défaut de cette image des vagues est de tendre à associer une vague à une lutte – le droit de vote pour la première, l’IVG pour la seconde, et la bataille du corps et de l’intime pour la troisième. Une lecture qui, déjà, ne laisse pas de place aux combats féministes pour le travail, pour le droit au travail, pour les droits des travailleuses ; lesquels s’inscrivent pleinement sur la longue durée et suivant un calendrier qui leur est propre.

Donc une lecture qui évacue le prisme de la classe et de la lutte des classes, pourtant menée aussi au féminin, et parfois même contre le mouvement ouvrier. Les ouvrières ne sont pas les seules invisibilisées par cette lecture : les femmes racisées, les homosexuelles, peinent aussi à trouver place dans le roman national féministe. Qui plus est, à trop associer une vague à une lutte, on en oublierait que tout au long de l’histoire des luttes des femmes, presque toutes les revendications ont été portées ensemble. (…)

Les luttes se croisent, se répondent et tendent donc la main dans le temps. Finalement, la discontinuité des luttes féministes est plus à chercher dans l’écoute sélective des revendications des femmes, et la mémoire plus sélective encore qu’on en a, que dans le contenu de leurs revendications. »

UNE RÉVOLUTION LENTE ET PROGRESSIVE

Si on schématise rapidement, il y a des moments de fortes mobilisations donnant lieu à des avancées, toujours accompagnées de leur retour de bâton, le fameuxbacklashdont parle Susan Faludi dans son livre éponyme paru au début des années 90, et des moments de creux, durant lesquels on pense le féminisme en sommeil.

C’est alors penser que les personnes oppressées peuvent s’octroyer le loisir de stopper leurs luttes pour leurs droits et leur dignité. Néanmoins, il y a bel et bien des périodes plus fédératrices que d’autres. Ainsi, Mathilde Larrère explique :

« Les vagues ne correspondent finalement pas à des moments où des femmes prennent la parole (ce qu’elles tentent toujours de faire) mais plutôt aux rares moments où l’on daigne les écouter, les entendre – pour assez vite tenter de les faire taire et les renvoyer aux fourneaux. Les femmes profitent souvent des séquences révolutionnaires qui, généralement, permettent à d’autres voix que celles des dominants de s’exprimer. C’est vrai tout au long du XIXe siècle mais aussi après 1968. »

De là nait notre interrogation initiale : qu’est-ce qui caractérise précisément ce mouvement global de luttes ? La révolution ? Pas celle de 1789, non, même si l’historienne la place en point de départ des luttes des femmes, qu’elle différencie des luttes de femmes qui avaient déjà lieu en amont :

« Parce que la Révolution accouche de la citoyenneté, de l’espace public, des libertés publiques, parce que des femmes commencent en tant que femmes, entre femmes, un processus d’organisation, d’association dans leur lutte, et, ce faisant, deviennent un mouvement. »

Une révolution féministe de longue haleine a bel et bien lieu. Avec des hauts et des bas. Avec des victoires et des échecs. Une révolution qui comme le disait la poétesse afro-féministe Pat Parker en 1980 n’est « ni propre, ni jolie, ni rapide ». Lors d’une conférence à Oakland, elle déclarait :

« Je suis féministe révolutionnaire parce que je veux être libre. Et il est absolument crucial que, vous qui êtes ici présentes, vous vous impliquiez dans la révolution en partant du principe que c’est pour vous que vous faites la révolution. »

Cette révolution, elle est culturelle, nous précise Mathilde Larrère, dans le sens où les féminismes influent sur les changements profonds des mentalités. 

Dans nos imaginaires et dans les dictionnaires, l’association révolution et violences opère instantanément. La spécialiste nous indique que c’est là une idée reçue :

« Elle est construite par le discours anti-révolutionnaire justement. La violence n’est pas systématique. Si on prend la révolution des Œillets, ce n’est pas violent. Dans une révolution, il y a renversement d’un ordre établi. Dans les luttes féministes, il s’agit par exemple non pas de renverser l’ordre des sexes mais de l’équilibrer. La violence qui peut survenir émane de l’ordre qui se défend. Si l’ordre se laisse renverser, il n’y a pas de violence. Il faut faire attention : on pense violences et révolution comme un couple alors qu’on n’associe pas colonisation et violences… »

Parfois galvaudé, parfois remis en cause, parfois admis parce que tombé dans le langage commun, il y a des indicateurs auxquels se fier pour pouvoir qualifier un mouvement de révolutionnaire. La masse en est un, l’impression de soulèvement « parce qu’on ne fait pas une révolution à 10. » La fusion est essentielle également :

« Des groupes qui ne sont pas forcément d’accord en général s’allient pour renverser l’ordre. Ça on le retrouve dans les féminismes, le côté polyvoque, à plusieurs voix. Tout comme la nécessité d’une masse interclassiste : dans une révolution, il n’y a jamais que les bourgeois-es ou que les prolétaires… C’est le cas aussi des révolutions féministes. »

Et puis l’objectif de renverser un ordre, en l’occurrence ici l’ordre patriarcal afin d’équilibrer les rapports entre les femmes et les hommes. 

AFFRONTER L’ORDRE PATRIARCAL

C’est un ordre terriblement enraciné. Dans toutes les sphères de la société. Des siècles de domination masculine ont entravé les droits des femmes. Les combats pour rétablir l’équilibre sont nombreux. Ils sont même gigantesques et exigent une volonté et une détermination solides, minutieuses, de tous les instants. Fatiguant. Être sur tous les fronts. Impossible.

Les luttes des femmes s’inscrivent dans une (r)évolution progressive et se heurtent à la fois à l’obscurantisme religieux, à la force du capitalisme – qui aime à faire penser qu’il œuvre pour le confort et l’émancipation des femmes – ainsi qu’aux sceptiques, aux privilégié-e-s qui résistent et aux faux semblants d’un monde qui grâce à son siècle des Lumières, aux progrès scientifiques et à l’industrialisation des territoires se réclame moderne et revendique fièrement « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Voilà, Fraternité. Droits de l’Homme. Patrimoine. Vous l’entendez, là, l’invisibilisation des femmes ? Vous la sentez venir l’uniformisation du langage vers un neutre parfaitement inexistant dans la langue (binaire) française ? On connaît bien la chanson : ces termes englobent autant le masculin que le féminin mais on ajoute une nuance pas du tout anodine : le masculin l’emporte sur le féminin.

C’est ce qu’on nous a appris à l’école. Tout comme le fait que ce sont les hommes qui ont marqué l’Histoire. Des hommes, blancs, cisgenres, hétérosexuels, bien placés dans l’échelle sociale. Ainsi, la norme est instaurée. Si vous en êtes exclu-e-s, sortez les rames, vous allez galérer à trouver votre place dans la société !

Engagée en faveur des droits civils et politiques des femmes et l’abolition de l’esclavage, Olympe de Gouges s’offusque de ce processus en 1791 et rédige la désormais célèbre Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Elle s’indigne que les femmes aient été écartées de la rédaction de la Constitution et appelle celles-ci à s’unir et faire corps avec la société.

Ainsi, elle pointe l’isolement de la gent féminine et cela rejoint le propos de Mathilde Larrère : à la suite de la Révolution, les femmes constatant qu’elles ne sont ni écoutées, ni entendues, ni prises en compte, vont s’organiser en non mixité. La bande dessinée Histoire(s) de femmes – 150 ans de lutte pour leur liberté et leurs droits, réalisée par Marta Breen et Jenny Jordahl, prend comme point de départ - sur un plan international - le congrès antiesclavagiste qui a lieu en Angleterre en 1840.

Dans la délégation américaine, des femmes sont présentes, embarrassant fortement les hommes qui les autorisent, grands seigneurs, à assister au rassemblement. Cachées derrière un rideau... Scandalisées par cette injustice, plusieurs femmes rédigent elles aussi une déclaration sur l’égalité des sexes sur le modèle de la déclaration d’indépendance américaine, qui fut présentée à la convention abolitionniste de Seneca Falls, état de New York, en 1848.

« Ce rassemblement est considéré comme l’acte fondateur du mouvement féministe », nous indique la BD qui enchaine la page suivante sur la lutte des femmes contre l’esclavage. 

FAIRE CORPS AVEC (UNE PARTIE DE) LA SOCIÉTÉ

Elles y ont participé, notamment avec Harriet Tubman, qui s’est libérée de sa condition d’esclave et a aidé de nombreux-euses autres à s’enfuir. À la fin de la guerre civile en 1865, les noirs obtiennent le droit de vote. Les femmes, non. Harriet Tubman prend part à la première association américaine pour le droit de vote des femmes, l’ancienne esclave Sojourner Truth prononce un discours dans lequel elle pointe les inégalités entre les droits des hommes et les femmes de couleur, et pourtant ce que l’on retient et que l’on montre de cette période historique outre-Atlantique mais aussi européenne, notamment en Angleterre avec le mouvement des Suffragettes, est entièrement blanche.

Si antiesclavagisme et antisexisme se sont côtoyés dans cette moitié du XIXe siècle, distinction est ensuite faite entre les femmes non blanches, laissées sur le bas côté, et les femmes blanches. Ces dernières accèdent à l’éducation, réduite certes et principalement destinée à les préparer aux assignations de genre et aux métiers manuels précaires, à la pénibilité incontestablement néfaste.

Elles militent pour l’obtention de droits sociaux et l’accès à la citoyenneté, et cela passe par le droit de s’exprimer et donc par le droit de voter. Faiblement écoutées, voire inconsidérées dans leur demande, elles passent à l’action, se forment pour certaines à l’auto-défense, comme le montre notamment la BD Jujitsuffragettes de Clément Xavier et Lisa Lugrin, et prennent les armes.

Explosions, incendies, manifestations, grève de la faim… les militantes finiront, non sans polémique, par se faire entendre et obtenir gain de cause. Victoire marquante. Les dates diffèrent d’un pays à l’autre : en France, c’est 1944. Pour autant, elles sont loin d’être libres puisqu’elles sont encore sous la tutelle des pères, des maris ou des frères.

Mais les travailleuses, et notamment les ouvrières, prennent petit à petit part au mouvement et œuvrent pour des revalorisations salariales et des conditions décentes de travail. En Bretagne, l’histoire régionale est marquée par les mouvements des Penn Sardin, par exemple. Elles ne seront pas les seules.

CHOISIR OU SUBIR ?

Elles ont fourni l’effort de guerre, démontré leurs capacités à gérer de front travail et gestion du foyer, maintenant elles veulent choisir. Dans la deuxième partie du XXe siècle, c’est la sexualité et la maternité qui sont visées. « Un enfant, si je veux, quand je veux ! »

Le slogan retentit dans les années 70. Les femmes veulent maitriser leur contraception. Depuis 1920, la publicité anticonceptionnelle est interdite, tout comme il est interdit aux médecins de divulguer des informations à ce sujet à l’égard de leurs patientes.

En 1942, le gouvernement de Pétain, définit l’avortement comme un crime à l’encontre de l’Etat. Il est passible de la peine de mort. Ce n’est qu’en 1967 que la loi Neuwirth sur la contraception est adoptée mais il faudra attendre encore 5 ans avant qu’elle ne soit remboursée par la Sécurité sociale, ce qui obligatoirement crée des inégalités entre les femmes.

Tout comme la loi Veil de 1975 autorisant l’IVG d’abord pour 5 ans, puis reconduite définitivement en 1979 – et depuis elle est constamment menacée. Il faudra attendre la loi Roudy de 1988 pour que l’avortement soit remboursé par la Sécurité sociale. 

Ce sont là des droits conquis, des droits arrachés. Par des longues luttes acharnées. À la sueur du front. De très nombreuses femmes sont mortes à la suite d’avortements clandestins, d’autres sont mortes condamnées parce qu’elles avaient aidé des consœurs à interrompre leur grossesse, à l’instar de Marie-Louise Giraud, faiseuse d’anges dénoncée par son mari et guillotinée en 1943, incarnée par Isabelle Huppert dans le film Une affaire de femmes, de Claude Chabrol.

Depuis les militantes ne cessent de défendre ce droit, particulièrement menacé aujourd’hui encore et terriblement inégal selon les pays qui décident des conditions dans lesquelles une femme peut y accéder (danger pour la santé ou la vie de la mère, grossesse après un viol, nombre de semaines légales d’aménorrhées…).

Sans parler de la double clause de conscience, spécifiquement inscrite dans la loi d’une part et celle accordée aux médecins d’autre part. Intrinsèque à ce droit, c’est la liberté du corps que les féministes défendent. Le droit de disposer de leur corps comme elles le souhaitent. Le droit de choisir. L’histoire des luttes des femmes ne s’arrête pas là, évidemment.

En parallèle, les combats pour l’émancipation se poursuivent. Pouvoir travailler sans autorisation du mari, posséder un chéquier sans autorisation du mari, obtenir à travail égal un salaire égal… L’autonomie est le maitre mot de cet énorme coup de pied dans la fourmilière.

Le capitalisme l’entend et se fait un plaisir de répondre aux besoins des femmes en leur concevant des appareils électroménagers sur mesure, taillés pour leur confort. Merci Moulinex ! Le leurre est de courte durée mais participe à faire accepter la double journée des femmes, désormais présentées comme des Super Femmes, capables d’entreprendre travail, courses, ménage, éducation des enfants, repas, tout ça en n’oubliant pas de répondre aux injonctions à la beauté parce qu’avec tout ça, il ne s’agirait pas de « se laisser aller »...

Parce que oui, la femme parfaite et unique, est mince, hétéro, cisgenre, blanche, mère accomplie, épouse comblée, travailleuse épanouie et amie fidèle. Ça y est, l’égalité est là, elle est acquise. Celles qui poursuivent le combat sont des hystériques, rabat joie, surement lesbiennes parce que mal baisées. Waw, pause. Interruption des programmes. La réalité proposée est un écran de fumée. Nocive. Réductrice et oppressante. 

UN RÉCIT PARTIEL

A force d’être bercé-e-s à l’ambiance Disney et aux rayons bleus pour les garçons et roses pour les filles, on se serait laissé-e-s berner ? Pas tout le monde. Pas tout le temps. Il existe des périodes durant lesquelles les causes féministes mobilisent moins, voire beaucoup moins. Le terme est carrément diabolisé, rejeté.

Cependant, il y a toujours des militantes pour rompre l’ordre patriarcal. Pour dénoncer les travers capitalistes, sexistes et racistes. Pourtant, des années 70, on ne retient qu’un récit partiel. L’avortement est illégal et on se bat pour le rendre légal. En métropole. Parce qu’au même moment, à La Réunion, des milliers d’avortements et de stérilisations sont pratiqué-e-s par des médecins blancs sans le consentement des femmes, stigmatisées en raison de leur couleur de peau comme l’analyse Françoise Vergès dans Le ventre des femmes – Capitalisme, racialisation, féminisme.

Et puis, on a oublié les réflexions sur l’hétéronormativité. Dans les années 60-70, l’identité lesbienne devient une identité collective, portée politiquement, signale Mathilde Larrère dans Rage against the machisme :

« On leur doit alors une grande partie de la production théorique et pratique. Les lesbiennes ne s’en sont pas moins retrouvées marginalisées, à l’intérieur du mouvement LGBT, qui reproduisait la domination masculine des gays, et à l’intérieur du mouvement féministe, les obligeant à construire des espaces d’autonomie entre les deux. C’est ainsi que nait, en avril 1971, le mouvement des Gouines rouges autour, notamment, de Marie-Jo Bonnet, Christine Delphy et Monique Wittig. Ce sont elles qui ont permis de comprendre à quel point la domination masculine repose sur l’hétérosexualité obligatoire et sur les contraintes qui pèsent sur le corps et la sexualité des femmes. »

On a aussi sans doute oublié que le célèbre procès survenu dans les années 70 à l’issue duquel le viol deviendra enfin un crime, on le doit à la lutte acharnée d’Anne Tonglet et Araceli Castellano pour que les viols qu’elles ont subi près de Marseille ne soient pas correctionnalisés mais bel et bien jugés devant une cour d’assise. Le couple lesbien sera défendu par l’avocate féministe franco-tunisienne Gisèle Halimi. 

Les chemins semblent séparés, divisés. Impossibles à réconcilier ? Rien n’est moins sûr. Le renouveau déboule et accrochez-vous, ça va souffler fort. Le mouvement ne ronronne pas, il hurle ! S’il y a parfois incompréhension entre les générations, ce sont bel et bien les combats de nos ainées que l’on poursuit.

Malgré les dissensions et les tentatives pour éteindre le feu, le flambeau est passé. Le féminisme est appelé à se renouveler et à ne plus s’écrire et se retenir au singulier. Cette histoire est plurielle, tout autant que les militantes sont plurielles. Les femmes ne sont pas une masse homogène. Et ça, il va falloir en tenir compte.

Parce que des femmes aiment des femmes, parce que des femmes naissent assignées hommes, parce que des personnes ne se reconnaissent pas dans la binarité du genre, parce que des femmes sont handicapées, parce que des femmes sont non blanches, parce que des femmes sont mutilées à la naissance pour être définies comme femmes, parce que des femmes vivent des oppressions multiples, parce que des femmes sont voilées, parce que des femmes ne veulent pas d’enfant, etc.

Refuser les injonctions. Accepter les paradoxes. Écouter les personnes concernées. S’affranchir des normes. Sortir de la domination. Penser d’autres rapports sociaux. S’approprier son corps. Le revendiquer. Voilà les enjeux des féminismes actuels. Un idéal aujourd’hui accessible pour demain parce que les luttes d’hier ont eu lieu. Mais bien souvent, on les oublie, en partie. Et l’histoire des luttes féministes n’est pas enseignée à l’école. Ne ferait-elle pas partie de l’Histoire ?

S’il y a des féminismes, c’est parce que comme le dit Priscilla Zamord, « il n’y a pas un féminisme qui prend en compte toutes les formes d’oppression. » Vice-présidente en charge des Solidarités, de l’Égalité et de la Politique de la ville au sein de Rennes Métropole et conseillère municipale à la ville de Rennes, elle figurait dans le binôme tête de liste des écologistes lors de la campagne électorale en 2020.

Engagée dans l’économie sociale et solidaire, elle a notamment co-fondé l’association d’insertion par la culture La Distillerie, à Fort-de-France en Martinique, et la ressourcerie La Belle Déchette à Rennes. Priscilla Zamord se présente comme bretonne d’outre mer, militante écologiste, anticapitaliste, antiraciste et féministe.

« C’est important de pouvoir se situer. Ces engagements, nourris par mon expérience personnelle et les vécus des femmes, je les rassemble sous la grande bannière de l’écologie politique. J’ai vécu des discriminations en tant que femme métisse perçue comme noire qui se revendique queer. C’est une identité hybride et je n’ai pas envie de choisir mon identité selon le jour de la semaine, ni ma lettre LGBTI… »
explique-t-elle.

Ses propos rejoignent ceux d’Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et directrice de déCONSTRUIRE, association rennaise d’éducation populaire travaillant sur l’articulation des rapports de domination raciste et sexiste. Elle ne peut pas choisir le lundi d’être noire, le mardi d’être femme, le mercredi directrice, etc.

Elle est un tout et ne peut scinder son identité en fragments. L’absence d’imbrication des luttes, et plus particulièrement l’absence de prise en compte des oppressions au croisement des questions raciales et du genre, c’est ce qu’elle a non seulement ressenti mais surtout constaté en s’investissant dans des associations féministes puis des associations antiracistes.

Ainsi, poursuit Priscilla Zamord : « Il est nécessaire de déconstruire ces oppressions qui sont liées. Tout est lié ! »

TOUT EST LIÉ

Si des mobilisations et événements militant-e-s ont lieu toute l’année, il y a tout de même deux dates qui s’inscrivent depuis longtemps dans le calendrier : le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, et le 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. La première provient des luttes ouvrières et suffragistes.

Dans ce contexte, Clara Zetkin propose la création d’une journée internationale des femmes, en 1910 lors de la conférence des femmes socialistes. En 1917, la grève des ouvrières de Saint-Pétersbourg ancre le 8 mars comme la date traditionnelle reconnue officiellement par l’ONU en 1977 et instaurée en France en 1982. La seconde provient de l’assassinat - commandité par le dictateur Rafael Trujillo – des militantes politiques dominicaines Patria, Minerva et Maria Teresa Mirabal, le 25 novembre 1960.

Ainsi, la République Dominicaine propose en leur honneur une journée de lutte contre les violences faites aux femmes. En décembre 1999, l’assemblée générale de l’ONU reconnaît officiellement cette date comme la Journée internationale pour l’élimination des violences contre les femmes.

Elles sont emblématiques ces dates et marquent désormais les nombreuses luttes contre les violences sexistes et sexuelles à l’égard des personnes sexisées. Une évolution qui prône l’inclusion des personnes trans, intersexes et non binaires dans le combat global. En quelques décennies, les manifestations organisées par les associations et structures militantes ont vu les rangs se grossir. Drastiquement même ces dernières années.

C’est l’ère des mouvements #MeToo avec en France, la naissance du collectif Nous Toutes et l’appel à la politisation et l’inclusion - lors de la marche du 24 novembre 2018 - de plusieurs autres regroupés sous l’intitulé Nous Aussi, soulignant le caractère collectif de l’oppression patriarcale.

L’IMPACT DE METOO

#MeToo, c’est une explosion. Une déferlante. Les réseaux sociaux éclatent magistralement les murs invisibles qui empêchent les femmes du monde entier de démontrer que certains de leurs vécus sont communs. Là où avant, on pouvait se réfugier derrière une parole isolée et la stigmatiser, on est désormais obligé-e-s de reconnaître l’existence d’une problématique globale. 2017 marque un tournant vertigineux dans la grande histoire des féminismes.

A moins qu’on ait encore négligé une partie de cette histoire… ? Il suffit de taper « mouvement metoo » sur un moteur de recherche pour découvrir qu’il a été lancé 10 ans auparavant. Par Tarana Burke. Travailleuse sociale afro-américaine, elle se définit comme survivante d’une agression sexuelle et crée en 2007 le « Me Too Movement » en soutien aux victimes d’agressions sexuelles dans les quartiers défavorisés.

L’actrice Alyssa Milano, le 15 octobre 2017, soit quelques jours après les révélations édifiantes visant le producteur Harvey Weinstein – condamné en mars 2020 à 23 ans de réclusion pour viols et agressions sexuelles – écrit sur Twitter : « Si vous avez été harcelé-e-s ou agressé-e-s sexuellement, écrivez « me too » en réponse à ce tweet. » Un cataclysme planétaire s’en suit, inondant les réseaux sociaux et l’actualité médiatique.

Des millions de messages, en moins de 24h, témoignent du caractère systémique et genré des violences sexuelles. Le lendemain, Alyssa Milano tweete à nouveau : elle vient de découvrir un précédent mouvement #MeToo et partage alors le combat de Tarana Burke. Pourtant, on retiendra que c’est l’actrice qui en est à l’initiative. Nouvelle invisibilisation des femmes racisées.

Le mouvement poursuit sa route et essuie de nombreuses polémiques. En France, le lancement du #BalanceTonPorc par la journaliste Sandra Muller crée un débat virulent et touche un enjeu central : on tolère que les femmes témoignent des faits subis mais on s’insurge si elles dénoncent publiquement et nommément leurs agresseurs.

Rage et panique se lisent dans les discours de celleux qui argumentent « que cela nuirait à la vie de ceux qui sont visés » par des accusations systématiquement prônées comme mensongères. Servant simplement à assouvir une vengeance personnelle. Un discours que l’on retrouve du côté des forces de l’ordre quand une personne sexisée tente de porter plainte.

Si le hashtag MeToo est davantage usité, car beaucoup plus politiquement correct et sans lien avec les animaux et donc une quelconque volonté spéciste (oui, critique est faite aussi sur cet aspect), les militantes font front. Elles ne lâcheront pas, elles ne lâcheront rien.

On brandit la présomption d’innocence à chaque fois qu’un homme – de pouvoir – est visé ? Elles brandissent la présomption de sincérité des victimes. Elles hurlent leurs colères et combattent d’une main le mythe de la virilité et de l’autre le mythe du prédateur. La masculinité toxique et hégémonique doit être déconstruite en parallèle des réflexions sur la féminité unique, instituées par le patriarcat et le capitalisme.

Rien de vraiment nouveau dans les rangs militants. C’est du côté de l’opinion publique que les choses commencent à bouger. Doucement. Très doucement. Et pourtant, il s’agit là de la grande cause du quinquennat ! Emmanuel Macron s’engage pour l’égalité entre les femmes et les hommes.

De la réduction du ministère des Droits des Femmes, transformé en secrétariat d’État, à la nomination de Gérald Darmanin comme ministre de l’Intérieur, alors qu’il est accusé et visé par une enquête judiciaire pour viols et harcèlement sexuel, en passant par la volonté de mettre en concurrence le 3919, service dédié à l’aide et l’écoute des victimes de violences sexistes, il ne cesse de prouver ses engagements en la matière…

DÉCONSTRUCTION DES MYTHES ET DU LANGAGE

Heureusement, des actions concrètes sont mises en place et elles sont nombreuses sur le territoire. Fruits d’une course de fond entamée avant le coup d’accélérateur MeToo. Harcèlement de rue, extension de la PMA pour tou-te-s, taxe rose, question de la parité (et du sexisme) en politique, lutte contre les violences…

À chaque fois, les militantes procèdent à un travail de pédagogie, souvent fixé à tort par la population comme une injonction, tentant d’expliquer les causes profondes de ces conséquences. Soit une société patriarcale dans laquelle on grandit tou-te-s en s’imprégnant des stéréotypes et assignations de genre, produits de constructions sociales qui perdurent au fil des générations. On essentialise le féminin et le masculin.

Le premier se rapportant à tout ce qui attrait aux soins, à la douceur et la maternité. Le second à tout ce qui est en lien avec la force, le courage, la réflexion, la stratégie… Bref tout le reste, en somme, excepté le domaine du sensible. En parallèle, travail est fait sur le langage comme vecteur des inégalités : il y a certes la question de la neutralité, et par là même de l’invisibilisation de toutes les personnes qui se genrent au féminin, mais aussi des images véhiculées quand la presse parle de « drames passionnels » ou de « femmes battues ».

Ces images, on les intègre. On réduit les assassinats de centaines de femmes par an en France à une dispute qui aurait mal tourné. On réduit les milliers de femmes par an qui subissent coups et blessures certes mais aussi insultes, crachats, pressions économiques, affectives, intimidations, menaces, agressions sexuelles et/ou viols de la part de leur partenaire.

On répand l’idée que l’espace public, principalement de nuit, est dangereux pour les femmes qui ne devraient pas rentrer seules chez elles car là, tapis dans l’ombre d’une ruelle mal éclairée ou d’un parking délabré, attend un prédateur. Alors que dans plus de 80% d’agressions sexuelles et viols, les victimes connaissent leur agresseur. On exclut les personnes trans du sujet du cycle utérin lorsqu’on le relie uniquement aux femmes et non aux personnes sexisées.  

Les militantes œuvrent donc pour l’emploi de termes précis : menstruations ou règles, protections périodiques plutôt qu’hygiéniques, vulve, vagin, clitoris, féminicides, violences conjugales, harcèlement sexuel, agressions sexuelles, viols plutôt que rapports non désirés, consentement.

Dans les manifestations féministes, on remplace petit à petit certains passages de « L’hymne des femmes » des années 70 - « Nous sommes le continent noir » et « Levons-nous femmes esclaves » - jusqu’à ne plus le chanter du tout. À la place, on préférera entonner en chœur « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère ! » et danser sur « Un violador en tu camino » du collectif féministe chilien Las Tesis.

On nomme les actes et on nomme les agresseurs présumés ou reconnus coupables. Gérald Darmanin, Luc Besson, Roman Polanski, Gérard Depardieu, Patrick Poivre d’Arvor, Alain Duhamel, Georges Tron, Richard Berry, François Asselineau, Denis Baupin, Dominique Strauss-Kahn, Dominique Boutonnat, Christophe Ruggia, David Hamilton, Gabriel Matzneff et bien d’autres sont visés par des accusations de harcèlement sexuel, d’agressions sexuelles, de viols, d’abus de pouvoir et d’autorité, sur des enfants et/ou sur des adultes.

Ils ont en commun d’être des hommes blancs, de pouvoir, bénéficiant majoritairement d’une impunité totale. On est là bien loin de l’image stéréotypée du prédateur qui dans le mythe décrit l’agresseur type comme étant racisé, pauvre, migrant, peu éduqué, à la dérive, livré à ses pulsions bestiales…

Au gratin, en revanche, on trouvera des excuses et on retournera la culpabilité directement sur la victime. On pourra toujours prétendre à la vénalité de la femme vengeresse ou inventer des formules toutes faites, comme (au hasard) : « Séparer l’homme de l’artiste ». Une bien belle phrase qui nous fait perdre du temps de cerveau pendant que ces Messieurs profitent de leur liberté…

Petit à petit, le mur s’effrite et on déconstruit progressivement les profils type des agresseurs mais aussi des victimes. La mauvaise victime, celle qui avait peut-être bu ou pris de la drogue, celle qui était en mini jupe, celle qui a dragué le mec, a accepté d’aller chez lui puis a dit non, celle qui ne se souvient plus précisément des faits, celle qui poursuit sa vie sans traumatisme apparent, celle qui ne s’est pas débattue face à l’agresseur, celle qui vient porter plainte dix ans plus tard, celle qui ne pleure pas durant sa déposition.

La bonne victime, celle qui a subi un viol dans le parking ou la ruelle sombres, a identifié son agresseur, établi malgré les pleurs en continu une plainte aux forces de l’ordre qui n’ont qu’à cueillir le pauvre mec qui avec un peu de chance est déjà fiché, celle qui ensuite n’arrivera plus à trouver goût à la vie.

Celle qui est blanche, celle qui est cisgenre, celle qui est hétérosexuelle. Celle qui est valide. Alors que selon Mémoire Traumatique et Victimologie, les enfants en situation de handicap ont près de 3 fois plus de risques d’être victimes de violences sexuelles que les enfants dans leur ensemble et que selon l’Agence des droits fondamentaux de l’Union Européenne, 35% des femmes handicapées subissent des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire, contre 19% des femmes dites valides.

LES HANDIFÉMINISTES DÉBOULONNENT LE VALIDISME

Pourtant, lors de la première marche organisée par Nous Toutes, Céline Extenso scrute les images de la manifestation : la question du handicap et du genre échappe aux revendications. Nous sommes en 2019, l’actrice Adèle Haenel brise le tabou des violences sexistes et sexuelles dans le milieu du cinéma.

Elle témoigne de son vécu dans Médiapart et accuse le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel. Elle était alors âgée de 12 à 15 ans. Elle fait état de la honte qu’elle a ressenti, puis de la colère qui s’est installée, jusqu’à ce qu’elle rompe le silence comme un acte viscéral.

Si #MeToo peinait au démarrage en France, Adèle Haenel vient de l’ancrer dans l’hexagone et d’ouvrir la voie, grâce à sa voix, à de nombreuses autres femmes qui vont à leur tour dénoncer les violences subies et les agresseurs l’année suivante, à l’instar de la patineuse Sarah Abitol qui un an plus tard sort du silence quant aux violences commises par son entraineur Gilles Beyer, accusé également par Hélène Godard, ou encore de l’actrice Nadège Beausson-Diagne, violée à plusieurs reprises à l’âge de 9 ans par un ami de la famille.

À l’époque, en 2019, les propos d’Adèle Haenel secouent les mentalités et quelques semaines plus tard, le 23 novembre, elles sont des dizaines de milliers à envahir et occuper l’espace public dans une manifestation historique. Toutefois, Céline Extenso constate la sous représentation des femmes handicapées dans la rue, sur les pancartes ou dans les slogans, comme dans la presse.

« C’est un énorme problème puisqu’au contraire, les femmes handicapées sont beaucoup plus victimes de violences que les valides, mais notre absence connaît sans doute plusieurs raisons. Il y a d’abord les freins concrets à la présence des personnes handicapées dans les milieux militants (ce manque d’inclusivité n’est évidemment pas spécifique au féminisme). Le manque d’accessibilité physique des rassemblements, les entraves communicationnelles, la fatigue chronique et le manque de disponibilité générale consécutifs à nos handicaps compliquent énormément notre activité militante. », analyse-t-elle. 

Elle poursuit : « En France, le discours sur le handicap a historiquement été capté par les grosses associations gestionnaires. Elles sont principalement portées par des personnes valides et véhiculent donc de lourds relents validistes, empreints de médicalisation et d’institutionnalisation dans des établissements spécialisés. Après un mouvement handi radical mais trop éphémère dans les années 70 (le Comité de Lutte des Handicapés, auteur entre autres du journal Les handicapés méchants) une voix militante a peiné à se faire entendre. Timidement d’abord dans les années 2000, mais principalement depuis environ 5 ans. Il est évident que l’avènement des réseaux sociaux a été un formidable outil facilitateur pour nous rassembler malgré nos handicaps et leurs contraintes ! »

Et c’est justement sur Twitter qu’elle lance un appel pour rassembler les motivées et ensemble déboulonner le validisme. Un an plus tard, né le collectif handiféministe Les Dévalideuses, reconnu depuis mars 2021 association officielle. Le but : donner de la visibilité aux femmes handicapées dans le féminisme.

« Je suis tétraplégique, myopathe, mais nous tenons à la diversité de notre collectif. Les Dévalideuses vivent tous types de handicap, physiques, sensoriels, cognitifs, psys, maladies chroniques, visibles ou invisibles, de naissance ou acquis sur le tard… Chacun implique une expérience différente, parfois très différente, mais nous faisons front contre un ennemi commun : le validisme. »
explique Céline Extenso.

Le validisme, comme elle nous l’explique précisément, c’est l’oppression que subissent spécifiquement les personnes handicapées et qui repose sur l’idée que leur vie vaut moins que celle des personnes valides, parce que l’on se figure qu’elles possèdent moins de capacités. 

« Le validisme peut pendre la forme d’un rejet franc, mais peut aussi se cacher sous la forme d’un « validisme gentil », entre pitié, héroïsation et infantilisation, qui fait malheureusement tout autant de dégâts. La psychophobie ou la grossophobie sont des formes de validisme. », précise-t-elle.

Dans un communiqué récent, les Dévalideuses soulignent que leur objectif est triple : informer le grand public autour du validisme pour lui faire comprendre de quoi il s’agit mais aussi quels sont les vécus des femmes handicapées, bousculer les institutions pour créer un impact politique concret et durable sur la société et aussi visibiliser les femmes handicapées, valoriser l’histoire de la communauté handie et revendiquer la fierté de cette identité.

Entre féminisme et anti-validisme, les points communs sont clairs et nombreux : « décrédibilisation, infantilisation (le validsplaining vaut bien le mansplaining), contrôle de nos corps, de nos sexualités, injonction ou au contraire pour nous interdiction de procréer, difficulté d’accéder à une indépendance financière, violences sexistes et sexuelles exacerbées pour les femmes handicapées… On se rejoint sur un besoin d’émancipation, d’autonomie, d’auto-détermination, contre une classe qui voudrait nous contrôler. »

Mais aussi dans le syndrome de l’imposteur, note-t-elle plus tard. Construire des ponts avec d’autres luttes, cela apparaît évident : il faut croiser les thématiques du handicap avec le féminisme mais aussi les questions de « racisme, des LGBTIphobies, de la grossophobie, putophobie ou encore du capitalisme. »

Ce dernier évaluant « les êtres selon leur utilité, leur capacité à produire de la richesse, dans une course toujours plus standardisée, où nos spécificités et nos lenteurs ne trouvent pas leur place. Et sur l’autre versant du capitalisme, puisqu’on n’est pas jugés assez rentables, nous ne sommes même pas considérés comme des consommateurs à part entière. » 

Il est urgent de questionner la place des personnes handicapées dans la société tout comme la place des femmes handicapées au sein des luttes féministes. « Ne reléguez plus le validisme en fin de liste… dans le meilleur des cas. », signale Céline Extenso qui appelle les milieux militants à être des alliés « à la hauteur ».

Elle établit deux façons complémentaires de les aider sur le terrain. D’une part, en rendant les lieux de rendez-vous accessibles aux personnes en fauteuil mais en réfléchissant également à des dispositifs pour les personnes ayant des difficultés de communication, de compréhension, de fatigue ou de douleurs diverses.

Et d’autre part, en allant à leur rencontre quand cela ne leur est pas possible de se mobiliser physiquement, en amplifiant leurs voix et leurs actions, comme cela a par exemple été le cas à plusieurs reprises dans les manifestations 25 novembre et 8 mars à Rennes, où leurs témoignages ont pu être enregistrés à distance et diffusés lors de la mobilisation.

« Oui, c’est exigeant, bien sûr ça demande pas mal d’anticipation et de réflexion, mais il est impensable qu’un mouvement se dise inclusif sans penser systématiquement à tout ça, en amont de ses événements publics ou même réunions internes.» 
affirme-t-elle.

RENDRE VISIBLES LES COMBATS

La militante handiféministe le dit : la lutte contre le validisme devient de plus en plus connue dans les milieux militants mais est encore loin d’être bien ancrée dans les mentalités : « Nous n’avons plus le temps d’attendre qu’on nous fasse une place. Les réseaux sociaux nous permettent une meilleure inclusion, mais en même temps, les militants handis sont régulièrement critiqués : militer en ligne serait tout juste du spectacle, pas du « vrai activisme ». »

Et pourtant, aujourd’hui, les réseaux sociaux détiennent un pouvoir faramineux. Aussi dangereux qu’utiles, ils permettent la prise de parole de toutes les personnes n’ayant pas accès aux médias et peuvent transformer cette expression individuelle en mouvement collectif. Ils donnent à voir et à entendre et permettent également de bouleverser les représentations.

De montrer une population bien plus variée et plurielle que celle que l’on réduit trop souvent dans les médias mais aussi les arts et la culture à un noyau d’élite de gens extraordinaires érigés en modèles pas tellement accessibles au commun des mortel-le-s. Non ou trop peu représentatifs de ce qui se joue là, au quotidien, dans les foyers, les entreprises, l’environnement, en somme dans les vies de celles et ceux qui vivent la réalité et avec elle, les inégalités et discriminations. 

« Il y a encore beaucoup de travail pour faire comprendre la nécessité de rendre visibles et légitimes les spécificités des un-e-s et des autres. Il y a des spécificités de la part des minorités qui subissent des discriminations et il y a des mécanismes globaux : on connaît les mécanismes de la stigmatisation, de la marginalisation, des stéréotypes, de l’invisibilisation… Mais on ne peut pas mettre tout le monde dans le pot commun. On ne vit pas tous et toutes la même chose et le combat est spécifique en fonction de sa situation. », analyse la sociologue des médias, Marie-France Malonga.

Les femmes noires ne vivent pas toutes les mêmes sexisme et racisme, en fonction de la carnation de leur peau mais aussi en fonction de leur orientation sexuelle, identité de genre, handicap, tout comme les femmes blanches ne vivent pas le même sexisme entre elles et avec les femmes racisées.

Une femme noire à la peau foncée ne vit pas le même racisme et sexisme qu’une femme perçue comme asiatique. Une femme perçue comme arabe ne vit pas le même racisme et sexisme qu’une femme voilée perçue comme arabe. Le podcast Kiffe ta race, produit et animé par Rokhaya Diallo et Grace Ly en fait état à travers des discussions, questionnements et analyses basé-e-s sur une approche et une histoire intersectionnelles. 

« C’est très très long de changer les représentations médiatiques. C’est plus simple de changer le quantitatif que le qualitatif. », nous dit Marie-France Malonga. Elle a fait sa thèse en Science de l’information et de la communication sur les liens entre public et télévision à travers la question de la place des minorités ethniques – et particulièrement noires – à l’antenne.

Avant cela, lors de son master, elle a été à l’initiative et a dirigé l’étude historique qui a ouvert le Baromètre de la diversité au sein du Conseil Supérieur Audivisuel. Plus de 800 programmes analysés, soit plus de 250 heures de visionnage des propositions diffusées sur TF1, France 2, France 3, Canal + et M6 durant une semaine du mois d’octobre 1999. Elle constate, sans surprise, une sous représentation nette des populations non blanches.

« Elles sont peu représentées aux postes de premier plan. Ça ne voulait pas dire qu’elles n’existaient pas mais elles étaient marginalisées, invisibilisées. Parmi les minorités, les plus représentées étaient les populations noires, surtout du fait des productions américaines, dans la fiction notamment. On voyait très peu de magrébins, d’arabes, encore moins d’asiatiques ! »
souligne-t-elle.

Même si elle ne plait pas à tout le monde, cette étude, que certains journalistes vont qualifier de profilage raciste, crée une première prise de conscience de la part des chaines publiques mais aussi privées qui commencent alors à modifier leurs cahiers des charges. En 2009, l’étude est systématisée, elle devient un Baromètre de la diversité, aux critères élargis prenant désormais en compte les catégories socioprofessionnelles, le handicap, le sexe, l’âge, l’origine perçue ou encore les territoires (ruraux, urbains, banlieues, etc.).

En janvier 2020, le CSA a lancé l’Observatoire de l’égalité, de l’éducation et de la cohésion sociale en adéquation avec sa volonté de s’intéresser aux questions intersectionnelles, qui jusque là n’étaient pas mesurées. « Ce sont dans les intentions d’amélioration de l’institution mais c’est encore très confidentiel. », précise Marie-France Malonga.

Lier féminisme et questions raciales, c’est une évidence pour la professionnelle : « Les médias ont un rôle à jouer pour sortir les femmes et les minorités de l’essentialisation. C’est très long et complexe de lutter contre les visions stéréotypées dans les médias. Parce qu’il n’y a pas toujours la conscience de ce qu’est un stéréotype. On reproduit certaines choses inconsciemment. Il y a des avancées de la part de l’institution mais ça reste très compliqué. Avec la représentation des femmes issues des minorités non blanches, on est dans une impasse car il n’y a pas de statistiques ethniques. Pas d’outils pour lutter contre les stéréotypes diffusés. »

Et pour que les minorités elles-mêmes puissent proposer des solutions, encore faut-il qu’elles puissent s’exprimer ! Dans des mouvements collectifs, ajoute Marie-France Malonga. Dans le milieu du petit écran, les années 90 et 2000 marquent une époque durant laquelle émerge la parole individuelle des anonymes qui peuvent témoigner dans des émissions type « Ça se discute », « Vie privée vie publique » ou encore « C’est mon choix ».

On entre dans l’intimité des gens et à travers la télévision, cette intimité entre dans les foyers des français-es. Avec l’émergence des réseaux sociaux, cette parole est amplifiée et facilitée dans le processus collectif, la rendant légitime et visible partout dans le monde.

« C’est très intéressant je trouve ce qui se passe dans cette façon de se mobiliser collectivement. Ça va en parallèle avec le mouvement MeToo. On décrie les réseaux sociaux, avec ses dérives de haine en ligne et de déshumanisation de la société, mais en terme de visibilité donnée aux personnes qui n’arrivent pas à avoir des représentations médiatiques, c’est très important. Ils rendent la mobilisation plus grande, plus rapide et connectent des individus qui peuvent se regrouper et se rendre visibles.

On voit aussi émerger des médias alternatifs qui apportent un éclairage particulier sur ces questions d’égalité. Ils cohabitent avec les médias mainstream, ce qui ne veut pas dire que les médias mainstream doivent se dédouaner de ces thématiques. Les deux peuvent cohabiter, ce n’est pas contradictoire. Il y a de la place pour tout le monde et ce qui est important c’est de montrer un autre type de paroles ! », s’enthousiasme la sociologue.

UNE SOCIÉTÉ À DEUX, TROIS, QUATRE VITESSES…

Cantonnées à leur rôle reproducteur et sexuel, les femmes sont rarement présentées comme des expertes. Quand les femmes sont racisées, la société ajoutent sur elles des stéréotypes liées à leur couleur de peau, leurs origines réelles ou supposées et leur sexe.

Les clichés peuvent changer également selon l’orientation sexuelle, l’identité de genre, le handicap, la classe sociale. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour dénoncer ces oppressions et leurs spécificités. En 2018, par exemple, paraît Noire n’est pas mon métier, un ouvrage collectif initié par l’actrice Aïssa Maïga. Seize professionnelles du cinéma témoignent et analysent les vécus communs et conjoints du sexisme et du racisme.

Ensemble, elles dénoncent le manque de personnes noires dans les films et la représentation stéréotypée qui s’en dégage les rares fois où elles apparaissent à l’écran. Mamas africaines, prostituées ou mères célibataires dépassées, les rôles ne proposent pas de choix, n’offrent pas une palette réaliste, ne cassent pas les stéréotypes, au contraire, ils les renforcent.

« Il y a eu une visibilité assez grande autour de ce livre et de ces artistes qui ont pu exprimer le problème de la représentation des femmes noires. Il y a eu beaucoup de retombées médiatiques, ça a eu un impact mondial (elles marquent les esprits également lors de la montée collective des marches du festival de Cannes, la même année, ndlr) ! Mais quand on voit les réactions face au discours d’Aïssa Maïga à la cérémonie des César, on voit bien que le problème n’est pas réglé du tout. », commente Marie-France Malonga.

Nous sommes le 28 février 2020 et la question des droits des femmes est au centre de la cérémonie à l’issue de laquelle Roman Polanski se verra décerner le prix du meilleur réalisateur et Adèle Haenel, criant « La honte », partira avec Céline Sciamma... Avant cela, dans la salle Pleyel, tout le monde se marre à chaque vanne de Florence Foresti, et tout à coup, tout le monde regarde ses pieds.

Ambiance pesante. Aïssa Maïga est en train de prononcer son discours. Face à la grande famille du cinéma, elle n’hésite pas à partager un geste qu’elle exécute depuis deux décennies : « Compter lors des réunions du métier. » Et c’est sur les doigts d’une main généralement qu’elle compte le nombre de personnes non blanches présentes. Les mots sont puissants et ce soir-là, comme à de nombreuses reprises, l’actrice sait s’en servir pour briser le silence et les tabous.

« On a survécu au whitewashing, au blackface, aux tonnes de rôles de dealers, de femmes de ménages à l’accent bwana, on a survécu aux rôles de terroristes, à tous les rôles de filles hypersexualisées… Et en fait, on voudrait vous dire, on ne va pas laisser le cinéma français tranquille. (…) On est une famille, on se dit tout non ? Vous tous qui n’êtes pas impactés par les questions liées à l’invisibilité, aux stéréotypes ou à la question de la couleur de peau… la bonne nouvelle, c’est que ça ne va pas se faire sans vous. Pensez inclusion. Ce qui se joue dans le cinéma français ne concerne pas que notre milieu hyper privilégié, cela concerne toute la société, n’est-ce pas monsieur qui est sur votre téléphone portable là ? », clame-t-elle.

Un discours d’une telle force, c’est intense et hypnotisant. Galvanisant en même temps. Ce n’est pas une autre parole qui doit être portée, diffusée, entendue. Ce sont toutes les paroles reléguées à la marge - parce que comme elles viennent chatouiller nos privilèges de personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, elles dérangent - qu’il faut écouter et prendre en compte. Véritablement.

Égaliser la réception des paroles. Pas simplement s’en servir de levier à l’occasion avant de les replacer dans les oubliettes de l’Histoire.

« On ne laissera rien passer ! Fini d’aller au casse-pipe pour être récupérées ! On ne peut pas être juste des défricheuses puis ensuite être mises sur le côté. C’est de la marge que viennent de nombreuses avancées politiques. C’est vrai avec les personnes racisées comme avec le mouvement queer. C’est le même mécanisme. Le mouvement a été récupéré, vidé de son sens avec des étapes ultra violentes de rejet total ! »
s’indigne l’élue écologiste Priscilla Zamord. 

RECONQUÉRIR LA PRISE DE PAROLE

En mars 2019, Arrêt sur images analyse l’opposition féministes universalistes contre féministes intersectionnelles dans un article qui révèle que les premières se sentent lésées dans les médias là où les deuxièmes y sont en vérité moins invitées. Le média amène la preuve scientifique par un comptage, processus qui encore une fois permet de mieux rendre compte de la réalité et de prendre conscience que certaines voix sont souvent laissées en marge du débat public.

Nadiya Lazzouni est journaliste, productrice et fondatrice de Speak up channel, média sur YouTube dans lequel elle pense, crée et développe des contenus et des concepts d’émission comme actuellement « The Nadiya Lazzouni Show » ou prochainement « Droit de cité ».

L’objectif : reconquérir la prise de parole. Elle prend la parole mais aussi, elle la donne. À celles et ceux qui trop souvent sont invisibilisé-e-s. Juriste de formation en droit des affaires, elle a par la suite repris ses études pour travailler dans des ONG en sciences politiques.

« Entre temps, j’ai porté le hijab, ce qui réduit le champ des possibles… En 2012, j’ai 27 ans quand je décide de le porter. C’est l’aboutissement pour moi d’un cheminement et d’une réflexion spirituelle. Je mène mes choix et j’essaye d’aller au bout. Pas question de renoncer à une de mes identités ! Ce n’est pas le voile qui m’a fermé les portes mais les racistes. J’ai galéré à trouver un job. », explique-t-elle.

Elle a des spécificités et pour ces spécificités, elle est discriminée. C’est pour cela que des années plus tard, elle crée son propre média. Même combat pour Priscilla Zamord : « Au fil de l’eau, j’ai trouvé des leviers pour m’émanciper. Très jeune, je me suis rendu compte que ça allait être compliqué au niveau de l’emploi. Comme je suis une machine à projets, j’ai décidé de créer mes activités. »

Enfant, la normande Nadiya Lazzouni réalise qu’au travers de la télévision, elle n’existe pas. Elle n’est pas représentée en tant que française musulmane racisée. Ce qui lui donne le sentiment d’être exclue de la société.

« Pour une ado, c’est hyper compliqué pour construire un être apaisé. Pour être apaisé-e, on a besoin de reconnaissance. Et cette société, elle ne nous montre pas de manière reluisante. Je me suis lancée le défi de reconquérir cet espace dont on est absents sans s’enfermer dans un ghetto intellectuel visant à dire que quand on est musulmanes, on doit parler de ça et pas d’autre chose. Dans « The Nadiya Lazzouni Show », les questions sont beaucoup plus inclusives. Pour inviter tout le monde à s’intéresser aux expertes et aux experts. »

Elle place au cœur de sa pratique journalistique bienveillance, reconnaissance et représentations plurielles :

« C’est important de pouvoir s’identifier physiquement à une femme musulmane, voilée, qui porte un message bienveillant et inclusif. Ça casse l’image de la femme soumise, aliénée, analphabète que l’on fait porter à la femme musulmane. Alors notre présence dérange mais elle a le mérite de déconstruire les idées reçues. On peut alors se rendre compte que les musulmans que l’on dit séparatistes ne s’inscrivent pas dans un mouvement communautariste. C’est un leurre, un mensonge. »

La journaliste dénonce l’hypocrisie d’une société qui prône la singularité des êtres et qui cultive l’idée qu’il est important de se distinguer mais qui ne tolère pas que la masse soit polymorphe. Marie-France Malonga approuve :

« Il y a une forme de diabolisation des mouvements des minorités. On a peur d’individus qui ont des petites armes, beaucoup plus infimes que les armes des dominants. On accuse les minorités de diviser le corps social alors que non. Elles n’ont pas de volonté d’exclusion mais au contraire, elles ont une volonté d’inclusion. Il faut s’organiser, se rassembler, nommer. Comment faire du féminisme si on ne parle pas des femmes ? »

Entre temps, le projet de loi « Séparatisme » se durcit – parce qu’apparemment, c’est toujours possible de faire pire - au Sénat début avril.

Au cœur du texte, l’interdiction du port du voile pour les accompagnatrices de sortie scolaire et les mineures dans l’espace public, ainsi que la volonté de dissoudre les associations « qui interdisent à une personne ou un groupe de personnes à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée de participer à une réunion. »

Les réunions en non mixité rassemblant uniquement des hommes sont donc à l’abri. Pareil pour les réunions en non mixité rassemblant uniquement les femmes.

« Au lieu de s’offusquer sur les réunions non mixtes, on devrait s’offusquer de l’absence de diversité et de mélange sur l’ensemble des sphères de la société depuis très longtemps ! Ce serait beaucoup plus intéressant. Même chose avec « la discrimination positive » (je n’aime pas ce terme, je préfère parler d’action positive ou volontariste). On s’en offusque alors que la discrimination négative, non, là, tout va bien ! C’est un déni face à la question des inégalités que vivent certaines citoyennes et certains citoyens de notre société ! », réagit la sociologue des médias.

Ainsi, on nie les spécificités de certains groupes à qui on confisque la parole. Le parallèle est établi avec le féminisme universaliste brandi en France et qui prône une voix universelle – et par là unique - de l’émancipation des femmes à travers le monde entier.

« On ne se reconnaît pas dans ce féminisme, qui est un féminisme occidental et ethnocentré. Il est important de redéfinir le féminisme et établir un rapport égalitaire entre toutes les femmes. Parce que là, la lutte est commune tant qu’on remet en question l’ordre établi du patriarcat mais quand on remet en question les privilèges des personnes blanches, là, on assiste à la reproduction des travers qu’on reproche au système. »
analyse Nadiya Lazzouni.

Elle l’exprime clairement : aujourd’hui, la parole se libère et des réseaux sociaux émergent des voix singulières et différentes. Nait aussi la solidarité entre les féminismes minoritaires : LGBTI, afroféministes, féministes musulmanes, féministes décoloniales. « Pour s’organiser vers un féminisme plus inclusif et bienveillant. », précise-t-elle.

Elle poursuit : « On devient de plus en plus des sujets, on nous invite un peu plus qu’avant, on nous permet d’amener de la nuance. Et c’est important que l’on soit représenté-e-s car la France du quotidien n’a rien à voir avec l’image qu’on nous donne à voir. On est beaucoup à vouloir créer une société plus inclusive mais la télévision a un pouvoir sacré, elle s’impose chez nous. »

Les médias sont pour elle des lieux privilégiés pour changer les mentalités. Elle croit en l’impact de la visibilisation des minorités dans les lieux de reconnaissance. Et elle a raison d’y croire. Le 18 septembre 2020, la ville de Caen a inauguré la rue Nadiya Lazzouni : « Une reconnaissance personnelle et familiale ! Une première en France ! Je ne peux que rester positive ! » 

REDONNER DU POUVOIR

Partir du vécu. En juin 2019, le site Reporterre publie un entretient avec Fatima Ouassak. Elle est politologue, co-fondatrice de Front de mères, premier syndicat de parents d’élèves des quartiers populaires, présidente du réseau Classe/Genre/Race et autrice du livre La puissance des mères.

Elle explique : « Je ne lutte jamais sur des questions idéologiques en fait. Par exemple, je n’ai jamais milité sur la Palestine, même si je suis profondément pro-palestinienne. Il faut que cela parte d’un vécu. »

Elle défend depuis longtemps la lutte locale, notamment au sein des quartiers. Elle découvre, à travers sa fille, qu’un-e enfant de deux ans et demi peut subir du racisme. Elle co-écrit avec Diaratou Kebe le texte « l’école, c’est la guerre ». Elle raconte alors à Reporterre :

« Il est très très dur, très antiraciste. Politiquement, le texte se tient. Mais après quand on conduit sa fille à l’école, on se retrouve face aux enseignantes qu’on a démontées dans le texte. Stratégiquement, on ne peut pas faire cela, cela ne mène à rien sinon à pourrir sa vie quotidienne. Par ailleurs, tenir un discours politique localement est plus compliqué pour les habitants des quartiers populaires.

Dans une ville comme Bagnolet, qui ne compte que 30 000 habitants, une grande partie de la population est ce que l’on appelle « municipalisée » : il y a toujours dans la famille ou parmi les amis quelqu’un qui travaille à la mairie ou qui a une demande de logement social en cours. Quand vous voulez mobiliser les gens des quartiers populaires, c’est difficile, non pas parce qu’ils ne sont pas courageux mais parce qu’ils se disent que s’ils vont trop loin, leur mère, leur frère ou leur sœur va perdre son boulot, que la demande de logement ne va pas aboutir. Cela limite largement la politisation du discours. » 

Partir du vécu. Elle l’applique dans le syndicat de parents d’élèves des quartiers populaires qu’elle a créé, Front de mères. Elle se positionne en tant que mère :

« J’ai eu cette impression d’avoir été dépossédée de l’accouchement, de mon rôle de mère en fait. Le mouvement féministe a tendance – ce que je comprends – à dire qu’il faut arrêter de renvoyer systématiquement les femmes à leur rôle de reproductrices. Mais est-ce que cela ne nous a pas dépossédées du pouvoir que l’on a sur l’éducation et la reproduction ? Le Front de mères sert à voir comment on se réapproprie notre pouvoir de mère, pas en tant que mère au foyer mais en tant que mère comme sujet politique qui gère l’éducation, la transmission, la parole publique. Réinvestir cette question peut révolutionner l’ensemble des questions politiques. »

Elle est une militante inspirante pour de nombreuses personnes, dont Priscilla Zamord qui adhère non seulement à l’idée d’alliances dans les luttes comme celle d’Assa Traoré et d’Alternatiba mais aussi au syndicat Front de mères.

« La politisation des mères dans les quartiers prioritaires est un mouvement impensé, voire malmené dans les questions de féminismes et de politique. On voit « les mamans des cités » comme bonnes à faire des gâteaux mais pas à débattre. Là, il y a un espace safe où on peut être soi. Sans compartimenter son identité.

Les femmes sont un vrai sujet politique, que ce soit dans les questions de parentalité heureuse, dans l’égalité des traitements, les questions de violences sexuelles sur les adultes comme sur les enfants et sur l’histoire et la transmission. L’expérience de la marge doit être prise en compte. Je me souviens quand j’étais enfant, j’allais aux Antilles l’été et cette expérience de la mobilité n’a jamais été valorisée dans ma scolarité. », souligne l’élue pour qui il est nécessaire de regarder la vérité en face dans le cadre de la lutte contre les discriminations.

Cela passe, en local, par l’Observatoire métropolitain de lutte contre les discriminations mais aussi l’élaboration d’un vrai plan sur l’égalité femmes-hommes, à l’instar de celui qui est mis en place déjà sur la ville de Rennes, pour embarquer les 43 communes de Rennes Métropole dans ce combat. 

Partir du vécu. Pour faire jaillir des sujets et des enjeux parfois oubliés ou négligés par les militant-e-s. Autre exemple de politisation de la maternité : le compte instagram Matergouinité, lancé par Elsa et Lisa, deux femmes lesbiennes en colocation à Bagnolet, visant à mettre en valeur des maternités, comme l’homoparentalité, la monoparentalité ou la transparentalité, trop peu visibles dans les médias.

L’objectif : déconstruire le regard marginalisé que l’on se figure à ce sujet. Rendre visibles ces familles et les rendre légitimes. Parce que leur invisibilisation crée des stéréotypes et du tabou avec lesquels il est pourtant urgent de rompre, l’extension de la PMA pour tou-te-s se heurtant trop souvent à des idéologies conservatrices et dangereuses.

Régulièrement, à Rennes, les militant-e-s féministes et LGBTIQ+ sont invité-e-s à contre-manifester contre les mobilisations revendiquant encore et toujours « Un papa, une maman, un enfant »… On remet en question la capacité des femmes lesbiennes, célibataires et des personnes trans à investir la fonction parentale et dénie complètement leur droit au choix de fonder ou non une famille.

On met un mouchoir sur le sujet tout comme sur toutes les questions également d’accompagnement et de reconnaissance de toutes les personnes ayant des difficultés à concevoir, ayant vécu fausse-s couche-s ou perte-s d’un enfant à la naissance, post partum, etc.

LES HOMMES NE SONT PAS LA NORME

Alice Coffin est journaliste, activiste féministe et LGBTIQ+, co-fondatrice de la Conférence lesbienne* européenne (* : pour les femmes qui aiment au moins les femmes, inclusif de la transidentité, de la non binarité et de la bisexualité), co-fondatrice de l’Association des Journalistes LGBT, élue écologiste au conseil de Paris et autrice de l’ouvrage Le génie lesbien. Elle y explique qu’elle est parfois invitée sur les plateaux télé des chaines d’info en continu :

« Pour parler féminisme. Ou de la PMA. Ce sont rarement des sollicitations directes. Souvent, c’est une copine féministe hétéro, initialement conviée, qui fait savoir à la chaine qu’il serait préférable, pour aborder un sujet concernant les lesbiennes, de faire appel à une lesbienne. Il m’est arrivé de patienter dans une loge, avant d’entrer en studio, en compagnie de plusieurs hommes. Je suis alors dans cette pièce la seule femme, la seule lesbienne, la seule à plancher, jour après jour, depuis des années, sur la PMA. Je suis aussi, pendant ce temps d’attente, la seule à bosser, à réviser mes chiffres, à préparer des notes. Certains, parmi les hommes invités, n’y connaissent rien mais cela ne les affole pas. Ils devisent, balancent une idiotie sexiste. »

Plusieurs pages plus tard, elle explique qu’elle a à plusieurs reprises été bâillonnée en tant que journaliste féministe et lesbienne. Alors qu’elle travaille pour 20 Minutes, elle doit faire un article sur la manière dont vivent et travaillent les journalistes depuis le 7 janvier 2015. Elle interviewe des reporters de BFMTV, de L’Express, de France 4, de France 3 Picardie, de La voix du nord, de La Provenceet Isabelle Germain, la rédactrice en chef des Nouvelles News, site d’info féministe.

Celle-ci souligne à juste titre qu’après les attentats survenus à la rédaction de Charlie Hebdo, les hommes étaient encore plus nombreux à être invités sur les plateaux télé. « La solliciter m’avait été reproché par ma hiérarchie. Elle y percevait un signe de mon « militantisme féministe et pro-LGBT ». Attester qu’en temps d’attentats ou de coronavirus les hommes saturent l’espace médiatique relève pourtant de l’information. », écrit-elle.

Tout comme Nadiya Lazzouni en a témoigné, Alice Coffin a elle aussi subi le manque de représentation, la coupant d’une partie de son identité. « Je suis passée à côté de dix ans de ma vie parce que je n’avais pas d’exemples de lesbiennes auxquels m’identifier. À cause de ceux qui confinent l’homosexualité à la sphère privée. Un quart des ados LGBT a déjà fait une tentative de suicide. L’absence de personnalités out en France a un lien direct avec l’écho donné à la haine de la Manif pour tous, le suicide des adolescents LGBT, le report systématique du vote de la PMA, les discriminations qui visent l’ensemble des minorités françaises et pas juste les homosexuels. « Familiarity breeds acceptance », disent les Américains. La familiarité engendre l’acceptation. Quand des politiques ont pour collègue un député gay, quand des journalistes ont pour consœur une reporter lesbienne, quand des sportifs ont un coéquipier homo, ils, elles hésitent avant de balancer une insulte homophobe. », analyse la journaliste.

Aujourd’hui, la question des représentations est essentielle. Et ça, les productions télévisées l’ont (plutôt) bien compris, proposant des contenus qui valorisent la pluralité et la complexité de chaque identité et qui tendent à distribuer les paroles restées jusque là sous les radars, à l’instar par exemple de francetv.slash, alors qu’elles soulignent et symbolisent les préoccupations et les enjeux actuels.

Pas uniquement de la nouvelle génération, même si forcément le renouveau militant impacte davantage la jeunesse. Qui s’en saisit comme le signalent Mathilde Larrère et Marie-France Malonga qui voient leur cours sur leur matière au prisme du genre se remplir au fil des années, surtout depuis MeToo. Toutes les deux le disent, le féminisme est de moins en moins perçu comme un gros mot, au contraire, aujourd’hui, il devient revendiqué par de nombreuses personnes.

Toutefois, la sociologue des médias le rappelle : « Militer ne doit pas être une injonction ! » À chacun-e son féminisme. Tout comme la femme guerrière et combattive ne doit pas être une injonction. À chacun-e ses forces et ses failles. Ne pas tomber dans une autre image unique. Il n’y a pas non plus de profil type de la militante féministe. Ça n’existe pas.

LES LIEUX DE POUVOIR ET DE DÉCISION, ENCORE DES BASTIONS MASCULINS

Du côté des pouvoirs politiques, ça rame encore cependant. Parce que la politique ainsi que le reste des lieux de pouvoir sont toujours pensé-e-s comme étant des mondes d’hommes, blancs, hétéros, cisgenres. Souvenons-nous la Une du Parisienlors du premier confinement, s’interrogeant sur le monde d’après, avec en photo 4 hommes blancs et vieux.

Ce n’est pas le seul exemple, malheureusement. Et ça, Alice Coffin en parle merveilleusement bien. Au début de son livre Le génie lesbien, elle raconte :

« « À poil ! » Ils sont députés, directeurs de théâtre ou de journal, ministres, grands intellectuels, grands artistes, grands savants, chefs d’entreprise, présidents de fédération. « Salopes ! » Dans les augustes salles de l’Assemblée nationale, du palais Brongniart, de la Maison de la Chimie, sous la coupole des Académies, ils déambulent, se tapent dans le dos, « Salut mon vieux, ça va mon vieux ? ». « Connasses ! » Les imprécations qu’ils lancent lorsque nous interrompons leurs tables rondes, leurs conférences, les racontent. « On veut voir vos seins ! » Ils hurlent, ils éructent. Ils sont furieux, hors d’eux. Ils ne sont plus entre eux. »

Cela fait maintenant 11 ans qu’elle a rejoint le collectif La Barbe, un groupe d’activistes déboulant dans les lieux de pouvoir où les hommes se réunissent en non-mixité, sans que personne n’y voit aucun mal, sans que personne ne hurle au communautarisme.

« Pendant nos interventions, nous posons, face au public, comme les hommes politiques des débuts de la IIIe République. Le regard fier, la barbe frémissante, avec, à la main, des écriteaux ornés des mots « Splendide », « Épatant » ou « Merveilleux », et un tract de félicitations dont le titre, très ironique, varie selon les circonstances. « Les substantifiques mâles » pour congratuler ces messieurs de la gastronomie, « Je veux que l’on soit homme », emprunté au Misanthrope, pour célébrer les quatorze auteurs et quatorze metteurs en scène au programme du théâtre de l’Odéon, « Citizen Ken » pour encenser les dirigeants de la presse quotidienne régionale. », poursuit la militante qui témoigne également des brutalités dont elles font parfois l’objet lors de leurs actions.

Malgré des avancées, les personnes sexisées ne sont pas encore prises en considération dans leur entièreté. Oui, la nomination de Kamala Harris en tant que vice-présidente des Etats-Unis est une heureuse nouvelle. Tout comme la réélection de Jacinda Ardem au poste de Première ministre de la Nouvelle-Zélande. Pareil pour Rose Christiane Ossouka au Gabon (premier mandat) et bien d’autres, à l’instar des pays nordiques par exemple. Ce sont là des exemples démontrant qu’elles peuvent accéder aux sphères de décision. Mais pour l’instant, elles restent minoritaires. 

TEMPÊTE DE MACHOS

En 1981, Yvette Roudy devient la première ministre des Droits des Femmes. On lui doit entre autre le remboursement de l’IVG et des lois concernant l’égalité professionnelle. Dans son livre Lutter toujours, elle explique « qu’un ciel de machos lui est tombé sur la tête ».

Elle se souvient : « Sans doute, dans l’ivresse heureuse des débuts de mon mandat, ai-je oublié un moment la puissance du machisme que nous affrontions. Une nouvelle loi, mon dernier grand chantier, allait pourtant me le rappeler. Et faire basculer notre ministère dans la partie la plus sombre de son histoire. (…)

La loi antisexiste devait permettre aux associations féministes de déposer plainte lorsqu’elles jugeaient qu’une publicité affichée sur la voie publique portait atteinte à la dignité de la femme. Raconter la vague de haine qui s’est abattue sur moi ne servirait à rien, mais il convient d’en prendre la mesure. Si tous, soutiens et opposants à la loi, étaient d’accord pour reconnaître l’image dégradante de la femme dans la publicité, sous couvert d’humour et de désir, le droit de réponse et les répressions qui pourraient s’ensuivre ont provoqué une levée de boucliers et de violences que je n’avais pas anticipée. »

Aujourd’hui, le combat du corps se poursuit et rejoint celui qu’Yvette Roudy avait commencé : « Je proposais d’arrêter d’utiliser le corps des femmes pour vendre des produits qui n’avaient rien à voir avec lui, et on me traitait de tyran qui menaçait la liberté d’expression, de puritaine réactionnaire. Et tout cela principalement depuis mes propres rangs idéologiques. (…)

Et le gouvernement qui me soutenait au départ m’a lâchée quand son électorat masculin s’est dressé vent debout contre moi. Il fallait abandonner la loi. Simone de Beauvoir m’a soutenue, les femmes de mon ministère aussi. Mais le Parti socialiste, à l’heure qu’il est, n’a toujours pas fait son mea culpa. »

Un regret pour celle qui croit en l’association féminisme et socialisme de Clara Zetkin. Priscilla Zamord le dit sans détour, rares sont les élu-e-s qui s’assument et s’affirment féministes, encore moins antiracistes. Sans doute de peur d’être étiqueté-e-s, jugé-e-s, réduit-e-s à leur militantisme. Ou aussi parce que : « On pense que c’est censé être inné quand on est de gauche. Mais non, en fait. » 

Pour l’ancienne ministre des Droits des Femmes, « il faut repartir de la base, repenser la politique autrement, dès ses fondements. Pour cela, je conseille aux jeunes générations non pas de faire du féminisme avec les outils traditionnels, pensés et créés par des hommes, mais plutôt de créer leurs propres outils. Le premier et le plus fondamental : un parti politique. » Une piste peut-être pour une révolution politique qui a pour le moment encore un peu de mal à décoller. 

« La plupart des révolutions sont ratées. Ce n’est pas grave. Il y a des choses qui restent mais il faut remettre des couches pour ne plus retourner en arrière. Peut-être qu’en politique, ça n’a pas encore fonctionné mais au niveau des mentalités, ça bouge. Les jeunes générations bénéficient d’une plus grande conscientisation féministe (et écologiste, ndlr). La brèche est ouverte. Autour de la bataille de l’intime, de l’égalité salariale, de la réflexion intersectionnelle… MeToo est devenu révolutionnaire.

Pas juste autour des violences sexistes et sexuelles, même si cela engage une réflexion profonde autour des problématiques salariales notamment (si on a autant de patronnes que de patrons, il y aura beaucoup moins de harcèlement, etc.), on prend conscience que les inégalités sont sociales et économiques. Durant la loi retraite, les femmes ont montré que cette loi serait plus catastrophique pour elles. Toutes les mesures ont des conséquences en terme de genre. C’est net. », analyse l’historienne, spécialiste des mouvements révolutionnaires, Mathilde Larrère.

Pour autant, les choses bougent. En novembre 2019, 250 acteur-ice-s du monde politique, associatif, artistique et militant appelaient à l’occasion des élections municipales un #MeToo des territoires. Sous cette appellation transparait la volonté de dénoncer les violences sexistes et sexuelles qui sévissent dans les sphères de pouvoir. Au sein des partis politiques, l’omerta subsiste.

En mars 2021, 150 élu-e-s, militant-e-s, collaborateur-ice-s, candidat-e-s aux élections régionales, parlementaires, responsables d’association et artistes ont à nouveau signé un manifeste sur le sujet, demandant la mise à l’écart des candidats accusés de violences à l’encontre des personnes sexisées. 

L’INTIME EST POLITIQUE

Si les lieux de décision et de pouvoir restent, aujourd’hui encore, des bastions de la virilité masculine, les féminismes sont éminemment politiques. Depuis plusieurs décennies, les militantes le disent : l’intime est politique. Le passage du privé au public, c’est ça qui brise les tabous, qui délie les langues, qui transforme l’expérience individuelle en vécu collectif.

Et celui des femmes, et plus largement des personnes sexisées, il se vit dans la chair. Dans le corps. Que ce soit à cause de la précarité et la pénibilité du travail, professionnel et domestique, et/ou que ce soit à cause des violences sexistes et sexuelles. On a relégué les femmes à la sphère privée et le corps, à l’intimité.

Non dans une volonté de pudeur, certainement pas. Il s’agit plutôt de dissimuler, cacher, taire tout ce qui attrait au corps. Le sang des menstruations, c’est dégoutant ! Les poils sous les aisselles et sur les jambes des femmes, c’est répugnant ! L’accouchement, gerbant ! Les tétons qui pointent sous le tee-shirt, provoquant ! Les vergetures sur les seins, les hanches et les cuisses ou encore la cellulite, c’est ragoutant !

Le corps des femmes est contrôlé. Épié. Scruté. Jugé. En permanence. Soumis au regard masculin qui soit le sexualise, soit le réduit à sa capacité reproductive. Et ce regard masculin est intégré aussi bien par les hommes que par les femmes, qui sont dépossédées de leur corps et de leurs connaissances à propos de celui-ci.

Se le réapproprier, ou se l’approprier tout court, est une bataille de longue haleine qui nécessite de déconstruire les injonctions qui pèsent lourdement sur nos épaules, nos bourrelets et nos capitons graisseux.

Ne pas porter de soutien-gorge. Tous les jours, de temps en temps ou dans certaines situations spécifiques. Ne pas s’épiler. Ne pas se maquiller. Ou ne pas se lisser les cheveux. Ou ne jamais mettre de jupe et de robe. Ne pas cacher son tampon dans sa main ou sa poche quand on va changer de protection périodique. O

ser dire « J’ai mes règles ». Exiger des professionnel-le-s de la santé des explications sur chaque examen effectué. Dire que non, ce n’est pas normal d’avoir mal avant ou pendant les menstruations. Explorer son corps et son sexe. Les caresser, les regarder dans un miroir (accompagné d’une lampe torche pour observer l’intérieur du vagin), tester, expérimenter. Pour savoir ce que l’on aime et ce que l’on n’aime pas. Nommer les différentes parties de notre sexe. Connaître nos cycles.

Ce sont là des exemples d’actions qui paraissent aujourd’hui plus abordables parce que les militantes féministes portent publiquement ces sujets-là depuis plusieurs décennies, incitant à réfléchir autour des taches assignées par le combot patriarcat-capitalisme et les moyens de nous en affranchir.

Cela ne veut pas dire que toutes les personnes sexisées doivent arrêter de s’épiler, de porter un soutien-gorge, se masturber, jouir, aimer le sexe, parler de leurs règles à table, ne pas désirer d’enfant, etc. Cela veut dire qu’en partageant, à travers les témoignages, les actions collectives, les débats, les expériences de cette féminité normative mais aussi les vécus et ressentis de féminités alternatives, les un-e-s et les autres peuvent s’en saisir pour rompre l’isolement, constater la pluralité des possibilités et s’émanciper de ces oppressions, si on le souhaite et de la manière dont on le souhaite.

L’espace privé et l’intimité sont des sujets politiques. Qui permettent de briser les tabous et de réfléchir individuellement et collectivement aux tenants et aboutissants des silences placés sur ces thématiques. Chacun-e peut s’en saisir. À son rythme. Mais il est important qu’on accède aux informations, que les paroles puissent circuler librement et que le choix soit donné et respecté.

Avoir la possibilité d’exprimer ce que l’on vit dans son corps (et dans sa tête) qu’il s’agisse des bouleversements du temps, des cycles menstruels, de l’endométriose, du cancer du sein, des conséquences et traumatismes de violences sexuelles, de fausses couches, de stress à l’idée que le fœtus ne soit pas viable, de la grossesse, dans les rapports sexuels, la ménopause, etc.

Ne pas se dire que sans soutien-gorge et avec mini-jupe un soir en ville, on prend des risques. Ne pas penser que parce qu’on ne veut pas d’enfant, parce qu’on n’allaite pas un enfant, parce qu’on ne prend pas de plaisir en faisant l’amour, parce qu’on n’a jamais joui, etc. on n’est pas normales…

Nos corps nous appartiennent mais un contrôle social a été imposé dessus. Nos désirs font désordre et court-circuitent parfois les assignations de genre. Aucune femme ne doit se sentir obligée de témoigner de son vécu. Aucune personne transgenre ne doit se justifier du sexe qu’elle a entre les jambes. Personne ne doit être entravée dans son corps et sa manière de vivre dedans et avec. L’intime est politique.

REPENSER LE MILITANTISME FÉMINISTE

Le renouveau féministe, Aurore Koechlin en fait état dans le livre La révolution féministe. Elle milite dans des collectifs depuis les années 2010, a effectué un master en Etudes de genre à Paris 8 puis en sociologie du genre et fait une thèse sur la gynécologie. Elle commence par intégrer un syndicat étudiant avant de se tourner vers des collectifs non mixtes.

Ce qui au départ devait être un article sur son parcours militant et autour de l’émergence d’une réflexion liant les questions de genre à celles de classe, de race, d’orientation sexuelle, et d’identité de genre est devenu un livre qui dresse un panorama politique et sociologique des années 70 à aujourd’hui, dans une dimension internationale et le contexte MeToo.

« C’est un ouvrage dans lequel j’interroge les stratégies à mettre en place pour ce mouvement naissant. C’est quoi le féminisme ? Pourquoi on se bat ? Et comment on se bat ? La difficulté, c’est que le féminisme s’est construit comme un mouvement très unifié dans lequel l’axe « Femme » était le plus important. Plus important que la classe, la race, etc. Aujourd’hui, il faut imposer ces questions dans l’agenda féministe. Il faut qu’on ait ce débat, qu’on pose ces questions. C’est important, notamment face à une loi comme celle sur le séparatisme. On ne doit pas laisser le féminisme être instrumentalisé. Féminisme et antiracisme sont au centre de ce débat. », nous explique-t-elle.

Dans le fait que le gouvernement s’approprie ce mouvement, elle y voit la puissance contestatrice : « C’est une façon de le pacifier que de l’intégrer au sommet de l’Etat. Après, pour obtenir concrètement l’application de certaines revendications, on ne peut pas totalement se détourner de lui. C’est là où pour moi il faut faire émerger clairement les revendications militantes. Le mouvement est actuellement très fort, c’est une lame de fond qui bouscule tout et qui pour cela est attaqué de toute part. Il est important de continuer ce mouvement et de le faire converger avec d’autres mouvements comme l’antiracisme, l’antivalidisme, etc. et les mouvements sociaux. »

Ce qu’elle défend, c’est de repenser notamment le travail reproductif et d’imaginer d’autres manières de s’organiser. Par les cantines collectives, les crèches collectives, par exemple. Pour faire sortir le travail domestique de son cadre genré et privé. Là aussi, les militantes le disent et le répètent : le privé est politique.

Parce que dans la sphère privée, on enferme les femmes, laissant penser que leur rôle consiste à faire et éduquer les enfants et à entretenir le foyer. Dans cette sphère-là, on tait les violences conjugales et familiales. Le privé est politique : on dénonce de plus en plus les blessures, les insultes, les viols, les menaces au sein du couple et dans les familles mais aussi l’enfermement domestique et maternel.

Toutefois, comme expliqué précédemment, chaque personne a le droit de souhaiter rester à la maison pour s’occuper des enfants, de la vaisselle, du ménage, etc. Le problème pointé dans le débat résidant dans le fait que cette personne est majoritairement et depuis longtemps de sexe et de genre féminin.

« Le premier confinement a démontré que le travail reproductif (domestique, éducatif, soins, etc.) est extrêmement dévalorisé dans la sphère privée comme dans le cadre du service public. Il est relégué au bas de l’échelle… Et là, il est apparu comme essentiel. C’est-à-dire comme un travail qui ne peut pas être confiné, qui ne peut pas être mis en pause.

On a pu constater que ce travail essentiel, il est majoritairement occupé par des femmes, racisées. Mais ça n’a duré que quelques semaines. Depuis, il n’y a pas eu de changement dans notre organisation sociale, pas de revalorisation malgré les promesses gouvernementales. Mais on ne repart pas de 0. Je crois malgré tout qu’il va en rester des traces. »

Et encore une fois, il est nécessaire d’investir les espaces de pouvoir. Sinon, on le voit, ces questions sont établies comme non prioritaires et c’est encore aux militantes de redoubler d’acharnement. Pour que la PMA soit enfin ouverte à tou-te-s sans laisser sur le côté les lesbiennes, les personnes trans, les femmes célibataires. Pour que le congé paternité soit une vraie mesure satisfaisante et appliquée et pas uniquement sur 7 jours obligatoires.

Pour que le délai légal d’avortement soit allongé de 12 à 14 semaines de grossesse. Pour que l’on fixe un âge décent au consentement sexuel. Pour que l’allocation aux adultes handicapés soit individualisée. Pour que les réunions en non mixité soient reconnues comme utiles aux personnes concernées. Pour l’autodétermination des personnes trans. Pour la gratuité des protections périodiques. Pour la dignité et le respect de toutes les personnes. 

UN POINT DE BASCULEMENT

Si Aurore Koechlin n’envisage pas que la révolution féministe soit encore advenue, elle précise néanmoins : « On pourra dire qu’il y a révolution, quand les bases plus profondes seront réorganisées. Les féminismes ont un aspect profondément révolutionnaire car ils touchent à tous les aspects de nos vies que ce soit vies privées ou vies publiques. Parler de ce que vivent les femmes, des minorités de genre, du système hétéro, de la masculinité hégémonique, etc. C’est là le pouvoir créateur du féminisme : développer d’autres possibles. On le voit par exemple dans la littérature SF (science fiction, ndlr)que les femmes investissent. Ça nous pousse à penser un autre monde ! »

Un monde dans lequel le « male gaze » n’est pas au centre… Pour Céline Extenso qui nous répond avec une note d’humour, pareil, nous sommes aux portes d’une révolution à venir :

« Je crois qu’elle n’a jamais été aussi proche. Nous sommes de plus en plus nombreuses à la rêver, avec la ferme intention de ne pas nous complaire dans le seul « rêve ». J’ai l’impression qu’on s’organise, qu’on s’entraide, qu’on fourbit nos armes comme jamais. Évidemment, on ne peut pas dévoiler tous les détails du plan maintenant, il faut garder un peu de surprise ! »

On parle là d’une révolution plus globale. Parce que la révolution féministe a bel et bien déjà commencé. Depuis plus de 150 ans, elle progresse et participe au changement des mentalités. Avec des flux et des reflux comme on l’a vu. Avec des périodes d’ébullition, des retours de bâton, des phases d’écoute, des phases de rejet. La société a affronté des crises qui ont à chaque fois impacté les droits des femmes.

 

Toujours le féminisme a rebondi et a permis des mobilisations aux ampleurs toujours plus grandes. Le mouvement avance et s’il demande une prise en compte des femmes à part entière, il doit aussi entendre la critique qui parvient des militantes racisées, handicapées, LGBTIQ+, etc. Pour que les spécificités des un-e-s et des autres ne soient plus vécues comme marginales et hors-normes et ne soient pas victimes de la reproduction des mécanismes de domination que le féminisme combat. 

Dans une interview accordée au magazine Antidote en octobre 2020, Lauren Bastide, journaliste féministe, créatrice et animatrice du podcast La poudre explique :

« Je pense que non seulement une révolution féministe va avoir lieu, mais aussi une révolution écologique, antiraciste, anticapitaliste et une révolution du genre, tout est intrinsèquement lié. J’ai l’impression que toute cette prise de conscience est en train d’avoir lieu.

Je pense qu’il y a de plus en plus de personnes qui comprennent que le combat d’Assa Traoré contre les violences policières rejoint le combat des féministes contre les violences faites aux femmes et contre le viol, rejoint le combat anticapitaliste contre la mainmise de 1% des êtres humains sur 99% des ressources mondiales, rejoint le combat écologique de Greta Thunberg. Tout ça, c’est la même histoire, une histoire d’oppression d’un tout petit nombre de dominant-e-s sur un nombre écrasant de dominé-e-s. Pour moi, si la révolution féministe a lieu demain, elle se fera par cette convergence-là. »

TROUVER NOS POINTS D’ALLIANCE

Combattre ce qui nous divise. Cela ne veut pas dire que nous devons penser tou-te-s de la même manière. Ou même ressentir de la même manière. Le rapport au corps diffère, tout comme la pression face aux injonctions diverge également. On ne place pas tou-te-s le curseur de la liberté au même endroit et ne vivons pas la même urgence à s’affranchir et s’émanciper de telle ou telle assignation.

En revanche, nous devons nous accorder pour fonder une société basée sur la dignité et le respect des êtres humains, autant que sur l’environnement. On a beau parler de solidarité féminine, la sororité est loin d’être innée chez les personnes sexisées. Tout simplement, parce qu’on ne l’a pas appris.

On nous a peut-être même bien inculqué le contraire. Les filles aiment les commérages et les coups dans le dos. Elles se jalousent et se critiquent. Meilleures rivales pour la vie. Un tas de conneries difficiles à contrer malgré tout. C’est sans doute là un enjeu crucial des féminismes. Briser les injonctions. Sans les remplacer par d’autres injonctions.

Briser le cercle de victimisation dans lequel on nous enferme régulièrement. Sans nier les inégalités, discriminations et violences que nous vivons spécifiquement. Briser la hiérarchisation des souffrances. Sans prendre la place et la parole de celles qui vivent des expériences différentes des nôtres.

C’est inspirant tout ce qui se passe actuellement au sein des féminismes. Fatiguant parfois mais surtout stimulant et enrichissant. Le 8 mars dernier, Rachida du Collectif Sans Papiers de Rennes rappelait :

« Nous migrantes, réfugiées, sans papiers, demandeuses d’asile, nous les femmes et les personnes lesbiennes, gays, bis, trans, nous sommes parmi vous à l’appel international pour une grève féministe. Nous avons l’interdiction formelle de travailler pour survivre et pourtant nous sommes ici avec vous. » 

Son discours est puissant. Elle démontre l’importance de l’inclusion de tou-te-s dans les luttes féministes. Parce que nombreuses sont celles qui ont été oubliées, négligées, méprisées. Rachida demande aux militantes de les soutenir et d’être à leurs côtés dans leurs combats :

« Il ne nous suffit pas d’avoir une place parmi vous sur vos estrades militantes. Nous féministes prolétaires que notre courage de survivre a amené ici pour trouver refuge, nous nous sommes échappées des guerres produites par le patriarcat et le capitalisme de nos pays. Nos pays maintenus dans la misère. Nous venons chercher parmi vous solidarité et refuge. Quelque soit les barrières qui nous opposent, il est en notre pouvoir de les affranchir. (…) Tant que l’imbrication de la violence patriarcale et raciste ne sera pas vaincue, nous ne pourrons pas triompher ensemble.

Tant que la liberté des migrantes n’est pas prise de partout comme un combat général, nous ne pourrons pas être ensemble sur la place mais resterons divisées dans les maisons, les villes, les lieux de travail. C’est pourquoi le 8 mars nous nous joignons à vous, à la lutte des femmes, contre les violences, l’exploitation patriarcale, c’est pourquoi le 8 mars, nous demandons un permis de séjour illimité et sans conditions. Nous appelons tout le monde à soutenir cette demande. Faire du 8 mars un point de départ pour continuer cette lutte ensemble. De la force transnationale et la grève un instrument général ! Soutenez-nous, nous avons besoin de vous. »

Se soutenir. Avancer ensemble. Construire réflexions et stratégies à partir des récits et expériences des personnes concernées. Sans prendre leur place. Sans parler à leur place. Doris, travailleuse du sexe et trésorière du STRASS dont elle est la référente en Bretagne, et créatrice des Pétrolettes, association de développement communautaire, le formule parfaitement : 

« Nous vous donnons rendez-vous pour poursuivre ensemble la réflexion et les luttes et trouver ensemble des solutions à notre émancipation. La libération des travailleuses du sexe sera l’œuvre des travailleuses du sexe elles-mêmes. » 

Son discours analyse les rapports de domination hommes – femmes depuis le système féodal jusqu’à aujourd’hui. Le contrôle des femmes par les hommes. La protection offerte par les hommes aux femmes qui en échange offriront du travail gratuitement. Le viol comme arme de guerre pour détruire la crédibilité du protecteur. Le couple hétérosexuel et la famille comme seule garante de la sécurité des femmes, « alors même que la famille et le couple sont une des plus dangereuses (structures, ndlr) pour elles. »

SOMMES-NOUS DE MAUVAISES FÉMINISTES ?

Au quotidien, à chaque étape de la rédaction de ce dossier, à chaque point de vue controversé que l’on retransmet et diffuse, à chaque critique que l’on établit dans une réflexion globale de comment avancer ensemble, on se demande si nous sommes de mauvaises féministes. Pas que dans le cadre professionnel, d’ailleurs.

On se pose la question régulièrement dans nos vies privées. On ne sent pas toujours légitimes, on ne sent pas assez féministes. Et puis, un jour, Roxane Gay écrit et publie Bad feminist. Ça nous interpelle, on le lit et on respire.

« Le féminisme est imparfait, mais quand il est au meilleur de sa forme, il donne les moyens de naviguer dans les remous du changement de climat culturel. Le féminisme m’a certainement aidée à trouver ma propre voix. Le féminisme m’a aidée à me convaincre que ma voix avait de l’importance, même dans un monde où tant d’autres voix exigent qu’on les entende. Comment réconcilier les imperfections du féminisme avec tout le bien qu’il peut faire ?

À la vérité, ce mouvement est imparfait parce qu’il est dirigé par des gens, et que les gens sont imparfaits par nature. Pour une raison quelconque, en matière de féminisme, nous plaçons la barre à une hauteur déraisonnable, nous voulons qu’il remplisse toutes nos exigences et qu’il fasse toujours les meilleurs choix. », analyse-t-elle.

Elle poursuit un peu plus loin : « Le féminisme m’a apporté la paix. Le féminisme m’a donné des principes qui me guident dans mon écriture, mais je sais aussi que ce n’est pas dramatique quand je ne suis pas à la hauteur de la féministe idéale qui est en moi. Les femmes de couleur, les femmes queer et les femmes transgenres devraient être mieux intégrées dans le projet féministe. Les femmes de ces groupes ont été honteusement abandonnées par le Féminisme avec un grand F, et à de nombreuses reprises. C’est une vérité crue, et douloureuse. (…)

Mais on ne répare par une injustice par une autre. Les erreurs du féminisme n’impliquent pas que l’on doive le rejeter totalement. Nous ne sommes pas tous obligés de croire au même féminisme. Le mouvement peut être pluriel, à condition que nous respections les différents féminismes que nous portons en nous, à condition que nous nous en souciions assez pour tenter de réduire les fractures qui nous séparent. »

Et ce n’est là que l’introduction d’un ouvrage authentique, construit et libérateur. Comme il y en a plein, à l’instar des ouvrages de Mona Chollet et notamment Sorcières – la puissance invaincue des femmes mais aussi de la littérature féministe qui émerge dénonçant la charge mentale comme l’a si bien fait Emma ainsi que les violences gynécologiques et obstétricales, entre autres, et de nombreuses autres thématiques indispensables à l’évolution des mentalités. Et c’est pourquoi le travail sur le matrimoine et la valorisation des œuvres réalisées par des personnes sexisées, racisées, handicapées, trans, etc. est fondamental.

La thématique de l’éducation à l’égalité n’est pas un détail. Depuis les années 90, le marketing genré a envahit les rayons des magasins mais aussi les esprits. Le rose pour les filles, le bleu pour les garçons. On a beau lutter, les stéréotypes résistent. Dans Éduquer sans préjugés, Manuela Spinelli et Amandine Hancewicz, co-autrices et co-fondatrices de Parents & Féministes, décryptent les différences de traitement des filles et des garçons dans une société encore largement imprégnée de croyances et de constructions sociales patriarcales.

Dès la naissance, les pleurs des bébés sont analysés à l’aune du sexe de l’enfant, auquel on attribue toute une série d’assignations et d’attentes qui vont de pair. L’influence de ces injonctions est connue : elles entrainent des choix que ce soit dans les activités artistiques, sportives, dans les loisirs, dans la manière de s’habiller, d’interagir avec son environnement mais aussi dans le cursus scolaire et l’orientation professionnelle. 

DES EXISTENCES EFFACÉES, NÉGLIGÉES

Sans oublier qu’en occultant plus de la moitié de l’humanité de l’Histoire, on l’invisibilise. Quelle place dans la société peut-on s’octroyer quand dès les premières années de construction personnelle, on ne se voit pas à la télévision, dans les émissions d’actu et de débat mais aussi dans les films et les séries, dans les récits littéraires, les BD, les peintures exposées dans les musées, etc. ?

Quelle histoire nous est donnée à voir et à entendre lorsque l’on aborde les périodes de colonisation ? De quels points de vue situe-t-on ces récits, notamment en matière de décolonisation ? Dans les manuels scolaires, aucune place n’est attribuée aux groupes oppressés.

Depuis 2001, une loi oblige les établissements scolaires à dispenser des cours autour de la vie sexuelle et affective dans sa globalité, et sa pluralité, chaque année. Pourtant, ils sont majoritaires à ne pas le faire. Depuis 2017 seulement, on représente dans son anatomie complète le clitoris pour les classes de seconde.

Dans un seul manuel de SVT. Deux ans plus tard, cinq manuels sur sept le représentent. Entre temps, en 2018, Mme de Lafayette devient la première femme de lettres, décrite comme « la première plume féminine » dans certains médias, à être étudiée au programme de Terminale L en vue des épreuves du baccalauréat.

Dans les livres d’histoire, on parle rapidement d’Olympe de Gouges et de Simone Veil. Qu’en est-il de toutes les autres ? De toutes celles qui ont marqué les arts et la culture, les sports, la politique, les sciences, etc. ? N’ont-elles pas mérité d’être étudiées ?

Depuis plusieurs années, des livres entiers s’écrivent sur toutes ces femmes et elles sont nombreuses. Elles sont citoyennes, avocates, chirurgiennes, navigatrices, pilotes, footballeuses, étudiantes, militantes, lesbiennes, transgenres, intersexes, atteintes d’endométriose, grosses, minces, maigres, anorexiques, boulimiques, handicapées mentales, en fauteuil roulant, au chômage, mères de famille, juives, musulmanes, catholiques, athées, criminelles, violentes, cuisinières, artistes, journalistes, scientifiques, noires, arabes, asiatiques, non binaires, apatrides, orphelines, bourgeoises, prolétaires, ouvrières, femmes de ménage, caissières, diplomates, élues, ministres, polyamoureuses, dessinatrices, travailleuses du sexe, enseignantes… Elles sont plurielles.

Elles ont des parcours atypiques, des parcours dits classiques et linéaires. Elles ont fait des découvertes scientifiques, dont elles ont été dépossédées, elles n’ont pas voulu d’enfant, elles ont subi des violences, elles ont combattu les discriminations, elles ont été incarcérées pour des crimes qu’elles ont commis, elles n’ont jamais obtenu justice, elles ont fait de leur corps une arme de déconstruction, elles ont des tatouages, iels ne se reconnaissent pas dans le pronom féminin, iels veulent un langage plus inclusif, iels exigent un enseignement incluant des modèles variés et réalistes, mêlant les origines, les couleurs de peau, les points de vue, les handicaps, les orientations sexuelles, les identités de genre, les possibles.

Parce qu’il s’agit là de l’histoire d’une évolution. D’une évolution des mentalités face à des personnes qui ont toujours existé mais n’ont pas toujours eu l’espace nécessaire pour parler en toute sécurité et encore moins l’écoute adéquate. 

Il y a le besoin de s’identifier mais aussi le besoin de découvrir. Dans un cadre sécurisé et bienveillant. Pas dans un contexte où on exclut les personnes handicapées du cursus dit classique, où les enfants découvrent qu’ils/elles sont noir-e-s parce que les autres se moquent et les insultent, où les mères qui portent le voile n’ont pas le droit d’accompagner les sorties scolaires, où on interdit aux filles l’accès à l’établissement parce que leurs tenues sont considérées comme « non républicaines » et où une fille transgenre a peur de porter des robes parce que l’école ne la reconnaît pas dans son genre.

C’est le cas de Sasha, 7 ans, dont le combat qu’elle porte avec sa famille a été filmé dans le documentaire Petite fille, de Sébastien Lifshitz. Elle est bouleversante, cette enfant qui doit vivre le déni de l’institution face à sa transidentité et le rejet du conservatoire qui refuse qu’elle s’habille comme les autres petites filles.

Accompagnée et soutenue par ses parents et ses frères, ainsi que la pédopsychiatre, Sasha fait bouger les lignes et heureusement, obtient des avancées. De cette diffusion - sur Arte en début d’année et désormais sur Netflix – émerge une nouvelle prise de conscience. 

Petite fille constitue un témoignage, une lutte familiale qui mérite d’être portée par le collectif. C’est une partie du récit concernant la transidentité. Car là encore, les parcours diffèrent et les difficultés montrées dans le film ne sont pas exhaustives et ne sont pas les mêmes d’un-e individu à l’autre.

L’histoire racontée dans la BD Appelez-moi Nathan, signée Catherine Castro et Quentin Zuttion, n’est pas la même que celle relatée dans Je suis Sofia, de Céline Gandner et Maël Nahon. L’éducation à l’égalité est fondamentale pour favoriser l’inclusion sans effacer les différences. Pour que chacun-e trouve sa voix et sa place. Son chemin d’émancipation.

Et pour cela, l’information - et son accès, surtout - est un enjeu capital dans la transmission. On peut par exemple suivre le compte instagram de la militante Lexie, agressively_trans, dont le livre Une histoire de genres – Guide pour comprendre et défendre les transidentités a été publié en février dernier. 

NE PAS HIÉRARCHISER LES VÉCUS ET LES COMBATS

Nous ne portons pas tou-te-s les mêmes combats au sein de la lutte contre les inégalités et les discriminations. Les féminismes ne sont pas une exception. À l’intérieur de ce mouvement polymorphe, il est important de s’écouter et de se respecter. Sans hiérarchiser.

Comme le disent Mathilde Larrère et Aurore Koechlin, il est plutôt sain que les différents sujets portés soient débattus, rabattant parfois les cartes des luttes et des stratégies à mener. Tant que les critiques sont constructives et qu’elles amènent à faire évoluer les réflexions. On aime le discours d’Alice Coffin à ce sujet.

Dans une interview accordée à National Geographic, elle répond à la question « Quel est le plus grand défi pour les femmes aujourd’hui ? » :

« Se Soutenir. Faire bloc face à l’adversité. Cela requiert de se battre pour les femmes de minorités particulièrement opprimées. Les femmes migrantes, racisées, lesbiennes, précaires, toutes celles qui, en plus du sexisme structurel et quotidien, affrontent d’autres violences et discriminations. Mais cela implique, aussi, d’éviter toute critique publique envers d’autres femmes en position de pouvoir. C’est un exercice difficile, car certaines n’agissent pas en féministes, mais il me semble indispensable, si nous ne voulons pas entretenir la misogynie. Concentrons, en public, nos attaques contre les hommes. »

On sait, on voit déjà de nombreuses personnes grimacer à la lecture de cette dernière phrase. « #NotAllMen », peut-on souvent lire en commentaire des articles ou post qui parlent des féminismes. Elles sont perçues comme radicales celles qui parlent des hommes et des violences masculines. Tout comme les militant-e-s antiracistes qui brandissent #BlackMatterLives et qui se voient rétorquer que TOUTES les vies comptent. Encore une fois, on nie le côté systémique des violences sexistes et sexuelles et des violences racistes. 

Les féminismes regorgent de force, de détermination, font place à des cheminements individuels et collectifs, amènent à repenser ce que nous voulons pour nous et celles et ceux qui nous entourent. Les féminismes mènent des révolutions multiples qui ne concernent pas uniquement les femmes mais globalement le monde dans lequel on vit.

Les rapports sociaux, environnementaux, économiques, politiques, et la manière dont ils sont traités dans toutes les sphères de la société. À présent, le mouvement même se renouvelle à travers les critiques qui lui sont faites dans la façon de prendre en considération les voix et les points de vues des groupes dits minoritaires. Une révolution dans la révolution. 

Se libérer de l’universalisme est un enjeu féministe du XXIe siècle. Ecouter, prendre en compte, agir ensemble mais sans prendre la place des concernées. Sororité avec les femmes sans papiers, les femmes sans domicile, les femmes travailleuses du sexe, les femmes racisées, les femmes voilées, les femmes détenues, les femmes handicapées, les personnes non binaires, les personnes trans, les lesbiennes, les personnes intersexes, les femmes qui ne veulent pas d’enfant…

Il reste encore de nombreux sujets qui cristallisent encore les divisions et les impensés au sein du mouvement féministe. Poser des questions, interroger la famille traditionnelle, repenser les rapports au corps et leur monétisation, mettre au travail la question des privilèges, oui, des discussions peuvent avoir lieu, des débats sont nécessaires.

Mais ce qui est inenvisageable, c’est de laisser ces personnes sur le côté sous prétexte qu’elles ne conviennent pas à nos modes de pensée, à nos idéologies militantes. Sinon, on reproduit les mécanismes de domination que le patriarcat a instauré, tout comme le capitalisme, le racisme, etc.

On peut ne pas être d’accord mais on doit s’unir dans l’adversité malgré les dissensions, sans se juger et se lyncher. Le 8 mars dernier, l’association déCONSTRUIRE partageait sur sa page Facebook un extrait de La parole aux négresses, écrit par Awa Thiam en 1978 et qui résonne encore aujourd’hui :

« La solution aux problèmes des femmes sera collective et internationale. Le changement de leur statut sera à ce prix ou ne sera pas. Que l’on veuille bien jeter un coup d’œil sur l’histoire de la condition féminine. Parcourue ou illustrée de luttes, elle n’a guère cessé d’évoluer, mais à une allure telle qu’il apparaît que les femmes qui luttent pour leur libération et corrélativement pour celle de leurs sociétés entreprennent une lutte de longe haleine. En d’autres termes, nous dirons qu’il s’agit non d’une course de vitesse mais d’une course de fond. Que les femmes s’arment en conséquence pour la mener à bien. »

NOUS SOMMES FORTES, NOUS SOMMES FIÈRES…

La révolution féministe a lieu depuis longtemps. Elle est plurielle. Il nous faut reconnecter les histoires du passé aux luttes actuelles. Comprendre l’impact de ces histoires erronées, partielles. Parce qu’elles ont été écrites par les hommes pour les hommes, nous avons besoin de les explorer pour savoir d’où nous venons et d’où viennent les autres. Nous avons besoin d’entendre les voix des groupes oppressés pour pouvoir davantage appréhender leurs vécus et leurs ressentis.

Et prendre en compte les besoins. Considérer les personnes sexisées dans toute leur complexité. Parce que les assignations nous divisent, nous opposent et nous blessent. Les féminismes sont des outils individuels et collectifs pour construire un projet de société affranchi des systèmes de domination. Une utopie ? Peut-être ! Pas tant que ça…

Quand on voit les avancées sur quelques dizaines d’années, à l’échelle de l’humanité, c’est un tour de force magistrale. Ce sont des personnes sexisées et racisées que toutes ces victoires sont survenues. Avec les réseaux sociaux, on assiste à une explosion des initiatives, comptes, chaines proposant d’autres discours, d’autres façons de penser, d’autres modèles.

Les militantes prennent leur place et prennent la parole, à travers les podcasts notamment, outil incontournable de la reconquête de l’espace médiatique et de la déconstruction des codes et des normes. De plus en plus, elles occupent l’espace public, et elles sont de plus en plus nombreuses.

Elles appellent à combattre les féminicides mais aussi les violences policières et les lois rétrogrades. Les mots résonnent dans le mégaphone mais pas seulement. Ils sont aussi pochés sur les trottoirs, tagués sur les ponts, collés sur les murs des villes. Impossible de passer à côté.

On peut toujours détourner le regard, tourner la tête, nos yeux ont balayé les mots du regard et ils ne sont pas faciles à effacer. Et tandis que l’on rentre chez nous, à la lumière déclinante du jour, les ombres du patriarcat surgissent sous nos pas nous murmurant de raser les murs et de presser nos foulées. Alors, dans la tête, on entonne une ritournelle qui nous accompagne et nous donne le sourire :

« Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère… Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère… NOUS SOMMES FORTES, NOUS SOMMES FIÈRES, ET FÉMINISTES ET RADICALES ET EN COLÈRE… Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère… »

Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on fait ce qu’on peut. Ça veut dire qu’on fait ce qu’on veut. Et que allié-e-s à nos adelphes d’hier, d’aujourd’hui et de demain, à travers le monde entier, nous allons compter ! Nous comptons déjà ! 

Tab title: 
La révolution sera féministe ou ne sera pas !
Féministes, tant qu'il le faudra !
Déferlante médiatique
Ça secoue !
Misandrie, vous dites ?

Célian Ramis

De Gisèle Halimi à aujourd'hui : de l'intime au collectif

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Dans le cadre du 8 mars, l'association Déclic femmes organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars.
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« Chaque pas du féminisme est un pas pour les femmes migrantes ». C’est le postulat de départ de Fatima Zédira, fondatrice – en 1995 – et directrice de l’association rennaise Déclic Femmes qui en 26 ans a accueilli et accompagné entre 400 et 500 femmes exilées. Dans le cadre du 8 mars, la structure organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars. 

Gisèle Halimi, dans ses discours, ses écrits et ses actes en tant qu’avocate, autrice et députée, a toujours accompagné Fatima Zédira. Elle a d’abord défendu les indépendantistes tunisiens avant de venir en France et de s’inscrire au barreau de Paris. « Elle a découvert une justice instrumentalisée, au service de la domination coloniale. », précise la directrice de Déclic Femmes.

Elle s’est rapidement engagée dans le féminisme, créant avec Simone de Beauvoir entre autre, l’association Choisir la cause des femmes. Le procès de Bobigny, dans lequel elle défend une jeune femme ayant avorté à la suite d’un viol (en 1972, l’IVG est illégal) mais aussi sa mère, désignée complice, et trois autres femmes, ainsi que le « procès du viol », à la suite duquel l’avocate va brillamment réussir à faire changer la loi, figurent parmi les procès historiques du siècle dernier.

« Gisèle Halimi porte la cause des femmes jusqu’à ce qu’elles soient prises en compte. »
déclare Fatima Zédira en introduction de la conférence.

Au quotidien, elle œuvre avec les bénévoles pour l’insertion socio-professionnelle et l’apprentissage de la langue française des personnes exilées mais aussi et surtout pour « l’intégration réelle, celle qui prend en compte la dignité et l’histoire de la personne. »

Elle le rappelle, un migrant sur deux est une femme : « Une femme souvent diplômée, compétente ! Les femmes migrantes doivent être incluses dans le féminisme. Ce sont des richesses et non des poids. L’association fait l’interface entre les femmes et le pays d’accueil. Cette année encore, on a des femmes qui se sont inscrites en M2, en doctorat, etc. De par leur statut de femmes et de migrantes, elles subissent : discriminations, barrière de la langue, non équivalence des diplômes, manque de connaissances des dispositifs dans le pays d’accueil, manque de réseau (et donc isolement), manque de mobilité… Ces freins font qu’elles sont exposées à de nombreuses violences. »

Pendant le confinement, Fatima Zédira le dit clairement, la question des violences à l’encontre des femmes exilées s’est posée « encore plus fort que d’habitude. » L’association a rencontré Jessie Magana, autrice engagée dans les combats féministes mais aussi anti-racistes. 

Elle a notamment écrit Les mots pour combattre le sexisme, Des mots pour combattre le racisme, avec Alexandre Messager aux éditions Syros, Riposte – comment répondre à la bêtise ordinaire aux éditions Actes sud junior, Des cailloux à ma fenêtre aux éditions Talents Hauts ou encore Rue des Quatre-Vents – au fil des migrations, aux éditions des Eléphants.

Récemment, elle a signé le nouvel album de la collection Petites et grandes questions, chez Fleurus, Tous différents mais tous égaux ? et toutes les questions que tu te poses sur le sexisme, le racisme et bien d’autres discriminations et début mars est paru son roman Nos elles déployées, aux éditions Thierry Magnier. Sans oublier qu’en mai son livre Gisèle Halimi : non au viol, publié chez Actes sud junior en 2013, sera réédité. 

RENCONTRE AVEC GISÈLE HALIMI

En 2009, Jessie Magana écrit son premier livre édité, Général de Bollardière : non à la torture (dans la même collection chez Actes sud junior). La guerre d’Algérie fait partie de son histoire familiale, à travers son père, et c’est en effectuant des recherches sur le sujet qu’elle tombe sur Gisèle Halimi.

« Elle est féministe dans toutes les dimensions du terme ! Elle lutte pour les droits des femmes mais aussi pour elle-même. Et je trouve que c’est un modèle intéressant à montrer aux jeunes. Je n’aime pas tellement le terme « modèle », je trouve qu’il renvoie l’idée de se conformer… Je dirais plutôt source d’inspiration ! », explique l’autrice. 

Peu de temps après éclate l’affaire DSK. C’est un déferlement médiatique qui montre que le combat que Gisèle Halimi a porté pour faire reconnaître le viol en crime est toujours d’actualité :

« La notion de consentement, l’inversion de la charge sur la victime… Elle a fait changer la loi en 1978 mais en 2011, on en était toujours à avoir les mêmes comportements et remarques dans les médias… »

Pendant la conférence, elle raconte comment Gisèle Halimi, dans cette décennie qui va marquer l’histoire des féminismes, se saisit d’un cas particulier et l’érige en procès de société. Avec l’avortement tout d’abord lors du fameux procès de Bobigny où elle défend Marie-Claire et sa mère, entre autres.

« En 72, elle fait venir à la barre experts, politiques, journalistes, médecins, etc. et fait le procès de l’avortement. Elle a ensuite été menacée, comme elle l’avait été en défendant les indépendantistes algériens. C’était une remise en question de ce qu’elles étaient en tant que femmes qui prennent la parole, comme pour Simone Veil. En 78, elle reproduit ça avec le procès de deux jeunes femmes violées, Anne Tonglet et Araceli Castellano. Au départ, l’affaire est envoyée en correctionnelle pour coups et blessures. Mais les deux femmes obtiennent la requalification du procès. Gisèle Halimi prend leur défense et là encore, elle gagne. Non seulement elle gagne le procès mais elle gagne une nouvelle loi qui précise le viol et empêche sa correctionnalisation (dans le texte, car dans les faits, nombreuses sont les victimes à voir leur affaire requalifiée en agression sexuelle plutôt qu’en viol, ndlr). », précise Jessie Magana. 

Et le 16 mars 2021, quelques heures avant l’échange organisé par Déclic Femmes, les député-e-s fixaient à l’Assemblée nationale l’âge du consentement à 15 ans. Malgré le « procès du viol », l’affaire DSK, l’affaire Weinstein, et de nombreuses autres, les violences sexistes et sexuelles sont toujours terriblement prégnantes. Pourtant, l’arsenal judiciaire ne manque pas.

PARLER, PRENDRE LA PAROLE, DÉNONCER… ET ÊTRE ÉCOUTÉ-E-S ET ENTENDU-E-S…

Nous subissons toujours la lenteur de l’évolution des mentalités, précise Jessie Magana. Les mentalités évoluent plus lentement que la loi. Toutefois, les militantes féministes ne lâchent rien et c’est parce qu’elles œuvrent au combat et à la reconnaissance des droits et des choix et qu’elles prennent la parole et dénoncent les violences sexistes et sexuelles que l’autrice réédite Gisèle Halimi : non au viol, actualisant le propos dans un contexte nouveau, en pleine effervescence féministe.

« Avec les réseaux sociaux, les #, des actrices, chanteuses, femmes comme vous et moi sans audience médiatique ont pu s’exprimer. Grâce à ces mouvements, la parole d’une femme devient mondiale. », s’enthousiasme-t-elle.

Au départ, Jessie Magana est éditrice. Elle publie les récits et les imaginaires d’auteurs et autrices. Un jour, elle ressent le besoin de parler en son propre nom : « J’ai mis du temps à trouver ma voix et ma voie. Et j’ai choisi de m’adresser en priorité aux jeunes mais mes livres peuvent aussi être lus par les vieux… Quand on écrit pour la jeunesse, on est considéré-e-s un peu en marge. Et puis on a tendance à considérer qu’il faut avoir un ton neutre. J’essaye, dans tous mes livres, d’avoir un point de vue engagé pour transmettre mes combats et inciter à l’action. La littérature peut changer le monde ! »

Elle va réveiller l’adolescente qu’elle était. Une adolescente qu’elle décrit comme un peu seule dans sa révolte. « Je ne viens pas d’une famille de militants mais le sentiment d’injustice me suit depuis mon enfance. Ma conscience politique s’est construite au collège, par les rencontres et les livres. », souligne-t-elle, précisant qu’elle est née en 1974, « l’apogée du féminisme », mais lorsqu’elle grandit, dans les années 80 et 90, elle est « dans le creux de la vague… ».

Dans ces décennies de fin de siècle, les militantes sont traitées d’hystériques de service. Elles luttent pour du vent, se dit-on dans l’imaginaire collectif, puisque la contraception, c’est ok, l’avortement, c’est ok, l’accès à l’emploi, aussi… Alors quoi encore ? « À cette époque, seule la réussite individuelle comptait. Si on n’était pas une femme épanouie, si on était une femme victime de violences par exemple, bah, c’était de notre faute… », se remémore-t-elle.

Jessie Magana se souvient encore de la solitude en manif. Elles n’étaient pas très nombreuses à prendre la rue et occuper l’espace public pour défendre les droits déjà conquis et ceux à conquérir. Elle n’est pas amère vis-à-vis de cette période, elle dit même que finalement ça l’a forgée et lui a permis d’avoir du recul :

« Je considère que j’ai un rôle de trait d’union entre les générations. Et ça, ça m’intéresse beaucoup dans mon travail de transmission. »

LA QUESTION DE LA TRANSMISSION

Son nouveau roman, Nos elles déployées, répond parfaitement à ce pont entre les générations. Elle a écrit une première version il y a 15 ans. Sans réponse favorable de la part des maisons d’édition, elle l’a enfermé dans un tiroir mais la jeune fille, son héroïne, a lutté pour ressurgir, parler et trouver sa place.

Jessie Magana a retravaillé son histoire. Ou plutôt l’histoire de Solange, lycéenne dans les années 70 qu’elle traverse aux côtés de sa mère, Coco, et ses ami-e-s militantes féministes. En 2018, Solange est devenue mère à son tour et sa fille est héritière de deux générations différentes de femmes.

L’autrice explore ici les cheminements de ses personnages pour trouver leurs propres voix/voies et s’inscrire chacune dans leur propre contexte de lutte collective et d’épanouissement personnel. On aime son écriture, poétique et réaliste, son sens du détail et sa manière de nous intégrer à des événements historiques que nous n’avons pas vécu. Dans Nos elles déployées, on sent l’ambiance et on la vit. C’est un roman cinématographique qui met nos sens en éveil et nous plonge dans la vie de Solange, sur fond, très présent, de révolution féministe. 

Des réflexions sur le corps, les choix, la liberté, la parentalité, le sexe, les normes sociales, les conventions patriarcales mais aussi les complexes, les paradoxes, les oppositions… « L’intime est politique, c’est ce que je voulais faire avec ce roman. Créer une alternance entre l’intime et le collectif. Et je voulais parler du rapport au féminisme mais aussi du rapport à l’autre. Entre femmes mais aussi entre deux pays, Solange va aller en Algérie. C’est important de ne pas rester dans le contexte franco-français. Ce qui nous rassemble, c’est d’être ou de nous considérer femmes. On se retrouve dans la sororité. », souligne-t-elle.

UN RÉCIT INTIME ET COLLECTIF

Elle ne gomme pas les différences. Elle fait simplement en sorte que cela ne divise pas les femmes : « On utilise souvent les différences des femmes pour les diviser. On le voit à travers les questions d’identité de genre, de race, de religion, etc. Même au sein du mouvement féministe, avec les pro prostitution ou pas, la reconnaissance et l’inclusion de la transidentité dans les débats féministes… Il y a toujours un espace de dialogue d’opinions différentes mais l’expérience intime de la féminité nous rassemble. Il y a toujours eu des conflits, même dans les années 70 entre les gouines rouges et les mouvements plus axés féminisme d’État. Ça fait partie du plaisir de brasser les idées, de débattre ensemble, etc. »

Jessie Magana insiste, ce n’est pas seulement un roman de lutte, c’est aussi un récit qui questionne notre rapport à l’intime, nos manières et possibilités de nous construire à travers des désirs contradictoires, de s’affranchir des injonctions, en l’occurrence ici celle de la mère de Solange qui lui assène d’être libre, notre rapport à l’amour et à comment écrire l’amour. C’est un récit intense et enthousiasmant, profondément humain et vibrant.

Un récit qui résonne jusqu’en Afrique subsaharienne puisque ce soir-là, depuis Dakar, Odome Angone suit la conférence, elle est universitaire, ses travaux sont orientés sur l’afroféminisme et elle témoigne :

« Ici, être féministe est toujours un gros mot. Des femmes font entendre leurs voix au-delà des assignations. On nous reproche d’être contaminées par le discours occidental. Mais ce n’est pas un concept exogène, c’est une réalité que l’on vit au quotidien. »

Elle à Dakar, nous à Rennes. Toutes derrière nos écrans, en train de partager un instant suspendu de luttes féministes qui dépassent largement les frontières. Y compris celles de la définition pure du sexisme pour nous faire rejoindre celle de l’intersectionnalité.

Pour Jessie Magana, c’est d’ailleurs cela chez Gisèle Halimi qui inspire aujourd’hui les jeunes générations. Avocate engagée pour la cause des femmes, elle devient une figure intersectionnelle et rebelle, dans une société où les féminismes évoluent au pluriel, vers une prise en compte comme l’a formulé Fatima Zédira de la dignité et de l’histoire de la personne.