Célian Ramis

Dangereuses lectrices ou l'empuissancement par les mots

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Les 28 et 29 septembre, aux Ateliers du Vent, la première édition du festival de littérature féministe, articulée autour de la figure de la sorcière, n’a eu aucun mal à trouver son public.
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Il était attendu ce festival ! Début septembre déjà, plusieurs ateliers affichaient complets, les préventes réduisaient à vive allure, la soirée de soutien au Panama avait cartonné et beaucoup trépignaient d’impatience à l’idée de participer à un événement comme celui-ci, encore jamais organisé à Rennes. Les 28 et 29 septembre, aux Ateliers du Vent, la première édition du festival de littérature féministe, articulée autour de la figure de la sorcière, n’a eu aucun mal à trouver son public. 

La sorcière n’est pas la même partout. Elle n’est pas la même pour tout le monde. Mais elle est toujours marginalisée par une communauté, une société, victime d’un rapport de domination. Que nous dit l’Histoire à ce sujet ? Qui sont-elles aujourd’hui ? La sorcellerie peut-elle être source d’empuissancement ? Quel est l’impact des mots sur nos esprits et nos actions ? Sommes-nous toutes des héritières des sorcières d’hier ?

De nombreuses questions ont été soulevées les 28 et 29 septembre aux Ateliers du Vent pour cette première édition de Dangereuses lectrices. Et les réponses se sont croisées, articulées, percutées, confrontées, ont résonné, rebondi, retenti, ont fait écho à des vécus, des ressentis, des expériences, ont apporté un éclairage sur un sujet caricaturé dans la pop culture mais aussi réapproprié par certaines féministes au fil des siècles. Ou encore ont soulevé d’autres questions.

Les mots sur les maux ont été lus, joués et mis en scène, chantés, performés, discutés, théorisés, photographiés, démontrés, animés. Le politique et l’intime se sont donnés rendez-vous dans les paroles des unes et des autres. Pourquoi et en quoi la figure de la sorcière cristallise-t-elle toujours siècle après siècle le rapport de domination exercé par les hommes sur les femmes ?

VILAINE SORCIÈRE...

Nez crochus, chapeaux pointus, turlututu. On pense que la vilaine sorcière n’est attribuée qu’au monde enfantin. On se trompe. Elle influence toutes les générations. Et vise « les femmes qui a priori sont sorties du rôle attendu d’elles. », souligne Fanny Bugnon, historienne à l’université Rennes 2, lors de sa conférence « Les sorcières dans l’histoire, des procès au symbole féministe ». 

Ce samedi après-midi, elle décortique alors les images de la sorcière à travers le contexte historique. Les premières représentations, qui dateraient de 1451, sont en effet très symboliques : « Des sorcières qui chevauchent un objet emprunté à l’espace domestique, à savoir un balai ou un bâton. » 

Entre le 13esiècle et le 15esiècle, la lutte s’accélère, la grande chasse s’intensifie. Au départ, ce sont les autorités ecclésiastiques qui dénoncent les agissements des sorciers et des sorcières, puis au fil du temps, les accusées sont majoritairement des femmes et des milliers de buchers s’enflamment pour anéantir les sorcières. Elles sont pensées comme des ennemies de la chrétienté et pour cela, elles subiront de nombreuses « mises en humiliation et souffrances de leur corps. »

Instruments de la répression, les femmes vont être les boucs émissaires d’une société européenne frappée par la crise économique et politique. À la fin du Moyen-Âge, « l’économie rurale est bouleversée, la famine guette la population appauvrie, les réformes sont les prémices de la société capitaliste. La révolte gronde. L’Etat déploie la répression et l’Eglise se met en chasse contre les comportements les plus déviants. Les naissances deviennent un enjeu majeur. L’avortement et la contraception sont sévèrement punis… Les savoir-faire et les connaissances des femmes deviennent alors les cibles de la répression ». 

ACCUSÉES, CONDAMNÉES, BRÛLÉES…

Le décor est planté par le collectif L’Intruse, venu jouer ici Le procès de Péronne. On se situe dans le Nord de la France, à la fin du 17esiècle. Des rumeurs circulent sur la vieille Péronne, âgée d’environ 46 ans. Saoulée par un groupe de soldats, elle est un soir humiliée, harcelée physiquement et sexuellement. Sa faute ! déclarent les soldats, expliquant avoir été ensorcelés. 

Sans doute aussi est-elle la cause « du brouillard épais, de la pluie froide, de la gelée qui ravage les récoltes, des orages, des mouches, des maladies, de la lèpre, la peste, des entrailles qui pourrissent » car « c’est évident, c’est un signe du malin. » 

Les deux comédiennes, Camille Candelier et Anna Wessel, interprètent tour à tour les protagonistes du procès en sorcellerie de Péronne. Tantôt fonctionnaires qui complotent, tantôt voisines qui commèrent, elles nous emmènent avec humour et talent dans l’obscurité de l’esprit humain et patriarcal, démontrant l’aisance et la pression avec laquelle les « puissants » de l’époque tricotaient leur manipulatrice influence, allant jusqu’à faire avouer à des femmes leurs accouplements avec le démon.

« On les torture pour les faire avouer leur coït avec le diable. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, la Justice est uniquement composée d’hommes. Et puis il y a ce rapport à la bestialité, à la sexualité. Le bourreau recherche la marque du diable. C’est le signe qu’elle a été possédée par le démon. Si elles connaissent le diable, cela veut dire qu’elles peuvent enfanter des êtres maléfiques. », précise Fanny Bugnon, dont les contenus résonnent avec la pièce de théâtre, le soir même. Elle poursuit :

« La mort ne suffit pas. Par le feu, on purifie le corps social. Parfois, la sorcière n’est pas tuée, elle est bannie. Mais le plus souvent, elle est exécutée, brûlée vive, étranglée… Leurs noms ne figurent pas dans les registres des décès et leurs biens sont confisqués. Elles sont considérées comme païennes, vicieuses, marginales, elles sont célibataires ou non, mais toujours pécheresses. Pour ça, on leur retire leur existence. »

QUE SONT-ELLES DEVENUES ?

Au 18esiècle, la chasse aux sorcières ne disparaît pas réellement. « La sorcellerie devient le monde de l’empoisonnement. Ce sont encore les femmes : les empoisonneuses, les infanticides (le sujet dans sa globalité fait l’œuvre d’un ouvrage collectif, auquel a participé Fanny Bugnon, intitulé Présumées coupables – les grands procès faits aux femmes, ndlr). On va oublier les sorcières et elles vont revenir à la postérité. », souligne l’historienne. 

Dès la fin du 19e, elles réapparaissent. Dans l’essai La Sorcière, écrit par Jules Michelet en 1862 mais aussi le film musical Le magicien d’Oz, la série Ma sorcière bien aimée, le livre jeunesse La sorcière de la rue Mouffetard ou encore un peu plus tard, le film d’animation Kirikou et la sorcière. Entre autre. 

« Dans Merlin l’enchanteur, sorti en 1963, Madame Mim est laide, vieille, elle fait peur. Elle est l’archétype de la vieille sorcière aux pouvoirs maléfiques. Mais les sorcières reviennent aussi dans le monde féministe avec, dans les années 70, la revue Sorcières par exemple. Elles sont des figures d’empowerment car elles sont des femmes qui échappent aux hommes. Les sorcières sont la métaphore de la condition des femmes. Elles sont des femmes qui peuvent, j’ai envie de le croire, réenchanter le monde. », conclut Fanny Bugnon. 

QUI SONT LES SORCIÈRES ?

Plusieurs centaines d’années après la chasse aux sorcières, elles sont nombreuses les militantes à se revendiquer héritières des sorcières d’hier. Et si on attribue souvent ce retour sur le devant de la scène à Mona Chollet grâce à son brillant essai Sorcières – la puissance invaincue des femmes, on néglige et on méconnait alors tous les mouvements qui existent depuis longtemps, aux quatre coins du monde. 

L’autrice Laura Nsafou, dans sa conférence « Soucougnan, sukunabe, deum– Transversalité de la figure de la « sorcière » dans la diaspora africaine », attire l’attention du public, dans un premier temps, sur la barrière de la langue. Car « sorcière » est terme européen. « Si on traduit ce mot français, on n’obtiendra pas la même signification aux Antilles ou en Afrique, ni même d’un pays à l’autre. », précise-t-elle. 

Il est important de décoloniser le vocabulaire, fondé sur une méconnaissance absolue des religions et des croyances des pays colonisés. 

« Le surnaturel est très présent dans la diaspora africaine. Mais il y a eu une diabolisation qui a commencé lors des périodes de la colonisation. Le vaudou, par exemple, on le retrouve énormément dans la fiction occidentale. On parle de magie noire. De magie qui tue. Le vaudou est une vraie religion qui signifie « mettre en paix ». »
explique Laura Nsafou.

Elle exprime sa fatigue face à ce processus de diabolisation permanente : « L’imaginaire blanc qui catégorise ces religions a des conséquences sur la manière dont les personnes concernées le vivent. » 

Encore aujourd’hui marginalisées et stigmatisées, les conséquences sont immenses et souvent passés sous silence dans les médias. Elle mentionne par exemple les camps de sorcières dans lesquels vivent les femmes accusées, par leurs entourages, de sorcellerie. Les camps sont insalubres et des maltraitances y sont subies.

« Mais sur ce sujet, je n’ai pas trouvé beaucoup de sources pour le moment. Que des articles en anglais. », souligne-t-elle.

Autre exemple : les persécutions se poursuivent pour les adeptes du candomblé, une des religions afro-brésiliennes, qui voient leurs lieux de culte réduits à néant. Et d’un autre côté, sans vergogne, les Occidentaux-tales se réapproprient les rituels des peuples minorisés, sans se soucier de la pertinence et de ce que cela représente pour eux/elles.  

L’autrice insiste, il est nécessaire de se situer et de se questionner : « C’est comme pour l’exotisation des corps des femmes noires. En littérature, la présence des corps noirs a commencé par la littérature de voyage à destination des hommes blancs. Pour les divertir et non pas pour les informer. Il fallait le rendre attrayant pour le regard blanc occidental. Quand la représentation est produite par des non concerné-e-s, elle devient une caricature, un divertissement aux dépens des concerné-e-s. Le discours devient alors marginalisant. »

TOUTES DES SORCIÈRES ?

Qui sont les sorcières et que signifie le fait de se revendiquer descendantes de sorcières ou sorcières tout court ? La table ronde réunissant Camille Ducellier, artiste multimédia, Taous Merakchi (alias Jack Parler), autrice et rédactrice, et Maureen Wingrove (alias Diglee), illustratrice et autrice, a permis de poursuivre le propos de Laura Nsafou, dans le fait de se situer.

Ainsi, les trois femmes ne se définissent pas toutes sorcières et composent ensemble, pendant cette rencontre, autour de leurs différents points de vue, qui parfois se complètent, parfois s’opposent et parfois se rejoignent.

Diglee, elle, n’est pas une sorcière. Elle nuance : elle est passionnée et curieuse de l’archétype de la sorcière. Elle ne pratique pas, ou très rarement, elle préfère écouter les récits de pratique. Taous Merakchi parle quant à elle de spiritualité alternative car elle ne sait pas encore précisément où se situe le politique et où se situe le spirituel dans sa pratique. Et Camille Ducellier explique qu’il lui arrive, parmi son « millefeuille identitaire », de se définir comme sorcière. 

« Ça m’a réconciliée et aidée d’avoir un terme. Passionnée par les cultures ésotériques et baignée dans une culture féministe, ça m’a donné un trait d’union entre tout ça. Se dire lesbienne, queer, sorcière… C’est la puissance du verbe. Se dire quelque chose, c’est déjà un acte ! Je me sens sorcière queer, ça a une dimension politique. Ma vie de gouine et ma vie de queer font que j’ai des pratiques marginales qui se rajoutent encore… »
signale-t-elle. 

A chacune, la sorcellerie apporte, de manière différente. Diglee, passionnée au départ par la connaissance des minéraux, veut comprendre ce qu’est la magie. « Mais dans le milieu ésotérique, le sexisme est roi, comme partout ailleurs. Il y a peu de femmes, peu de personnes racisées. Pour m’informer, je vais dans un tas de conférences sur le sujet, elles sont souvent animées par des hommes qui catégorisent la haute magie comme étant celle héritée de l’église donc pour les hommes et la sorcellerie, héritée des femmes donc intuitive et instinctive. Je veux comprendre ce qu’est la magie. Mais quand on est une femme, c’est difficile. Alors que je ne suis pas non plus du genre « féminin sacré ». Attention, c’est bien de revaloriser les qualités du féminin. Mais il faut qu’on puisse aussi conquérir les qualités du masculin ! Je veux me sentir humain avant d’être femme, ce qui est totalement illusoire. », déclame-t-elle. 

Pour Taous Merakchi, la sorcellerie intervient sur un plan personnel et intime : « Revenir à moi-même, qui je suis, comment avancer avec les outils que j’ai déjà. Moi, je ne suis pas à plaindre du tout. C’est pour ça que ça ne m’appartient pas la définition de sorcière. Je ne suis pas prioritaire, il y a bien plus marginalisée que moi. »

Là où elles tombent toutes d’accord, c’est sur la source d’empuissancement que cela crée, peu importe si la personne se définit ou non sorcière. L’accès à l’information amène sur le chemin de la déconstruction. Que ce soit avec le livre de Mona Chollet, celui de Camille Ducellier intitulé Guide pratique du féminisme divinatoire, celui de Jack Parker et Diglee intitulé Grimoire de la sorcière moderneou encore à travers les réseaux sociaux. 

« Ma déconstruction a commencé sur internet. Pour comprendre où était le problème et construire ma vision de la féminité. De ma féminité. Le féminin n’est pas sacré par essence. » précise Taous Merakchi, rejointe par Maureen Wingrove : 

« Le collectif est porteur. Ça a été avéré qu’un groupe dégage une énergie. Quand il y a du nombre et de l’émotion, ça circule et ça fait du bien que ce soit psychologique, magique ou autre. On sent que quelque chose agit, quelque chose se passe. »

Camille Ducellier, elle, croit également que cette énergie, source d’empuissancement car source de transformation, ne doit pas rester au niveau individuel. Politiser le mouvement mais aussi le sortir des normes que l’on ne connaît que trop bien.

« Les américaines par exemple sont plus tournées vers l’action. En France, on est très accroché-e-s à la parole, l’analyse, la critique, etc. C’est très bien mais ce n’est pas la seule manière de comprendre le monde. La psychanalyse, l’ésotérisme et le féminisme sont trois systèmes symboliques que j’aime et que j’essaye de faire dialoguer. », souligne-t-elle. 

À CHACUNE SES RITUELS

La table ronde, au large succès, n’apporte pas de réponse concernant la définition précise de ce qu’est une sorcière aujourd’hui. Elle nous incite plutôt à nous questionner sur nos propres attentes et pratiques, nous déculpabilisant grâce à une phrase de Camille Ducellier :

« Je pars du principe que si on se sent intimement en lien avec cet héritage, on peut se définir sorcière si on a envie. C’est un va et vient entre le passé, le présent et le futur. Les événements ont été effacés par le patriarcat, confisqués par le colonialisme. Aujourd’hui encore, il y a des femmes stigmatisées, des femmes considérées comme des « mauvaises femmes ». On peut se sentir connectées à cet héritage. »

Cet héritage, Liz Viloria le met en partage et en résonnance lors d’une performance qui se déroule à la nuit tombée sur le parvis des Ateliers du Vent. L’instant est solennel, une bougie est allumée, quatre personnes attisent la curiosité des festivalier-e-s qui, petit à petit, forment un cercle autour d’elles. On pense évidemment à l’exécution d’un rite magique.

Liz Viloria travaille sur une thèse, à l’université Rennes 2, en littérature comparée portant sur le statut des femmes dans les Caraïbes. « L’idée de la performance est née de mon parcours académique car je me suis rendu compte que mis à part le fait que le travail intellectuel est très solitaire, sa portée est limitée à un public restreint et plutôt spécialisé », explique-t-elle.

Sa performance, Calíbana,vient de son envie de partager les outils acquis auprès de tou-te-s les autrices et auteurs « écrivant au service de la déconstruction de la notion patriarcale du statut Femme. » Initialement réalisée en Colombie sur la thématique de la sexualité féminine, elle a eu lieu la première fois devant la cathédrale de Barranquilla : 

« Sans que ceci ne soit voulu, aux yeux des spectateurs, la représentation parut comme un rite sorcier. Malgré les préjugés, les personnes (dont la police) sont venues regarder intriguées, curieuses et bienveillantes. »

Dans Calíbana, le sujet change selon l’occasion. Pour le festival Dangereuses lectrices, une nouvelle équipe s’est constituée et la thématique s’est portée sur la figure de la sorcière. Pendant un mois, ielles se sont retrouvées pour faire des cercles, travailler sur les rapports au corps mais aussi à leur lignée féminine, ainsi que les rapports aux arcanes majeurs du Tarot « qui dans la performance viennent représenter les différents archétypes présents dans l’inconscient collectif. »

Liz Viloria poursuit :

« Parmi ces archétypes, la sorcière est la femme savante, celle qui sait, qui lit, qui détient différents savoirs, la sorcière se perçoit elle même comme un organisme qui fait parti de la nature, qui connaît ses rythmes et qui écoute et connaît son corps. Cette connaissance ne vient pas du monde extérieur. »

Pour se préparer, elle a donc puisé dans son univers personnel, qu’elle a ensuite mis en partage et en résonnance avec les expériences des trois autres membres de l’équipe.

« Je viens d’une culture dont le rapport à ces rythmes est toujours présent : du citron avec de l’eau chaude le matin pour alcaliniser le corps, couper les légumes avec les mains et non avec des couteaux afin de garder leur texture pour la cuisson, nettoyer la maison avec de la sauge une fois par mois… Ce sont des petits rituels qui, au delà de leurs effets sur le monde extérieur, organisent la vie intérieure de la personne qui pratique : les rituels aident au bien vivre. Pendant le mois de préparation, on a partagé des rituels, certains nouveaux, d’autres déjà appris au cours de nos vies… On se déconstruit et se resignifie en prenant conscience de l’immersion du corps propre dans le monde quotidien. Dans cette édition, Laura Zylberyng (française), Jason-Jasmine Fortheringham (australien-ne), Touré Mayalan (guinéenne) et moi-même, portant le poids de la culture de quatre continents différents, avons décelé des points en commun dans l’assomption du corps propre et dans la construction de ce que Femme peut signifier. », analyse Liz Viloria. 

SORTIR DE LA NORME HÉTÉRO-CIS-BLANCHE

Ainsi, le festival Dangereuses lectrices met en avant et en perspective des expériences sensibles, des récits de vie, des théories féministes, des héritages, des vécus et ressentis, qui s’expriment à travers chacun-e de manière et sous des formes différentes. Il y a les conférences et tables rondes, des ateliers, mais aussi du théâtre, une performance, la projection d’un film, une lecture, un concert… 

Les arts sont porteurs de paroles et de points de vue. Et ici, ils prennent évidemment un sens militant et politique, même si on peut s’en détacher pour n’y voir que de l’informatif et du divertissement (intelligent). 

Le mélange des genres et des styles est exaltant durant ce week-end aux Ateliers du Vent. Il suffit de tendre l’oreille pour entendre des propositions enthousiasmantes comme la lecture de Lizzie Crowdagger, spécialiste des histoires fantastiques et de fantasy avec des vampires motardes, des sorcières lesbiennes et des punks garous. 

Elle lit des extraits de trois de ses ouvrages parmi lesquels figurent Enfant de Mars et de Vénus, une enquête fantastique avec une lesbienne motarde, une camionneuse trans, du surnaturel et des morts, Une autobiographie transsexuelle (avec des vampires),un roman de fantasy avec des lesbiennes vampires à moto, et La sorcellerie est un sport de combat, dans lequel le balai est une Clio un peu particulière. 

L’autrice prouve que d’autres personnages et récits sont possibles et que les sorcières sont tout aussi plurielles et multiples que les autres. Elle s’affranchit des assignations et casse les normes d’un genre littéraire codifié au masculin, et pré supposé hétérosexuel. Tout comme le cabinet d’intimité nous invite à observer des sexes, photographiés en noir et blanc, en oubliant totalement l’étiquette binaire assignée par l’organe, Homme ou Femme. 

ÉCRITURE POIGNANTE

Petit à petit, l’enchainement des expressions permet de mieux comprendre le fonctionnement des systèmes d’oppression et au fil du temps, et des investissements, de nous déconstruire nous-mêmes. Dangereuses lectrices participe grandement à cette exploration et analyse, aussi personnelle que collective. 

Mais incontestablement, pour nous, c’est le concert de Petra Pied de Biche qui marque nos esprits. Sans détours, l’artiste clame sa Rage de raison, du nom de son dernier album. Un vrai coup de poing dans la gueule. 

Son écriture brute, la violence de ses récits et vécus, son regard très franc souvent accompagné d’un large sourire, le rythme percutant de ses musiques nous hypnotisent complètement. Quand Petra Pied de Biche s’exprime, on la boucle et on l’écoute. 

Témoignage du racisme latent vécu au quotidien, témoignage des jugements incessants quant à ses choix de vie, témoignage du sexisme ambiant mais aussi culture du viol, exploitation des travailleur-euse-s, minimisation des faits et des ressentis, l’artiste dénonce avec talent et engagement et secoue les mentalités. Parce qu’il y a urgence à écouter et à prendre en compte les discours des personnes concerné-e-s. 

Par le biais de la littérature sous ses formes diverses, le festival Dangereuses lectrices a convoqué l’âme des révolté-e-s. Révolté-e-s parce que marginalisé-e-s en raison de leur sexe, de leur apparence, de leur orientation sexuelle, de leur couleur de peau, de leur identité de genre, de leurs choix de vie, etc. 

Sorcières ou pas, une chose est sure : les femmes qui lisent sont dangereuses. Tout comme les femmes qui écrivent sont dangereuses. Alors, patriarcat, gare à ton cul. Les Dangereuses lectrices entendent bien être libres. 

Célian Ramis

"Restituer leur humanité aux personnes noires"

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À travers une perspective intersectionnelle, Djamila Ribeiro, chercheuse et maitre en philosophie, prône l’importance du débat et de la connaissance des questions et conditions de vie des féministes noires.
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À travers une perspective intersectionnelle, Djamila Ribeiro, chercheuse et maitre en philosophie, prône l’importance du débat et de la connaissance des questions et conditions de vie des féministes noires. Deux de ses ouvrages La place de la parole noire et Chroniques sur le féminisme noir ont été traduits en français par les éditions Anacaona avec qui elle effectue une tournée de promotion et de sensibilisation. Le 15 mai, l’autrice militante était à Rennes, notamment au local de l’association déCONSTRUIRE, en partenariat avec le collectif Brésil Rennes. 

« En nommant les oppressions de race, de classe, de genre, on comprend la nécessité de ne pas hiérarchiser les oppressions, de ne pas crier comme l’a dit Angela Davis dans son discours Les femmes noires dans la construction d’une nouvelle utopie,« la primauté d’une oppression sur d’autres ». », peut-on lire dans l’introduction de La place de la parole noire

Elle est pour un débat « sain, honnête et de qualité ». Et, au sein de ses deux livres, elle parvient à y participer de plusieurs manières et surtout ne le fait pas seule puisqu’elle s’appuie sur la production littéraire et intellectuelle de femmes noires, souvent ignorées, méprisées et oubliées de l’Histoire afin de provoquer en elles, et plus largement à toute une population, un sentiment d’illégitimité. 

Ainsi, elle s’entoure dans ses écrits de chercheuses et penseuses noires dont elle dresse une courte liste, à titre d’exemple, dans ses chroniques : Sueli Carneiro, Jurema Werneck, Nubia Moreira, Lelia Gonzalez, Beatriz Nascimento, Luiza Bairros Cristiano Rodrigues, Audre Lorde, Patricia Hill Collins, bell hooks. 

Djamila Ribeiro prend soin également de contextualiser ses propos, toujours mis dans une perspective de conscientisation. Conscientisation de l’hypocrisie brésilienne quant à sa démocratie raciale, conscientisation d’un racisme systémique instauré depuis longtemps et qui perdure dans un État qui chaque année comptabilise 30 000 jeunes victimes d’homicides dont 77% sont noirs (des morts que très peu de personnes pleurent, les médias en parlant à peine, voire pas du tout), conscientisation des privilèges des blanc-he-s et conscientisation des multiples oppressions dont sont victimes les personnes noires, en particulier les femmes. 

Son discours est franc et honnête, toujours très clair, l’activiste ayant à cœur de rendre ses paroles accessibles à tou-te-s. « Il faut en finir avec le syndrome du privilégié où l’individu juge qu’il peut parler de tout sur tout. Il peut parler, certes. Mais dans certains cas, la question à se poser est : « Dois-je parler ? » » / « En tant que noire je ne veux plus être l’objet de l’étude, je veux en être le sujet. » / « Alors que les femmes blanches luttent pour le droit de vote et le droit de travailler sans l’autorisation du mari, les femmes noires se battent pour être reconnues en tant que personne. »

Si son sujet d’études et de recherches s’ancre au Brésil, on note néanmoins, comme le souligne à la fin de la conférence Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et directrice de l’association déCONSTRUIRE, des similitudes avec la situation des personnes noires en France. L’universalité révélée ici n’est pas celle des féministes universalistes blanches mais bien celle des oppressions et discriminations vécues par toute une population ciblée en la seule raison de sa couleur de peau. 

« Le Brésil est un pays extrêmement raciste. C’est le pays n°1 sur les assassinats de personnes trans et cela a un impact sur la population LGBTI en général. C’est un pays libéral dans l’image mais très conservateur sur ces questions. Il est important que les féministes noires soient connues. Depuis les années 70, elles réfléchissent à comment combattre le sexisme, le racisme, les LGBTIphobies, etc. de manière croisée. Le Brésil a une production venue des féministes noires qui ont été invisibilisées dans leur propre pays ! C’est un épistémicide. », souligne-t-elle, mentionnant également : 

« Le Brésil est dans le mythe de la démocratie raciale. 54% de la population est noire et c’est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage. Le pays a longtemps nié l’existence du racisme et pourtant, le racisme structure toutes les relations sociales là-bas. Le genre et la couleur de la peau informent de la classe sociale. »

Comme dans l’hexagone, les espaces de pouvoir sont occupés par des hommes blancs, hétéros et riches. Le monde de l’édition n’est donc pas exempt de cette norme non représentative de la société et à l’instar des autrices afrobrésiliennes Conceiçao Evaristo et Jarid Arraes, Djamila Ribeiro dénonce le racisme dans ce secteur : « Seulement 10% des livres publiés ces 10 dernières années au Brésil ont été écrits par des auteurs noirs. »

Pendant ces études, jamais elle n’a étudié de femmes philosophes, encore moins de philosophes noir-e-s : « On me disait qu’ils n’existaient pas. » Alors, lorsqu’elle publie La place de la parole noire, son livre crée la polémique : 

« Les blancs étaient gênés et disaient « On ne peut plus parler ! » alors qu’historiquement ils ont toujours eu le droit de parler. Les personnes blanches ont du mal à parler de la blanchité et des privilèges. Moi, je suis pour encourager le débat au Brésil, surtout avec ce nouveau président qui nous attaque. Il est important de nommer les réalités parce que sinon on ne peut pas trouver de solution. »

Une des réalités sur laquelle elle insiste, c’est l’absence de connaissances, l’absence d’histoires, le silence autour de la culture afrobrésilienne et africaine, qui mènent au « génocide du noir brésilien ». Parce qu’on tue sa culture mais aussi on le tue. En toute impunité. Toutes les 23 minutes, un jeune noir est assassiné par la police au Brésil. À l’international, peu de ces meurtres agitent l’opinion publique. 

Comme elle le dit dans ses chroniques, le Brésil s’est ému de l’attentat contre Charlie Hebdo puis au Bataclan en France en janvier et novembre 2015, à raison précise-t-elle, mais qui s’indigne « devant l’assassinat de ces cinq jeunes de Costa Barros, devant l’assassinat de Claudia Ferreira, devant celui d’Amarildo ? » 

Seul le meurtre de Marielle Franco a suscité l’émoi ici, oubliant que c’est monnaie courante au Brésil, et fermant les yeux sur la situation assez similaire au niveau des violences policières en France (une personne noire meurt tous les mois sous les balles de la police, précise Aurélia Décordé Gonzalez, « ce qui est bien sûr déjà beaucoup trop. »).

Lorsqu’elle était secrétaire adjointe aux droits humains à la mairie de Sao Paulo, Djamila Ribeiro œuvrait pour une politique à destination de la jeunesse noire mais aussi pour accompagner les femmes, notamment les mères dont les enfants ont été tués.

« La plupart de ces politiques sont aujourd’hui détruites par le nouveau gouvernement. »
souligne-t-elle.

La municipalité a basculé côté conservateurs. La problématique est encore plus large que la déconstruction pure et dure de politiques mises en place avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. En 2003, une loi oblige que l’enseignement dispensé aux élèves leur apprenne l’histoire afrobrésilienne et africaine. Mais tout comme la loi française de 2001 concernant les cycles à l’école sur la vie affective et sexuelle, son application dépend de la bonne volonté des directeurs d’établissement. « Ou de la bonne volonté des autorités municipales. », précise la militante, pointant le vice qui grignote peu à peu les esprits. 

« Malgré tout, on a avancé ces dernières années et certains manuels scolaires ont été refaits. Grâce à ça, des écoles se sont mises à raconter ces histoires et c’est important. Mais le problème est que cela dépend des gouvernements locaux. Après 2016, les fondamentalistes chrétiens ont inventé « l’idéologie du genre » et ont raconté qu’il s’agissait d’apprendre aux enfants à être gays. A l’Assemblée nationale, ce groupe de fondamentalistes est important et c’est ce débat qui a fait gagner Bolsonaro, qui croit beaucoup en cette idéologie du genre. », explique Djamila Ribeiro. 

Un témoignage qui n’est pas sans rappeler les discours de Civitas et de la Manif pour tous dans l’Hexagone qui s’insurgeaient contre l’ABCD de l’égalité qui aurait soi-disant appris aux enfants à se masturber et contre la diffusion du film de Céline Sciamma, Tomboy, beaucoup trop trouble en terme de genre… Des inepties.

Ainsi, au Brésil, les professeur-e-s qui parlent des féminismes et de l’histoire afrobrésilienne sont sanctionné-e-s, attaqué-e-s. Et ce n’est pas ce gouvernement qui va réhabiliter les autrices noires. C’est pourquoi un collectif dont fait partie Djamila participe à l’instauration de ce débat sur la scène publique nationale, publiant des ouvrages sur l’invisibilisation historique de ces femmes, sur l’incarcération de masse de la population noire, sur le racisme en tant que structure étatique mais aussi sur l’intersectionnalité, les lesbiennes ou encore le transféminisme. 

« On a besoin d’autres constructions pour restituer son humanité aux personnes noires. Cela marque notre estime personnelle. Il y a une vraie importance dans le fait d’étudier les auteur-e-s noir-e-s. Est-ce bien réaliste dans un pays comme le notre composé à 54% de personnes noires de ne pas étudier la production noire ? »

insiste l’autrice, qui tient également à pointer une autre aberration : 

« Au Brésil, on parle aussi du racisme écologique. Par rapport aux populations autochtones qui avaient conscience de l’environnement et qui ont été complètement décimées. Tout comme les religions afrobrésiliennes ont cette conscience également mais sont diabolisées et discriminées. Ces peuples qui ont conscience de l’importance de la préservation de l’environnement ne sont pas écoutés. Mais aujourd’hui le capitalisme blanc du nord récupère ces thématiques et vont expliquer aux groupes qui restent comment préserver l’environnement ! »

Elle prône la restitution de leur humanité à tous ces groupes attaqués pour que leur existence ne soit plus marquée quotidiennement par la violence. Et pour avancer, le débat doit avoir lieu : 

« Il est important de voir dans l’histoire comment la lutte contre l’oppression de genre et la lutte contre l’oppression de race sont imbriquées. Tous les mouvements de femmes ne sont pas féministes car certaines ont la vision du féminisme comme étant quelque chose d’européen. Je ne partage pas cette vision mais il est important de maintenir le dialogue avec tous les groupes. »

Et pour que le débat ne soit pas stérile, il est important de s’informer et d’écouter la parole des concerné-e-s. À Rennes, l’association déCONSTRUIRE agite notre curiosité, l’enrichit et la renforce avec sa bibliothèque qui compte dans sa base un grand nombre d’ouvrages, tous genres littéraires confondus, dont ceux désormais de Djamila Ribeiro, traduits et publiés aux éditions Anacaona (du nom de la fondatrice mais aussi de L’insurgée des caraïbes). 

Célian Ramis

Danse : Puissance waack

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C’est une danse à découvrir le waacking, à observer et à tester. Elle peut être divertissante et légère mais aussi, forte d’une histoire pas terminée – les personnes LGBTIQ+ et les personnes racisées étant encore largement discriminées – politique et militante.
Text: 

Los Angeles. Bienvenue dans les années 70. Homosexuels afro-latinos, faites-vous discrets. Voire invisibles. Le mépris et les discriminations rodent encore, même si les premières gay prides apparaissent, les mentalités sont loin d’avoir évolué.

Dans les clubs, à l’abri des regards de celles et ceux qui voient en vous de la perversité, vous pourrez waacker à volonté. Ici, tout est permis. Sous les feux des projecteurs et les flashs des photographes ébahis, vous diffusez de la liberté, du glamour et de la sensualité. Vous dansez et vous êtes magnifiques !

Si on parle d’élégance à la française, on doit bien avouer malgré tout que le waacking n’est pas très répandu dans l’Hexagone. Pourtant, nous en avons des waackeuses d’excellence, dignes héritières de cette danse afro-américaine gay, inspirée par les stars du cinéma hollywoodien des années 50. Changement d’époque, changement de contexte, changement de pays, les ambassadrices d’aujourd’hui tendent à montrer que le waacking peut aussi rimer avec la francophonie. Rencontre avec Princess Madoki et le collectif dont elle fait partie, Ma Dame Paris, dont l’objectif est de faire connaître cette danse, la démocratiser, en montrant comment chacun-e peut se l’approprier, sans jamais en oublier son origine. 

« Le waackeur, il aime être beau, il aime être vu, il est le premier personnage du film, pas autre chose, on ne filme que lui. Mais y a un truc que je ne vous ai pas dit. Ça fait super mal au bras ! », rigole Josépha Madoki. Dimanche 10 mars, à partir de 16h, elle mène le Bal Waack sur la scène de L’Étage du Liberté, à Rennes.

Invitée par Le Triangle, elle est entourée de deux assistantes : Sonia Bel Hadj Brahim, membre du collectif Ma Dame Paris, et Viola Chiarini, fondatrice du collectif Mad(e) in Waack. Face à elles, une foule pailletée et strassée – avec modération – de femmes et d’hommes suspendu-e-s aux funky steps de Princess Madoki, qui décompose les pas, sans musique dans un premier temps. 

Elle avait raison, les douleurs se font ressentir rapidement, les mouvements de bras étant à la base de la danse : « C’est très important en waacking, la posture du corps. On est fier-e-s et on a la tête haute. La traduction de « waack », c’est « tu crains », et pour le dire, on fait un geste de la main, vous savez quand on lève la main en l’air et on envoie balader quelqu’un ?! À partir de là, on peut freestyler, s’amuser ! On va vous mettre un son et vous allez improviser sur le geste du jeté. » 

DRAMA, DRAMA, DRAMA…

Du disco et du funk pour les accompagner « et un peu de drama ». Parce que le waacking, c’est aussi basé sur le punking : « On raconte une histoire, on est un personnage de film, on rajoute du drama, de l’émotion, on en fait des caisses ! » Le public se prend facilement au jeu, entre dans la peau d’une grande vedette de cinéma digne des années 50 et jette les bras à la figure des voisin-e-s. Façon de parler, évidemment… Puis d’un personnage, on passe à un autre.

On apprend à manier le jeté mais aussi le rattrapé. On fait semblant de lancer des dés en l’air ou par terre, on freestyle avec des partenaires d’une chanson. « On adore se prendre pour des stars, nous, les waackeurs. Imaginez, vous êtes à Los Angeles, Hollywood. Vous tournez avec Dicaprio. Naturellement, il a le second rôle et vous avez le premier. Y a des caméras braquées vers vous, des photographes, vous êtes belles, vous êtes beaux. Vous êtes sur-e-s de vous. Vous prenez la pose de star, vous croisez les bras, vous jetez un regard de star… », détaille Princess Madoki, tout en simulant des attitudes de diva afin d’expliquer ce qu’est le posing

Derrière elle, s’affichent des photos de celles (et ceux) qui ont inspiré la communauté à l’initiative de cette danse : Greta Garbo, Audrey Hepburn, Fred Astaire ou encore Marilyn Monroe. De profil avec la jambe légèrement pliée, la tête droite, le menton levé et l’arrogance faussement naturelle, le sourire franc ou le regard rempli de sensualité, la grâce de ces célébrités est travaillée, façonnée, fabriquée et figée à jamais.

« À vous de créer vos propres poses », lance la meneuse avant de proposer de terminer en beauté par un soul train (couloir formé par les danseurs-seuses qui passent dedans deux par deux pour danser, encouragé-e-s par les autres participant-e-s), en référence à l’émission Soul train, diffusée aux Etats-Unis de 1971 à 2006. 

C’est grâce à ce show télévisé que le waacking a pu être mis en lumière, mais aussi grâce à des personnalités influentes de la soul comme Diana Ross. En un peu plus de deux heures, Josépha, Sonia et Viola font la démonstration du potentiel et de l’esprit développés par le waacking, sans pouvoir explorer tous les recoins de l’étendue de cette danse. 

AVANT DE WAACKER

Cette danse, elle ne la connaissait pas avant les années 2005/2006. Mais Josépha Madoki a toujours dansé. D’aussi loin que ses souvenirs remontent et d’après les dires de sa famille, dès qu’elle a pu, elle a dansé. Vers 8 ou 9 ans, elle prend ses premiers cours et montre un goût certain pour le mouvement. Dans son quartier, elle se forme au modern jazz et à la danse africaine.

« À 16/17 ans, j’ai découvert le hip hop, j’ai eu un coup de foudre. J’ai dit : c’est ça que je veux faire de ma vie. », se rappelle la danseuse qui a l’air de revivre instantanément ce déclic. À Lille, là où elle grandit, son professeur de danse souhaite créer une compagnie semi professionnelle et la faire monter sur scène pour les spectacles.

« Je voulais vraiment en faire mon métier et mes parents ont dit non. J’ai continué mes études de droit, ça faisait la fierté de mes parents. Mais la danse était plus forte. J’allais à l’université la semaine et je partais en tournée régionale le week-end. J’avais envie de bouger, j’avais envie d’être sur scène. J’ai voulu faire une école de danse à Paris qui forme au milieu du spectacle. Mes parents ont redit non. Mon père est très carré. Mais ce qu’il n’avait pas compris, c’est que ce n’était pas une question. », souligne Josépha qui va alors se démener pour trouver un travail et un logement dans la capitale. 

À la fin des vacances, elle prend sa valise et part faire ce qu’elle a envie de faire : « C’était un stress parce que mon père m’a dit « Si tu pars, tu ne reviens plus ». Il faut être déterminée dans son choix et sa volonté. J’étais certes la meilleure danseuse de la région mais à Paris, il fallait que je me fasse ma place. » 

Là encore, elle témoigne d’une grande volonté et d’une détermination d’acier. Et elle remercie ses parents de lui avoir mis la pression. « Sur une centaine d’auditions, tu en rates 80. Beaucoup de danseuses lâchent. Moi, la voix de mon père résonnait dans ma tête. À l’Académie internationale de danse, j’ai reçu une formation en danse contemporaine, danse classique, jazz, etc. », poursuit-elle, en précisant :

« Quand tu es une femme dans le milieu de la danse, tu dois être pluridisciplinaire. Cette formation m’a permis d’apprendre d’autres choses et de faire autre chose de mon corps. Je suis devenue danseuse professionnelle à ce moment-là. »

DE GRANDES COLLABORATIONS

Elle collabore avec des chorégraphes comme Marguerite M’Boulé et Ousmane Babson Sy – chorégraphe des talentueuses Paradoxsal et membre du Collectif Fair(e) qui dirige aujourd’hui le Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne – avec qui elle explore une gestuelle hip hop.

Mais aussi avec James Carles dans Danses et Continents Noirs, projet reprenant les répertoires des danseuses afro-américaines du début du XXe siècle ou encore, côté plus contemporain, avec Sylvain Groud dans Elles, pièce chorégraphique pour cinq danseuses hip hop.

Plusieurs années et une multitude d’expériences plus tard, Josépha Madoki monte son propre solo, Mes mots sont tes maux, dans lequel elle dresse le portrait des femmes meurtries dans leur chair à cause de l’excision subie et contrainte et dénonce ici cette pratique, les douleurs physiques et les souffrances de l’âme infligées.

Entre temps, elle a décroché un gros contrat dans la comédie musicale Kirikou et Karaba, mise en scène et chorégraphiée par Wayne Mc Gregor. Trois mois au Casino de Paris, trois ans de tournée internationale :

« J’ai goûté à la scène tous les soirs, c’était super intense. J’ai invité mes parents. La scénographie était magnifique et c’était un très beau spectacle visuel. Leur vision a changé, ils ont vu la danse comme un vrai travail. Ils ont vu le côté professionnel. Ils ont vu qu’il n’y avait rien de dégradant. C’était ça, la peur qu’ils avaient. »

C’est là que son père va lui dire pour la première fois qu’elle danse comme son arrière-grand-mère. La meilleure danseuse de son village au Congo, pays natal de Josépha. Pour elle, ces propos font sens. Tout comme le fera la rencontre avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui en 2013 organise une audition à Londres pour son nouveau spectacle tiré de la pièce de théâtre d’Aimé Césaire Une saison au Congo.

Au-delà de l’enthousiasme provoqué par l’éventualité d’une collaboration avec ce professionnel qui la subjugue, elle explique qu’il s’agit là de sa propre histoire, celle de sa famille. Elle est prise et elle réitère l’expérience dans Babel, de ce même chorégraphe qui la fera également danser dans le clip de la chanson « Apeshit » de Beyonce et Jay-Z, tourné au Louvre. Elle est la seule danseuse française dans le groupe et se paye le luxe d’un solo de waacking devant La Joconde. 

RENCONTRE AVEC LE WAACKING

Depuis 2005, Josépha Madoki poursuit son rêve d’adolescente, en étant danseuse professionnelle. De battles hip hop en compagnies, de cours en chorégraphes pluridisciplinaires, elle fige son regard sur une danseuse japonaise qui pratique le waacking.

Cette danseuse, c’est Yoshie, une figure importante et renommée au Japon : « C’était trop beau, c’était trop bien ! Je ne savais pas ce que c’était mais je me suis renseignée sur elle et sur le waacking. » Nouvelle révélation pour la Lilloise qui aime apprendre et se nourrir de nouveautés.

Elle fait des stages à Paris, c’est la renaissance du waacking à cette époque mais en France, cette danse n’a jamais connu le grand essor. À cette époque également, Josépha doute de sa féminité.

« Je venais du hip hop, je n’avais pas encore exploré cette facette-là de moi. Et puis en 2012, je me suis lancée. Je suis allée à Los Angeles, à New York, rencontrer les waackeurs et je me suis aussi beaucoup entrainé toute seule. »
signale la danseuse qui fait encore une fois preuve de détermination dans sa volonté.

Une détermination qui l’emmène l’année suivante en Suède pour participer à Street Star, un des plus grands événements mondiaux. Elle se qualifie pour la demi finale où elle doit y affronter la célèbre Yoshie. Celle qui a fait que tout a commencé pour elle : « Elle m’a inspirée, j’étais trop contente de danser avec elle. Tu vois, je dis danser avec elle et pas contre elle. J’étais sure de perdre mais j’étais trop contente. Et j’ai tellement bien dansé que j’ai gagné. J’ai perdu ensuite mais pour moi, c’était incroyable ! »

Sa carrière prend son envol à cet instant précis. La vidéo de cette demi finale est vue par des centaines de milliers de personnes : « Les gens voulaient apprendre de moi, c’était fou ça pour moi ! » Son personnage, Princess Madoki, elle l’a créé en 2012 et en parle comme une espèce d’exutoire. Elle qui n’avait pas encore exploré sa féminité peut la pousser à son paroxysme dans le waacking.

Talons hauts, faux cils, des airs de diva, « on peut être une queen ou un king, tout est normal, tout le monde est perché dans son monde. » À la différence des battles hip hop dans lesquelles on performe, dans le waack, on s’interroge sur l’histoire que l’on raconte et on se donne « la possibilité de se réinventer ». 

À L’ORIGINE

L’histoire de cette danse part de cette essence-là. « Le waacking est né dans les années 70 et est venu de la communauté gay afro-américaine et latino à Los Angeles. C’était une communauté discriminée à qui on disait « tu n’as pas le droit d’être là, tu n’as pas le droit d’exister ». Mais ce monde-là du cinéma hollywoodien, ils avaient envie de le toucher eux aussi et l’ont reproduit dans les clubs en partant du principe qu’ici on peut être qui on veut être. Beaucoup de danses naissent de frustrations. Ces espaces qu’ils ont créés étaient des lieux d’échange et de liberté. C’est une social dance le waacking ! », se passionne Josépha.

Aujourd’hui, elle puise dans l’esprit initial de cette danse mais insiste sur le fait que l’époque a changé, ainsi que le contexte, « et surtout, ce n’est pas le même pays. » La démarche est différente mais elle a en commun ce besoin de liberté, cette envie de se réinventer.

« En France, de manière générale, il ne faut pas trop en faire et il ne faut pas en dire trop. Le waacking permet la réappropriation. », souligne la waackeuse. Cela signifie la réappropriation de son corps qui ne doit pas être définie par les diktats :

« En tant que femmes, que femmes noires, que femmes racisées, on en est constamment assaillies de diktats au niveau du corps. En waacking, on voit tous les types de corps et personne ne va se juger. Tous les corps sont beaux, toutes les poses sont belles. C’est un espace de liberté ! »

C’est certainement ce qui fait la réussite du Bal Waack. Si personne n’a poussé l’habillement à l’extravagance, les touches argentées et pailletées ornent les hauts et les coiffures des participant-e-s qui, timides au départ, se laissent séduire et se prennent au jeu sans porter trop d’attention aux regards qui pourraient se poser sur leurs mouvements ou attitudes. Le lâcher prise semble imminent. 

ESPACE DE MILITANTISME

Pour la danseuse et chorégraphe Ari de B, formée d’abord au hip hop et ensuite au voguing et au waacking, « c’est un détournement des codes de l’élégance parce que c’est une élégance qui n’est pas accessible. C’est l’élégance blanche, l’élégance riche, qui n’est pas celle des personnes qui incarnent le waacking. Du coup, c’est créer un espace nous aussi en tant que communauté queer, gay, racisée, où on peut se sentir exister et se sentir légitimes dans une élégance et une norme de beauté ou des normes de beauté qui seraient nôtres. Qu’on crée pour nous, par nous. »

Elle poursuit son interview, donnée à Nova en décembre 2017 : « Si on décale un peu le regard, ce qui est un peu le but justement de ma militance ou de mon activisme, de la façon de représenter la danse et dans la façon de me représenter dans la danse, on voit que l’élégance, la beauté et la classe, c’est ailleurs. Dans le waacking, les mouvements de mains, les mouvements de bras sont là pour raconter une histoire, pour attraper la lumière, dire « non ne me regarde mais si regarde moi ». Pour moi, danser, c’est me réapproprier mon corps, me réapproprier ma prise d’espace, c’est me réapproprier mon intérieur et je trouve que c’est vraiment un moyen de résilience, résistance. » 

La puissance et la portée politique, on pourrait passer à côté en découvrant le waack d’un seul œil, pensant que cette danse véhicule finalement une forme de féminité caricaturale et mène à revêtir un masque d’hypocrisie, notamment quand on se réfère à l’écart entre l’image renvoyée par Marilyn Monroe et son vécu dans sa vie privée. Ce serait se fendre de la partie très engagée du waacking d’aujourd’hui, comme ont pu l’exprimer Ari de B et Princess Madoki.

Cette dernière, en plus de défendre la liberté impulsée et insufflée par cette discipline, milite pour la développer en France. « Avec d’autres danseuses avec qui on partage la même énergie et la même vision, on a fait le constat qu’on ne connaissait pas le waacking en France. On apparente ça à du voguing alors que c’est différent. On s’est alors dit qu’on allait s’associer pour faire connaître cette danse. On a alors monté le collectif Ma Dame Paris. », explique Josépha. 

MA DAME PARIS, POUR WAACKER EN FRANÇAIS

Le trio se compose d’elle-même, de Sonia Bel Hadj Brahim et de Mounia Nassangar. Ensemble, elles créent un spectacle court, de moins de 8 minutes, intitulé Waackez-vous français ? pour répondre à cette dérangeante réflexion entendue à plusieurs reprises à l’étranger, visant à leur faire remarquer qu’elles étaient des françaises qui dansaient sur des paroles écrites et chantées en anglais.

Elles décident alors de danser sur des musiques exclusivement francophones pour en effet orienter une danse à travers laquelle le corps bouge en résonnance avec la musique et les mots. « Ça résonne sur notre waacking de danser sur notre langue maternelle. Ça fait évoluer notre danse. », analyse Princess Madoki. De cette version courte, elles ont gardé l’idée du répertoire francophone et ont réalisé une deuxième création, plus longue cette fois, appelée Oui, et vous ? pour répondre à la première. Comme un fil rouge. 

Et c’est d’ailleurs de rouge qu’elles sont vêtues dans cette pièce présentée au Triangle le 1ermars, lors de deux représentations dans la même journée. Et ça commence fort. On est secoué-e-s d’emblée avec la célèbre chanson « Les nuits d’une demoiselle » de Colette Renard, parue en 1963.

« Ça frappe directement. Nous, on a aimé sa façon d’utiliser les mots, de jouer avec les mots et de parler de sexe. Alors, c’est un peu osé d’ouvrir le bal là-dessus mais ça démontre bien la richesse de la langue française et nous, on est fières d’être françaises. », sourit malicieusement Josépha qui pointe avec le même enthousiasme qu’elles font un pied de nez au cliché que l’on pourrait avoir du waacking :

« Comme c’est très féminisé, on nous attend sur le côté belles filles qui font des poses. On n’est pas rentrées dans un côté d’hypersensualité, on a justement intégré très rapidement un tableau froid et robotisé. »

Dans Oui, et vous ?, elles poussent le waacking dans une forme de théâtre chorégraphique et montrent comment à partir d’énergies différentes elles composent une histoire commune. Elles jouent avec les rythmes, effectuent des jeux de miroir, contrebalancent lâcher prise et contrôle, démontrent la puissance de cette danse et de l’étendue de ses possibilités, jusqu’à une forme de transe dans laquelle les mouvements sont tellement rapides et répétitifs que l’on ne distingue plus les doigts de leurs mains ni même leurs bras. 

Puis survient le relâchement qui opère comme une descendante de désinhibants en fin de soirée ou en lendemain de fête. Trente minutes durant, elles témoignent du côté technique très exigeant de cette danse dans les arms control qu’elles confrontent à un côté très brut puisqu’elles poussent au maximum leurs capacités physiques et corporelles. 

C’est une danse à découvrir le waacking, à observer mais surtout à tester. Elle peut être divertissante et légère mais aussi, forte d’une histoire qui ne s’est jamais terminée – les personnes LGBTIQ+ et les personnes racisées étant encore largement discriminées – politique et militante.

On peut d’ailleurs croiser les qualificatifs mais surtout on peut embrasser la liberté que waacker procure. Parce que laisser libre cours à sa féminité n’est pas toujours accepté, on est bien décidé-e-s à faire ce qu’il nous plait !

 

 

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Soyez qui vous voulez !
Démocratiser le waacking
Cours de rattrapage

Célian Ramis

Dans les coulisses d'une création (2)

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Suite de la création Lou(ps) de la compagnie Erébé Kouliballets - Après plusieurs répétitions du quatuor amateur, nous vous emmenons dans les coulisses du duo professionnel qui était en résidence du 18 au 22 mars à la MJC de Pacé.
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Dans le numéro de février – YEGG#77, la rédaction consacrait son Focus aux coulisses de la création de Lou(ps),la nouvelle pièce chorégraphique de la compagnie Erébé Kouliballets, inspirée du conte du XIVe siècle Le petit chaperon rouge. Après plusieurs répétitions du quatuor amateur, nous vous emmenons dans les coulisses du duo professionnel qui était en résidence du 18 au 22 mars à la MJC de Pacé. 

Le vendredi après-midi, Morgane Rey, fondatrice et chorégraphe de la compagnie Erébé Kouliballets et Cécile Collin, danseuse professionnelle, dévoilaient au public la première version de leur duo qui s’insère dans la création globale Lou(ps),composée d’un solo de la narratrice, d’un duo et d’un quatuor.

Au départ, Cécile Collin devait interpréter le petit chaperon rouge et Morgane Rey, la forêt, la grand-mère et le loup. Finalement, la chorégraphe n’incarnera « que » les deux derniers. Lors de notre venue, le duo nous présente donc l’enchainement complet, non définitif :

« Je rentre dedans seulement depuis hier. Donc en fait je découvre… », souligne Morgane Rey, nous expliquant également qu’elles nous dévoilaient le dispositif tel qu’il sera montré à Pacé le 7 juin prochain et qui se différencie de la version présentée à Mordelles le 10 mai. 

« À Pacé, ce sera une déambulation extérieure et on viendra à l’intérieur pour le duo, alors qu’à Mordelles, tout sera dans la continuité. Mais là, dans la version de Pacé, quand le public entre dans la salle, Cécile est déjà en scène et répète quatre mantras qu’elle fait en plus grand dans son solo. », explique Morgane, avant de commencer. 

Elles dansent dans un cercle, formé au sol à la craie et délimité au niveau des points cardinaux par leurs chaussures. Elles alternent partitions synchronisées, solis et moments à deux. Tandis que Cécile danse, Morgane sort du cercle, passe derrière les rideaux, traverse le fond de la scène – à l’endroit où seront situés les musiciens – revient. Elle prend ses marques. Cécile jette un coup d’œil de temps en temps pour les parties synchronisées.

La thématique est la même que celle du quatuor et pourtant, la différence est frappante. Non pas dans la manière d’exécuter les mouvements – puisqu’on a montré dans le dossier que chacune dansait différemment, faisant la force également de la proposition – mais principalement dans ce qui s’en dégage.

On note une gestuelle très importante du côté de Cécile Collin passant d’une main posée sur le front, à une main sur le pubis, puis sur la cuisse, le genou, l’épaule et pour terminer, les fesses. Et l’enchainement se répète lentement. Comme si il était question d’un temps pour soi. Pour la découverte, l’exploration de son propre corps, amenant ainsi à une connaissance personnelle et intime, destinée à renforcer la personnalité de notre petit chaperon rouge.

« On est dans l’état, le sentiment, l’abstraction. Dans l’essence. Il est question des racines africaines, de la filiation, de transmission. On travaille aussi sur la relation dominé-e / dominant-e. Au début, quand je la place, je suis le loup, c’est très net. Le loup ouvre le bal, essaye de prendre l’espace mais n’y arrive pas. La grand-mère est dans la transmission mais elle se fait bouffer elle aussi par le petit chaperon. », explique Morgane qui souligne également une différence importante avec la version du quatuor : 

« Le quatuor raconte l’histoire du petit chaperon rouge alors qu’ici, ce sont des visites. Le loup et la grand-mère sont déjà morts, elle, elle est vivante et elle revisite ses morts. »

Pour préparer ce duo, les deux danseuses ont travaillé séparément en faisant des points étapes par moment au cours desquels Cécile Collin montrait à Morgane Rey l’avancée de son solo. Habituées à collaborer – Cécile Collin signe ici sa 4eparticipation à des créations de la compagnie Erébé Kouliballets – elles ont ressenti le besoin de « se reconnecter, de rentrer dans la matière et de retrouver de la confiance. »

« Parce que c’est quand même de l’intime, de l’âme. Et puis c’est très carnivore un chorégraphe. Ça bouffe du danseur quand même ! C’est chronophage et ça bouffe de l’humain. Comme le petit chaperon qui bouffe le loup et sa grand-mère. », rigole Morgane dont la réflexion est très sérieuse.

De son côté, la danseuse a donc élaboré sa chorégraphie autour des matériaux fournis par la chorégraphe, qui ne change pas ici son process et nourrit sa réflexion et celle de ses collaboratrices à partir de planches de dessin et de documentations variées :

« On s’est vues avec Morgane, elle m’a raconté sa version, sa réflexion, m’a donné des documents à lire, des vidéos de danse à regarder. Des vidéos qui souvent n’ont rien à voir avec Le petit chaperon rouge mais en fait ça, ça m’aide à m’imprégner de l’esprit de la pièce. Les discussions et les dessins m’aident beaucoup. C’est concret. »

Cécile poursuit, expliquant son petit chaperon rouge à elle, différent de celui interprété par Juliette Guillevin dans le quatuor, sans être moins intéressant et complet : « En fait, je suis partie d’une phrase qui dit que c’est la première racaille de l’histoire. Et ouais, c’est vrai, c’est ça. Et là, je dois donc faire une petite fille qui se construit tout en étant une adulte qui le raconte. Je me réimprègne en fait de l’état de petite fille, qui prend la confiance et y va ! Je revis ça comme dans un souvenir. »

Là se trouve le point commun entre les deux partitions. À chaque fois, on assiste au développement de la petite fille vers la femme. Un développement qui passe toujours par la confrontation au monde extérieur, la transmission de son aînée et le voyage intérieur pour en arriver à une découverte de soi.

Cette fois, le rapport à la sexualité et à la sensualité est moins prégnant. Car enrobé par des tensions plurielles, résultant d’une réflexion commune entre les deux professionnelles. « Il y a un viol normalement. On s’est demandées : est-ce qu’on part sur le viol et l’après ? Et en fait, on n’est pas restées là-dessus. On voulait vraiment plus parler du passage de l’enfant, enfin l’ado à la femme. », précise Cécile qui sans le vouloir lance une interrogation jusque là non pensée précisément : commence-t-elle enfant ou ado ?

Elle et Morgane réfléchissent, dialoguent, donnent des arguments et s’orientent de par le ressenti qu’elles en ont, principalement Cécile qui l’incarne à différentes étapes de sa « mue ». Sans réponse spécifique définissant un âge au personnage initial, elles concluent : « C’est juvénile ! ».

Des éléments qui peuvent aider la danseuse à parfaire sa partition. Non pas tellement d’un point de vue technique comme elle le souligne mais plutôt dans les intentions qu’elle donne à chaque mouvement. « Et puis savoir où tu es Morgane, bordel ! », faisant référence aux nombreux déplacements entrepris par Morgane lors de leur filage.

« En fait, c’est elle qui domine, t’as vu ça ?! », plaisante Morgane qui doit encore, lors d’une prochaine étape de travail, intégrer son solo à cette première matière déjà conséquente. « Faut joindre les deux bouts ! », lance-t-elle, fatiguée – parce qu’en plus des multiples répétitions avec la quatuor, le duo et le solo, elle donne des cours de danse au Triangle, à la maison de quartier Ste Thérèse, anime des stages de danse, effectue des résidences sur d’autres créations, gère le rétro-planning et l’organisation des dernières festivités préparatoires… - mais amusée, comme toujours, l’œil pétillant. 

 

LES DATES : 

  • Grande répétition le 1ermai 

  • La générale le 3 mai

  • La première le 10 mai à Mordelles

  • Déambulation extérieure et duo en intérieur le 7 juin à Pacé 

  • Représentation du solo de Cécile (le duo se décline également en solo) le 14 juin au métro Triangle (Rennes)

 

Célian Ramis

L'interculturalité sans frontières

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L’association Ille et Vilaine Mopti organisait une conférence autour des « Clés de compréhension sur l’impact de l’interculturalité dans l’éducation – Témoignages de femmes maliennes installées en France ».
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Le 15 mars, l’association Ille et Vilaine Mopti organisait une conférence autour de « L’éducation et l’interculturalité – Clés de compréhension sur l’impact de l’interculturalité dans l’éducation – Témoignages de femmes maliennes installées en France », aux Archives départementales d’Ille et Vilaine. Dans le cadre du 8 mars à Rennes.

Pour définir, expliquer et analyser l’interculturalité et ses enjeux, trois expert-e-s de ces questions : Laurent Coulibaly, doctorant à Rennes 2 au laboratoire PREFICS (Pôle de Recherche Francophonies, Interculturel, Communication, Sociolinguistique), Lauriane Petel, elle aussi doctorante dans le même laboratoire et également membre de l’association D’ailleurs et d’ici – créée à Rennes en 2017 autour de l’interculturalité - tout comme Maïwenn Gerbouin, spécialiste de la psychologie interculturelle.

À l’origine, deux femmes maliennes sont invitées à témoigner ce soir-là. « Mais on ne sait pas si elles vont venir », signale Lauriane Petel avant de s’installer. Pour les trois intervenant-e-s, hors de question de parler à la place des personnes concernées, à leur place. La conférence démarre alors par la diffusion d’un enregistrement des deux interrogées.

La première évoque la différence d’accueil entre son pays d’origine et la France, où les habitant-e-s sont plus réservé-e-s, tandis qu’au Mali « on t’accueille les bras ouverts ». Dans l’Hexagone, elle se sent ignorée. Elle constate aussi que l’éducation n’est pas la même : « Ici, on tape pas les enfants quand ils font des bêtises. » 

Elle soulève alors l’écart qui se crée entre ce qu’on demande et ce qu’on attend d’un enfant dans la sphère familiale et ce qu’on demande et ce qu’on attend d’un enfant dans le cadre de l’école.

« À la maison, on ne répond pas. On ne les laisse pas tout faire mais à l’école on les laisse faire. Après, ça va nous tomber dessus. On va dire que nos enfants sont mal élevés. On dit les enfants des Noirs, les enfants des Arabes… Alors que c’est à l’école que ça commence. L’éducation n’est pas pareille, c’est pas facile. », dit-elle.

La seconde aborde l’isolement qu’elle ressent. Parce qu’elle ne connaît personne même si « à l’école tout le monde est gentil avec moi et mon enfant. » Elle ressent du racisme, plus fort en Italie qu’en France, selon elle. 

DÉFINIR L’INTERCULTURALITÉ

Si « culture » compte environ 150 définitions, Lauriane Petel tend à expliquer que la culture, qui est un processus en mouvement, n’est jamais innée mais acquise. « On n’est pas naturellement françaises ou maliennes. », souligne-t-elle. 

Les codes et normes que l’on acquiert ne sont pas les mêmes en fonction des groupes dans lesquels nous évoluons. Et se produisent et évoluent à des échelles différentes : à l’échelle du pays, de l’entourage amical, de la famille, etc.

« Ainsi, deux femmes françaises peuvent être dans l’interculturalité. La diversité des pratiques crée les situations interculturelles. Les cultures ne sont pas cantonnées aux frontières. Et nous avons tou-te-s des compétences pluriculturelles. La manière de saluer, de parler, d’éternuer, de manger… On adapte nos pratiques en fonction du contexte. », précise-t-elle. 

L’ETHNOCENTRISME, C’EST QUOI ?

Les cultures ne sont pas figées. Mais elles sont intériorisées dès la petite enfance sans que l’on nous éduque à « la reconnaissance de l’autre en tant qu’individu pluriculturel, afin de pouvoir se rencontrer, communiquer, s’expliquer mutuellement le sens de nos pratiques pour se comprendre en tant qu’individu et non représentant d’une culture. »

C’est ce que soulève Laurent Coulibaly : « On parle de culture française pour les personnes françaises et on parle d’interculturalité pour les personnes qui doivent s’intégrer dans cette culture française. » Il parle alors d’ethnocentrisme. Le fait d’imposer aux « arrivant-e-s » le même mode de vie, la même culture que sur le territoire d’accueil. 

« On ne nait pas avec une culture. On acquiert une culture. Comme la langue. On a tous des idées en tête sur les autres, sur les choses. Ce sont les préjugés. Ils sont dangereux s’ils prennent le dessus sur mon comportement sans apprendre à connaître la personne. Ce sera alors difficile d’être dans une vraie rencontre interculturelle à cause de l’ethnocentrisme. »
souligne-t-il. 

Il appelle à se méfier de la catégorisation : « Un français ne peut pas représenter à lui tout seul toute la population française. Comme un malien ne peut pas représenter à lui tout seul la population malienne. Un individu qui représente tout son pays, ce n’est pas possible. »

À demi mots, les deux doctorant-e-s déconstruisent pas à pas la base d’un racisme banalisé qui tend à confronter les cultures et à ne pas les autoriser en son territoire, par injonction à l’intégration et la méconnaissance.

« Par exemple, au Mali, quand on se croise dans la rue, on se salue. Ici, quand on salue quelqu’un dans la rue qu’on ne connaît pas, la personne ne répond pas. Je me dis que les gens sont méchants mais en fait ce n’est pas une pratique ici. Alors qu’on fera un petit sourire et que pour nous, ce sera mal pris. », précise Laurent Coulibaly. 

Maïwenn Gerbouin raccroche cet exemple au sentiment d’ignorance dont parlait la première femme entendue dans l’enregistrement :

« En psychologie interculturelle, on s’intéresse à la relation entre culture et psychisme. La joie, la peur, etc. ne s’expriment pas de la même manière selon le groupe avec lequel on est. Moi, je ne parlerais pas de migrants mais d’expatriés plutôt. Dans expatrié, il y a vraiment la notion d’être plus ou moins éloigné de son pays. Dans les consultations, il y a toujours des allers retours entre là-bas, le pays d’origine, et ici, le pays d’accueil. Ça revient systématiquement. Dans une situation d’interculturalité, les normes – que l’on intériorise depuis l’enfance – sont différentes de celles que je rencontre au quotidien. »

LE COMPROMIS CULTUREL

De là nait alors une insécurité psychologique, créant une charge mentale supplémentaire puisque la personne expatriée va alors devoir faire un effort pour mieux comprendre son nouvel environnement social.

« Des mécanismes de défense vont se mettre en place, conscients ou inconscients. Il faut alors trouver l’équilibre entre la fermeture et l’ouverture avec tout ce que ça implique dans la relation à l’autre, dans le fait de ne pas se faire engloutir dans l’autre, dans le sentiment d’abandon, de trahison, le deuil, la nostalgie… Il y a toujours un sentiment de loyauté très fort. On est tout le temps dans des micros choix : qu’est-ce que je garde de ma culture, qu’est-ce que je prends de la culture de l’autre. C’est un phénomène qu’on vit dans toutes les relations mais c’est encore plus fragile et subjectif en situation d’interculturalité d’expatriation. », explique-t-elle. 

Là encore son propos rejoint le premier témoignage de celle qui s’interroge sur la différence d’éducation impliquant punitions corporelles ou non : « Elle indique très bien dans le témoignage qu’elle trouve un compromis, qu’elle modifie un peu son comportement par rapport à ça. Sans arrêter de le faire, elle trouve l’équilibre, le compromis culturel. Ces changements, quand ils se font dans la continuité, sont souvent assez inconscients car on a toujours l’impression d’être la même personne. C’est en retournant dans sa culture que l’on se rend compte des mouvements opérés. Comme quand on prend l’accent de l’endroit où on va et en rentrant on s’en aperçoit. »

TRANSMISSION ET PERPÉTUATION DES NORMES CULTURELLES

« Au Mali, on ne frappe pas pour être maltraitants et pour faire mal. C’est un geste éducatif pour nous. Alors, ici, quand on interdit les mères de donner une gifle aux enfants, c’est interprété comme une dépossession de leurs responsabilités. Les femmes ont l’impression d’être dépossédées de leurs responsabilités parentales. », souligne Laurent Coulibaly. 

En allant à l’école, les enfants des expatrié-e-s sont exposé-e-s à deux cultures et se trouvent « au cœur du conflit parents/école et en souffrent car souvent, les visions du monde s’affrontent. » 

Sans pointer l’école comme unique responsable d’un savoir unique et d’un manque d’ouverture, elle est une institution garante des valeurs de la République. Et pourtant, elle « n’est pas neutre », pointe Lauriane Petel. Parce qu’elle livre un récit de l’histoire. Un seul récit de l’histoire. Tout comme elle a uniformisé la langue, « gommer les particularités locales et donc les pratiques linguistiques », ce qui d’un côté implique une « dévalorisation des autres manières de parler. »

Sans surprise, « plus on détient un capital culturel proche de celui que transmet l’école et plus on a de chance de réussir à l’école. » De partout, on demande une maitrise des codes et normes des milieux que l’on intègre ou que l’on souhaite intégrer. L’interculturalité, telle qu’elle est pensée aujourd’hui par le collectif, est à sens unique. 

« Pourtant, les relations interculturelles sont des relations interindividuelles », insiste Lauriane Petel, rejointe par Maïwenn Gerbouin : « C’est le sens des pratiques qui est différent. »

L’élément manquant de nos sociétés actuelles : la communication ainsi que l’enseignement et la transmission d’une Histoire commune, si singulière soit elle selon les territoires et époques. Il apparaît urgent de transformer nos programmes scolaires, en intégrant des modèles féminins et étrangers pour briser l’ethnocentrisme. Briser la fermeture d’esprit et le racisme et sexisme d’Etat grâce à l’interculturalité sans frontières.

Célian Ramis

Création : Que tu es puissante mon enfant !

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Si les contes véhiculent bon nombre de clichés sexistes, la compagnie de danse afrocontemporaine Erébé Kouliballets propose une autre version du Petit chaperon rouge. Entrez dans les coulisses d'une création écoféministe.
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En octobre 2018, Morgane Rey, chorégraphe et fondatrice de la compagnie Erébé Kouliballets – créée intentionnellement le 8 mars 1988 – nous proposait de suivre sa nouvelle création de danse afrocontemporaine autour du conte du Petit chaperon rouge.

Magnifique invitation que nous nous sommes empressé-e-s d’accepter car non seulement elle nous a embarqué de l’autre côté du miroir en nous donnant accès aux répétitions mais aussi aux réflexions, à la construction d’un spectacle résolument féministe, à l’apprentissage d’un langage et d’une partition ainsi qu’à des moments forts essentiels à la naissance d’une complicité artistique et d’un collectif qui ensuite se dévoilent sur scène sans qu’on n’en connaisse les ressorts.

Bienvenue dans les rouages d’une mécanique joyeusement bien huilée.

Âmes sensibles, s’abstenir ! Parce qu’ici les oiseaux ne chantonnent pas gaiment sur l’épaule d’une enfant candide. Parce qu’ici personne d’autre qu’eux-mêmes ne viendra sauver les personnages des dangers de la vie. Parce qu’ici, il est question de sang, de sexe, de violences, de féminin et de masculin, de dépassement de soi et de transmission. Parce qu’ici la compagnie Erébé Kouliballets flanque les frères Grimm, Charles Perrault et leur morale patriarcale au tapis, reprenant le conte originel issu de la tradition orale du XIVe siècle. Rassurez-vous, nul besoin de vous asseoir ou de vous accrocher à vos sièges, il suffit simplement de connecter corps et esprits à cette création féministico-rock’n’roll pour que libération et émancipation s’opèrent. 

Le 25 octobre, dans la salle Escapade de l’espace Le Goffic à Pacé, Morgane Rey, Delphine Chilard, Juliette Guillevin et Pauline Gérard sont allongées, ventres contre le sol, visages relevés les uns en direction des autres. Elles n’ont pas encore l’entièreté de la trame mais sont d’accord sur l’esprit général : que tout le monde sorte gagnant-e, grâce au respect et à l’écoute. Si cela paraît clair, les propos ne nous sont pourtant pas tout à fait compréhensibles ou plutôt accessibles.

« Le petit chaperon rouge, direction. La forêt, lien terre ciel. La grand-mère, ancrage. Le loup, le poids. Les quatre personnages forment une entité. On n’a pas la même force quand on est tout seul que quand on est quatre. Imaginez donc votre force seule qui s’additionne à celle des autres. L’énergie du conflit devient positive. Alors si je récapitule, on a petit chaperon – grand-mère – loup, petit chaperon – forêt – loup,… Les triangles donnent l’espace scénique ! Parfait. On va reprendre la trame de chaque solo. C’est chouette de commencer ce travail, je suis contente ! », enchaîne Morgane Rey, chorégraphe de la compagnie de danse afrocontemporaine, Erébé Kouliballets.

On comprend les mots, perçoit l’idée mais le message reste brouillé à certains niveaux. Tandis que les danseuses s’échauffent, on feuillette leurs carnets de bord, outil incontournable dans la pratique de la professionnelle. Il y a des textes, des poèmes, des collages, des couleurs, des mots, des illustrations dont celles réalisées par Gustave Doré sur le Petit chaperon rouge, des formes, des matières… et même des exercices et des annotations.

« Dans ce poème, je veux que tu tires ton intention de ça. Lis ce mot et tu te le répètes en boucle. Toi, tu te nourris en regardant ça et de ce dessin, tu tires un mot qui t’amène à une dynamique. » 

PREMIERS PAS

Chacune se concentre, déambule, tâtonne, effectue son mouvement en boucle jusqu’à saisir l’esprit de son personnage avant d’interpréter les solos en duo : « Allez on fait un duo petit chaperon – grand-mère. Dans ce duo, le petit chaperon doit dominer la grand-mère, on inversera après. »

Juliette, troublée, abandonne la peau du petit chaperon un instant : « Faut que je sois méchante ? » Ce à quoi Morgane lui rétorque :

« Dominer ne veut pas dire méchante. Mais tu dois avoir un impact sur elle. Là on cherche, c’est la première séance. Te bile pas. »

C’est un ping-pong verbal et chorégraphique qui se dévoile sous nos yeux ébahis et légèrement perdus. Les discussions sont essentielles dans l’exploration profonde de l’histoire et ses interprétations, le ressenti face à un vieux conte que l’on cherche ici à transposer dans sa complexité et dans la modernité et l’énergie corporelle que l’on veut donner à l’intention initiale.

Morgane observe, enregistre dans sa mémoire, interromps l’échange chorégraphique, invite les danseuses à creuser davantage dans le mouvement, dans la connexion au corps, dans la puissance du squelette. Toujours en partant d’un mot, d’une idée, d’un sentiment :

« Ok on refait. Le petit chaperon, tu me rajoutes du cross fit. La grand-mère en version prada. Et le loup, plus fort qu’une libellule. »

Si les trois danseuses se connaissent des cours qu’elles suivent ensemble au Triangle avec la chorégraphe, les séances de travail créent une connexion spécifique, une complicité se tisse au fil des idées et des éclats de rire, qui sont nombreux dans cette ambiance sérieuse et décontractée, caractéristiques propres à la pétillante Morgane Rey. La répétition se termine par une danse de réjouissance du Mali et des exercices collectifs de relaxation à partir d’éléments naturels. 

LA CONSTRUCTION DES FILLES, FIL CONDUCTEUR DE LA COMPAGNIE

Le 25 octobre donc, à l’espace Le Goffic de Pacé, la création amateure Loups– qui vient graviter autour de la pièce professionnelle Lou, écrite par Morgane Rey et interprétée par elle-même et Cécile Colin (partie que nous aborderons dans d’autres articles) - vient de se concrétiser.

Encore un peu hésitante, bancale dans le déroulé de l’histoire, elle va au fur et à mesure rassembler les pièces du puzzle, se développer, s’affirmer, prendre en confiance et en maturité. À l’instar de leur petit chaperon rouge à elles.

« C’est une histoire d’initiation. La forêt dans plusieurs pays d’Afrique est considérée comme un lieu d’initiation. Je trouvais important d’avoir cette entité qui n’est contre personne. Et puis on se demande aussi ce que va devenir ce petit chaperon. Pour nous, c’est une guerrière. Aidée de la sororité, elle va mettre une tannée au loup mais ce n’est pas dans une vision du bien contre le mal, c’est plus complexe. », souligne Morgane qui fait germer le projet depuis plus d’une année à travers des recherches, des croquis, de la documentation, etc.

C’est sa méthode de travail à elle qui envisage toujours des pièces autour de la construction et du développement des filles et des femmes. Des pièces à jouer en intérieur comme en extérieur, un point auquel elle tient particulièrement, défendant fermement la place des femmes dans l’espace public et notamment l’importance de la danse en rue qui donne à montrer des corps en mouvement, des corps dynamiques, des corps actifs. 

Si elle s’est tardivement définie féministe, elle a pourtant souvent dans sa carrière envoyé valdinguer les cadres et les normes. À ses débuts, dans son adaptation de Cendrillon, le prince est homo, le père effacé et la mère maltraitante. L’an dernier, son spectacle Femmes souriant à l’invisible – à (re)découvrir le 8 mars prochain le midi au parc du Thabor et l’après-midi au Blosne – explorait la figure de la sorcière contemporaine dans son origine première, soit son lien aux savoirs et aux connaissances de la Nature, sa puissance créatrice et son pouvoir de guérison.

Pas étonnant donc qu’ici elle fasse une croix sur les moralistes Perrault et Grimm pour revenir à l’essence même du conte et lui redonner une fraicheur écoféministe. Exit le côté cul-cul la praline et romanesque, la compagnie Erébé Kouliballets ajoute sa touche. Une touche bien plus réaliste et humaniste, qui ne mâche pas ses mots et ses propos mais bel et bien le loup et la grand-mère. 

FÉMININ/MASCULIN, DOMINÉE/DOMINANT ?

« Quand je préparais le Petit chaperon rouge, j’ai fait un cercle de paroles au centre social du Blosne. Ça y allait ! C’était super, les nanas, avec leur tricot, qui se lâchaient, elles ont sorti des trucs, j’en revenais pas. Ça a beaucoup parlé du masculin et du féminin. J’adore ça. Qu’est-ce qu’un mec ? Qu’est-ce qu’une nana ? Comment je traduis ça avec mon corps ? Perso, je suis passionnée par le corps, c’est un espace qui me sert autant à moi qu’au collectif et dont je peux me servir pour travailler encore longtemps.»

Pour chaque mouvement, chercher d’où vient la puissance dans le corps, dans l’abstraction du squelette. Pouvoir puiser autant dans son énergie féminine que dans son énergie masculine. Dans ses cours comme dans sa pratique, elle travaille sur ces points-là, tout en cherchant à provoquer la discussion, le débat.

Autour de la signification pour les unes et les autres de la domination, de la soumission. Et propose de considérer ces concepts et sentiments différemment, par le biais de l’élément positif, celui de l’apprentissage et de la transmission.

« On peut imaginer le côté dominé sans le côté négatif. Le dominant a la maitrise. Le dominé peut être dans l’acceptation. C’est dur, hein, d’accepter ? Enlevez de votre tête l’idée d’oppression. On peut accepter la domination comme état transitoire. Quand on apprend quelque chose par exemple, on l’apprend de quelqu’un qui possède le savoir. Moi, j’ai été éduquée par des maitres en danse. À ce moment-là, on accepte la domination et on ne parle pas de soumission ou d’oppression. J’ai passé plusieurs mois avec les femmes maliennes sur la question de la domination et elles disent que nous les occidentales, on n’est pas honnêtes à ce sujet, en prétendant ne jamais être dominées. Il y a toujours des endroits où on est dominé-e-s. Moi, je suis dominée par la danse, il me faut ma piquouze toutes les semaines. », s’anime Morgane qui pourrait continuer des heures durant, alternant discours théorisé et concrétisation corporelle, le corps étant alors traversé par le souvenir de l’expérience et l’émotion.

Les systèmes de croyances dans lesquels chacun-e est éduqué-e influe nécessairement sur nos personnalités. Dans ces pièces, la compagnie Erébé Kouliballets interroge le passage au cours duquel la jeune fille va se construire femme et les éléments auxquels elle va s’allier et se confronter pour y parvenir et en ressortir plus mature et plus forte. 

Dénuer son personnage de morale patriarcale apparaît ainsi comme fondamental pour entrevoir les capacités et les rouages de ce développement mais aussi pour voir éclore de manière limpide les entraves de la société actuelle à l’émancipation des jeunes femmes. 

SE RÉAPPROPRIER LES CONTES : QUEL INTÉRÊT ?

De cette libération, tout le monde en profite. Le petit chaperon rouge, le loup et la grand-mère. « Les contes ont une raison d’être, ils font partis de notre patrimoine mais je pense que c’est important de se les réapproprier. Quand on raconte Le Petit chaperon rougeaux enfants, c’est pour leur faire peur. Il faut transformer cette peur. En tant qu’institutrice, je me pose la question parce qu’il y a des trucs qui me gênent : ce côté tout noir ou tout blanc, ce côté bon contre méchant. Ce n’est pas assez nuancé. Et très sexiste ! Je m’amuse à leur raconter de manière différente, en parlant du chaperon vert par exemple. Dans la pièce, ici, de la vision grand méchant loup et petit chaperon naïf, on passe à un conte initiatique. De la petite fille à la femme, avec un côté cannibale, comme un rite de passage. », commente Delphine Chilard, 38 ans.

Dans Loups, elle est la grand-mère. Une femme âgée et forte « qui peut dire ‘attention’, ‘j’en connais un paquet’ pour protéger sa petite fille mais qui va finalement lâcher en se disant que le petit chaperon n’agit pas forcément comme elle l’aurait fait mais qui accepte que les choses se passent différemment. »

Un personnage caractérisé par la transmission de son savoir et l’acceptation de la jeune génération à laquelle elle n’appartient plus. « Qui laisse la place et qui accepte la transformation », précise la danseuse.

Pour Pauline Gérard, qui à 24 ans enfile le costume du loup, ce dont il faut se méfier, c’est la manière dont on se transmet le conte. Comme une fable moralisatrice ou comme une simple histoire ?

« Ce n’est pas le même impact imaginaire. Personnellement, je n’ai pas trop été nourrie aux contes, ce ne sont pas mes repères, je ne peux donc pas dire s’il y a des conséquences. Mais en travaillant sur la création, je me suis replongée dans le conte et ça m’a bien confirmé le côté cliché dont je me souvenais avec le grand méchant loup et le petit chaperon rouge mis en garde du danger. », souligne-t-elle.

Pas facile dans ce contexte d’aller puiser à l’intérieur de soi pour faire vivre cet animal terrifiant : « Je tâtonne encore mais je commence à le percevoir ce loup, de notre version qui n’a pas de méchant. Tout est fait pour arriver à l’acceptation. Ce loup, il est un obstacle pour le petit chaperon mais pour lui-même aussi. Peut-être surtout pour lui-même. » Tout le monde doit apprendre de ses erreurs.

Que l’on soit rigide, en proie à ses pulsions ou naïve. Loups propose de mêler les expériences pour s’enrichir et s’épanouir dans une personnalité complexe, complète et affirmée. Liant sagesse, animalité, nature et désirs de faire ces expériences. 

« Tout le monde va apprendre de tout le monde. On n’a pas encore le dénouement(au moment de l’interview, réalisée en amont du dossier, ndlr) mais on ne veut pas du côté moralisateur et binaire. On ne veut pas non plus dire comme Perrault : ‘petite fille ne sois pas trop naïve sinon ce sera ta faute’… », explique Juliette Guillevin qui se dit très proche de son personnage du petit chaperon rouge :

« Je me retrouve dans son côté un petit peu naïf, dans le côté ‘tout est beau, tout le monde est cool’, j’ai tendance à voir le positif dans les choses et dans les gens. Et j’ai eu des expériences qui m’ont fait grandir. Ce qui est marrant également, c’est que Pauline et moi, on se ressemble pas mal, tout en étant des opposées sur certains points et qu’au final, la ligne est fine entre le loup et le petit chaperon rouge. »

LA PEUR DU LOUP

Remettre les choses en perspective et en mouvement, pour bouleverser l’ordre établi. Chez Perrault, la morale est amorale dans la vision manichéenne dont il est d’usage dans les contes. Le mal triomphe sur le bien. La petite fille meurt. Et c’est toute la lignée des femmes que l’on place sur le banc des accusées.

La mère, pour avoir laissé son enfant courir le risque de sortir seule, la grand-mère, pour avoir été en incapacité de la protéger également, et évidemment, la petite fille qui a fait confiance à un inconnu. Pas n’importe quel inconnu. Le loup, l’allégorie sexuelle de l’homme. Celui qui séduit les filles avec de belles paroles, de beaux discours, pour les déflorer. Moralité : femmes, enseignez donc à vos filles à craindre l’extérieur et particulièrement les hommes.

« La peur du loup » revient dans les entretiens avec Morgane, Delphine, Pauline et Juliette. Aucune des quatre en occulte l’image. Si le reste du conte ne retient pas particulièrement l’attention des petit-e-s devenu-e-s grand-e-s – mais qui pourtant s’inscrit bel et bien l’inconscient collectif – cette partie en revanche les marque au fer rouge.

Dans Loups, pas question de présenter une forêt sombre et effrayante, une grand-mère passive, un loup méchant par nature et un petit chaperon rouge victime de sa condition.

« Oui, quand elle rencontre le loup, elle se jette dans sa gueule, elle tourne autour, elle veut y aller ! »
ajoute Juliette.

Le 26 janvier, c’est encore à l’espace Le Goffic de Pacé qu’on les retrouve. Dans une autre salle, en présence de Lucie – qui incarne la forêt – et en (recherche et essais de) costumes.

« Recommence, plus doucement, assume. Ce n’est pas parce que tu vas lentement qu’il n’y a pas de tension. Entre ton pubis et ton front, tout est en éveil, en tension. La première fois, c’est juvénile, enfantin. La deuxième fois, c’est carrément sexuel, intentionnellement. C’est la grand-mère qui remet de l’ordre là-dedans. Le loup profite du moment où elles sont à terre. Pauline, arrête de sourire, t’es le loup ! Faut d’ailleurs que j’arrête de t’appeler Pauline pour que tu te mettes dans le peau du loup… La grand-mère remonte le loup et le laisse se confronter au petit chaperon. Ne souris pas Juliette, ce sont les premiers moments qu’on fixe cellulairement, tu ne vas plus réussir à t’en défaire ! Hop, là, danse de séduction de malienne. Ok…Il faut que vous bloquiez le périnée quand vous sautez. Là, ça se voit que vous n’avez pas le périnée bloqué. », commente, en même temps que les filles dansent, Morgane Rey dont l’objectif est désormais de fixer le déroulé. 

Les soli auxquels nous avions assisté fin octobre forment à présent un quatuor. Et si lors de la répétition, la chorégraphe leur conseille d’économiser leurs énergies, la trame et l’esprit de la pièce deviennent palpables. Et on finit par comprendre leur langage. 

ENCOURAGER LES EXPÉRIENCES

Si on retrouve cette même dynamique volontaire et bienveillante, se dévoile ici toute la combattivité du propos. On s’éloigne définitivement de la version patriarcale pour se rapprocher « de celle qui est diffusée en Inde, au Maroc, dans les pays slovaques, où la jeune fille dévore la grand-mère et le loup. Investie du savoir de la grand-mère, elle domine et bat le loup et se sert du masculin et du féminin pour avancer. »

Aucune histoire de chasseur venu sauver la fillette et sa grand-mère. Aucune histoire non plus de prédateur sexuel et de viols. Seulement la menace que prolifère la société à ce sujet. Ici, peur, danger, violence, sexe, espace extérieur, ne sont pas des ennemis ou des armes d’éducation massive mais des réalités, des expériences, des sentiments investis sainement. Aucune épreuve amenant à la construction et au développement personnel ne se fait en douceur.

Considérant la forêt comme un lieu allié d’initiation, le petit chaperon découvre par elle-même, tout en puisant dans le savoir de son ainée, sa féminité et entraperçoit une partie de sa sexualité à laquelle elle se frotte consciemment, testant ainsi ses propres limites. Elle affronte sa peur et embrasse sa curiosité et ses désirs.

Personnage moderne qui questionne son rapport à la société, le petit chaperon s’affranchit des normes actuelles en choisissant de s’écouter et de se faire confiance. En acceptant sa position de dominée jusqu’à devenir dominante. « Dans nos contradictions et dans nos rencontres, c’est là qu’il se passe des trucs. », s’enthousiasme la chorégraphe.

Ça se ressent dès à présent dans le travail collectif du quatuor qui a commencé le matin même à répéter avec les percussionnistes et musiciens jazz – style choisi pour sa symbole de liberté et d’émancipation et sa grande potentialité en terme d’improvisation - Sébastien David, Briac Soury et ses élèves.

L’émotion nait de cette vision partagée d’une leçon de vie saine, libérée des assignations de genre et des injonctions constantes et intolérables qui placent les individus en situation de survie. Le discours change et au lieu de se crisper au son des mises en garde - « Ne parle pas aux inconnus » / « Ce n’est pas très prudent de sortir toute seule » / « Tu ne devrais peut-être pas t’habiller comme ça… Enfin, faudra pas te plaindre. » - on lit désormais dans les mouvements de leur corps et les intentions qu’elles y mettent un autre son de cloche.

Les filles, allez-y. Sortez. Explorez. Assumez votre curiosité, votre envie d’expérimenter. Ne culpabilisez pas face au loup. Ecouter son désir, le provoquer, jouer avec, l’assouvir n’a rien d’avilissant. Au contraire, il n’en sera que plus libérateur, tant qu’il est manié dans le respect et la bienveillance. 

LES BIENFAITS D’UN APPRENTISSAGE FÉMINISTE

Une autre forme d’apprentissage est possible. Et il est résolument féministe. « On n’a pas eu besoin de formuler le côté féministe de la pièce, c’était assez inné. On partage ça dans nos vies respectives. Sans se le dire formellement, on partage le même combat, on remet en cause(l’ordre établi, ndlr). Ici, on n’a pas vu un petit chaperon qui subit mais qui provoque, sans que ce soit péjoratif. », analyse Pauline Gérard, rejointe par Delphine Chilard :

« On est toutes de fait dans le partage du féminisme et des droits des femmes et sur scène, ce que je vois, ce sont des femmes avec un sacré charisme ! »

L’évidence n’est pas contredite par Juliette Guillevin : « On est quatre femmes à faire la pièce et Morgane en est à l’initiative donc forcément c’est féministe ! C’est alternatif et contemporain comme Morgane sait le faire. On tire nos mouvements de nous. De qui on est, de nos émotions et de nos intentions. En ça, ça forme une pièce féministe. Humaniste. »

Elles n’ont pas les mêmes parcours et les mêmes expériences en matière de danse. Du classique à la danse africaine, en passant par le contemporain et surtout le hip hop, Pauline a atterrit dans les cours de Morgane Rey en effectuant un stage au Triangle, il y a plus d’un an. Appréciant le mélange de danse africaine et de danse contemporaine, la liberté d’y ajouter sa propre expérience, mais aussi le travail sur la respiration et la relaxation, elle décide de poursuivre son apprentissage.

Tout comme Delphine qui n’a pas quitté la chorégraphe depuis 10 ans. Avant, elle avait fait du flamenco, de la danse contact et de la danse bretonne : « J’avais pris un stage de danse africaine au Triangle avec une amie à elle. Elle est venue faire un partage et je l’ai suivie dès lors. J’aime son rapport à la danse, au partage, à la création, à sa manière de nous apprendre des choses avec rigueur pour qu’ensuite on les transforme. »

Juliette, elle, a quasiment toujours pratiqué du modern jazz. Mais a testé plusieurs styles, du hip hop au charleston, en passant par le contemporain et le classique, en intégrant une association vannetaise dont la mission est de créer des spectacles de danse dont les profits sont reversés aux Restos du cœur du Morbihan. 

« Je voulais faire de la danse contemporaine quand je suis arrivée à Rennes l’an dernier. J’ai appelé le Triangle mais il n’y avait pas de place dans tous les cours. Je suis allée en danse africaine, le groupe m’a plu et la pédagogie de Morgane aussi. Et surtout, je n’avais jamais connu ça, ce rapport corps/esprit connecté en permanence. J’adore la danse parce que ça me permet d’exprimer des choses que j’ai en moi et Morgane met des mots dessus. J’ai compris des trucs que je n’avais jamais compris avant. Dans l’écoute de soi, l’écoute des autres. Dans la connexion du plexus solaire avec le sol qu’on amène vers le ciel en fonction des émotions, etc. Je ne peux pas donner d’exemple concret, ce sont des sensations que j’ai. Des choses qui m’apparaissent comme une évidence une fois qu’elle les a formulées. », décortique la danseuse de 25 ans. 

LIBERTÉ ET ÉMANCIPATION

Il apparaît évident en les écoutant que la manière d’être et de travailler de Morgane Rey transparait dans le propos de la pièce et le processus de création. Que ce soit dans les cercles de paroles, dans les rencontres individuelles qu’elle a instauré avec chaque danseuse afin de créer un lien de confiance et approfondir chaque personnage indépendamment des autres, dans le soin qu’elle apporte à la création et à la tenue des carnets de bord, dans les discussions qu’elle provoque en cours ou dans son langage dessiné, les trois femmes en éprouvent un sentiment de liberté et d’investissement réel.

Si elles précisent être encore et toujours en apprentissage face aux feuilles que Morgane leur donne – sur lesquelles elle dessine le mouvement qu’elle a en tête – elles s’approprient la partition, chacune avec son style, son corps et sa danse.

« Je fonctionne beaucoup avec des photos, des textes et des peintures. Je suis vite allée vers le dessin pour retranscrire mes partitions chorégraphiques. C’était très enfantin au départ et puis j’ai affiné. J’ai vu qu’il y avait une bonne réception de cette méthode. En fait, je ne dessine pas réellement, je retranscris l’énergie du mouvement dans le trait. C’est une manière très minimaliste d’aborder la danse, qui est pratique, pas compliquée et qui laisse la liberté à chacun-e d’y mettre du sien. J’aime que les gens puissent investir ce que je leur propose. », explique Morgane Rey.

Pour Delphine Chilard, de nombreux effets positifs en émanent : « En fait, elle nous transmet des pas puis on s’en inspire et on en crée d’autres. Sans faire n’importe quoi bien sûr. Au niveau du corps, ça m’ancre au fur et à mesure. J’apprends à habiter mon corps, le connaître. Pas que dans le mouvement mais dans un tout. La danse africaine me donne conscience de tout un tas de choses dans mon corps. Et avec les feuilles en plus, on apprend à faire confiance à comment on va interpréter ce qu’elle dessine. C’est un fil conducteur puis il faut le sentir dans son corps. Tu explores, tu poses des questions, tu prends confiances au fur et à mesure. Je crois que c’est ça qui impacte mon quotidien de manière poussée. Parce que dans un groupe de confiance, on apprend à lâcher prise, on apprend à se fier à notre capacité à ressentir et à transformer. »

Exit le manichéen et le binaire. Sous la forme d’un solo amateur (la conteuse), d’un duo professionnel (le petit chaperon rouge et Morgane dans les 3 rôles : forêt-grand-mère-loup) et d’un quatuor amateur, la compagnie Erébé Kouliballets aime explorer la complexité, la modernité, le mélange et le métissage, l’équilibre du féminin et du masculin. Pour tendre vers plus d’authenticité et de liberté. On admire la capacité à le faire sans lisser ou édulcorer la réalité.

Au contraire, on est soulagé-e-s de cette réappropriation libératrice d’un conte qui une fois envahi par la morale patriarcale devient toxique pour la construction des jeunes filles. Ici, le rouge qui domine la pièce n’est pas celui de la faute et de la culpabilité mais bel et bien celui qui coule dans nos veines et nos culottes, et teinte nos tentes, véritables espaces de paroles entre femmes, de partage, d’écoute et d’échanges.

Sans oublier la forme artistique qui vient dynamiser nos vécus, expériences et questionnements pour les mettre en relief et en mouvement :

« La danse, c’est l’indépendance du corps ! L’exercice de la liberté ! La danse est une façon de dire non aux injonctions, d’allers vers la résilience. » 

Rendez-vous le 10 mai à l’Antichambre de Mordelles pour découvrir Lou(ps) et sur yeggmag.fr pour suivre les étapes en attendant la représentation. 

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Dans les coulisses d'une création
Se (ré)approprier l'Histoire
Des contes sans sexisme !

Célian Ramis

"Passer son temps à expliquer ce qu'est le racisme, c'est pas possible. Il y a un coût émotionnel très fort !"

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« Identités plurielles » était le thème de la deuxième conférence organisée par l’université Rennes 2 dans le cadre du cycle « Les Mardis de l’égalité », au Tambour, le 13 novembre dernier.
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« Identités plurielles » était le thème de la deuxième conférence organisée par l’université Rennes 2 dans le cadre du cycle « Les Mardis de l’égalité ». Ainsi, une projection du film documentaire Ouvrir la voix, écrit et réalisé par Amandine Gay, suivi d’un débat avec Marie Dasylva, Aurélia Décordé Gonzalez et Christelle Gomis, ont été proposés au Tambour, le 13 novembre dernier. 

Elles sont 24 femmes noires vivant en France ou en Belgique à témoigner et à ajouter leur voix à celle de la réalisatrice Amandine gay, dont le visage n’apparaît pas à l’écran. Leurs parcours sont différents. Mais leurs vécus se croisent et se ressemblent, vivant des discriminations liées à leur sexe et leur genre et à leurs origines, réelles ou supposées, et les stéréotypes racistes qui perdurent dans une société qui refuse de traiter avec son passé colonialiste.

Dans le regard de la société, dans les discours, mais aussi et surtout dans les moqueries et commentaires péjoratifs, elles se découvrent Noires. Et cette prise de conscience, qui survient souvent dès la cour de récréation à l’école, se fait « tout au long de notre vie, même quand on essaye d’oublier. » Elles n’ont pas « le privilège de l’innocence de sa couleur de peau », que les Blanc-he-s ont. Elles le ressentent et l’expriment : « La femme noire ne peut jamais être la femme qu’elle a envie d’être. »

LA VIOLENCE DE LA NORME ÉTABLIE

Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et présidente de l’association d’éducation populaire déCONSTRUIRE, basée à Rennes, avait 5 ans quand elle a pris conscience qu’elle était Noire.

« C’était à Nantes, j’étais dans une école privée et dans la classe on était que deux gamins noirs. J’avais pas de copains/copines, j’étais toute seule et on m’appelait la Noireaude. J’ai découvert récemment que c’était un dessin animé sur une vache qui se plaint tout le temps. Et ça, c’était le surnom le plus amical qu’on me donnait. Y en a eu d’autres plus trash. », explique-t-elle, interrogeant également l’absence de réactions de la part des adultes : 

« Personne n’a jamais réagi. Voilà pourquoi avec l’asso, je souhaite faire des interventions en milieu scolaire. Les adultes ne sont pas formés à ces questions et même avec de la bonne volonté, il y a toujours un angle mort. »

Christelle Gomis est doctorante en Histoire contemporaine à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Et l’expérience d’Aurélia Décordé Gonzalez fait écho à son propre vécu. Elle fait son entrée en école élémentaire en allant directement en CE1 :

« Mon camarade à côté de moi m’a dit tout de suite : « Je ne prête pas ma colle aux noir-e-s. » Le harcèlement scolaire, on en parle beaucoup en ce moment, va falloir qu’on parle également du harcèlement scolaire des enfants noirs ! Mais ce qui m’a fait le plus mal, c’est que mon petit frère, qui a 15 ans de moins que moi, en maternelle, a été mis avec un autre petit garçon noir pour lire « Mamadou fait des bêtises », « Mamadou ne sait pas lire », etc. Alors qu’on ne les faisait pas lire aux autres enfants ! C’est ça qui me fait le plus mal. »

Pour Marie Dasylva, fondatrice de l’agence d’empowerment Nkaliworks, la découverte a été plus tardive. Avant d’être coach, elle a travaillé près de 15 ans dans le milieu de la mode et du management : « À chaque fois, j’étais la seule femme noire. J’étais un accident industriel. J’ai grandi à Paris, toujours dans un environnement hyper mixte. Au fur et à mesure que je grandissais dans ma carrière, je m’apercevais que c’était des milieux blancs. »

Elle fait part de deux anecdotes illustrant un racisme totalement décomplexé : « Une fois, une collègue m’a dit : « Mais Marie, tu parles vraiment bien français. T’as pas d’accent. On se demandait avec les collègues… » J’ai imaginé leur petite réunion pour parler de moi, sans moi. A ce moment-là, je me suis dit : je suis l’autre. Une fois aussi, je portais une afro et ma cheffe m’a dit : « es-tu sûre que c’est une coiffure pro ? » Sérieusement ? En gros, est-ce que les cheveux qui poussent sur ma tête son professionnels ?... Ce sont des violences que l’on retrouve dans le milieu professionnel. J’ai fait mon travail en ayant honte. »

LE RAPPEL À L’ORDRE QUOTIDIEN DE LA DIFFÉRENCE

Et comme c’est expliqué dans le film, les trois intervenantes soulignent que les micro-agressions sont quotidiennes. Rappelant ainsi, tous les jours, qu’elles sont différentes vis-à-vis de la norme fixée : la norme blanche. Les discriminations et les stéréotypes, « les concernées savent, elles les ont éprouvé-e-s dans la chair. »

Christelle Gomis, à propos de l’université, précise : « Les femmes noires disparaissent après le premier cycle. Si on regarde en médecine, en STAPS, etc. elles disparaissent. Plus le diplôme augmente, moins on trouve de femmes noires et enfants issus de milieux modestes. On suit une licence mais on en fait une deuxième : comprendre les injonctions que l’université française nous renvoie. Essayer de contrôler la perception qu’une autre personne peut avoir sur vous, c’est comme préparer un autre diplôme en parallèle. Et ça, ça ne commence pas à l’université. Le coût du stéréotype, c’est le prolongement de ce qui se passe en maternelle, puis en primaire, puis au collège, au lycée, etc. »

Cela rejoint le propos développé par plusieurs intervenantes dans le film : on n’attend pas des femmes noires qu’elles réussissent leurs études ou leurs carrières professionnelles. Elles doivent redoubler d’effort pour prouver qu’elles sont tout autant capables que les autres.

« Je n’ai jamais vu une prof d’histoire femme noire en France, dans les chercheuses. Je dois multiplier les diplômes, les qualités, les particularités pour y arriver. Il faut se rendre indispensable. La médiocrité n’est pas possible pour nous. », souligne Christelle qui insiste sur les conséquences de ce racisme d’État : 

« Il y a un coût en terme de santé, de mentalité, de dignité. On s’habitue à ne pas répondre. On tue nos ambitions chaque jour. C’est quotidien. Et même quand on oublie, ça revient. »

SE JUSTIFIER, L’INJONCTION À LA PÉDAGOGIE…

Il leur faut alors déployer des stratégies de survie. Un domaine que connaît bien Marie Dasylva, coach stratégiste qui a développé une agence d’empowerment à Paris. Elle met en lumière l’injonction à sans cesse justifier de sa place, de son comportement, de sa présence, etc.

« J’ai été contactée une fois par une étudiante qui souhaitait travailler sur le sujet des femmes noires, pour son sujet de recherches. Sa directrice lui a dit : « Mais es-tu bien objective ? » C’est une vraie dinguerie ! Un blanc peut travailler sur le racisme, la question des prvilèges, etc. alors que c’est pourtant lui qui a le plus à perdre ! L’étudiante a eu des difficultés à défendre son sujet et la directrice a attribué le sujet à une étudiante blanche pour qu’elle soit « objective ». Autre anecdote : dans un cours, un garçon dit une étudiante noire : « T’es là grâce aux quotas. » Elle répond qu’elle est là grâce à une prépa qu’elle a faite. Il lui répond : « Peut-être qu’ils ont des quotas dans les prépas. »  Elle s’est énervée. Et le fait qu’elle se soit énervée a fait que c’était elle le problème alors que c’est elle qui a été agressée ! Le racisme est sans cesse nié, pour se protéger. »

Pour Marie Dasylva, finie la justification permanente. Finie de répondre à l’injonction à la pédagogie : « Y a Netflix maintenant ! Je n’ai pas à justifier de mon humanité. Je propose des outils d’antipédagogie : c’est à l’autre de se poser des questions. Alors bien sûr, il faut faire des films comme celui d’Amandine Gay pour mettre en lumière les femmes noires. Moi, c’est la première fois que je vois des personnes qui me ressemblent et qui sont filmées avec dignité ! Après, y a aucun moyen que toutes les micro-agressions glissent sur nous. Le meilleur moyen pour moi d’adresser ces remarques, c’est de se mettre au centre. Par exemple, quand on me touchait les cheveux, je faisais la même chose. Je lance un malaise, certes, mais la gêne, elle change de camp ! Sinon, quand on se justifie, on prend soin du dominant, encore une fois. »

Elle parle de pédagogie exigeante. Auprès des personnes qui le méritent. Autrement dit, celles qui s’intéressent et se donnent les moyens de trouver des réponses à leurs questions d’une autre manière qu’en interrogeant simplement une personne concernée sans entendre réellement son propos. Simplement pour se donner bonne conscience.

« Quand on me pose des questions, je file ma liste d’antipédagogie avec un premier article. Je vois si la personne le lit et reviens vers moi pour en parler. À partir de là, je peux lui donner à lire un 2earticle et ainsi de suite. », précise Marie. 

Du côté de l’association rennaise déCONSTRUIRE, Aurélia parle de formation. Parce qu’il est « important d’être la partie du rétro qui manque. » Elle poursuit : « La prise de conscience ne se fait pas dans la joie et la bonne humeur. Personne n’a envie de remettre en question son statut, son privilège, etc. Le racisme nous impacte tous. Les personnes dominantes n’ont aucun intérêt à perdre leurs privilèges. Pour obtenir l’égalité, va falloir un pas en arrière pour que je puisse faire un pas en avant. »

« Penser le racisme systémique, c’est de l’ordre de l’implausible pour ceux qui ne sont pas dans cette question. Une invasion d’aliens est plus facile à envisager, je vous jure ! Passer son temps à expliquer ce qu’est le racisme, c’est pas possible. Il n’y a que 24h dans une journée ! Il y a un coût émotionnel très fort. », explique Christelle Gomis, rejointe par Marie Dasylva : 

« Quand on veut apprendre, on apprend. Quand j’ai voulu apprendre l’anglais, j’ai appris l’anglais. Et je n’ai pas eu besoin d’aller faire souffrir un anglais. »

RIRE : POUR DÉTENDRE QUI ?

Après 2h de projection et plus de 30 minutes de débat concernant les stéréotypes, les discriminations, les violences et les souffrances endurées à cause du racisme systémique quotidien, ce à quoi s’ajoute la problématique du sexisme, la dernière question semble improbable, et pourtant elle est la parfaite illustration de la non-écoute de ces paroles. En résumé : les intervenantes utilisent-elles « l’humour noir » dans leurs formations ?

Aurélia Décordé Gonzalez prend la parole :

« Les discriminations, c’est pas joyeux. C’est très violent. Alors, non, je ne fais pas de blague parce que c’est pas drôle et c’est hyper violent. Ça ne me fait pas rire de vivre la discrimination. »

Marie Dasylva poursuit : « Je suis plutôt d’accord avec Aurélia. Le racisme provoque de gros dégâts. Quand tu dis que tu utilises l’humour pour « détendre le discours », moi, je vois pas pourquoi il faut détendre le discours. C’est encore une fois pour privilégier le privilégié… Je trouve l’approche dangereuse, en passant par l’humour. Il y a des vies brisées à cause de ça. Pour moi, il faut regarder le problème en face. »

Et enfin, Christelle Gomis conclut : « L’humour ne sert pas à détendre. Souvent, sur un sujet grave, l’humour sert à dénoncer. Et il faut faire attention à qui le fait. Tout le monde ne vit pas de discrimination… »

 

  • Légende photo : de gauche à droite : Marie Dasylva, Claire Lesacher, Christelle Gomis et Aurélia Décordé Gonzalez.

 

Célian Ramis

Jarid Arraes : "la littérature est toujours politique !"

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À travers ses écrits et son discours, Jarid Arraes, de passage à Rennes le 18 octobre dernier, diffuse une bonne dose d’empowerment, nécessaire à la construction des jeunes filles, particulièrement lorsqu’elles sont racisées.
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Le 18 octobre, l’auteure afrobrésilienne Jarid Arraes, invitée par le collectif Brésil de Rennes, présentait, au café Klub, son livre Dandara et les esclaves libres, auto-édité en 2015 et trois ans plus tard publié en France aux éditions Anacaona. Dans la lignée de Conceiçào Evaristo, elle vient combler le vide historique par une fiction basée sur des éléments réels de la colonisation et l’esclavage et alimentée par des mythes afrobrésiliens. À travers ses écrits et son discours, elle diffuse une bonne dose d’empowerment, nécessaire à la construction des jeunes filles, particulièrement lorsqu’elles sont racisées. 

Le 20 novembre, au Brésil, se fête symboliquement le Jour de la Conscience Noire. En hommage à la mort de Zumbi, chef du quilombo de Palmarès, qui pendant 100 ans a résisté aux assauts répétés des Portugais. En signe de reconnaissance de la contribution des Afro-Brésiliens dans l’histoire brésilienne.

Tout comme les féministes françaises ont affirmé qu’il y avait encore plus inconnu que le soldat inconnu – sa femme – l’auteure Jarid Arraes, en 2014, a interrogé lectrices et lecteurs de la revue Forum sur celle qui pourrait être sa femme, Dandara.

« L’objectif était pour moi de dénoncer et de questionner le machisme et le racisme brésiliens, à cause duquel des héroïnes comme Dandara sont systématiquement oubliées de l’Histoire. »
explique-t-elle dès le début de la préface de Dandara et les esclaves libres

Tout comme Anacaona, à Haïti, comme Njinga, en Angola, Dandara est un symbole de résistance face à la colonisation et l’esclavage. Pourtant, elles ont toutes été oubliées de l’Histoire, avant d’être réhabilitées via la littérature.

PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION

« J’écris et je publie des livres depuis mes 19 ans. Mais en réalité, j’écris depuis toute petite. Mon père et mon grand-père sont des écrivains et poètes. Moi, j’ai tardé car j’avais du mal à trouver des références de femmes comme moi qui écrivaient et publiaient des livres. Je viens du Nord- Est du Brésil, d’une petite ville. Je lisais des livres majoritairement écrits par des hommes et par des blancs. Ainsi, je me disais que l’écriture n’était pas un lieu pour moi.

Puis, j’ai rencontré Conceiçào Evaristo. Je me suis dit alors que c’était triste d’avoir autant lu durant toute mon enfance et de la découvrir seulement à 19 ans. Et là, j’ai découvert d’autres femmes comme elle et je me suis dit que l’écriture pouvait être un lieu pour moi. Tout ça est venu en même temps que mon identité raciale. »

Jarid Arraes a désormais 27 ans et a certainement essuyé plus de refus que la plupart des auteurs blancs qu’elle a lu pendant sa jeunesse. C’est d’ailleurs un point qu’elle souligne fermement, établissant un parallèle avec son héroïne :

« Je voulais écrire sur Dandara car elle passe par les mêmes processus que nous, les femmes noires sur le marché littéraire brésilien. C’est le même processus d’effacement. Nous n’avons pas la même visibilité et les mêmes chances que les autres. Avec Dandara, c’est un processus de sauvetage historique accompagné du sauvetage de mon identité. Dandara, elle était cheffe d’un quilombo, le plus grand camp d’esclaves fugitifs du Brésil !

Quand je l’ai découverte, j’étais révoltée qu’elle ne soit pas présentée à l’école et dans les médias. J’ai alors demandé à mes lecteurs s’ils la connaissaient et j’ai eu des commentaires très agressifs et racistes. D’autres disaient que ce n’était qu’une légende. Ça a continué de me révolter et ça m’a rendu triste. Je me suis dit : si c’est une légende, alors quelqu’un doit écrire sa légende ! »

DANDARA, UNE LÉGENDE ? PEU IMPORTE…

Le côté légendaire n’est pas exclu de l’ouvrage, qui dans sa langue originale en assume pleinement la mesure. Le titre portugais étant As lendas de Dandara, soit Les légendes de Dandara

Tout comme le prône Conceiçào Evaristo, la fiction peut servir à combler les lacunes de l’Histoire, principalement parce que l’histoire Afrobrésilienne a été balayée de l’histoire nationale brésilienne.

S’il n’y a que peu de traces de Dandara, Jarid Arraes travaille tout de même avec une matière véritable, s’octroyant quelques libertés, choisissant des noms et des armes africain-e-s par exemple. Mais aussi des libertés quant à la naissance de son personnage qui aurait été créé par Iansà, faisant partie des Orixas,les divinités originaires d’Afrique représentant les forces de la nature. 

La jeune fille est façonnée dans l’objectif de devenir une leadeuse du grand quilombo de Palmarès qui à son apogée, abritait entre 20 000 et 30 000 personnes marginalisées (principalement, d’ancien-ne-s esclaves). Déterminée, courageuse, habile, stratège, intelligente et sensible.

L’histoire, qui se déroulerait dans les années 1680-1695, est forte et poétique. La symbolique est d’une puissance inouïe et on se laisse aisément transpercer par l’empowerment que l’auteure distille dans chaque chapitre, avec une oscillation poignante entre l’horreur de la traite des Noir-e-s et l’esclavage et la combattivité des survivant-e-s.

UN MARCHÉ ÉDITORIAL SEXISTE ET RACISTE

« J’étais persuadée du succès parce que l’histoire est importante. Pas que pour moi mais pour le collectif. J’ai essuyé beaucoup beaucoup de refus. Le livre a été très rejeté du marché éditorial : je n’ai pas le profil type de l’écrivain. 90% des livres sont écrits par des blancs. 70% par des hommes. Pas étonnant que j’ai des difficultés à publier ! Une maison d’édition m’a dit que je traitais trop de la question de la couleur. Alors qu’elle n’édite que des livres avec des personnages blancs ! », s’insurge Jarid Arraes qui ne se décourage pas pour autant. 

Elle fait un prêt et publie son ouvrage sur un papier bon marché. En moins de 6 mois, les stocks sont épuisés, sans avoir été proposés en librairie. La preuve pour elle que les lacunes historiques et identitaires ont besoin d’être remplies. Depuis, plusieurs maisons d’édition sont apparues pour publier l’histoire de Dandara.

L’écrivaine rigole : « Je suis rancunière, j’ai dit non ! Sauf à une, qui ne m’avait pas dit non. 12 000 copies ont été vendues en un an, ce qui est beaucoup dans ce milieu. Le livre est traduit en français (depuis 2018, par les éditions Anacaona) et va devenir une série pour une grosse chaine TV brésilienne. Dandara était peu connue et aujourd’hui, pas que grâce à moi mais quand même, on en parle beaucoup plus.

Avec la série, elle va atteindre une portée incroyable. Et c’est bien pour ça que je signe car je n’aime pas cette chaine… J’ai longuement négocié pour qu’ils n’abiment ou ne ruinent mon travail. En tout cas, il y a vraiment une nécessité des Noir-e-s du Brésil à se reconnaître et s’identifier dans des héro-ine-s Noir-e-s. Surtout les femmes. Le Brésil fonctionne en pyramide et les femmes Noires en sont à la base. »

Entre temps, elle a déménagé à Sao Paolo. Seule manière dit-elle pour faire aboutir son travail, puisque tout est centralisé dans le Sud Est du pays. « Mais beaucoup ne peuvent pas se déplacer. Leur travail reste alors inconnu. Moi, j’ai eu la chance de pouvoir le faire, d’obtenir un prêt de ma famille et de bien connaître et utiliser les réseaux sociaux. Je suis sûre de ce que je fais et c’est important pour ensuite pouvoir affronter les critiques qui peuvent décourager… », souligne-t-elle, mettant le doigt sur une autre problématique. 

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE

Car si son premier livre connaît le succès, par sa seule détermination personnelle avant que les vautours ne viennent partager le butin, son nouveau livre peine encore. Parce qu’elle s’est lancée dans l’écriture d’une soixantaine de cordeis, poèmes typiques de sa région :

« Ce livre a affronté les mêmes problèmes… Pourquoi le marché éditorial est-il aussi fermé pour les femmes et pour les Noir-e-s ? » 

Surtout, qu’elle a aussi écrit Heroinas Negras Brasileiras em 15 cordeis(Héroïnes Noires Brésiliennes en 15 cordeis, non traduit en français). « La majeure partie des gens qui me suivent sont noirs. Pour le dernier, qui est plus orienté poésie et thèmes généraux, j’ai fait le lancement dans la même librairie et j’ai constaté que le public était beaucoup plus blanc. J’ai réfléchi à pourquoi… Les personnes Noir-e-s veulent-elles uniquement des livres sur des personnages noirs ? Pourquoi ne se sont-elles pas reconnues dans un livre de poésie, que l’on considère comme plus élitiste ? Moi aussi, avant, je me disais que ça ne me concernait pas.

En discutant avec des auteur-e-s Noir-e-s qui n’écrivent pas sur les mêmes choses que moi, je me suis aperçue qu’ils partageaient les mêmes inquiétudes. Les Blanc-he-s ne suivent pas parce que les auteur-e-s sont Noir-e-s. Les Noir-e-s ne suivent pas si la thématique n’est pas Noire. C’est très difficile d’être une écrivaine noire dans ces conditions. », commente Jarid.

Néanmoins, elle ne se détourne pas de son objectif : briser les frontières invisibles et les étiquettes normatives. La littérature Afrobrésilienne n’est pas une littérature de banlieue. Le marché éditorial est raciste et machiste et doit se décloisonner. Les préjugés doivent être cassés et l’Histoire ne doit pas prendre partie :

« L’histoire que je raconte avec Dandara est plus grande que celle du Brésil. Dans le monde entier, il y a eu de l’esclavage. Dans le monde entier, il y a eu des luttes contre l’esclavage. Cette lutte a besoin d’être racontée dans le monde entier. À l’école, on apprend que les Noir-e-s avaient un talent pour bien se faire à l’esclavage, alors que les autres non, c’est pour ça qu’ils ont refusé d’être esclaves. C’est complètement faux ! Mais moi, c’est ce que j’ai appris à l’école ! On dit qu’ils n’étaient pas nombreux les esclaves au moment de la signature pour leur libération : bah oui, ils n’avaient pas attendu, ils s’étaient libérés ! L’Histoire a été écrite par ceux qui l’ont gagnée… Ils ont écrit de leur point de vue.

Et il y a beaucoup de paresse pour faire des recherches sur l’histoire Afrobrésilienne, tout comme il y a une mauvaise volonté pour trouver des auteur-e-s Noir-e-s au Brésil. Conceiçào est considérée depuis peu comme faisant de la littérature… C’est un problème de mauvaise foi, de mauvaise volonté et de préjugés. La littérature est toujours politique, même quand on ne le sait pas. »

 

 

 

Célian Ramis

Décoloniser les arts : Déconstruire l'impact de l'imaginaire colonial

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L’ouvrage "Décolonisons les arts" est rythmé par la pluralité des styles et des voix. Chacun-e explore l’expression de la colonialité dans sa discipline, à partir de son point de vue, à l’endroit où se recoupent le professionnel et le personnel, le politique et l’intime.
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« Désamorcer l’exotisme, déjouer les clichés ethniques, sont d’autres principes que j’essaie d’éprouver dans mon travail d’autrice et de metteuse en scène. Tout en ayant conscience que mon regard n’est pas exempt d’imaginaire colonial. Que la décolonisation est un processus exigeant de désaliénation et déconstruction, intérieure autant qu’extérieure. Faire apparaître des personnages ou des corps racisés sur le papier ou sur la scène implique une prudence, une responsabilité, où l’on n’est jamais à l’abri des tergiversations et des erreurs. », écrit Marine Bachelot Nguyen, membre de Décoloniser les arts, présidente d’HF Bretagne et membre du collectif Lumières d’août, installé à Rennes. Ce texte, elle le signe dans l’ouvrage collectif Décolonisons les arts !,publié en septembre 2018 aux éditions L’Arche.  

« Nous nous engageons à combattre le racisme, car la décolonisation des arts participe à nos yeux à la décolonisation de la société française. Nous estimons que nos voix, nos narrations, nos histoires, nos formes d’expression et de représentation méritent d’être reconnues comme d’être soumises à la critique. Nous ne sommes pas dupes des tentatives de récupération. Nous revendiquons le droit de déranger, de bousculer, comme celui de faire des erreurs. » 

C’est ainsi que conclut Françoise Vergès, politologue et activiste féministe anti-impérialiste et antiraciste, dans le livre Décolonisons les arts ! rédigé sous sa direction ainsi que celle de Leïla Cukierman, ancienne directrice du théâtre d’Ivry-Antoine Vitez, et Gerty Dambury, auteure, metteure en scène et militante afro-fréministe. Un livre auquel ont participé 15 artistes, membres ou non du collectif d’artistes racisé-e-s mixte Décoloniser les arts !, initié à l’automne 2015. 

« L’asso est née dans les suites d’un débat houleux lors la soirée Premier acte (mars 2015) au Théâtre de la Colline. Sur la scène, il n’y avait que des personnes blanches. Le mouvement vient alors interroger la place des personnes racisées dans les programmations, les spectacles, les postes de direction, etc.», explique l’auteure et metteuse en scène rennaise Marine Bachelot Nguyen. 

Dans la foulée, le festival d’Avignon organise un débat autour de la thématique « Femmes artistes et non blanches », auquel elle participe au nom d’HF Bretagne :

« Il y avait beaucoup de femmes. J’ai découvert que l’on avait plein de points communs. On s’est revu-e-s quelques mois plus tard et on a lancé Décoloniser les arts ! qui réunit des artistes noir-e-s, arabes, maghrébin-e-s, asiatiques…Pour interroger le système raciste et la puissance des imaginaires coloniaux. Pour que la question des récits sur l’esclavagisme et la colonisation soit davantage présente dans le milieu de la culture et des arts. »

UN PROCESSUS EXIGEANT

L’ouvrage est rythmé par la pluralité des styles et des voix. Chacun-e explore l’expression de la colonialité dans sa discipline, à partir de son point de vue, à l’endroit où se recoupent le professionnel et le personnel, le politique et l’intime.

Pas question de pointer du doigt des coupables ni de déculpabiliser leurs descendant-e-s. Mais au travers de textes prenant tantôt la forme d’un manifeste, tantôt la forme d’une analyse socioculturelle, ou encore la forme d’un point de vue professionnel, les auteur-e-s soulignent des vécus et ressentis communs.

Tou-te-s sont invité-e-s à répondre aux trois points suivants :

1. Décrivez votre pratique artistique dans sa dimension décoloniale ;

2. Vous décrivez-vous comme racisé.e et pourquoi ? ;

3. Pour Frantz Fanon, le racisme fonctionne comme un jeu de légitimations et de délégitimations, qui constitue des formes d’exister, des façons d’être au monde, d’interagir avec autrui et avec l’environnement. Pensez-vous que la décolonisation des arts dans votre champ permettrait de dénationaliser, de désoccidentaliser la version française de l’universel ?.

Tou-te-s s’accordent à dire que le processus de décolonisation des arts est exigeant.

« C’est un travail historique, sociologique, passionnant. On n’aime pas trop le terme « diversité » qui sert à désigner ceux qui ne sont pas blancs. Sinon, c’est réaffirmer qu’il y a une norme. Décoloniser les arts pour moi est bien plus exigeant. Ça passe par la déconstruction, l’auto-analyse, tu réinterroges les assignations. »
souligne Marine Bachelot Nguyen. 

INTERROGER LES ASSIGNATIONS

À propos de l’assignation des personnes racisées à être des personnages secondaires, souvent de serveurs, dealers de drogue, fainéants, etc. Daïa Durimel, interprète lyrique, écrit dans le livre :

« Il existe aussi un racisme culturel établi : dans ma vie professionnelle, le public ou les intervenants me prennent rarement pour une des leurs : « Ah excusez-moi, je vous ai pris pour le femme de ménage. » (laquelle n’a même pas droit à un bonjour ou un regard bienveillant). J’entends parfois des propos aberrants de bêtise : « Tu ferais mieux de rentrer dans tes îles. », « Désolé, la voix est magnifique mais nous avons dépassé notre quota, il y a déjà un ténor noir dans la distribution. », « La Carment est noire, ça fait bizarre mais elle chante bien quand même ! ». » 

Carmen, Bérénice, Juliette et les autres sont blanches dans l’imaginaire collectif et les représenter autrement choque.

« Il y a aussi une autre difficulté, notamment dans le théâtre. Quand j’aborde la question de l’esclavagisme et de colonisation de mes pays d’origine, il y a le « Fais attention, tu n’es pas objective, il y a trop de proximité avec ton sujet. Par contre, un artiste blanc qui parle de racisme inspire toujours la prise de conscience. Ça bouge un peu mais… On évite toujours la question du racisme en France et de l’impact de l’imaginaire colonial.

Et d’un autre côté, je prends un exemple au hasard, une artiste indienne monte un premier spectacle dans lequel elle parle de ses origines. Elle veut pour son deuxième spectacle monter une pièce de Shakespeare. On lui dira alors qu’elle ferait mieux de rester sur l’histoire de ses origines, ça, c’est bien, hein… », précise Marine, dénonçant « un jeu perpétuel d’injonctions contradictoires qui te cantonnent, t’assignent à tes origines. » 

La réalisatrice Amandine Gay a signé l’an dernier Ouvrir la voix– qui sera projeté le 13 novembre prochain au Tambour, à Rennes (campus Villejean), dans le cadre des Mardis de l’égalité – un long-métrage qui donne la parole aux femmes noires. Elle expliquait alors les difficultés, en France, à produire un film dont le personnage principal serait une femme noire viticultrice lesbienne. Pas assez réaliste, lui a-t-on répondu.

Une telle personne n’existerait donc pas dans l’hexagone ? Elle mêle les voix, les visages, les expériences, les parcours, les orientations sexuelles, les réflexions autour du racisme et du féminisme pour faire apparaître la multiplicité des personnalités qui pourtant ont toutes dû se construire confrontées aux discriminations racistes, sexistes et LGBTIphobes. 

Dans Décolonisons les arts, Amandine Gay écrit alors : « L’intérêt de considérer la racisation comme un processus, c’est que cela permet aussi d’interroger la norme et le pouvoir, face auxquels nous sommes construits comme « Autres ». Je suis Noire à mes yeux (la catégorie « Noire » est certes une assignation raciale mais je choisis aussi de le revendiquer politiquement : je m’approprie le terme Noire, pour ne pas être définie de l’extérieur et en négatif, je m’autodétermine en définissant ma négritude), mais je suis aussi Noire dans les yeux des Blancs.

Dans le contexte français, mon assignation raciale a un sens particulier pour celles et ceux qui appartiennent à la norme et donc à l’histoire de la domination, de l’extermination et de l’asservissement de nombreuses minorités. Comment, dans ce contexte-ci, identifier et nommer mon expérience de vie qui est différente de celle d’une personne blanche, sans le concept de racisation ?

Et quand on me rétorque que le terme racisé risque de faire revenir le racisme biologique, je réponds qu’on se situe sur le plan pratique et politique, pas sur le plan moral ou théorique : ma vie, au quotidien, est déterminée par le fait que je suis identifiée comme Noire, c’est ma réalité, peu importe les idéaux universalistes, mon expérience est celle du traitement différencié et des discriminations. »

L’œuvre collective décrypte alors la nécessité « de se réapproprier les matériaux esthétiques dont disposent les racisé-e-s et de les confronter aux regards internationaux, en cherchant les structures soutenant la production et la diffusion en dehors des lieux dédiés du territoire français. », comme le signale Sandra Sainte Rose Fanchine, danseuse et chorégraphe, rejointe par Mohamed Guellati, comédien, auteur et metteur en scène : 

« Décoloniser les arts ce n’est pas chercher des coupables, descendants de colons. Il faut avoir le courage d’ajouter au roman national, des chapitres, nuancés, complexes, sombres mais pas seulement. L’apaisement et la cohésion s’appuient sur cette reconnaissance. Il nous faut des outils d’appropriation. Il nous faut autoriser ouvertement les récits de toutes les composantes de la société française, particulièrement des trente pour cent d’individus non blancs chez qui déjà depuis des décennies des formes artistiques vivifiantes. »

LA VOLONTÉ D’AVANCER

Décolonisons les arts !est un manuel que l’on ne range jamais vraiment. On le lit par morceaux ou bien d’une traite, et on y revient. Pour comprendre des choses que l’on n’avait pas saisi au moment de la lecture et que l’on peut, après des recherches, des lectures d’ouvrages et d’articles, de l’écoute de la parole des concerné-e-s, après être s’est rendu dans les cinémas, les théâtres, les salles de concerts, les librairies, les bibliothèques, les salles de danse, peut-être cerner davantage. 

Pour avancer individuellement, sans constamment mettre en avant nos efforts de Blanc-he-s qui pourtant refusons l’héritage douloureux d’un monde que l’on passe sous silence. Par confort de privilégié-e-s.

À la question initiale de Françoise Vergès, Leïla Cukierman et Gerty Dambury, la commissaire d’expositions et artiste cinéaste Pascale Obolo répond ainsi :

« Racisée ? Oui. Les artistes de la communauté noire (et j’assume cette expression) produisent dans un contexte socio-politique qui les invisibilise en raison de leur phénotype. La décolonisation des esprits en France s’est arrêtée en chemin et il y a aujourd’hui nécessité de procéder à une relecture de l’histoire coloniale. »

Un processus long, exigeant et impératif. Un processus rigoureux qui mérite une vigilance absolue pour ne pas tomber dans le côté « vitrine Benetton », comme le souligne Marine Bachelot Nguyen. Parce que le glissement s’effectue rapidement. Et symbolise principalement le manque d’intérêt et de compréhension de la problématique profonde, telle que Gerty Dambury la pose :

« Il convient maintenant de poser la question suivante : ces êtres, les Noirs ou les colonisés, et leurs descendants, qui ont été classés, essentialisés dans le rôle des subalternes, relégués au domaine du profane, le plus loin possible du corps sacré, peuvent-ils naturellement et sans réticences être admis à exercer leur imaginaire dans les divers temples qui manifestent le pouvoir et la domination de l’homme blanc ? »

Elle poursuit :

« Aujourd’hui, il nous appartient, sans l’ombre d’un doute, de faire la démonstration, sur les plateaux de télévision, de théâtre, de cinéma, de danse, dans les musées et partout ailleurs où l’art et la culture ont leur place, que nous sommes à même de « déracialiser » notre vision du monde dans lequel nous vivons, ensemble. »

Parce que « Les racisé-e-s sont pourtant chaque jour requis d’expliquer que le racisme et les discriminations existent. On leur demande de prouver à tout moment leur allégeance à un discours abstrait sur les droits – abstrait car il ne prend pas en compte les différences de classe et de genre, héritées d’une histoire patriarcale, misogyne et coloniale -, alors que leur droit à l’égalité est régulièrement dénié. », Françoise Vergès attire l’attention sur un point capital et primordial : l’éducation. 

« Elle (la décolonisation des arts) exige un énorme effort, car il faut désapprendre pour apprendre, il faut développer une forme de curiosité qui demande toujours, comment, qui, pourquoi et pour qui. Or l’éducation nous apprend à ne pas être curieuse/curieux mais à nous déconnecter de notre monde et du monde. (…) Qui ne se souvient pas d’avoir été prié-e, enfant, de cesser de poser des questions car elles « fatiguent » les adultes. C’est encore plus prononcé pour les enfants racisés. »

À la demande, voire à l’obligation, imposée aux artistes (et plus largement aux individu-e-s) racisé-e-s de « pacifier » leurs discours, de « ne rien montre de sa colère, ou accepter d’être sali.e », dans le but d’être écouté-e-s, Leïla Cukierman répond :

« Les résistances passent par les capacités créatrices. Grâce à elles, des soulèvements reconfigurent les possibles. Libération des oppressions et dépassement des traumatismes se saisissent ensemble. (…) Le besoin vital de se projeter et d’advenir passe par la nécessité de se composer un nouvel imaginaire. »

« Les dominants le craignent : QUE LES DOMINÉS S’EMPARENT DU TRAVAIL D’ÉLABORATION SYMBOLIQUE parce que de toute façon les opprimés se révoltent, se lèvent, s’inventent. »

Célian Ramis

Les voix insoumises des condamnées au silence

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Conceiçao Evaristo, auteure engagée pour les droits des femmes et la lutte contre le racisme entre autre, présente son nouveau livre, Insoumises. L’occasion d’aborder la place des afrodescendant-e-s dans la littérature brésilienne.
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Des fragments de récits personnels, elle alimente la mémoire collective africaine et à partir de la fiction, elle comble les morceaux que l’histoire nationale du Brésil a effacé par confort. Le 27 juin dernier, Conceiçao Evaristo, auteure engagée pour les droits des femmes et la lutte contre le racisme entre autre, était de passage à l’espace Ouest France de Rennes pour présenter son nouveau livre, Insoumises (traduit et publié aux éditions Anacaona). L’occasion d’aborder la place des afrodescendant-e-s dans la littérature brésilienne. 

« Les miens et moi avons survécu. Les miens et moi survivons. Depuis toujours. » / « Entretemps, elle cultive chaque jour son don : protéger et soigner la vie d’autrui. C’est un excellent médecin. Elle a choisi la pédiatrie. » / « L’air timide mais déterminé, elle me confia vouloir me raconter un fait de sa vie. Elle voulait m’offrir son corps-histoire. » /

« Je lui parlai du garçon que je portais en moi depuis toujours. Lui, en souriant, dit qu’il ne me croyait pas, et pariait que la raison de tout cela devait être une peur que je portais cachée, dans mon subconscient. Il affirma que j’aimais probablement beaucoup les hommes – simplement je ne le savais pas. Si je restais avec lui, tous les doutes que je pouvais avoir sur le sexe entre un homme et une femme seraient levés. Il m’apprendrait, me réveillerait, me ferait femme. Et il affirma avec véhémence qu’il était sûr de ma flamme, car après tout, j’étais une femme noire ! Une femme noire… »

Qu’elles s’appellent Natalina Soledad, Aramida Florença, Adelha Santana Limoneiro, Mary Benedita, Rose Dusreis, Régina Anastacia ou encore Shirley Paiwào, elles font toutes parties des Insoumises. Kidnappées, réduites en esclavage, violées, moquées, méprisées, dépossédées de leurs corps, violentées ou enragées, elles refusent de se tapir dans l’ombre et le silence en livrant leurs histoires personnelles à Conceiçao Evaristo qui met alors, de sa plume habile et poétique, en lumière et en perspective le caractère collectif de ces récits. Résiliées, dignes et battantes dans l’adversité et la souffrance. 

COMBLER LE VIDE DE L’HISTOIRE

Au départ, le livre nait d’une provocation : « Lors d’un colloque littéraire, on m’a demandé ‘Mais pourquoi les histoires de femmes noires ont toujours une fin triste ?’ et je lui ai répondu que si elle voulait voir une fin heureuse, il fallait regarder une telenovela. Malgré tout, la remarque m’a titillée. »

Depuis le début de sa carrière, Conceiçao Evaristo s’attache à délivrer ce qu’elle appelle « l’écrit-vie » dans lequel elle retrouve la mémoire collective de ce qui a été effacé par le discours colonial en y mêlant ses souvenirs personnels, la vie dans les favelas, les mythes et légendes d’Afrique.

« Les auteur-e-s Noir-e-s cherchent à avoir un contre discours pour montrer d’autres personnages. Ils/elles se réapproprient les mythes et mémoires comme espace fondateur. »
souligne-t-elle.

La littérature afrobrésilienne existe depuis longtemps en parallèle d’une littérature nationale qui n’a pas voulu intégrer des personnes racisées à ses textes après l’abolition de l’esclavage et la période coloniale. Pourtant, ce milieu s’en défend, procédant à l’éloge du métissage :

« Mais c’est un métissage qui tend vers le blanchissement. Un des personnages de la littérature brésilienne « moderne » est un Noir sans caractère qui traverse une rivière et en ressort tout blanc… »

Ainsi, la matrice culturelle africaine est exclue de l’histoire nationale, tout comme le sont les afrodescendant-e-s, chassé-e-s de l’espace urbain ainsi que des instances de pouvoir, comme le prouve encore aujourd’hui l’assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale, Noire, lesbienne, engagée pour l’amélioration des conditions humaines.

« Nous avons perdu une partie de notre passé. Le vide historique peut être comblé par la fiction. »
commente l’auteure afrobrésilienne.

Les personnages Noirs sont souvent limités et apparaissent généralement comme stéréotypés : les hommes sont dépeints comme voleurs et/ou fainéants et les femmes comme sensuelles, dépravées et/ou douées pour les tâches ménagères. Les personnages historiques sont soit ignorés, soit méprisés. À l’instar de la puissante reine d’Afrique centrale, Njinga.

« Malgré sa réussite hors du commun et un règne de plusieurs décennies – comparable à celui de la reine Elisabeth I en Angleterre -,elle a été calomniée par ses contemporains européens et les auteurs plus tardifs, qui l’ont traitée de barbare, de sauvage incarnant ce que la femme a de pire. On l’a décrite comme une cannibale assoiffée de sang, capable de tuer les nouveau-nés et d’assassiner ses ennemis.

On lui a également reprochée d’avoir défié les normes de genre, porté des vêtements d’homme, pris la tête d’armées, entretenu un harme d’hommes mais aussi d’épouses, et ignoré les vertus féminines propres aux mères. Beaucoup plus tard, aux XVIIIe et XIXe siècle, des romanciers l’ont peinte sous les traits d’un être dégénéré, animé de désirs sexuels anormaux, s’adonnant à des orgies barbares. », indique l’historienne Linda M. Heywood dans son livre Njinga – Histoire d’une reine guerrière (1582 – 1663),préfacé par Françoise Vergès et publié fin août aux éditions La découverte.

LA PULSION DE VIE

Les œuvres de Conceiçao Evaristo sont marquées par sa condition de femme, Noire, brésilienne :

« Consciemment, je veux mettre au centre de la scène littéraire les gens Noirs. Et je veux apporter l’oralité dont j’ai hérité : l’oralité afrobrésilienne. Et apporter des vécus afrobrésiliens. Inconsciemment, je suis guidée par ma subjectivité de femme noire, issue d’une classe populaire, et cela influe sur ma manière de raconter. »

Et ainsi, elle participe à la déconstruction des idées reçues encore intégrées dans une société raciste et sexiste. Victimes du système, ses personnages vont au-delà de ce que l’on attend d’eux en tant qu’individus racisés. Au contraire, elle montre au travers des parcours de douleurs l’espoir et la résilience. Et s’intéresse particulièrement à la manière dont ils se reconstruisent et la détermination à vivre.

« Il y a une pulsion de vie qui les pousse à se battre de manière positive. Tous les peuples colonisés ont une pulsion de vie. Elle a commencé sur les bateaux négriers. Sinon, ils meurent pendant les traversées. C’est un principe de la culture africaine : plus la personne se livre à sa douleur, plus elle va faiblir car elle va perdre le contact avec les forces positives.

On retrouve donc ce processus dans l’esclavage : quand ils étaient battus, les esclaves riaient ou chantaient. Les colonisateurs disaient alors que les esclaves n’avaient pas d’âmes parce qu’ils ne ressentaient rien. La fête, on peut la comprendre comme un signe de résistance. », analyse l’auteure qui avoue également qu’écrire fait mal :

«Moi aussi je souffre dans la construction de ces personnages. Car soit ils sont proches de moi, soit ils sont proches des gens qui me sont proches. Écrire, c’est aussi une manière de saigner. »

Sans oublier que la littérature est un moyen de faire résonner la voix des condamnées au silence.

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