Célian Ramis

Privées de liberté, les filles penchées entrent en résistance

Posts section: 
List image: 
Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"
Summary: 
Envoyées en maison de redressement pour avoir défié les normes patriarcales, les filles penchées rêvent de liberté, interrogent la place des femmes dans la société et dénoncent leurs trajectoires entravées et brisées.
Text: 

Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"Elles ne sont pas seulement penchées les filles dont parle Cécile Cayrel dans sa pièce de théâtre. Elles sont aussi invisibles, rebelles et résistantes à l’ordre patriarcal. Elles rêvent de liberté, interrogent la place des femmes dans la société et dénoncent leurs trajectoires entravées et brisées par un système qui les jugent coupables de transgresser les normes sociales et de genre et, pour cela, les enferment en maison de redressement. Ici, l’autrice réhabilite une page de notre histoire contemporaine peu connue qui résonne pourtant avec notre société. Un écrit puissant, valorisé par la lecture théâtralisée de la compagnie Groupe Odyssées, le 12 mars à la bibliothèque universitaire de Beaulieu, à Rennes. 

Les filles penchées, ce sont celles que l’on a jugées mauvaises graines. Coupables de transgresser les normes du genre attribué par leur sexe féminin. Ce sont celles que l’on a estimées mauvaises filles. Vagabondes, hystériques, voleuses, perdues, vicieuses. Les filles penchées, l’autrice Cécile Cayrel leur (re)donne vie dans une pièce de théâtre éponyme, écrite en 2023 et publiée aux éditions Goater, après une résidence à La Paillette, située sur l’ancien domaine Saint-Cyr.

C’est là le sujet de son œuvre : faire entendre les voix de celles que l’on envoyait au couvent Saint-Cyr, à Rennes, dédié dès 1810 au recueil des « orphelines et préservées » d’un côté, au redressement des « pupilles indisciplinées et enfants anormales » de l’autre. C’est sur ce deuxième volet que Cécile Cayrel se penche, croisant les récits de Gisèle, Madeleine et Anne. Basés sur les données récoltées auprès des sœurs, vivant désormais à la maison de retraite Saint-Cyr, et des archives restantes, les témoignages relatés nous donnent à voir et à comprendre la société à cette époque et le fonctionnement d’un couvent, dans lequel l’enfermement, et l’exploitation, servaient à comprimer le corps social des filles, majoritairement de celles issues des milieux pauvres.

DÉCLARÉES COUPABLES

Gisèle est née en 1865 et a 14 ans au moment des faits. Sa mère est malade, son père alcoolique. Un soir, elle craque : « J’ai dit, si seulement il buvait pas sa paie, on aurait plus à cuisiner (…) Et là les coups ont plu. Ma mère s’est levée. Pour me défendre ? Non. Elle m’a battue aussi. Comme quoi je ne respectais rien, que mon père trimait assez comme ça. Que j’étais ingrate. » Elle part, et se réfugie chez une copine qui la congédie le lendemain matin. Affamée, elle vole un bout de pain dans une maison, avant de rentrer chez elle. Son père la bat à nouveau. Au motif de cette fugue, il saisit le juge. 

Madeleine, de son côté, est née en 1843 et est âgée de 12 ans quand elle est embarquée par les gendarmes pour « mendicité déguisée ». Souvent dehors pour éviter de se retrouver seule avec son beau-père, elle cueille des fleurs dans le bois avoisinant sa maison et les vend dans sa commune. Anne, quant à elle, aura 16 ans en 1935, année durant laquelle elle est dénoncée par sa patronne pour vols de torchon, draps et couverture, entre autres. Elle rencontre Alfred, un cochet « qui lui promet des choses », est « gentil » et insiste pour coucher avec elle : « Je savais pas qu’on pouvait tomber enceinte la première fois. » Il disparait, elle chaparde. « Pour tenir », souligne-t-elle. Après avoir abandonné sa fille dans une « niche tournante » prévue à cet effet, elle est embauchée « comme boniche » mais elle est attrapée par les forces de l’ordre. 

Accusées par les familles et les entourages de vagabondage, suspectées de trainer dans l’espace public, dans les cafés ou avec les garçons, le procès est inéquitable. Le juge s’en réjouit : « La correction paternelle. Tout enfant peut être jeté en prison, ou au Couvent, sur simple demande du père. Pas de motif de « mécontentement » requis. C’est la magie du Code civil de 1804. Bravo Napo. Si je suis un magistrat, le père de famille l’est tout autant (…) Et moi, en tant que juge, je peux aller beaucoup plus loin que la demande du père. » Au tribunal, la loi du silence s’impose à elles. Aucune défense ne leur est attribuée ou envisageable. Seule issue possible ? Le refuge Saint-Cyr. Traduction :

« J’acquitte mais j’envoie en maison de correction. Acquitté, mais, pas vraiment. »

UNE MAUVAISE PLACE

À travers le dialogue qui s’instaure entre les trois protagonistes, le juge et une bonne-sœur, ce sont les voix d’un système patriarcal et de ses résistances qui sont mises en lumière. Là où le magistrat entend protéger les jeunes femmes d’elles-mêmes, de la prostitution ou du vagabondage, les concernées entendent une privation de liberté, une sanction assortie d’une punition visant à les remettre dans le droit chemin. Pourtant, elles poursuivent leurs rêves de liberté et interrogent le rôle des femmes aux XIXe et XXe siècles. Que signifie être une fille sous le régime napoléonien et de son Code civil ? « Une oie, une oie blanche, qui reste à la maison, qui passe du père au mari, qui se tait. Qui procrée, qui enfante des petits garçons, des futurs hommes, et puis des femmes, qui leur feront des garçons. Motus et bouche cousue. Petites, fragiles, à protéger. »

Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"Les femmes doivent obéissance à leur mari, sont privées de droits juridiques au même titre que « les mineurs, les criminels et les débiles mentaux », n’ont pas le droit d’étudier, de signer un contrat – « sauf celui du mariage » - de voter, de travailler ou le cas échéant, de toucher directement leur salaire. « C’est une place et c’est une mauvaise place », clament-elles. Les filles penchées mettent en évidence les injonctions normatives et paradoxales. La maison, « seul endroit où nous sommes les maitresses, les patronnes, les boss, les gestionnaires, les kings » n’offre aucune place à la – prétendue – douceur féminine : « Et là, pas de fragilité, pas de grâce, mais de la poigne, pour laver, récurer, brasser, étendre, moudre, cuire, fricasser, raccommoder, asperger, gratter, balayer, et surtout, accoucher, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, sept fois, huit fois, neuf fois, aïe aïe aïe ! Et après ? Biberonner, emmailloter, changer, câliner, donner la becquée, soigner, essuyer, habiller, soigner, coudre, porter, et ce, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, sept fois, huit fois, neuf fois. Être crevées. Et crever. »

DES POINTS DE VUE QUI DIVERGENT

Ensemble, elles racontent et partagent leur condition de filles, saisissant la nuance entre les deux sexes : « On est une mauvaise fille parce qu’on est quelque chose. On est un mauvais garçon parce qu’on fait quelque chose. » Et pour cela, elles sont envoyées au couvent jusqu’à leur majorité. Au mieux. De 5h30 à 20h15, leurs journées se répètent et se ressemblent, entre les exercices religieux et le travail « au lavoir, à la buanderie, à l’atelier de couture », à, entre autres, fabriquer des chemises, des bonnets et à nettoyer les uniformes et les draps des soldats… Une organisation qui ravit Sœur Marie-Emmanuelle : « C’est merveilleux, tout le monde travaille. La maison a pris cet aspect de ruche, industrieuse et sainte. Les filles donnent leur temps, pour la communauté. Il le faut, l’État ne donne rien, ou presque, et le bâtiment s’écroule. Si l’on ne veut pas descendre d’un étage, sans passer par les escaliers, il faut bien étayer les planchers er donner un abri aux pénitentes, qui se multiplient. » En effet, entre 1821 et 1897, le nombre de filles placées passe de 24 à 606. 

Les doigts brûlés à force de frotter le linge, les yeux fatigués à force de se concentrer sur leurs ouvrages, leurs esprits coupés de leurs corps emprisonnés entre les murs du couvent mais aussi dans leurs habits qu’elles n’enlèvent même pas pour la toilette « de peur qu’on fasse des bêtises, qu’on découvre des choses… agréables, toutes seules », elles rêvent de liberté. De franchir les murs qui encerclent le domaine. De s’enfuir. De vivre les vies qu’elles entendent. Pour matraquer leurs aspirations rebelles, le cachot, l’isolement, le pain sec. Pendant plusieurs semaines. « Avec ce genre de petits démons, il faut employer la manière forte. Pour leur bien. Et ça marche, Anne est plus docile désormais. Elle a compris », s’enorgueillit la bonne-sœur, tandis que Gisèle affirme un tout autre point de vue :

« Deux semaines sans parler, sans voir personne, ça rend fou. Elle, ça l’a rendue folle. Elle ne parlait plus de s’évader. Elle ne parlait plus, tout court. » 

Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"ENTRAVÉES ET EMPÊCHÉES

Dans sa cellule, Anne « aura attrapé quelque chose aux poumons ». Et aussi « un autre mal, plus invisible encore ». Pour elle, l’hôpital psychiatrique sera la seule échappatoire au couvent. Elle aurait pourtant pu être coiffeuse ou couturière. Elle se voyait tomber amoureuse d’un garçon aimant et avec qui elle se serait mariée. Elle aurait peut-être retrouvé sa fille : « Je lui aurais embrassé ses petites mains dodues. Je lui aurais fourré mon nez dans son cou chaud, ça lui aurait plu. Je lui aurais fait des petites sœurs, des petits frères. Je lui aurais dit que j’avais pas eu le choix. Ni de l’avoir, ni de l’abandonner. Mais que maintenant je suis là. Que je partirais plus. » Mais jamais cela ne lui arrivera. Parce qu’elle ne franchira pas le mur du couvent en l’escaladant et en sautant comme elle l’avait envisagé, ni même par les portes du domaine à sa majorité. Parce qu’elle sera mise chez les fous, selon ses mots : « Une folle parmi d’autres folles. Une folle de liberté ».

Gisèle, elle, quittera Saint-Cyr à 21 ans. La fugue, elle en vivra l’expérience jusqu’à Bruz où sa tante la dénoncera à la police, qui la ramènera auprès des sœurs. Elle épousera Fernand, ouvrier agricole, et éduquera leurs 5 enfants. « J’ai pas été malheureuse. Simplement, sans le couvent, j’aurais pu prendre d’autres directions. Ça aura conditionné ma vie entière. Pour une petite fugue, un soir que mon père avait trop bu. » Madeleine, quant à elle, n’est jamais partie. Devenue « sœur parmi les sœurs », elle a trouvé la paix et une communauté rassurante, loin des hommes qui lui faisaient si peur. « Je me suis occupée des bêtes, j’ai travaillé la terre, et dans cette vie de labeur, il y avait du sens », souligne-t-elle, en précisant : « Toute ma vie, j’ai essayé de les accompagner au mieux. Les petites. Les pénitentes. Mes brebis. »

ENFERMÉES DANS LA CONDITION FÉMININE

Photo de la lecture théâtralisée "Les filles penchées"Au total, 52 000 filles vivent dans les couvents juste avant la seconde guerre mondiale et 10 000 religieuses s’occupent d’elles, partout en Europe. Ensuite, le vent change, progressivement, même si dans les années 60, « pour une fille, il suffit toujours de trainer, pour être une trainée ». Un soubresaut. Une évolution lente. Due aux nombreux et puissants combats des militant-es pour les droits des femmes. « En 1947, elles grimpent sur le toit de la maison d’arrêt de Fresnes et elles crient Liberté ! » Les filles penchées, elles en ont marre et hurlent leur ras-le-bol. Dans les couvents, les sœurs sont dédommagées pour leur travail et formées (elles « deviennent éducatrices spécialisées »), l’Etat donne un prix de journée et on apprend aux filles des métiers arts ménagers, couture et dactylo, « elles ont le droit de sortir, notamment pour des vacances, toutes ensemble à la mer ». Pour autant, il n’y a pas de raison de se réjouir : « La déco change mais la charpente est là : on continue d’enfermer les filles, on continue de les envoyer chez les sœurs, on continue de les couper d’elles-mêmes, parce qu’elles sont des filles. » Vient mai 68, puis les années 70 et sa vague féministe, « la fin d’une ère » pour Saint-Cyr qui ferme ses portes en 1976, dix ans avant que la ville devienne propriétaire du domaine.

L’autrice explore ici la question de l’enfermement physique mais aussi celui plus invisible qui réside dans la condition même des filles et des femmes. L’écho avec la société actuelle résonne dans les injonctions de genre, dans les aspirations et revendications à la liberté, au droit de choisir. Choisir son métier, son partenaire, sa sexualité. Trainer dans l’espace public, danser, chanter, s’amuser. Être mère ou non. Décider du moment de l’être, décider avec qui. Et puis « dire merde, merde, merde, merde, merde ! » Dédiée à Anne, Gisèle, Madeleine et à toutes les 52 000 autres, la pièce est puissante et émouvante. Parfois drôle, parfois poétique. Toujours cinglante et prenante. Du début à la fin du texte, le récit, valorisé par l’intention et le talent des comédien-nes de la compagnie Groupe Odyssées, nous tient en haleine et nous plonge dans l’enceinte du domaine Saint-Cyr mais aussi d’une époque, peut-être révolue mais pas tout à fait disparue. 

LA FORCE D’UNE PAROLE COLLECTIVE

Tout comme la metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen l’a fait dans Histoires de femmes et de lessives (pièce de théâtre également publiée aux éditions Goater), l’autrice explore une facette méconnue de l’histoire sociale et religieuse, ainsi que de notre matrimoine, et la partage dans un docu-fiction finement élaboré et brillamment écrit. A la force de son imaginaire, de ses recherches et de son regard sur l’évolution des droits des femmes, Cécile Cayrel participe à la compréhension des enjeux féministes, tant dans la documentation du passé que dans la libération des paroles des concernées qui réfutent les normes sociales et de genre et résistent à l’ordre patriarcal.

Cécile Cayrel, autrice de la pièce de théâtre "Les filles penchées"« J’ai vu le documentaire Mauvaises filles (réalisé par Émerance Dubas ndlr) au TNB et je suis sortie, comme toute la salle je pense, en pleurant. Elles racontent des histoires tragiques. Et la douleur. Leurs parents leur ont envoyé des lettres, des vêtements, des preuves d’amour et elles ne le savaient même pas. Et l’après couvent était souvent catastrophique… On les avait coupées de leur corps, de leurs capacités à déceler le bien, le mal… », commente-t-elle. Elle le dit, elle n’est pas historienne, elle n’est pas sociologue. Elle se place à son endroit à elle. Celui de l’écriture contemporaine, pour laquelle elle s’est rendue auprès des sœurs en maison de retraite et des archives. « La difficulté a été de trouver les documents car il y a une sorte de mouvement MeToo des couvents, des enquêtes sont menées et les sœurs mettent le grapin sur leurs archives. J’ai pu accéder à des archives et utiliser les mots qui étaient inscrits sur ces documents, notamment pour le juge et ce qu’écrivaient les sœurs sur les carnets qu’elles tenaient, où elles décrivaient les filles « vicieuses, menteuses… », rien n’allait et tout était sous le prisme de la culpabilité », signale-t-elle. 

Ce soir-là, on entend et ressent la force d’une parole collective. Les voix et fantômes de toutes celles ayant fréquenté la maison de redressement - mais aussi les autres établissements similaires à l’instar des Bon-Pasteur partout en France - résonnent et vibrent dans une danse militante, poétique et commune, dans une tentative de cri sorore pour enfin briser le silence qui les a tant contraintes à l’abandon de leurs rêves, leurs corps, d’elles-mêmes et de leurs trajectoires possibles. En raison de leur assignation à la naissance à leur sexe féminin, celui-ci - ajouté à leur milieu social - aura déterminé leurs existences et leur passage à Saint-Cyr, ou ailleurs en France et en Europe. « On nous donne l’impression que les droits des filles et des femmes évoluent sans cesse. Au Moyen-âge jusqu’à la Révolution, les droits étaient bien plus importants qu’au XIXe siècle. Le Code civil de 1804 renvoie les filles dans la maison… Il y a eu un backlash énorme. Le vent tourne et en ce moment, il tourne particulièrement rapidement », s’inquiète l’autrice. 

C’est pourquoi la lecture théâtralisée du groupe Odyssée est présentée régulièrement à des publics adolescents : « Il y a des passages encore très actuels parce que ce sont les mêmes mécanismes qui sont en place. Le carcan social est toujours hyper présent ! Cette pièce, elle parle aux lycéen-nes. Ça fictionnalise les rapports qu’ils et elles ont entre elleux. »

Célian Ramis

Non, les filles ne sont pas nulles en maths

Posts section: 
List image: 
Photo de Garance Gourdel doctorante en bio-informatique au tableau, écrivant des formules mathématiques.
Summary: 
Les biais de genre influencent l’avenir des enfants dont les choix scolaires et professionnels s’en ressentent fortement, notamment en maths et informatique. Dans l’angle mort des réflexions : la recherche autour des pratiques évaluatives des enseignant-es.
Text: 

En 2025, les stéréotypes de genre ont toujours la vie dure. Les déconstruire constitue une lutte quotidienne, à laquelle il est essentiel de participer et de se former pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Pourquoi ? Parce que les biais de genre influencent l’avenir des enfants dont les choix scolaires et professionnels s’en ressentent fortement. La preuve notamment dans les domaines scientifiques, et particulièrement les maths et l’informatique. Dans l’angle mort des réflexions sociologiques : la recherche autour des pratiques évaluatives des enseignant-es. Mathilde Benmerah-Mathieu se penche sur le sujet.

À l’école, résoudre des exercices abstraits était un jeu pour María García Vigueras. Maitresse de conférences à l’INSA Rennes, elles y étudie les systèmes électromagnétiques. Elle qui très jeune se rêvait ballerine a opté pour transcender sa passion des mathématiques en vocation professionnelle : « J’étais bonne en maths et j’ai toujours eu d’excellentes professeures. Aujourd’hui, je suis chercheuse en ingénierie, un domaine très masculin, mais j’ai eu la chance de ne pas en avoir conscience et ne pas le sentir pendant mes études. C’est pour ça que je me suis lancée… » Elle enseigne les maths au lycée, avant de poursuivre son post-doctorat à l’école Polytechnique de Lausanne, en Suisse. Un parcours qu’elle dévoile dans l’exposition Les vies intenses : itinéraires de femmes scientifiques*, à découvrir jusqu’au 28 mars au Jeu de Paume à Rennes.

Une série de portraits démontrant non seulement la présence des femmes dans le milieu de la recherche mais aussi la diversité des parcours et profils. « Je suis assez timide et si je ne pensais pas que c’était nécessaire, je ne l’aurais pas fait. Nous sommes toutes conscientes de l’importance de la visibilité des femmes dans les filières scientifiques. Pour donner l’exemple aux plus jeunes et les inspirer ! », se réjouit-elle. Un témoignage qui laisse percevoir la profondeur de la problématique : les inégalités entre femmes et hommes dans les sciences persistent.

FAIRE PARLER LES CHIFFRES

Ils sont édifiants. En mars 2024, la publication « Filles et garçons sur le chemin de l’égalité » - publiée par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Education Nationale – confirmait l’impact des stéréotypes de genre sur les choix d’orientations scolaires et professionnelles. Le rapport signale : « Alors que les filles étaient déjà beaucoup moins nombreuses que les garçons à suivre un parcours scientifique avant la réforme du bac, celle-ci a aggravé considérablement la situation. Selon le collectif Maths et sciences, on a observé depuis la réforme du lycée une baisse de plus de 60% du nombre de filles suivant un enseignement de plus de six heures de mathématiques par semaine en terminale. Aujourd’hui, à 17 ans, une fille française sur deux n’étudie plus les mathématiques, contre seulement 1 garçon sur 4. » 

De son côté, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes faisait état en 2024 de l’intégration des stéréotypes de genre dès le plus jeune âge, entrainant des conséquences directes : « 74% des femmes n’ont jamais envisagé de carrière dans les domaines scientifiques ou techniques ». Sans compter que « les discours sexistes et masculinistes ont gagné en visibilité » là où « les femmes restent invisibilisées » et « les propos sexistes trop coutumiers », affirme le HCE, début 2025. Le lien, depuis longtemps établi, est constant et inquiétant.

À l’instar de l’enquête réalisée, en mars dernier, par l’association Elles bougent auprès de 6000 femmes ingénieures, techniciennes et étudiantes en formation, interrogeant « Carrières en sciences : l’orientation est-elle toujours genrée en 2024 ? ». La réponse est sans équivoque. Les freins sont « persistants » et l’étude évoque « une réalité alarmante », soulignant que « les stéréotypes de genre continuent d’influencer négativement l’orientation des filles et des femmes vers les métiers scientifiques et techniques. » La structure précise : « En France, seulement un quart des ingénieurs en activité sont des femmes et parmi les étudiants en sciences, seulement 30% sont des femmes. » C’est peu. Les chiffres indiquant des discriminations, du sexisme et découragements sont quant à eux élevés : 82% des femmes interrogées qui ont fait l’expérience de stéréotypes de genre durant leur parcours, 44% ayant entendu qu’elles étaient moins compétentes en mathématiques que leurs homologues masculins et 65% des femmes actives perçoivent les secteurs industriels comme peu accessibles.

LE CERVEAU N’A PAS DE GENRE

Mégane Bournissou, post doctorante en mathématiques, qui vient de poser sur un tableau l'équation de Schrodinger.Là, au milieu d’un éventail de freins, la dissuasion directe des filles à qui il a ouvertement été dit qu’elles étaient moins bonnes en maths que leurs camarades masculins. Que ce soit dans Matheuses – Les filles, avenir des mathématiques – co-écrit par Claire Marc, Clémence Perronnet et Olga Paris-Romaskevich – ou dans les travaux de la neuroscientifique Catherine Vidal, les études démontrent que le cerveau n’a pas de genre, les capacités des filles et des garçons n’étant pas naturellement différenciées mais fruits d’une construction sociale et d’un ensemble de facteurs émanant de l’environnement de la personne. Les biais de genre des adultes influencent les intérêts et les choix des enfants, notamment à travers les vêtements, les jouets, les jeux et les comportements sociaux.

Ainsi, en 2025, on pense encore qu’il serait inné pour les garçons de mieux appréhender les disciplines scientifiques (principalement, les maths, l’informatique et la physique…), là où les filles seraient par nature meilleures en communication et dans le soin aux autres. Dans l’essai cité, on peut lire : « Les discours pseudoscientifiques qui prétendent prouver l’origine biologique de l’intelligence et les processus d’évaluation à l’œuvre dans le système scolaire desservent systématiquement les femmes. » C’est sur la pratique évaluative que Mathilde Benmerah-Mathieu, docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation et directrice pédagogique de l’Inspé de Lorraine, est intervenue le 12 mars lors de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes » organisée par l’Université de Rennes, au Diapason.

DES ATTENTES DIFFÉRENCIÉES, DÈS LE PLUS JEUNE ÂGE

À travers une étude didactique et sociologique, elle s’est intéressée à l’influence des biais d’évaluation en mathématiques sur la trajectoire des filles dans les disciplines scientifiques. Parce que l’évaluation est « un processus socialement et culturellement ancré, qui légitime une certaine forme de savoirs et de compétences et qui perpétue des normes », il est important d’explorer les pratiques évaluatives des enseignant-es, non exempt-es des stéréotypes de genre. « Historiquement, les mathématiques sont associées aux garçons. Les filles ne sont pas incitées à développer leur créativité mathématique. Les attentes et les sollicitations en classe ne sont pas les mêmes pour les filles et les garçons, et les évaluations contribuent à renforcer ces inégalités », souligne la chercheuse, précisant que les écarts de niveau et de réussite, dans la discipline étudiée, commencent tôt – dès le début de l’école primaire – et se creusent au fil de la scolarité. 

C’est le constat tiré de l’étude de l’Institut des Politiques Publiques : si les filles sont au même niveau, voire très légèrement meilleures, que les garçons à l’entrée du CP, en mathématiques, ce n’est plus le cas dès le milieu de l’année et la baisse des performances s’accentue dès le CE1. Le décrochage est flagrant et encore une fois, les chercheur-euses l’attribuent aux stéréotypes de genre, notamment aux idées reçues autour de la fameuse bosse des maths, précisant l’idée qu’en terme d’intelligence, on pense majoritairement au masculin dans l’inconscient populaire. L’impact est direct : les filles ont moins confiance en leurs capacités et plus d’anxiété face à l’échec, les garçons, eux, ont une meilleure confiance face aux évaluations, même s’ils peuvent être plus en difficulté.

DES DONNÉES SIGNIFICATIVES

Ainsi, elle a conduit une étude qualitative en primaire à travers plusieurs temps importants. Les données récoltées sont parlantes. En amont des séances, des entretiens individuels ont été réalisés pour recueillir les attentes des enseignant-es et leur demander de réaliser les portraits de six élèves, représentatif-ves de la classe, en établissant un pronostic de réussite : « Ils et elles anticipent la réussite des garçons. 75% favorables de réussite pour les garçons. Alors qu’il y a dans les portraits des filles déclarées en réussite en maths et des garçons estimés en difficulté. » 

Lors des interventions en classe, l’observation portait sur les épisodes évaluatifs - définis comme « des moments où l’enseignant-e émet un jugement furtif ou appuyé sur les savoirs des élèves au cours de la séance » - afin d’analyser les tâches demandées, selon le genre, et la durée de celles-ci, selon les mêmes paramètres. Résultats : les garçons sont davantage interrogés sur des tâches jugées complexes (13 reprises pour les garçons, 4 pour les filles), nécessitant de « la prise de risque et de la réflexion ». Les filles, quant à elles, sont majoritairement sollicitées pour des démonstrations et des exercices techniques, qui requièrent de la précision et de l’exactitude.

« On valorise les capacités intellectuelles et le potentiel en mathématique chez les garçons et on valorise les efforts et la persévérance chez les filles »
commente Mathilde Benmerah-Mathieu. 

Une donnée que l’on retrouve également dans les portraits des enseignant-es qui décrivent les filles comme appliquées, scolaires, peu confiantes et peu assurées, là où ils dépeignent les garçons comme performants, peu attentifs et en mouvement constant sur leurs chaises.

QUAND LE SENTIMENT D’ILLÉGITIMITÉ COLLE À LA PEAU

Les professionnel-les de l’éducation ont une influence immense sur les choix établis par les élèves même des années après, comme en témoigne María García Vigueras mais aussi de manière générale les lauréates du prix jeunes talents L’Oréal-Unesco. Ce fut le cas de Mercedes Haiech, mathématicienne, récompensée en 2020 par la fondation qui œuvre pour les femmes et les sciences. C’est au départ un professeur qui la stimule à travers un challenge de taille puisqu’elle devra chercher la solution sur Internet, réalisant alors « l’infinie liberté » des mathématiques. Deux ans plus tard, c’est Mégane Bournissou, post-doctorante en mathématiques à Bordeaux, qui devient à son tour lauréate du Prix. Elle évoque ses années lycées et sa réflexion autour de son orientation : « J’aimais beaucoup apprendre et je pense que j’ai été très influencée par les professeur-es que j’avais. J’ai choisi les études scientifiques parce que j’aimais ça mais aussi parce que le discours, c’était que ça ouvrait plus de portes. » Son parcours : un bac S, une prépa en maths-physique, l’ENS Rennes avec en parallèle une licence de physique et pour finir une thèse. Et après tout cela, elle affirme que le prix L’Oréal représente pour elle « une manière de se rassurer sur sa légitimité. » 

Longtemps, elle a subi cette impression de ne pas être en adéquation avec l’idée qu’on se fait d’un mathématicien. Elle a considéré tout au long de sa scolarité que les questions d’illégitimité qu’elles se posaient étaient liées à des insécurités personnelles et intimes. « Récemment, j’ai rencontré l’idée que l’intime pouvait être politique et ça m’a fait me poser beaucoup de questions », souligne-t-elle. Des interrogations qui viennent en résonnance des vécus et ressentis partagés par certaines de ses élèves : « J’ai des jeunes femmes qui sont venues me parler et qui ont tenu exactement le même discours que moi j’avais tenu à leur place. Ne pas se sentir légitimes, ne pas correspondre aux attendus… La similarité de discours m’a fait dire que le problème n’est sans doute pas intime. J’ai l’impression que dans le parcours, il y a eu une intériorisation. » Un cheminement qui démontre la difficulté à se détacher de ce sentiment d’illégitimité, intégré au fil des stéréotypes dès l’enfance.

L’année suivante, on rencontre Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique à l’Université de Rennes. On aborde sa scolarité. Au lycée, elle ne réalisait pas vraiment le sexisme ambiant. Elle entend tout de même dire que les filles ne sont pas douées en géométrie car elles ne voient pas en 3D, soi-disant, mais la réflexion lui parait isolée, et surtout ridicule. « On se rend compte du sexisme quand ça s’accumule et là, on prend du recul. En prépa, j’ai fini par réaliser qu’en tant que fille, on était moins entrainée à la compétition. On est également habituée à être bonne élève », analyse-t-elle.

QUEL IMPACT ET QUELS LEVIERS ?

Ainsi, l’’étude de Mathilde Benmerah-Mathieu permet de débusquer des traces potentielles du système de genre et de confronter la cohérence entre l’intention et la pratique évaluatives. Les éléments récoltés et analysés mettent alors en lumière la « dimension genrée dans les logiques évaluatives des enseignant-es ».Elle ajoute : « Ces biais ont des répercussions significatives sur la confiance des élèves. Et cela les conforte dans leur posture genrée et contribue à la sous-représentation des filles dans les filières mathématiques. » Un élément loin d’être anodin et anecdotique puisque ces dernières années, le constat de la diminution du nombre de filles dans les disciplines mathématiques et informatique inquiète. Cette réalité se reflète dans l’enseignement supérieur. À la rentrée, l’école Polytechnique alertait sur le nombre d’étudiantes : seulement 16% d’inscrites, contre 21% en 2023. 

Pour autant, la docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation ne désespère pas. Au contraire, l’étude précède une large palette d’outils permettant de favoriser l’égalité et la mixité. « Pour cela, il est essentiel de questionner les pratiques d’évaluation et de penser des dispositifs plus égalitaires, pas uniquement pour les filles. Il s’agit de s’assurer que l’on donne les mêmes chances à tout le monde », s’enthousiasme-t-elle. Par la formation spécifique aux biais évaluatifs des enseignant-es, par la diversification des modalités d’évaluation, par la valorisation à même niveau des capacités et des efforts, par le travail sur l’estime de soi en mathématiques. Entre autres.

« On doit modifier nos représentations et ouvrir davantage l’accès des filles aux mathématiques. L’évaluation façonne la manière dont les élèves se projettent dans ces filières. Dès l’école primaire. Et cela alimente les représentations sociétales sur le long terme… »
insiste Mathilde Benmerah-Mathieu.

Il y a urgence à agir. A prendre conscience de l’intégration et de l’imprégnation des stéréotypes de genre dès la petite enfance et de leur impact sur les choix d’orientation scolaire, de carrières professionnelles et sur la manière même d’être au monde, régie par des injonctions patriarcales néfastes à l’épanouissement individuel, et collectif. 

DES ACTIONS CONCRÈTES

Agir sur tous les fronts. Autant sur la question de l’éducation non genrée dès la très petite enfance que sur la question des représentations. Rendre les femmes visibles. Réhabiliter le matrimoine (littéraire, scientifique, artistique, sportif, militant…). Dans l’espace public comme dans les amphithéâtres et les gouvernances de laboratoires, écoles, universités, etc. Nicoletta Tchou, maitresse de conférences en mathématiques au sein de l’IRMAR et vice-présidente à l’Université de Rennes, en charge de l’égalité et de la lutte contre les discriminations, est formelle : dans toutes les filières scientifiques, et notamment en mathématiques, physique et informatique, « les enjeux sont extrêmement importants et les femmes sont extrêmement importantes également. Partout, il faut des femmes et des hommes qualifiés, on ne peut pas faire sans ».  À cela, la sociologue Clémence Perronnet ajoute la notion d’inclusivité concernant l’accès de toutes les classes sociales au secteur des maths, où les personnes issues des quartiers populaires sont largement sous-représentées. 

« On ne peut pas renvoyer la problématique uniquement à l’école primaire. Il faut s’occuper des stéréotypes de genre dès l’enfance mais aussi de la formation des profs qui vont être celles et ceux qui transmettent les sciences aux enfants. Il est essentiel de bien les former à l’égalité femmes-hommes. Que tout le monde s’interroge sur les moyens à sa propre échelle : chacune et chacun doit prendre ses responsabilités sur ces questions ! », insiste la référente égalité. Cela passe par la sensibilisation à l’égalité, les formations contre les violences sexistes et sexuelles, la parité lors des recrutements (aussi bien dans les jurys de sélection que dans les admissions) mais aussi la nomination des rues aux noms de femmes. « C’est important qu’on ait des modèles et qu’on les voit partout ! », s’enthousiasme Nicoletta Tchou. En mars 2025, le campus Beaulieu inaugurera des allées rendant femmage à des chercheuses en physique, en informatique, en géologie, en philosophie, en biologie ou encore en économie. L’occasion de se projeter dans les pas de celles qui marquent les sciences.

Mercedes Haies, mathématicienne, devant un tableau rempli de formules mathématiques.Sans oublier la myriade d’actions impulsées et portées par l’Université de Rennes et les établissements d’enseignement supérieur partenaires. De l’accueil des collégiennes pour le stage de 3e à l’IRISA au programme d’accompagnement de 10 000 jeunes femmes d’ici 2026 dans les études supérieures dans le numérique à l’INRIA, en passant par la création d’une chaire scientifique d’enseignantes-chercheuses à Sciences Po Rennes et l’organisation de nombreuses journée autour de l’égalité et de la parité sur les campus rennais… Les structures se mobilisent au sein de leurs établissements mais aussi conjointement. « Plus on voit des femmes dans les filières scientifiques, plus on normalise leur présence », soutient Manuela Spinelli, maitresse de conférences à l’Université Rennes 2, spécialisée dans les Études de genre et co-fondatrice de Parents et féministes (également co-autrice du libre Eduquer sans préjugés, avec Amandine Hancewicz). Un discours qui met toutes les lauréates du Prix L’Oréal d’accord, ayant manqué majoritairement de rôles modèles féminins dans leurs parcours. « Il faut agir dès le plus jeune âge pour susciter des vocations. Casser un peu l’image du mathématicien dans sa tour d’ivoire. Montrer aux jeunes filles qu’il y a des femmes dans les milieux scientifiques », s’enthousiasme Mercedes Haiech. Elle poursuit : « J’aime transmettre les mathématiques ! Que ce soit dans les TD dans le cadre du doctorat, lors de la Fête de la Science, les journées Filles et Maths, les RDV des jeunes mathématiciennes à l’ENS… Quand on a une passion, on aime la partager ! »

Même discours côté informatique, pour Garance Gourdel, qui s’enthousiasme des programmes existants permettant aux filles, en mixité choisie, de découvrir la programmation loin des jugements et des moqueries potentielles, rompre avec la menace du stéréotype et déconstruire les idées reçues. « Dans les stages Girls can code, on fait découvrir le code python, qui est un langage accessible de programmation. Et des filles en stage s’orientent ensuite vers l’informatique, c’est super chouette ! Et même celles qui ne continuent pas dans cette voie-là, ça les familiarise avec le secteur, elles ont moins peur. C’est aussi et surtout un espace de sororité ! », scande-t-elle avec allégresse, citant également le dispositif L codent, L créent, lancé à Rennes par des chercheuses de l’IRISA dans une même volonté de casser les normes et permettre l’accès aux sciences et à l’informatique pour les filles et les femmes dès le collège. Elle n’oublie pas non plus Femmes@numeriques, plateforme d’information autour de la place des femmes dans le secteur. Ou encore l’association ESTIMnumérique. Elle insiste : « Vraiment, ça vaut le coup de se lancer dans ces carrières. C’est très intéressant, c’est collaboratif ! Ce n’est pas juste que les femmes y aient moins accès ! »

INCLURE ET TRANSMETTRE

Donner les mêmes chances aux enfants de développer leurs compétences et de trouver leur vocation, en dehors des stéréotypes de genre. Encourager les filles et les femmes à poursuivre, au cours de leur parcours scolaire et professionnel, leur passion pour les sciences. Lutter contre les violences sexistes et sexuelles à tous les niveaux de la société. Permettre aux scientifiques de transmettre leurs métiers. A l’instar de la mission qui incombe aux doctorantes et post-doctorantes primées par la Fondation L’Oréal en octobre, à l’occasion du Prix pour les femmes et les sciences. Chaque année, une trentaine de chercheuses en sont lauréates et deviennent à leur tour ambassadrices de l’égalité et des sciences auprès des jeunes filles et femmes. Un cercle vertueux qui participe à déconstruire les clichés et à placer la question de l’inclusion au cœur des filières scientifiques. 

 

*Conjointement réalisée par l’Université de Rennes, l’EHESP, l’INSA Rennes, la délégation Bretagne et Pays de la Loire du CNRS, la délégation Inserm Grand Ouest, le centre INRIA de l’Université de Rennes, en collaboration avec l’Agence Sensible : https://lesviesintenses.univ-rennes.fr/projets-et-partenaires

 

En photo : 

- Page d'accueil : Garance Gourdel, doctorante en bio-informatique.

- Dans l'article, première photo : Mégane Bournissou, post-doctorante en mathématiques.

- Dans l'article, deuxième photo : Mercedes Haiech, mathématicienne.

Célian Ramis

Enfermement des femmes : dans l’antre de la folie

Posts section: 
List image: 
Photo extraite du spectacle Rouge amère fantasmagorie, de la compagnie La Morsure. Ici on aperçoit la prostituée dans sa cabine, volontairement floue et insaisissable.
Summary: 
Aliénation et enfermement se conjuguent au féminin dans cette pièce théâtrale et plastique bousculant codes du spectacle vivant et normes patriarcales, au cœur d’une passe entre une prostituée et son client.
Text: 

Composition de photos dans le cadre du spectacle RougeAliénation et enfermement se conjuguent au féminin dans Rouge, Amère Fantasmagorie, pièce théâtrale et plastique de la compagnie La Morsure, qui bouscule les codes du spectacle vivant aussi bien que les normes de la société patriarcale. Un spectacle immersif et déambulatoire au cœur d’une passe entre une prostituée et son client. Mais pas que…

Une atmosphère rouge tamisée. Des objets partout. Et une voix qui murmure : « Ça fait longtemps que t’es pas venu me voir / Je t’ai préparé une surprise ». On entre timidement dans la pièce. La peur de déranger. La peur de renverser les verres disposés sur la table, de faire valdinguer le chandelier, de s’emmêler les pinceaux dans les fils, d’être emprisonné-e-s dans la toile. Et pourtant, on avance, guidé-e-s par la curiosité, l’envie de fouiner et de débusquer des secrets, de se frotter aux interdits… Le frisson du danger. De l’illégalité. De l’intimité. Nos yeux parcourent la salle, nos corps se meuvent lentement, nos respirations sont haletantes et saccadées. On entend presque les cœurs s’emballer. On distingue la gêne camouflée dans l’air grave et sérieux des visages qui n’osent croiser d’autres regards. Chacun-e bien concentré-es. Pour ne pas avoir l’air voyeur. Mais aussi pour ne rien rater.

Pour ne pas manquer un seul des objets disposés dans ce capharnaüm. Alors, dans un silence pesant, tout le monde scrute minutieusement le moindre détail de ce bordel qui semble abandonné. Au milieu des cachets, des boucles d’oreille, tétines, prothèses mammaires, d’une baignoire remplie de fils et d’aguilles, des seringues et des tableaux brodés, on ressent l’inconfort. L’inconfort face aux tabous. Au déséquilibre provoqué par la confrontation du vivant et du mortel. D’une histoire passée et d’une réalité présente. L’inconfort d’avoir pénétré, à la vue de tou-tes et en groupe, dans une maison close qui semble hantée par les vies qui l’ont occupée et les vécus qui l’ont marquée. Petit à petit, on dézoome notre vision, on aperçoit une porte rouge qui trône derrière un parterre de roses. L’œil de bœuf nous invite à lorgner les activités de celle que l’on entend chanter « Love me tender » et susurrer « C’est la première fois pour toi ? / Déshabille toi / Je suis contente que tu sois venu ». Et puis, la porte s’ouvre sur le boudoir de la prostituée. Et nous voilà à la fois projeté-es au cœur de son intimité et à la fois observateur-ices extérieur-es de la passe qui s’y déroule. 

PRENDRE POSITION

Photo extraite du spectacle Rouge avec les femmes du passé qui ressurgissent sur un écran projeté sur la cabine de la prostitutéeC’est là tout le propos de la compagnie La Morsure qui nous embarque dans une déambulation au sein d’un bordel habité par le passé. La pièce Rouge, Amère Fantasmagorie nous met au pied du mur. Face à ces objets, face à cette prostituée, face à nous-même. Elle convoque nos fantasmes, nos imaginaires collectifs, nos expériences, nos préjugés et nous confronte à notre rapport au féminin. Et surtout, elle nous engage à prendre position. « Il y a ce temps dans l’antichambre où les gens arrivent et restent 30 minutes avant d’être invités à entrer dans l’espace clos. C’est une expérience sensible qui passe par le corps pour pouvoir se dire ‘on est bien’ et ‘on est mal’. Comment et à quoi ça tient tout ça ? », interroge Marie Parent, co-fondatrice de la compagnie, co-autrice et co-metteuse en scène avec Christophe Le Cheviller du spectacle.

L’idée : bousculer, déstabiliser. « L’expérience féminine et l’expérience masculine sont en général très différentes. Le procédé immersif et déambulatoire fait son effet. Tu te retrouves toi-même. Il n’y a pas d’obscénité, il y a une stylisation du décor et on ramène le spectateur à son rapport physique et l’homme à sa position de dominant », poursuit-elle. Se déplacer, être en mouvement dans le cabinet de curiosité d’un côté. Se figer, retenir son souffle face à la cabine, de l’autre. Constater l’aisance des hommes choisis pour la passe. Ou une tentative de camouflage du malaise présent ? La discussion enclenchée par la prostituée peut paraitre anodine, banale, et pourtant, elle entre en intimité avec son client, le dévoile et le met à nu, au vu de tou-tes, le pousse à se démasquer ou à révéler sa carapace. La tension est palpable et omniprésente. L’action est lente, intense et puissante.

« On ne cherche pas à effrayer, on cherche le déséquilibre. De là, on peut mettre une pensée, une indignation, un questionnement. On veut que les gens soient en mouvement pour ça. Pour les renvoyer à leur positionnement. Il n’est pas question de jugement ou de morale de notre part », souligne Marie Parent.

LE POINT DE DÉPART

Depuis 8 ans, la compagnie La Morsure réalise un travail pluridisciplinaire, basé sur l’improvisation et le sensible, dans lequel se mêlent théâtre, danse et performances plastiques. Les textes ne sont jamais figés, l’œuvre, toujours en mouvement, prête à « se développer de l’intérieur ». La question qui jalonne leurs esprits à chaque création : comment garantir, au sein du spectacle vivant, un propos, une esthétique ? « On n’est pas dans l’impro pure sinon on peut tomber dans la caricature, le cliché. Mais on est sur la question du tragicomique : regarder le monde et son chaos en face, tout en gardant le ressort comique (qui n’est pas très présent dans Rouge…). Ça vient se contredire et c’est là qu’on crée du vivant ! »

Marie Parent et Christophe Le Cheviller allient les compétences et exigences du théâtre professionnel au regard nouveau et hors des codes de la pratique amateure. « Ça déstabilise l’édifice ! On aime particulièrement bosser avec des publics atypiques (Itep, Ehpad, centre de détention…), comme ils sont moins formatés, on s’éloigne de l’art savant », se réjouit la comédienne. À partir de là, la compagnie ouvre le champ à l’exploration des invisibles. Les femmes sacrifiées, les folies et les limites sont des thématiques récurrentes qui agissent comme un fil rouge dans leurs créations. « Dans notre premier spectacle, We are family, on parlait de la famille nucléaire avec un personnage de la mère, cette femme sacrifiée dans notre époque moderne où elle travaille mais elle est violentée par le contexte de la famille. À tel point, qu’elle devient aliénée. Puis on a eu envie de développer ce personnage », analyse Marie Parent. Ainsi, né un « stand up tragique » sur une femme qui souhaite parler, sans savoir quoi dire et comment le dire :

« Elle cherche une forme à laquelle elle n’a pas accès. C’est drôle et tragique, avec une forme d’espoir. L’idée : qu’on laisse les femmes tranquilles ! »

Photo extraite du spectacle Rouge dans lequel un spectateur joue le client de la prostituéeLA FOLIE, REFUGE DES VIOLENCES

Le thème de la folie intrigue et inspire La Morsure qui creuse son sillon artistique dans l’antre viscérale et psychique du féminin. « La folie féminine nous intéresse. A force d’être tabassée, on finit par sombrer… » La figure de Camille Claudel plane dans les esprits et pourtant, son exemple est loin d’être singulier. La question de l’enfermement apparait rapidement dans les réflexions et processus de création de Marie Parent et Christophe Le Cheviller qui vont poursuivre le cheminement et le parcours de cette mère aliénée, en la fantasmant prostituée dans le spectacle Le Bordel. « Le propos n’est pas du tout autour d’un jugement sur la prostitution. On explore l’enfermement dans les maisons closes. Du choix de la pratique à l’enfermement des femmes qui y travaillent », souligne l’artiste.

Va naitre le dispositif de Rouge, Amère Fantasmagorie dans laquelle éclos l’idée d’un bordel hanté, se matérialisant par la projection vidéo, directement sur la cabine, de prostituées revenantes. À l’extérieur, une performeuse danse et boxe, incarnant la femme qui se débat, qui lutte et qui combat, à quelques mètres de ces fantômes qui viennent nous rappeler l’histoire des femmes, leurs conditions et leur héritage oublié et méprisé par ceux qui ont écrit la grande Histoire. « Une moitié de l’humanité exerce un pouvoir féroce sur l’autre. Comment ça fait pour durer ? Comment ça se fait qu’on mette la responsabilité sur les femmes ? », questionne Marie Parent, animée par toutes les interrogations que soulèvent les thématiques de la folie féminine, du matrimoine et des féminismes. 

VISIBILISER LES FEMMES

En septembre 2023, la plasticienne a installé son exposition Plates coutures au sein du centre pénitentiaire pour femmes de Rennes, un travail débuté durant le confinement. Elle se met à coudre une carte postale sur laquelle figure La Muette, de Raphaël. « Je me suis mise à lui coudre la bouche et les yeux. Et puis, j’ai continué à faire ça sur toutes les cartes postales que j’avais et les beaux livres d’art entre le 12e et le 20esiècle. Je ne suis pas contre les œuvres, je les aime ! Mais j’aime l’idée avec cette couture de dire ‘Voilà où on a été reléguées, nous les femmes, muses, modèles… Rarement créatrices’ ! », s’exclame-t-elle. Son militantisme est joyeux et communicatif, politique et collectif.

De son fil rouge vif, elle visibilise l’Histoire et le sort réservé aux femmes à travers les époques. Et elle transmet son message, son procédé. Aux détenues auprès de qui elle s’est rendue. « On a tissé une toile d’araignée dans la bibliothèque, réalisé un travail d’écriture, des performances photos d’elles qui écrivent, tissent, etc. », souligne-t-elle. Des ateliers ont également eu lieu autour du spectacle Rouge, Amère Fantasmagorie : « On a travaillé sur les enfermements féminins. Pas uniquement en tant que détenues. Elles sont bien placées pour parler de ça et ça les branche, elles sont contentes d’accéder à ce type de proposition. Leurs idées et réflexions permettent d’être en frontale et de nourrir la création. Ce n’est pas juste une action culturelle, on fait de l’impro, on adapte et on gagne des choses dans le spectacle ! »

Dans Rouge, c’est donc tout un imbroglio de vécus et de parcours de vie de femmes qui se matérialisent et se racontent. Avec son lot de violences, de fantasmes, de réalités et de folies. Regarder le monde et son chaos en face, ici, le leitmotiv de la compagnie résonne et vient nous percuter les entrailles, entrant en connexion avec la performance aussi esthétique que militante de Marie Parent qui vit dans sa chair, tout l’après-midi durant, cette condition de domination :

« On se met dans l’état de cette corporalité commune. Et c’est fatiguant parce que c’est dur les oppressions féminines ! »

L’expérience de cette immersion est inédite, brutale et cathartique. Elle bouleverse, secoue, déstabilise. Elle nous unie, nous rend moins seule, nous console, nous répare de son fil invisible et puissant de sororité.