Célian Ramis

Female Pleasure, l’émancipation après la violence

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Cinéma Arvor, Rennes
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Le 11 juin, le cinéma Arvor de Rennes et la rédaction de YEGG partageaient l'affiche pour une soirée projection - débat autour du film documentaire "Female Pleasure" de Barbara Miller. En présence de l'artiste-chercheuse Lis Peronti.
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Aujourd’hui encore, les femmes ne sont toujours pas libres de disposer de leurs corps. Sacralisé, diabolisé, sexualisé, il est un objet de désir, de tentation, de soumission. La réalisatrice Barbara Miller a filmé cinq femmes qui combattent au quotidien l’exercice de la domination masculine sur leurs corps et leurs sexes afin de s’affranchir des normes patriarcales qui, chaque jour, engendrent plusieurs milliers de victimes de violences sexistes et sexuelles. 

Le 11 juin, à 20h15, la séance affiche complet au cinéma l’Arvor de Rennes, obligé de refuser du monde. Face à la forte demande, une nouvelle projection aura lieu le 23 juin à 11h15, au même endroit. Cette fois, sans l’échange qui a suivi avec l’artiste-chercheuse Lis Peronti, bouleversée ce soir-là par le documentaire de Barbara Miller.

Le terme est le bon. Le film est bouleversant puisqu’il dévoile les témoignages intimes de cinq femmes différentes, issues de pays, d’éducation et de religion différentes, qui partagent hélas l’universalité du patriarcat et ses diverses formes de violences.

« Que s’est-il passé il y a des milliards d’années pour qu’ils s’en prennent à nos corps ? On nous contrôle, on nous mutile, on nous frappe, on nous viole et on nous fait porter le chapeau à cause de notre sexe. », s’insurge Leyla Hussein, dans l’introduction. 

CINQ FEMMES, CINQ SITUATIONS DE VIOLENCE

Elle est originaire de Somalie et vit en Angleterre. En tant que thérapeute, elle lutte à la reconstruction psychologique et émotionnelle des femmes excisées - dont elle fait partie - et œuvre pour la diffusion de l’information pour tou-te-s, menant à l’arrêt définitif d’une pratique qu’elle définit comme étant une agression sexuelle sur enfants.

Elle le dit haut et fort, l’excision n’est pas un problème africain ou même asiatique, c’est un problème mondial. Tout le monde est et doit se sentir concerné-e par cette problématique de mutilation génitale effectuée pour contrôler le corps des femmes.

« Qu’y a-t-il de si effrayant dans le fait qu’une femme ait des désirs ? Qu’elle soit un être sexué ? »
interroge-t-elle. 

Deborah Feldman, elle, a grandi dans une communauté hassidique de New York et raconte comment « dans le judaïsme radical, il est impossible en tant que femme de s’épanouir. » Mariée de force à un inconnu, elle devient rapidement mère d’un petit garçon, avec lequel elle finira par prendre la fuite. 

Une fuite qui lui vaut une déferlante de haine et de menaces de la part de sa communauté. Elle écrit alors Unorthodoxpour y relater son histoire et faire pression, au travers de la médiatisation qui se met en marche autour d’elle et de son ouvrage, sur cette dernière, devenant ainsi la première femme ayant quitté la communauté à obtenir la garde de son enfant. 

À l’autre bout de la planète, en Inde, Vithika Yadav se réjouit d’avoir épousé l’homme qu’elle aime. Mais « grandir en Inde, c’est se faire tripoter, peloter et harceler sexuellement n’importe quand et n’importe où dans l’espace public. » Des agressions sexuelles, elle en a subi. En silence tout d’abord. Avant de réaliser qu’elle voulait briser la culture du silence. 

Elle crée Love Matters, première et unique plateforme indienne à parler de vie affective et sexuelle. Pour « parler d’amour, de consentement mutuel, de la masculinité et des oppressions patriarcales parce que le plaisir est aussi important pour les hommes que pour les femmes. »

Doris Wagner voulait quant à elle dédier sa vie à la religion. D’Allemagne au Vatican, son existence va être quasiment anéantie par les viols à répétition que lui fait subir son supérieur hiérarchique. Elle pense mettre fin à ses jours mais finalement ne passe pas à l’acte. Lorsqu’elle sort du silence, la mère supérieure lui balance « Je te pardonne ». 

Les violences se multiplient, elle porte plainte au commissariat. L’affaire est classée sans suite. « La congrégation religieuse n’a pas pris position. Le père qui m’a violée est toujours prêtre. », signale-t-elle, désormais libre de penser par elle-même, libre d’être la femme qu’elle a envie d’être, loin de cette image pieuse imposée qui « prive de personnalité et de liberté ». 

C’est au Japon que Rokudenashiko exerce son art manga dans lequel elle aborde ses expériences personnelles. Un acte qui n’est pas sans difficultés et conséquences dans un pays où « les femmes doivent être invisibles, silencieuses, sourire et ne pas se plaindre » et où « les organes génitaux des femmes sont tabous ».

Arrêtée et jugée pour obscénité en 3D – à partir d’un moulage de sa vulve, elle a créé un kayak vulve – elle entreprend un combat contre l’injustice subie et poursuit son travail d’artiste :

« On vénère le pénis mais moi je dois répondre de l’art du vagin devant un tribunal ?! (…) Les BD contenant de la pédopornographie où les filles se font violer sont autorisées au Japon. »

LE RAPPORT À LA RELIGION

À la suite de la projection, la rédaction de YEGG – partenaire de l’événement – a invité l’artiste-chercheuse Lis Peronti, dont le travail et les performances, véritables outils de prise de conscience, de diffusion du savoir et d’échanges collectifs, participent à la réappropriation du corps de chacun-e.

Émue par la violence des actes racontés mais aussi par la résilience dont ces femmes font preuve, elle partage tout de même son regard sur les propos généraux du film : « On voit des parties très focalisées sur la religion donc on parle de femmes qui sont de plusieurs confessions, de plusieurs pays. Il faut se rappeler que ce sont dans ces situations spécifiques qu’elles sont en train de vivre ces choses-là. Dans d’autres situations, on vit plein de choses pas simples du tout non plus liées à la sexualité, au plaisir, au sexe. »

Ce rapport à la religion, elle l’avait déjà noté dans son travail autour des menstruations. Au Brésil déjà elle entreprenait des performances autour des règles et en venant en France pour poursuivre ses études d’arts plastiques, elle a rédigé un mémoire sur ce sujet auquel elle s’est intéressée dans plusieurs pays et plusieurs cultures.

« Dans plusieurs religions, dans les livres sacrés, il y a souvent cette interprétation disant que la femme, elle est sale, elle va souiller l’homme, parce qu’elle a ses menstruations. Comme on peut voir dans le film. Celle qui quitte la communauté hassidique en parle avec le rituel du bain. Ce bain que la femme prend quand elle vient d’avoir ses règles. », explique-t-elle. 

Si les interprétations religieuses influent sur les mentalités, on ne peut que constater que toutes les sphères de la société sont imprégnées de cette vision négative des règles, de ce dégout et de ce rejet du sujet.

MENSTRUELLEMENT FEMMES

Lis Peronti le dit et l’affirme, il est encore compliqué aujourd’hui, en France, de parler des menstruations, du sexe des femmes et de la sexualité. Elle le voit et le constate régulièrement lorsqu’elle explique ce sur quoi elle travaille.

La femme est sale, la femme est faible. « Alors que c’est juste parce que pendant notre cycle, on a une période très marquée, elle est marquée par le sang mais en fait, les hommes ont des augmentations et des baisses de testostérone tous les jours. Mais ce n’est pas marqué. », poursuit-elle. Selon elle, les menstruations contribuent à forger le rôle « Femme » dans lequel on continue en 2019 d’asservir la moitié de la population mondiale : 

« Souvent, c’est une excuse pour que la femme gagne moins, qu’elle n’ait pas tel ou tel poste parce qu’elle va avoir ses règles et donc être faible. En France, on est dans un état laïc mais quand même, on a des traces de la religion dans le comportement des gens. Il y a souvent cette histoire de la femme qui va être sale, être faible parce qu’elle saigne, elle ne va pas tenir le coup ou elle va être trop stressée parce qu’il y a les tensions prémenstruelles. »

Dans Female Pleasure, Deborah Feldman et Rokudenashiko abordent cette croyance de femme impure lors de la période menstruelle. L’artiste japonaise, condamnée pour obscénité en 3D, s’en défend : « Mon travail n’est pas sale. » Son histoire, Lis l’avait déjà entendue. Elle la connaissait et elle n’a pas pu s’empêcher la première fois qu’elle a vu le film de rigoler : 

« Cette fête de la fertilité, où les gens sont là en train de lécher et de sucer les sucettes de bite et tout va bien… C’est incroyable ! Alors pour elle, ils ont trouvé l’excuse qu’elle était condamnée à cause des données personnelles vendues sur Internet alors qu’elles ne les a pas vendues les données. Elle faisait un échange pour le financement de son kayak. Je trouve que c’est incroyable ! Mais même, tout ce que l’on voit dans le film, je trouve que c’est incroyable de vivre ça encore aujourd’hui. Incroyable et en même temps on le sait que c’est possible ! » 

PAS TOUTES LES FEMMES…

Dans le documentaire, Barbara Miller, de par un récit extrêmement bien construit, fait jaillir la violence inouïe subie par ces cinq femmes et plus largement par un grand nombre de femmes à travers le monde, au quotidien. Tous les continents et les contextes ne sont pas représentés, la réalisatrice s’en tenant aux témoignages de femmes cisgenres, présupposées hétérosexuelles. Un bémol regrettable qui tend à rendre visible un seul pan de la gent féminine.

Sans négliger leurs vécus et traumatismes, le film laisse un vide et un silence sur les lesbiennes, les bisexuelles, les femmes transgenres, les personnes intersexuées ou encore les personnes non binaires. L’artiste-chercheuse l’a bien noté et précise également qu’elle a manqué de « plaisir féminin » au cours de la projection. 

En effet, le titre peut être trompeur. Parce que finalement, on découvre là, non pas la libération sexuelle des cinq intervenantes, mais la manière dont elles ont été bridées dans leur éducation, dans leur apprentissage ou dans leurs expériences. Au fur et à mesure de l’histoire, le récit évolue et les femmes relatent petit à petit comment, concrètement, elles se sont affranchies des normes et des codes.

RÉSILIENCE ET ÉMANCIPATION

Comment elles en sont arrivées à un certain niveau d’émancipation. Un niveau suffisant pour s’affirmer femmes. Pour s’assumer femmes. Partant d’un traumatisme personnel, subi à cause de l’image et de l’assignation femmes, elles sont devenues des militantes féministes et partagent aujourd’hui leur combat pour que d’autres ne se sentent pas isolées et soient mieux informées et armées contre la domination masculine.

Pour Lis Peronti, tout est parti de sa fascination pour le sang menstruel. Sa manière de se déployer dans l’eau, de tourbillonner, d’exécuter une chorégraphie hypnotisante. Au fil de ses recherches, de ses réflexions, de ses rencontres, de ses échanges, de ses performances, de son travail de modèle vivante, elle s'est épanouie :

« Tout ça, ça fait réfléchir sur qui je suis et ça m’aide à me construire en tant que personne. Cette attirance pour la couleur du sang m’a ouvert une porte énorme, c’est là où j’ai commencé à lire des choses féministes, à me questionner, à me rendre compte de la façon dont j’agissais vis-à-vis du monde, des gens, de ma famille, de mes ami-e-s. »

Female Pleasure est un documentaire à voir. Qui rend compte d’une réalité cachée, tue, méprisée, minimisée. Comme le dit Lis Peronti tristement, « on en est encore là ». L’oppression patriarcale est bien ancrée, profonde. Elle établit une hiérarchie selon le sexe et le genre, avec d’un côté les privilégiés et de l’autre, les discriminées. 

AGIR ENSEMBLE

Partout des femmes se libèrent, s’affranchissent et se reconstruisent. Devenant plus fortes et puissantes. Devenant la plus grande peur du patriarcat. Mais elles sont encore minoritaires à accéder à la résilience et à pouvoir faire entendre leurs voix. Les hommes aussi ont leur rôle à jouer et surtout leurs responsabilités à prendre.

Et ça commence en se rendant dans une salle de cinéma comme celle de l’Arvor, dans une bibliothèque comme celle de l’association rennaise déCONSTRUIRE, en écoutant les propos des concernées sans les interrompre ou les remettre en question, en lisant et en partageant régulièrement nos articles, en demandant des conseils de lectures aux libraires de la Nuit des Temps par exemple ou en écoutant des émissions comme Les Héroïnes sur Canal b.

Ecoutez, lisez, regardez, interrogez-vous. Chacun-e peut agir à son échelle. On rappelle qu’une nouvelle projection de Female Pleasure aura lieu à l’Arvor, le 23 juin à 11h15.

Célian Ramis

Pilosité : être en accord avec son corps !

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Avoir du poil aux pattes, c’est la honte. Une touffe sous les bras, c’est dégueu. Et quand c’est l’anarchie sur le pubis, n’en parlons pas. Alors, on enlève tout. Par culpabilité inculquée par une vision patriarcale du corps des femmes.
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Avoir du poil aux pattes, c’est la honte. Une touffe sous les bras, c’est dégueu. Et quand c’est l’anarchie sur le pubis, n’en parlons pas. Alors, on enlève tout. Par culpabilité inculquée par une vision patriarcale du corps des femmes.

La pilosité féminine, c’est le sujet qu’a choisi d’analyser la comédienne et clown Estelle Brochard dans sa conférence gesticulée Le poil incarné, présentée le 7 juin à 20h à la Maison de quartier Villejean. 

« Pourquoi se torturer le corps alors qu’on n’en a pas envie ? C’est psychologiquement tordu ! », s’exclame-t-elle, aussi amusée qu’indignée. Si c’est psychologiquement tordu, c’est parce que l’injonction à s’épiler n’est pas exprimée de manière explicite. Elle est insidieuse : 

« Dès l’adolescence, c’est terrible, on sent le regard des hommes sur notre corps, on sent les jugements sur ce qu’on porte, sur nos poils. Sans qu’on nous oblige à nous épiler, on sent qu’il ne faut pas qu’on les garde. »

Il suffit d’observer les photos dans les médias, la représentation des femmes dans les publicités, les personnages féminins dans les dessins animés, les films, les séries, etc. pour s’apercevoir que toutes les images dévoilent des corps dépourvus de poils. Ainsi, la gent féminine intègre cette information dès le plus jeune âge.

« Ça nous incite à avoir une image négative sur nos corps. On en vient à faire quasi des triples journées. Entre la vie perso, le travail, les taches domestiques et l’épilation, qui prend du temps, qui fait mal, etc. Faut souffrir pour être belle, ça devient normal. Je suis venue à parler de ce sujet-là parce que ça devenait oppressant. J’ai fait le défi de garder mes poils pendant un an. Et là, ça fait un an et 5 mois. C’est devenu un acte politique car je ne peux pas les trouver beaux puisque je n’ai aucune référence de beauté avec des poils. », commente Estelle Brochard qui a depuis rejoint Liberté, pilosité, sororité, un collectif féministe non-mixte luttant en faveur de l’acceptation de la pilosité féminine. 

#ENQUÊTE ÉPILATION

L’enquête Épilation, réalisée par le collectif auprès de 6000 femmes, vient corroborer son propos : environ ¾ des femmes trouvent que leur pilosité est – au moins un peu – laide et près de 8 femmes sur 10 déclarent que leur pilosité leur inspire au moins une émotion négative ; la honte étant l’émotion négative la plus fréquemment éprouvée (par au moins la moitié des femmes).

Le reste des résultats est tout aussi effarant puisqu’il apparaît que seulement 2,7% des répondantes déclarent ne jamais avoir rencontré d’effets secondaires ou de blessures en retirant leur pilosité. Ce qui implique que plus de 7 femmes sur 10 se blessent ou rencontrent des effets secondaires dus à l’épilation ou au rasage.

Si les femmes se torturent donc en se triturant les poils, c’est par injonction confirme l’étude : « Sur une échelle allant de 1 à 10, les répondantes devaient évaluer l’intensité de l’injonction au glabre (1 = Nulle, aucune injonction ; 10 = Très forte ; il est quasi impossible d’échapper à l’injonction). Près de 8 femmes sur 10 ont mis une note égale ou supérieure à 7. »

Le collectif Liberté, Pilosité, Sororité précise en début d’article, à lire sur le site collectiflps.wordpress.com, que leur échantillon surreprésente les femmes âgées entre 20 et 39 ans, féministes, élèves, étudiantes ou appartenant à la classe socio-professionnelle des cadres et professions intellectuelles supérieures.

Et également que « plus une répondante se dit féministe, plus il y a de chance qu’elle ait arrêté de s’épiler ou de se raser ; aussi il est moins probable qu’elle soit épilée ou rasée tout au long de l’année. Les femmes féministes sont par ailleurs moins nombreuses à trouver leur pilosité laide. »

OÙ SE SITUER ? COMMENT SE POSITIONNER ?

Pour Estelle Brochard, la conférence gesticulée permet de se positionner sur un sujet encore méconnu et tabou, sans toutefois culpabiliser le public. Témoigner de ses expériences, qui souvent « parlent aux femmes, et font découvrir la problématiques aux hommes », interroger cette injonction qui participe au contrôle du corps des femmes, réfléchir ensemble et surtout « redonner du sens à nos quotidiens » sont les objectifs de la comédienne, pour libérer la parole et agir ensemble vers l’émancipation de chaque individu. 

Issue d’une famille « tranquille et silencieuse » qui transmet, comme la plupart des familles et des professionnel-le-s, une éducation genrée dans laquelle « les filles sont sages et ne font pas de vagues », la conférence lui a donc permise de prendre la parole et d’oser mettre un positionnement sur cette thématique si importante car « totalement invisibilisée ».

Et c’est aussi un moyen pour elle de ne plus être derrière un personnage. « Je suis comédienne et clown. Et avec le clown, j’ai un solo à partir de 3 ans mais je n’arrivais pas à atteindre ce que je voulais car avec le clown, les gens attendent de rire. Moi, ce que je veux, c’est questionner, débattre ensemble. Avec la conférence gesticulée, je peux me mettre à nu de manière personnelle. Ce que je faisais dire à mon clown, forcément ça ne sortait pas de la même manière. », souligne-t-elle. 

Elle a grandi sans entendre prononcée la fameuse injonction à s’épiler. Et pourtant, elle l’a intégrée. Comme la majorité des jeunes filles : « Au collège, j’étais timide, avec de l’acné… On m’a pas forcé à m’épiler mais j’ai senti, et c’est en ça que c’est insidieux, qu’il ne fallait pas en plus que je garde mes poils… »

Elle poursuit :

« J’ai développé un sentiment d’injustice. Pourquoi les femmes sont-elles obligées alors que les hommes non ? C’est de l’auto-mutilation. On en vient à faire des actes qui nous font mal alors qu’on n’a pas envie de le faire ! C’est tordu ! »

Les médias se régalent de cette culpabilité et jette de l’huile sur le feu en déversant tous les jours des images de femme unique. Blanche, mince, hétéro, sexy. Sans poil. D’où la difficulté à se distancer de la prétendue norme et de la pression.

Estelle Brochard commente les réactions, souvent gênées, des personnes qui découvrent qu’elle ne s’épile pas. Il y a des rires de gêne et des regards surtout. Mais peu de remarques désobligeantes (hors lâcheté numérique bien entendu). Et parfois, des phrases débiles :

« J’ai commencé par laisser pousser juste sous les aisselles au début. On m’a dit que c’était sale et que j’allais repousser les hommes. », rigole-t-elle. « Il y a plein d’idées préconçues en fait, notamment avec l’argument de l’hygiène alors que les poils constituent des barrières naturelles. En fait, ce qui me fait rire, c’est que je me suis découverte féministe à ce moment-là. La question des poils n’est pas isolée, elle fait parti de la réappropriation du corps. Je suis beaucoup plus en accord avec mon corps depuis que j’ai arrêté de m’épiler. »

LE POIDS DU POIL

Il y a le poil de la virilité et le sans poil de la féminité. Raser le pubis des sorcières, tondre les cheveux de celles qui ont couché avec l’ennemi. Cheveux et poils ont des connotations très fortes dans l’histoire du corps des femmes.

La conférence gesticulée « Le poil incarné » entend humblement rendre cette question visible. Sans amener de la culpabilité du côté de celles qui s’épilent :

« L’objectif ici est de pouvoir en parler, de poursuivre la réflexion petit à petit, d’y réfléchir et de ramener du sens dans nos actes.  Que le poil soit plus visible dans le collectif et dans le collectif artistique. »

Elle le dit et le redit, l’injonction est très insidieuse dans l’éducation et « le poids est tellement lourd ! » Sortir en jupe la première fois sans être épilée ? « Pas évident ! » La deuxième et la troisième ? « Pas évident non plus mais on s’y fait, petit à petit. »

Ce spectacle d’éducation populaire, elle espère le faire tourner dans les collèges et les lycées. Pour « requestionner la pub, le rapport aux médias, la pornographie, les violences de genre. » Parce qu’à travers cette question, « on peut parler de plein de choses à propos du corps des femmes ! C’est une déconstruction totale et pour les hommes, c’est déroutant, ils ne voient ça nulle part et ils ne voient pas le temps qu’on y passe, la douleur, l’organisation, etc. Pour nous, c’est du quotidien mais pour eux, c’est invisible. »

Estelle Brochard veut aborder ce sujet de manière légère et drôle. Sans dramatiser mais sans pour autant ignorer les constats. Alors ça perturbe, ça choque, ça alimente les discussions à la terrasse d’un café, les poils font partis de nous, femmes et hommes. Ce qui change, c’est le regard qu’on leur porte.

Célian Ramis

Parité dans les festivals : ça rame sévère...

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Le manque de parité dans l’organisation d’un événement tel qu’un festival de musique, c’est le constat que dresse l’équipe du Don Jigi Fest, dont la 8e édition s’est déroulée les 3 et 4 mai à Vitré.
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Le manque de parité dans l’organisation d’un événement tel qu’un festival de musique, c’est le constat que dresse l’équipe qui gère bénévolement le Don Jigi Fest, dont la 8édition s’est déroulée les 3 et 4 mai à Vitré. 

Il existe un exercice simple : se rendre sur les sites internet des festivals et compter combien de femmes apparaissent dans la programmation. En 2019, elles sont 33 sur 80 groupes invités aux Francofolies, 25 sur 79 groupes invités à Solidays, 14 sur 40 groupes invités au Bout du monde, 24 sur 73 groupes invités aux Vieilles Charrues, 5 sur 22 groupes invités au festival du Roi Arthur et 3 sur 17 groupes invités au Don Jigi Fest.

Pas besoin d’être un-e génie des mathématiques pour comprendre qu’elles sont largement minoritaires, ça saute aux yeux. En revanche, ce que le grand public remarque moins en général, c’est le déséquilibre qui règne également au sein des équipes organisatrices. Et ça, les membres du Don Jigi Fest le réalisent depuis plusieurs mois.

« Même avant cette édition-là, on sentait, rien qu’en regardant notre organigramme, le clivage des hommes à la technique et des femmes à la restauration. », explique Esther Rejai, rejointe par Mael Gerault : « Dans le bureau, c’est flagrant. Il n’y a qu’une seule femme et elle est en co-présidence. Depuis le début du festival, il n’y a eu que 2 femmes, toujours en co-présidence. » 

LA PRISE DE CONSCIENCE

Dans les bénévoles figurent 51% de femmes et 49% d’hommes, dans l’équipe organisatrice (bénévole elle aussi), 35% de femmes et 65% d’hommes. Autres éléments : 8 femmes et 17 garçons dirigent les 25 commissions. Sur le tremplin organisé, 36 artistes, 0 femme.

« On voyait bien qu’il y avait plus de mecs que de nanas mais on ne s’en rendait pas compte à ce point. On réalise maintenant parce qu’on a ouvert le débat entre nous. », souligne Mael. Esther rebondit sur les propos : 

« Les filles l’avaient déjà réalisé avant. Par exemple, c’est assez flagrant que quand on mange tous ensemble, souvent les gars partent et laissent leurs trucs et les meufs font la vaisselle. C’est fou ! Et quand on creuse, on se dit que ça nous concerne nous mais aussi plus globalement le secteur de l’événementiel et ça amène à se poser la question sur plein d’autres domaines : le cinéma, la musique, etc. ? » 

Si pour l’heure, les organisatrices-teurs n’ont pas encore défini de solutions concrètes, ielles ont tout de même lancé la réflexion, tout d’abord afin d’identifier les causes et les freins autour de cette problématique.

COMPRENDRE LE DÉSÉQUILIBRE

« La construction de la personnalité est fortement dépendante de l’éducation, de l’entourage et du parcours de chaque individu. Les mentalités évoluent mais il me semble que l’image de la femme est encore enfermée dans des carcans, et ceux dès le plus jeune âge », répond Laura Gautier qui analyse ici, de la même manière que Roxana Rejai, l’influence des stéréotypes de genres transmis par l’éducation et les représentations. 

Ainsi, les femmes osent moins se positionner sur des postes à responsabilité et les hommes « qui ne sont pas forcément prêts à intégrer n’importe quelle fille » alors que finalement les compétences s’acquièrent « au fur et à mesure sur le terrain ». 

Mais alors comment inciter davantage les femmes à investir les commissions et les postes à responsabilités encore largement dominés par les hommes ? Pour Laura Gautier, l’équipe organisatrice a un rôle à jouer. Car elle sait anticiper les besoins, prévoir la logistique et fédérer autour d’elle.

« Les plus jeunes bénévoles peuvent se découvrir ces qualités au fur et à mesure des années et peuvent être tentés par l’expérience, si on vient les chercher. Des encouragements réguliers et de la reconnaissance permettent aux jeunes de gagner en confiance en soi, et donc de s’investir un peu plus l’année suivante. Ça a été le cas pour moi, je n’ai pas souhaité de prime abord, devenir « responsable » d’une commission, mais on m’a sollicité et insisté pour le faire. », explique-t-elle. 

L’EMPOWERMENT, ÉTAPE NÉCESSAIRE

On note, dans tous les secteurs de la société, que là où les garçons foncent et apprennent sur le tas, les filles, elles, ne s’engagent souvent que dans des domaines dans lesquels elles sont sures de ne pas échouer. Parce que dans l’apprentissage des filles, la curiosité et l’expérimentation sont rarement mises en avant et développées.

Encourager les filles et les femmes à essayer, à entreprendre par elles-mêmes des choses que l’on conjugue davantage au masculin qu’au féminin, est souvent une étape nécessaire pour s’orienter vers la mixité et la parité. Une étape qui doit aller de pair avec l’éducation des garçons :

« Je suis la seule fille depuis plusieurs années (dans la commission moyens généraux, ndlr).N’étant pas forcément bricoleuse, ce n’est pas simple d’évoluer dans ce milieu et de faire passer ses idées dans une équipe entièrement composée de garçons avec des personnalités parfois imposantes. Je pense que c’est une commission que peu de filles souhaitent intégrer ne se sentant pas légitime alors que c’est faux et que la logistique du festival est complètement accessible à tous. », souligne Roxana Rejai, qui poursuit : 

« Je trouve aussi que j’ai davantage le sentiment de devoir « ne pas me laisser faire » au milieu de cette équipe de garçons, plus que si cela avait été une équipe de filles. Cela se retrouve aussi dans l’équipe technique. Je pense qu’il y a une part à jouer par les responsables techniques mais aussi un discours à tenir de leur part pour peut-être plus insister sur le fait que ces commissions sont ouvertes à tous et à TOUTES (ce qui n’est aujourd’hui pas franchement le cas). »

Mael Gerault est co-responsable en restauration au sein du festival. Il constate qu’en 2019, pour la première fois, l’équipe chargée de la restauration a basculé dans une majorité masculine, tandis que les années précédentes, il n’y avait quasiment que des femmes.

UNE QUESTION MAJEURE RELÉGUÉE AU SECOND PLAN…

De manière générale, il souligne « le principal problème de l’événementiel associatif », à savoir « de recruter des personnes compétentes acceptant de donner gratuitement de leur temps. » Ainsi, « la question de l’égalité des sexes est potentiellement reléguée au rang des questions secondaires. »

Et pourtant, on ne peut ignorer cette problématique, non spécifique à l’organisation d’un festival mais plus largement très présente et pesante dans la société patriarcale actuelle. La conséquence d’une organisation déséquilibrée en terme de parité étant son influence sur la programmation. Car on peut supposer que si la question reste secondaire en interne, elle ne sera pas non plus éludée dans l’élaboration de la programmation.

En 2015, le site 99 scènes avait supprimé les noms des artistes hommes des affiches de 13 grands festivals internationaux. Résultat : des affiches quasi vides, voire complètement vides. Quatre ans plus tard, et bon nombre de débats sur la place des femmes dans les arts et la culture plus tard, l’évolution est lente et minime. 

Peu de festivals peuvent se vanter d’avoir une programmation paritaire, encore moins une programmation paritaire plusieurs années de suite, et encore moins une programmation paritaire représentative de la population car non la population n’est pas composée que d’hommes blancs cisgenres hétérosexuels.

PASSAGE À L’ACTION… IL Y A URGENCE ! 

Il est donc plus que nécessaire d’interroger les représentations genrées dans les différents corps de métiers qui composent l’organisation d’un festival, les circuits de diffusion des artistes, les choix éditoriaux lors de la création de la programmation mais aussi les responsabilités politiques et la distribution d’aides financières.

Comme le signale Roxana Rejai en conclusion, il est important de s’équiper d’une vigilance absolue et de créer des espaces dans lesquels chacun-e trouve sa place et puisse s’épanouir :

« On a quand même aujourd’hui beaucoup de bénévoles filles qui prennent des responsabilités, qui sont présentes sur le terrain durant le montage et le démontage, qui sont partantes pour différentes tâches qui naturellement pourraient être associées à des tâches masculines (exemple : création de décor, terrassage, bâcheage, montage de barnums… etc.). Je trouve aussi qu’il y a une place égale qui leur est donnée dans les discussions, dans les réunions, on a très peu de réflexions sexistes à ce niveau-là, toutes les idées sont bonnes à prendre qu’elles viennent d’un garçon ou d’une fille. Le vrai point de vigilance selon moi est cette question d’équilibre au sein du bureau et de cette prise de responsabilité supérieure que les filles n’osent pas demandées ou qu’elles ont intégré d’elles-mêmes comme n’étant pas pour elles. Est-ce qu’on leur laisse un espace pour se présenter ? Pas sûr non plus… »

Heureusement, sur notre territoire, le mouvement HF œuvre à la mise en place d’actions concrètes à développer pour faciliter et privilégier l’égalité entre les femmes et les hommes, et accompagne les volontaires qui s’interrogent et pointent un déséquilibre, à l’instar des organisatrices-teurs du Don Jigi Fest. Un pas que très peu de structures entreprennent malheureusement, alors que ce pas est décisif pour équilibrer la balance.

 

 

Célian Ramis

Suzane : "je suis toujours en quête de liberté"

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De passage à Rennes le 16 mai dernier, Suzane nous raconte, avant de monter sur scène, son parcours, ses influences, son rapport à la liberté, sa relation au féminisme et à l’égalité entre les sexes et sa vision d’artiste. Entretien.
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De passage à Rennes le 16 mai dernier à l’occasion du Ricard Live Music, qui s’est déroulé à l’Ubu, la « conteuse d’histoires vraies sur fond d’électro » nous a raconté, avant de monter sur scène, son parcours, ses influences, son rapport à la liberté, sa relation au féminisme et à l’égalité entre les sexes et sa vision d’artiste. Entretien. 

YEGG : Avant de parler de l’égalité femmes – hommes, on va revenir sur la genèse de Suzane. Vous vous êtes formée à la danse classique, vous vouliez être danseuse. Vous êtes aujourd’hui chanteuse. Que s’est-il passé entre les deux ? 

Suzane : Ça a été un long chemin. J’ai commencé par la danse, ça a été mon premier amour. Ma mère a amené ma grande sœur à un cours de danse classique. Il n’y avait pas de nounou pour me faire garder à cette période donc ma mère m’emmenait avec elle, voir ma sœur prendre ses cours de danse et j’ai accroché de suite !

J’ai même encore le souvenir, et pourtant j’étais très jeune, de ce moment où j’ai vu des corps bouger sur de la musique et je me suis dit que je voulais faire ça. J’étais très petite, j’avais pas le droit d’entrer dans le cours normalement mais la prof a vu que j’étais tellement motivée qu’elle m’a laissé entrer. C’est vraiment parti de là.

J’ai commencé dans ce cours de village et finalement un an et demi ou deux ans après, j’ai demandé à ma mère d’entrer au Conservatoire national d’Avignon parce que je savais que le niveau était supérieur et que j’avais envie de me perfectionner. Je suis entrée au Conservatoire à 8 ans puis à 10 – 11 ans, on te fait passer une audition pour entrer en cursus Danse études, c’est ce que j’ai fait. Ça a marché. Je faisais les cours le matin au collège et puis l’après-midi de 13h à 19h, tous les jours, de la danse.

J’en suis sortie à 17 ans parce que je savais plus trop pourquoi j’étais entrée là-dedans. Je pense que j’étais même dégoutée de la danse à ce moment-là, y a eu tout à coup une espèce de rupture. Je me sentais plus très libre, c’est vraiment une espèce de routine et surtout cette pesée du mercredi… Tu arrives à l’adolescence, tu vois ton corps qui change et c’est vrai que c’est pas évident d’être pesée devant tout le monde.

Ce sont des choses qui me pesaient un petit peu, plus des événements personnels et voilà j’ai claqué la porte du Conservatoire. Entre temps, vers 14 ans, j’avais commencé à chanter. Un petit peu comme ça. Dans les couloirs, je chantais des airs d’opéra italien, de la chanson française. Un peu comme ça. Ou sous la douche.

Rien de très original, c’était vraiment à la base pour compléter mon métier de danseuse, me dire que j’avais deux moyens d’expression, que c’était cool. Avec le temps, je me suis rendue compte que la voix devenait de plus en plus primordiale. Je commençais vraiment à aimer m’exprimer avec la voix donc j’ai pris quelques cours de chant pour perfectionner tout ça.

Et quand j’ai claqué la porte à 17 ans, j’étais un peu dans le flou car je m’étais toujours dit que je voulais être danseuse classique, c’est le truc que j’avais prévu depuis longtemps dans ma tête et puis je sentais que ce n’était plus le bon chemin. J’ai arrêté et ça a été une période assez compliquée.

Ça a été le vrai pétage de câble, j’ai arrêté l’école au passage, je venais de passer mon bac de français, ça s’était très bien passé et puis j’ai décidé de ne pas passer mon bac tout court. Donc il y a eu une rupture avec mes parents à ce moment-là car ils ne comprenaient pas.

Je suis beaucoup sortie dans des clubs et c’est là où j’ai retrouvé l’envie de danser, dans un contexte où on ne me disait plus qu’il fallait que mon pied soit ultra tendu, que je sois alignée aux autres… Ce côté très cadré quoi… J’ai retrouvé cette envie de danser et c’est surtout parce que j’ai découvert la musique électro à ce moment-là.

Je me rappelle avoir pris ma vraie première claque avec l’album Homework des Daft Punk que les dj mixaient pas mal. Je l’ai découvert 10 ans après sa sortie mais c’était vraiment génial. Mon amour pour la musique électronique s’est fait à ce moment-là. Je me suis un peu détendue après ça et je me suis mise à travailler pour avoir un boulot alimentaire. 

J’ai fait plein de petits boulots, du type mettre des fromages à Intermarché, style GO pour le club Med, etc. ça n’a pas duré longtemps, quelques saisons. C’était un peu dur d’être dans un contexte où t’es tout le temps enfermée, les villages vacances c’est un truc où tu fais un peu tout le temps la même chose et c’est vrai que j’ai un peu de mal avec la routine. Je fuis la routine.

Je suis rentrée à Avignon, j’ai trouvé un boulot de serveuse pendant le festival, sur la place la plus touristique. Ça a duré bien 5 ans parce que j’ai fait plusieurs restaurants. Je suis passé d’Avignon à Montpellier. Là-bas, j’ai été serveuse dans un dinner, y avait des grosses télés partout et y avait Elvis Presley partout.

Au bout d’un an et quelques, je regardais Elvis constamment et je me suis demandée ce que je foutais avec mes burgers. Je me disais que c’était ma vie d’avant, quand je dansais, quand j’espérais ce genre de choses. Mais on m’avait tellement dit que c’était pas possible, les adultes m’avaient dit que c’était pas possible.

Donc j’étais dans le flou à ce moment-là mais ça revenait, la musique, la danse, ça commençait à me retravailler. Alors, j’ai plaqué ce boulot de serveuse et je suis montée à Paris. J’ai pris ma valise et un billet OuiGo. J’y suis allée. J’y avais été quand j’avais 7 ans, ma mère m’avait emmené à l’opéra Garnier et je me rappelle m’être dit qu’un jour je vivrais à Paris.

C’était le bon moment pour le faire. Je suis passée de serveuse à serveuse. Le temps de rencontrer des gens. Pour me remettre en selle, je suis passée par une école qui s’appelle l’Académie Internationale de Danse. J’ai pas fait très longtemps à cause du côté scolaire mais c’était pour me remettre sur pattes. J’ai quitté l’école et j’étais uniquement serveuse. C’est là où mon envie d’écrire est revenue.

J’ai toujours écrit des petites choses, sur des post it, etc. mais ce n’était pas encore sous forme de chansons. J’étais comme une éponge à cette époque, j’observais beaucoup autour de moi. J’ai commencé à regarder les clients. C’est très intéressant quand tu es serveuse, tu as un œil sur ce qui se passe à table et tu entends des conversations que tu devrais pas entendre mais tu les entends quand même.

Dès que je lâchais mon boulot, je remontais chez moi ou même je commençais à écrire. Entre le faux filet et le cabillaud, y avait quelques paroles de chanson. Ça a commencé comme ça. J’avais une ou deux chansons et j’avais envie de les faire arranger pour qu’elles soient plus sympas à écouter pour mes trois copains qui écoutaient.

On m’a parlé d’un mec, un jeune producteur qui venait d’ouvrir sa boite. Je le contacte et je lui envoie mes morceaux. La première fois, il trouve ça un peu spécial, un peu singulier. Il réécoute une deuxième fois, une troisième fois et il me rappelle en me disant que la première fois, c’était bizarre, la deuxième, c’était vraiment mieux et la troisième il est accro.

Je suis allée le rencontrer, une fois, deux fois, trois fois. Humainement, ça se passe très bien, je sens que tout ce que je lui raconte sur ma vision du projet, il n’essaye pas de me changer ou de me mouler dans un truc. Donc je me sens en confiance. Il m’a ouvert les portes des maisons de disques.

Il a démarché, on a eu la chance d’avoir plusieurs propositions donc j’ai eu le luxe de pouvoir choisir les partenaires avec qui je travaille aujourd’hui qui sont donc 3ebureau, le label d’Orelsan et M, des artistes qui m’impressionnent beaucoup. C’est pour ça que j’ai choisi de travailler avec eux, mais aussi pour le côté humain. 

Il n’y a pas de trucs où ils veulent me changer. Ils savaient que je voulais m’appeler Suzane, porter une combi, etc. Tout était très clair déjà. Ça a été un peu comme à MacDo, viens comme tu es, donc ça j’ai apprécié. Et puis en parallèle, j’ai signé avec W Spectacles qui s’occupe du live et qui me permet aujourd’hui de faire énormément de dates.

Raconté comme ça, on dirait que ça s’est fait facilement mais y a eu beaucoup de temps. Certaines chansons, comme « L’insatisfait », ont été écrites il y a 3 ans. Je voulais vraiment être impliquée dans mon projet en terme de visuel, de chansons, de clips, de tout quoi !

J’allais justement vous demander votre implication au niveau des clips. Est-ce que vous intervenez dans le scénario ?

Oui, bien sûr, bien sûr. Déjà, j’ai choisi le réalisateur avec qui j’ai travaillé sur les trois premiers clips, qui est Neels Castillon. J’étais tombée sur une vidéo et je cherchais vraiment un réal’ qui sache filmer le mouvement, je trouve qu’il y en a très peu qui savent aussi bien le faire que Neels et j’étais tombée sur une vidéo où il filme un danseur de Christine and the Queens et j’ai trouvé sa manière de filmer très poétique.

On s’est rencontrés, on a fait une collab’ sur les trois premiers clips, ce qui a permis de me faire exister en tant que chanteuse. À ce moment-là, la danse me revenait en pleine figure donc j’avais vraiment envie de la mettre au centre de ce projet. Sans danse, c’est pas vraiment moi donc je ne voulais pas l’occulter.

Petit à petit, le premier clip a permis de faire des concerts, tout s’est répondu, le puzzle s’est un petit peu rassemblé et depuis je continue mon petit bout de chemin. J’ai sorti un premier clip, un deuxième clip, etc. Et là, un nouveau clip a été fait avec Fred de Poncharrat. J’avais envie de quelque chose de différent. On a beaucoup parlé avec Fred, on s’est échangé des synopsis, des références…

Je regarde beaucoup la série The handmaid’s tale et je pense qu’on peut le ressentir dans le clip de Slt. On en est là. Ma grande chance, c’est de pouvoir monter sur scène et de pouvoir rencontrer le public en vrai. Dans les clips, on peut présenter un peu notre univers mais je pense qu’on se présente encore mieux quand on est en live face à des vrais gens. 

Donc c’est ma vraie chance. Entre temps, j’ai eu la chance de partir au Japon, de faire une tournée en Chine, je ne pensais pas dans mon petit appartement ou dans le resto du XXe que quand j’écrivais mes chansons ça me ferait voyager et rencontrer d’autres cultures, etc. Je trouve ça assez fou et j’en profite, j’en profite beaucoup. Et puis je prépare mon premier album.

Ce sera pour la rentrée ? 

Il n’y a pas de date précise encore mais je pense que ce sera maximum janvier. Je tourne dans toute la France en attendant et j’ai la chance d’être programmée sur des beaux festivals comme les Vieilles Charrues. Je profite du live pour me faire connaître petit à petit et le bouche-à-oreille se fait je crois. Les gens partagent ma musique et ça se passe très bien.

Est-ce que ça vient du fait que vous soyez dans le registre des chansons réalistes ? Vous vous dites « conteuse d’histoires vraies sur fond d’électro », est-ce que ça plait qu’aujourd’hui une jeune génération d’artistes parle avec réalisme de la société ? 

Bah, je suis pas très objective moi. L’écriture réaliste chez moi part du fait que j’ai beaucoup écouté des chansons françaises. Vraiment, ma première influence a été Brel, Piaf, Barbara, des artistes français un peu à l’ancienne. De la chanson patrimoine.

Puis de l’électro et j’ai aussi écouté pas mal de rap. Je pense que l’écriture un peu texto, un peu frontale, c’est lié à ça. Le quotidien de nos jours peut être parfois un peu brut et c’est vrai que j’aime bien le raconter de façon assez cash. La nouvelle vague d’artistes casse beaucoup les codes, tout se mélange en fait.

Y a du rap dans de la pop, de la pop dans du rap, on voit que les rappeurs font de plus en plus des refrains chantés et c’est cool parce que c’est une vraie richesse que tout se mélange comme ça. Si ça parle aux gens et que les textes sont immédiats, je suis contente parce que c’était un peu mon but quand même que les histoires soient très vite comprises.

Brel, Barbara, Piaf… Qu’est-ce qui vous touche et vous anime dans ce répertoire ? Et même question dans le répertoire d’Orelsan que vous citez souvent et de Stromae qui s’entend beaucoup dans vos chansons ? 

Je pense que ces artistes-là décrivaient leur époque, à leur façon, décrivaient leur quotidien et le quotidien des personnes qui vivaient à cette époque-là et je crois que c’est ça qui me touche. Je me suis rendue compte que j’aimais raconter des histoires, quand je chantais dans la rue à Saint Rémy de Provence, je chantais du Piaf, et notamment « L’accordéoniste ».

C’est là que je sentais qu’il y avait une vraie communion avec les gens. Quand je racontais des histoires. J’ai senti que c’était là où je me sentais le mieux. Ces artistes-là sont donc assez importants dans mes influences.

Orelsan, j’en parle très souvent parce que je suis très touchée, je pense que tout part un peu de l’écriture quand je parle de chansons françaises ou de rap. Je trouve qu’il a un cynisme… Il me fait beaucoup rire. J’aime son écriture, j’aime son personnage. Mc Solaar aussi que j’aime beaucoup écouter, joue avec les mots, il est très fort pour ça. Mon style se résume certainement entre toutes ces références.

Et puis l’électro. C’est vrai que ça a été assez instinctif de mélanger tout ça. Et je suis ravie qu’on me compare à Stromae parce que la carrière de cet artiste, c’est assez fou et ça m’impressionne un peu quand même d’être comparée à un tel artiste. C’est vraiment quelqu’un qui m’a permis d’oser parce que je suis tombée sur des vidéos de lui qui faisait du son très artisanal dans sa chambre.

Il montrait un aspect un peu facile du truc. Et dans ma tête ça a fait un déclic. Je n’avais pas besoin d’attendre la grosse rencontre, le gros studio pour commencer à faire quelque chose, à proposer ce qui se passe dans ma tête. Il a influencé toute une génération, c’est un artiste qui a cassé les codes et je pense que ça a fait beaucoup de bien pour ceux qui arrivent derrière. Parce qu’on est beaucoup plus libres au final de faire des choses singulières et très personnelles.

Sur le côté liberté, vous dites dans une interview que vous enfilez le costume de Suzane, ça vous permet de devenir Suzane et de devenir vous-même. On voit aussi cette question de la liberté d’être qui on est avec la chanson « Anouchka ». On sent que c’est un thème récurrent chez vous… 

Oui, c’est très important. Je pense que la liberté, j’en ai manqué un peu dans ce Conservatoire où on m’a dit quoi dire, quoi faire, comment me tenir, etc. Donc je suis toujours en quête de liberté et quand je sens qu’une personne peut en être privée, de suite, ça va me toucher. J’écris beaucoup là-dessus.

En tout cas, cette combi, le fait de m’appeler Suzane qui n’est pas mon vrai prénom mais le prénom de mon arrière-grand-mère, c’était une façon pour moi de choisir. Son prénom, on le choisit rarement, c’est papa-maman qui le choisissent et puis tu peux rien y faire. Moi, je me suis dit que j’allais prendre la liberté de choisir mon blaze et je l’ai piqué à mon arrère-grand-mère qui était une femme assez forte qui aimait exprimer son opinion et qui avait beaucoup de douceur.

C’est quelqu’un qui m’a marquée même si je l’ai peu connue. Je n’aurais pas choisi n’importe quel prénom juste pour prendre un vieux prénom qui revient à la mode. Je ne me serais pas appelée Gilberte… J’aime aussi l’esthétique de ce prénom, ce « z » au milieu de nulle part…

Tout ça, c’est une vraie quête de liberté. On peut penser que c’est très concept mais en fait c’est parti de quelque chose de très personnelle. Dans la combi, y a du Elvis Presley, que je voyais toute la journée sur les écran, y a du Bruce Lee parce que mon père est fan d’arts martiaux et qu’il regardait beaucoup La fureur du dragon, et puis Louis XIV, rien à voir avec les deux précédents, mais pour le bleu, le côté royal, que j’ai beaucoup étudié en histoire de la danse et qui est personnage qui a quand même beaucoup aidé le spectacle.  

On pense à Jain aussi… 

C’est vrai mais ça a été un vrai pur hasard. On me parle très souvent de la combi de Jain. J’ai sorti mon premier clip et elle est arrivée quelques mois après avec la même combi. Tant pis, c’est comme ça, c’est un hasard. Mais je la comprends, on est très bien dans une combi. Je l’ai choisie pour la liberté du mouvement, du confort, y a pas des trucs qui se barrent de partout, on est bien là-dedans. La combi, c’est tout ça.

Toujours sur le thème de la liberté, la chanson « SLT », c’est aussi une façon de prôner la liberté des femmes à ne pas se faire emmerder dans la rue, à ne pas subir des violences…

A ne pas subir des violences et à ne pas subir une espèce de peur constante de rentrer d’une soirée parce qu’il est un peu tard, de marcher seule. Je trouve qu’il y a quand même beaucoup d’interdictions. Enfin ce ne sont même pas des interdictions, on le fait de nous-mêmes parce que je sais moi que toutes les femmes qui m’ont éduquées, elles m’ont toujours dit de me taire, de tracer si quelqu’un vient m’emmerder dans la rue, de ne pas rétorquer quelque chose, etc.

Dans ces situations, tu te sens très seule parce qu’au final, c’est limite toi qui a honte de t’être faite emmerder alors que bon y a de raison d’avoir honte ou quoi que ce soit. Je trouvais important d’en parler parce que c’est vrai qu’on dit en ce moment que le harcèlement est un sujet actuel, moi je ne trouve pas tant.

Oui, des artistes féminines commencent à en parler, comme Angèle, et je trouve ça très très bien. Que chacune ait sa vision du truc et le dise de sa propre façon mais je pense que le harcèlement c’est quelque chose qui existe depuis très très longtemps. Qui existait déjà à l’époque de nos grands-mères mais c’est juste qu’on en parlait pas. C’était comme un bruit un peu qui reste dans l’oreille et auquel on s’habitue.

Et là j’ai l’impression que tout ça c’est en train de s’ouvrir au débat et quand il y a du débat je pense qu’on évolue. J’avais un petit peu peur de sortir cette chanson parce qu’il y a toujours un petit côté tabou, un petit coté un peu frontal qui peut secouer mais là où je suis contente, c’est que les filles se sont retrouvées dans mes mots mais les garçons aussi.

La gent masculine est carrément à fond derrière. Elle ne s’est pas sentie stigmatisée, agressée ou jugée. Enfin, peut-être certains mais en tout cas ils ne l’ont pas dit. Et je pense que c’est vraiment ensemble qu’on va faire changer les choses. Pas que les filles d’un côté et les garçons de l’autre. On est à égalité.

Quand des artistes prennent position, certaines n’aiment pas trop qu’on les qualifie féministes, parce qu’aussi c’est à elles de le revendiquer et pas aux autres. Est-ce que vous, vous vous qualifiez féministes ? 

En fait, c’est difficile de mettre un mot dessus. Parce que c’est vrai que féministe, parfois, ça peut sembler péjoratif parce que c’est associé à l’hystérique, elle gueule, elle est pas contente, et limite elle est anti-hommes, alors que c’est pas du tout le cas.

Je pense que oui, j’ai ça en moi. Je me suis très vite rendue compte que j’étais une fille. C’est bizarre de dire ça mais c’est vrai. J’aimais beaucoup jouer au foot avec des garçons à l’école et quand on est petits on se mélange facilement mais quand tu grandis, on te dit « ah bah non on veut plus jouer avec toi parce que t’es une fille ». Comment ça ? Et pourtant j’étais meilleure qu’eux au foot. Donc là j’ai vite compris.

Et puis même chez moi. J’ai toujours vu que mon frère ne se levait pas pour ranger la table. Pourquoi nous les filles on se lève ? Ça a toujours été une vraie révolte ça chez moi, je comprenais pas pourquoi nous on est au rang de « t’es une femme, donc tu dois aller servir ton frère… ». Ça m’a toujours irritée.

Même si j’ai des hommes formidables dans ma vie. Mon père est formidable, mon frère aussi mais il a ses côtés où on se frite souvent parce qu’on n’est pas d’accord sur certaines choses et que petit à petit il grandit et il comprend, il commence à ouvrir les yeux mais voilà…  Donc oui je suis plutôt féministe parce que j’ai envie qu’on arrive à une normalité, qu’il n’y ait plus ce grand écart entre les hommes et les femmes. 

Même, j’ai travaillé dans des restos où on était pas payées pareil alors qu’on porte exactement la même charge, le même poids. Alors pourquoi Nicolas est payé 100 euros de plus que moi ? Ça, ça me révolte.

Le harcèlement, c’est quelque chose que je ne veux plus subir. Je viens d’Avignon, c’est une ville où mine de rien quand tu mets un pied dans la rue principale, c’est même pas une question de tenues (parce que ça aussi, quand tu entends des femmes dire « tu l’as mérité », ça me révolte encore plus), tu te fais siffler assez vite dans la rue. Je l’ai vécu et je suis pas la seule. Il est grand temps d’en parler.

Dans vos chansons, ce sont des portraits. Est-ce que vous faites attention à ce qu’il y ait une galerie qui soit assez représentative de la société et du coup, qu’il y ait autant d’hommes que de femmes ? 

C’est vrai que dans ce premier EP, je parle pas mal des femmes. On m’a souvent dit « T’es pour la femme », peut-être que ça se ressent dans ces 4 titres. Je parle de l’insatisfait, une femme aussi peut être insatisfaite, mais j’ai choisi de décrire un homme.

Je pense effectivement que je vais beaucoup parler des femmes dans cet EP, dans cet album, mais j’ai envie de représenter toute la population, qu’elle soit homme ou femme, vieux ou jeune, homo ou pas homo. Que tout le monde puisse s’y retrouver. Je trouve ça très important car c’est toute la différence qui fait aussi le quotidien et ce qui fait la richesse.

Pour terminer, dans le descriptif de votre projet, il y a le terme « spectacle ». Est-ce un terme qui vous convient ? 

Il y a quelques années, on me demandait souvent si j’étais danseuse ou si j’étais chanteuse. J’avais toujours l’impression qu’il fallait faire un choix. Je me disais que j’étais plus danseuse parce que ça faisait plus longtemps mais je trouvais ça un peu bête de penser comme ça. De toute façon, quand tu utilises un moyen d’expression, c’est pas une question de temps, c’est une question d’envie.

Du coup, je pense que ce que je propose aujourd’hui, c’est du spectacle parce que ça réunit tout ça. Même dans ma façon d’arriver sur scène, j’ai un vieux toc de danseuse, habituée à enfiler un costume, de se dire que la scène ça se mérite et que quand on monte sur scène, on est présentable, on est prêt quoi ! Tout ça mélangé, on peut dire oui que ça devient un spectacle !

Merci Suzane. 

Merci à vous.

Célian Ramis

Dangereuses lectrices, un festival qui rime avec féminismes

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Ateliers du Vent, Rennes
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Les 28 et 29 septembre prochains, aux Ateliers du Vent, aura lieu la première édition du festival littéraire féministe Dangereuses lectrices, porté par l’association CLIT à Rennes. Interview.
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Les 28 et 29 septembre prochains, aux Ateliers du Vent, aura lieu la première édition du festival littéraire féministe Dangereuses lectrices, porté par l’association CLIT à Rennes. Camille Ceysson et Emilie Cherbonnel, respectivement présidente et membre active de la structure, nous parlent de l’organisation. 

YEGG : Qu’est-ce qui a motivé l’envie de créer ce festival ? 

Dangereuses lectrices : Dans le collectif, on est plusieurs à s’est rencontré-e-s en faisant du roller derby, qui est un sport militant mais qui l’est de moins en moins à mon sens et au sens d’autres personnes dans l’association. On avait envie de continuer à militer et en réfléchissant on s’est dit qu’on aimait les livres et qu’on aimait le féminisme donc pourquoi pas un festival autour de la littérature et du féminisme. Tout simplement. Certaines d’entre nous travaillent dans le spectacle vivant, c’était une forme appropriée parce qu’on savait déjà comment faire, on avait déjà les compétences. Ça nous a bien aidé. Puis on a lancé un appel aux copines qui avaient envie de nous rejoindre et aujourd’hui on est une dizaine.

Monter un festival comme celui-là, est-ce que ça répond à un besoin, à un manque sur le territoire rennais mais aussi plus largement breton, voire encore plus largement puisqu’il n’existe pas d’autres festivals comme celui-ci en France ?

Sur la région, il n’y en a pas a priori. Il y a pas mal de festivals autour du livre, ça c’est sûr. Il y a pu aussi avoir des événements féministes comme avec Gast, dans le Finistère, mais Gast a disparu. Il y a aussi eu une édition de la Ladyfest. Je ne sais pas si le public rennais pense qu’il y a un manque mais en tout cas ça n’existait pas. Même au niveau national, il y a des festivals féministes mais j’ai pas l’impression qu’il y ait des propositions sur le texte. Nous, on a choisi cette forme aussi parce qu’elle nous permet de déborder. Il n’y aura pas que du livre. On pourra parler de féminisme en sensibilisant un assez grand public.

L’objectif est de toucher au-delà du public très convaincu, très féminin. L’entrée livres, on espère, permet de faire venir des gens intéressés par la thématique qui vont avoir envie de venir rencontrer une autrice en particulier et puis qui repartiront un peu plus féministes, un peu plus militants. On croise les publics littéraires, les publics féministes et les publics sur la thématique de la sorcière, qui est aussi une thématique qui peut amener un autre type de public.

Avant qu’on parle de cette thématique précisément, on voit dans les festivals littéraires que ce qui manque, ce sont des gens qui programment des femmes. Les femmes sont des lectrices, les bénévoles qui aident à l’organisation sont des femmes…

Les libraires sont des femmes, les éditrices sont des femmes…

On les voit surtout du côté jeunesse mais dans le roman, la fantasy, la SF… Elles disparaissent…

Oui, nous on a envie de mettre en valeur la création féminine et féministe. Parce que oui, c’est toujours un manque. Ne serait-ce que l’objectif de la mixité, on voit que c’est un cauchemar… Quand on voit le festival d’Avignon l’année dernière qui s’est prévalu de mixité alors qu’en fait il n’arrivait même pas à 30%. Mais c’était énorme par rapport aux autres… Cette année, je crois qu’un festival de musique arrive à la parité sur sa programmation. C’est bien mais ça devrait être comme ça tout le temps. Alors, voilà, nous on sera pas à la parité du tout parce qu’on a que des femmes !

Comment est-ce reçu par les collectivités ? Comprennent-elles l’importance de ce type de festival ? 

C’est en cours… Les collectivités en règle générale sont assez ouvertes au projet. On a eu assez peu de réflexions là-dessus. Ponctuellement, on nous dit « Mais vous êtes ouvertes à la mixité ? » et là on se dit que dans l’autre sens, on ne pose la question. Sur notre sujet, qui est le féminisme, on préférera toujours programmer une femme. Ça ne veut pas dire qu’on n’invitera jamais aucun homme mais c’est juste que sur le sujet, ce sont les femmes qui sont les plus compétentes.

Mais c’est plutôt bien reçu par les collectivités car ça leur va en ce moment. Ça peut leur rendre service de communiquer sur le fait qu’ils soutiennent des événements féministes. Enfin, ce n’est pas encore le cas car nous n’avons pas encore de subventions publiques (l’interview a été réalisée le 17 avril, ndlr) mais ce n’est pas impossible.

Notamment, Rennes qui est dans une démarche à ce niveau-là, en étant adhérente d’HF Bretagne par exemple. Il y a une volonté, même au niveau des noms des rues, etc. On est dans un bon moment et les collectivités en sont tout à fait conscientes et ça peut jouer en notre faveur. Mais, là pour l’instant, nous n’avons pas de subventions publiques. 

C’est financé uniquement par HelloAsso pour le moment ? 

En grande partie oui. La campagne dure jusqu’au 13 mai. Aujourd’hui, on est à 86% de l’objectif, il ne faut pas lâcher l’effort. Le plus sera du bonus (l'objectif a été atteint à 120%, ndlr). Forcément, ça crédibilise auprès des partenaires de montrer qu’on a réussi à lever cette somme juste sur l’intérêt que les gens peuvent avoir. Et puis c’est d’autant plus important que la majorité des propositions sont à prix libre. Donc on compte sur un peu de billetterie mais ce n’est pas ça qui financera le festival.

Pour les autrices et les éditrices que vous contactez, est-ce nouveau qu’on leur propose un festival littéraire féministe ? Ou celles que vous avez approchées sont toutes militantes ? 

Oui, elles sont militantes et bien enthousiastes. On a approché que des personnes qui ont un discours ouvertement féministes. C’est important qu’on soit raccords sur les mêmes valeurs et puis que, elles, elles ne se sentent pas piégées en arrivant dans un événement qui est militant alors que elles, elles ne le sont pas. On a eu un seul refus pour des questions de disponibilité mais globalement elles sont toutes très enthousiastes.

Comment avez-vous structuré la programmation ? Si tout n’est pas autour du livre comme vous l’avez dit, peut-on imaginer des spectacles (qui restent autour du texte) ? 

Oui, tout à fait. Tout reste autour du texte mais sous différentes formes. L’idée est d’avoir des temps forts avec des rencontres avec des autrices. Il y a aussi des universitaires comme Fanny Bugnon qui vont venir. Des tables rondes aussi, des moments de lectures, de dédicaces, de toutes les choses qu’on trouve dans un festival littéraire classique, des avant-premières de sortie d’ouvrages (Tarmasz qui sortira Alma en avant-première au festival).

En soirée, on va proposer une pièce de théâtre, en rapport avec la thématique, et après il y aura un plateau musical et le dimanche on proposera une projection de film parce que le film du dimanche soir c’est un peu sacré. Pour terminer le week-end, c’est sympa. Il y aura aussi des ateliers, d’écriture notamment, un atelier avec Rozenn Moro sur comment débusquer le sexisme dans la littérature jeunesse qui sera un atelier plutôt destiné aux parents. Et un brunch, comme tous les derniers dimanches du mois aux Ateliers du vent. 

Vous faites attention à la question de l’accessibilité pour toutes et pour tous, j’imagine que vous faites aussi attention à la question de l’intersectionnalité ? 

Autant que possible oui. C’est jamais simple, on ne veut pas programmer des gens pour être une caution. On travaille sur une proposition avec l’association déCONSTRUIRE.

Au niveau de la thématique choisie, on aborde la figure de la sorcière ou les sorcières ?

C’est quand même surtout la sorcière. La sorcière qui est la femme dangereuse, parce qu’elle sait des choses, parce qu’elle a un comportement hors norme, un mode de vie qui est différent et qui fait qu’on la met au banc de la société. C’est une thématique qui est dans l’air du temps avec l’essai de Mona Chollet qui a bien sûr nourri notre réflexion mais ça fait longtemps que la sorcière est une figure revendiquée par les féministes.

Les féministes italiennes dans les années 70 avaient beaucoup utilisé ça, la revue Sorcière, Michelet aussi dans son essai sur la sorcière pose déjà la sorcière comme une femme victime des hommes parce qu’elle ne correspond pas à la morale catholique de l’époque. Ça nous semblait de bonne augure pour une première édition. C’est une thématique qui permet plein de trucs parce qu’elle est aussi dans la pop culture, ça touche tout le monde pour le coup. De la littérature jeunesse jusqu’au roman, en passant par le cinéma, les travaux universitaires, etc. 

Au niveau de l’accessibilité, il y a aussi le croisement des genres. Les autrices ne sont pas cantonnées à la jeunesse, elles investissent tous les genres de la littérature…

Oui, l’idée c’est vraiment d’avoir un panel le plus large possible pour pouvoir inviter un plus grand public aussi.

Les conférences sont orientées sur les autrices qui parlent de leurs œuvres ? 

Pas uniquement. L’idée, c’est aussi de les faire dialoguer entre elles sur leurs visions du féminisme. On annoncera toute la programmation en juin. On n’a pas de date précise pour le moment mais l’idée est de faire l’annonce avant l’été. Pareil pour l’appel à bénévoles.

Merci beaucoup, des choses à ajouter ?

On peut ajouter qu’il y aura un village associatif présent tout le week-end, avec des associations amies car on est plus fort-e-s à plusieurs et on se nourrit des un-e-s et des autres. Et puis il y a aura des surprises, des animations, des temps de lecture, plein de petites choses qui vont venir émailler les propositions. Si des gens veulent être partenaires, sponsors, on est hyper ouvertes à toutes les propositions ! 

 

 

 

 

Célian Ramis

"Si on n'y regarde pas de très près, on tombe dans des programmations inégalitaires"

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Location: 
Musée des Beaux Arts, Rennes
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Quelle est la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels en Bretagne ? Le 16 mai, HF Bretagne faisait le point sur les freins, les stéréotypes genrés et les solutions.
Text: 

Le 16 mai, à 17h, la salle de conférence du musée des Beaux Arts de Rennes est pleine à craquer. Des élu-e-s, des responsables artistiques, des directeurs de salles de spectacles, des artistes, des militant-e-s et des curieu-ses répondent présent-e-s à l’invitation d’HF Bretagne qui présente ce jour-là l’édition 2019 de son diagnostic chiffré concernant la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels en Bretagne. 

C’est un travail colossal que réalise les membres d’HF qui, tous les deux ans, publient un état des lieux alarmant sur la place des femmes dans le secteur des arts et de la culture. Dès la première page de la plaquette, on frémit. Les femmes sont majoritaires sur les bancs des écoles d’art puis « elles deviennent moins actives, moins payées, moins aidées, moins programmées, moins récompensées, et enfin moins en situation de responsabilité que leurs homologues masculins. »

Et pour bien mettre en perspective ce constat, les chiffres abondent : les femmes représentent aujourd’hui 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. Et « à poste égale et compétences égales, une femme artiste gagne en moyenne 18% de moins qu’un homme ». 

L’IMPORTANCE DE LA VEILLE STATISTIQUE SEXUÉE

La veille statistique sexuée permet donc de repérer les inégalités entre les femmes et les hommes mais aussi et surtout participe à la prise de conscience. L’enjeu d’HF Bretagne étant de faire comprendre à chacun-e que tout le monde est concerné et que chacun-e à son échelle peut agir en faveur de l’égalité.

Le travail colossal de collectes des données a été effectué par Yulizh Bouillard, avec la participation de plusieurs militantes bénévoles de la structure et s’appuie sur la programmation ainsi que sur les informations délivrées sur les sites internet des établissements de culture (toutes les informations sur la méthodologie sont à lire dans la plaquette).

« Compter, on le fait depuis l’origine d’HF Bretagne. Même nous, conscient-e-s des inégalités, on ne se rendait pas compte à ce point de la situation. C’est salutaire d’avoir les chiffres. Et d’avoir les chiffres les plus précis possibles en région. Ça permet d’observer les évolutions timides, mais aussi positives quelques fois, et d’identifier les freins, les endroits de blocage, etc. », explique Laurie Hagimont, coordinatrice d’HF Bretagne. 

C’est lors de la première restitution de l’étude chiffrée d’HF Bretagne qu’Odile Baudoux, chargée de coordination et de programmation au Triangle, a réalisé l’importance des inégalités. Elle tient le même discours que Laurie Hagimont :

« Je savais qu’il y en avait mais pas à ce point ! Je me suis donc interrogée et la programmation du Triangle n’était pas égalitaire, ni comptabilisée d’ailleurs. À partir de là, j’ai décidé de faire quelque chose à mon échelle. Pour construire une programmation égalitaire, il n’y pas de hasard ni de magie, il n’y a que du volontarisme à avoir. Il faut compter, sinon on a toujours l’impression que ça va. »

Elle l’avoue aisément :

« Si on n’y regarde pas de très près, on peut tomber rapidement dans des programmations inégalitaires. »

Ainsi sa démarche est passée de la prise de conscience à l’action concrète, en passant par la remise en question et la mise en place de moyens tel que l’ajout d’une case « Hommes / Femmes » dans son tableau Excel.

« C’est une nécessité et une réalité. Alors oui, parfois au détriment d’un homme que j’aimerais programmer, je fais pencher la balance vers une femme que j’ai aussi envie de programmer. Pour atteindre l’équilibre. », souligne Odile Baudoux. 

LE VOLONTARISME DOIT ÊTRE COLLECTIF

À celles et ceux qui, interrogé-e-s sur leurs programmations inégalitaires d’année en année, rétorquent que le sexe n’est pas un critère, la programmatrice du Triangle est du genre à les inciter à « aller voir davantage d’artistes femmes », même si cela implique « d’aller un peu plus loin et de prendre du temps. »

De par ce conseil avisé, elle soulève implicitement plusieurs facteurs de freins. D’un côté, l’invisibilisation des femmes artistes et le sentiment d’illégitimité à être sur la scène, à la direction d’un projet artistique ou d’une salle, en raison du manque de représentativité perçue dès l’enfance. D’un autre, le manque de démarche volontaire de la part des programmateurs-trices feignant ignorer le système inégalitaire du secteur de la culture.

Attentive à la question de la parité – qui ainsi révèle que les femmes ont autant de talents que les hommes et que ces dernières peuvent s’orienter vers toutes les disciplines, une fois passée la barrière du genre et de la représentation genrée – Odile Baudoux regrette néanmoins que la saison prochaine soit moins équilibrée :

« Sur la programmation de l’année prochaine, on est plus sur du 60 – 40. Il y a des raisons conjoncturelles à ça : des questions d’agenda, de partenariat, etc. Parce que je ne suis pas toute seule à décider et à bâtir cette programmation. On n’y arrive pas toute seule si tout le monde ne décide pas de mettre l’égalité au centre des priorités. C’est tous et toutes ensemble qu’il faut le faire. »

Tous et toutes ensemble. Pour éviter de reproduire de saison en saison le cercle vicieux de la majorité masculine. Si depuis 2014, la part des femmes responsables artistiques programmées en Bretagne est passée de 17% à 22%, l’évolution est lente et timide. Cette part représente 34% dans les structures labellisées par l’Etat (hors musiques actuelles) et 16,6% dans les lieux de musiques actuelles. Et atteint seulement les 11% dans les musiques classiques.

« On va mettre en place le comptage dans les actions culturelles », s’engage Béatrice Macé, co-fondatrice et co-directrice de l’Association TransMusicales.

« Comme à chaque fois que HF nous pose la question, je n’ai pas les chiffres concernant la place des filles sur les actions culturelles. Mais comme à chaque fois, on s’engage à répondre l’année suivante. »

L’IMPACT DES ACTIONS CULTURELLES

Depuis 3 ans, HF Bretagne et l’ATM travaillent en partenariat à l’occasion des TransMusicales. Chaque année, une table-ronde, intitulée « Les femmes haussent le son ! : elles sont (presque) là », est organisée autour de la place des femmes dans les musiques actuelles démontrant le manque d’égalité dans ce secteur et valorisant les initiatives et les discours d’empowerment.

« Au cours de nos actions culturelles avec des classes d’école primaire ou de centres de loisirs, on n’a jamais remarqué de répartition genrée dans les postes qu’ils se donnent. Quand on les a laissé choisir librement les missions, un gars et une fille se sont mis à la technique, un gars et une fille à la prévention et les autres filles à l’accueil des artistes, la billetterie, la communication, etc. On constate qu’à ce moment-là, ils n’ont pas encore de représentation genrée et qu’ils s’imaginent, filles comme garçons, de partout, à tous les postes, etc. Et c’est vraiment notre objectif de leur ouvrir les portes ! », souligne Marine Molard, responsable des actions culturelles au sein de l’ATM. 

Pourtant, elle ne peut que constater que dans la diversité des propositions, l’équilibre est rompu malgré une co-direction paritaire et un pourcentage de 100% de femmes aux postes à responsabilités dans la structure, la technique est assurée par 99% d’hommes et la programmation établie par 100% d’hommes.

Et dans les groupes que les enfants découvrent et rencontrent, les femmes occupent quasi systématiquement le poste de chanteuse.

« S’ils ne voient que des batteurs par exemple, ils vont penser que c’est un instrument pour les hommes. Sans intention de notre part, on a ce risque de créer des stéréotypes à travers nos actions culturelles. »
conclut Marine Molard.

Une attention particulière doit donc être portée en parallèle d’une remise en question de la construction de la programmation qui doit être davantage égalitaire et diversifiée. On en revient à la nécessité du comptage. Pour prendre conscience des inégalités et tendre vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

PROGRAMMER DES FEMMES, C’EST POSSIBLE !

Jean Roch Bouillier, directeur du musée des Beaux Arts de Rennes, se souvient que dans les années 1990 et 2000 avec l’émergence des gender studies, les débats autour du comptage étaient houleux. Le déclic pour lui, c’est l’exposition Elles, présentée au centre Georges Pompidou entre mai 2009 et février 2011, qui a réuni 350 œuvres de 150 artistes (femmes, faut-il le préciser…) du début du XXe siècle à nos jours. 

« C’est un grand moment de bascule. L’exposition a montré que c’était possible de programmer des femmes. De nombreux musées ont engagé une réflexion sur la place des femmes dans les programmations et dans les expositions. On travaille sur ce sujet depuis 4 ans au musée des Beaux Arts de Rennes et cela aboutira à une grande exposition, dès le 29 juin, intituléeCréatrices, l’émancipation par l’art. », s’enthousiasm-t-il, précisant : 

« Ce n’est pas juste un coup d’une fois, c’est le fruit d’un travail et d’une réflexion. Ce musée a plusieurs fois était dirigé par des femmes et compte un nombre important de femmes artistes. »

Depuis plus de 10 ans, les femmes représentent entre 63 et 65% des étudiant-e-s des écoles supérieures d’art en France, nous indique la plaquette réalisée par HF Bretagne. Toutefois, les artistes exposé-e-s sont 67% d’hommes et 33% de femmes. Et on remarque que les femmes exposées le sont souvent moins longtemps que leurs homologues masculins et plus souvent dans des expositions collectives.

Prendre conscience des inégalités est une étape. Comprendre les freins et les blocages, en est encore une autre. Agir concrètement à l’égalité entre les femmes et les hommes et participer au maintient de l’équilibre, encore une autre. Le travail est colossal, la rigueur doit être de mise. Mais pas seulement : le plaisir aussi, comme le souligne Laurie Hagimont :

« Nous avons beaucoup de plaisir à travailler sur ces questions-là ! »

PASSER À L’ACTION

Questionner, interpeler, se remettre en question, réorganiser et agir ne doivent pas être vécus comme une contrainte mais sont aujourd’hui indispensables à la mise en place d’un système affranchi des assignations de genre et du manque de représentativité. Et tout le monde a un rôle à jouer, à son échelle. C’est le sujet du dernier chapitre de la plaquette « Et maintenant, que fait-on ? » et de l’échange qui suit la présentation, ce jeudi 16 mai.

L’égalité n’est pas une affaire de femmes, les deux sexes étant enfermés dans des stéréotypes de genre (l’un bénéficiant de privilèges qu’il est urgent d’identifier et de questionner afin de rebattre les cartes). Education non genrée et transmission d’un héritage riche débarrassé de l’hégémonie masculine, blanche, hétéro et occidentale sont des outils essentiels dont il faut se munir.

« Il est important de s’asseoir sur notre héritage qu’est le matrimoine. C’est important pour affirmer notre légitimité, notre position en tant qu’artiste. » 
précise à juste titre HF Bretagne

La structure propose alors des événements tout au long de l’année afin de valoriser ce matrimoine, de réfléchir ensemble à la question et accompagne également celles et ceux qui souhaitent agir.

Dans les pistes concrètes qu’elle présente en fin de plaquette, collectivités et financeurs publics, écoles d’art, responsables de lieux culturels, artistes et compagnies, et médias peuvent déjà piocher dans des idées a priori simples mais souvent mises de côté.

ADOPTER DES RÉFLEXES

Les médias sont par exemple invités à donner aux femmes une visibilité et un nom, à s’appuyer sur le guide de communication sans stéréotype de sexe du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes pour écrire ou encore à se former à la méthodologie de comptage pour être en capacité de vérifier les informations.

Les collectivités et financeurs publics à mettre en place une analyse de la répartition de l’argent public pour apporter des mesures correctives en faveur de la parité et à mettre en valeur notre héritage culturel dans sa globalité (le patrimoine ET le matrimoine).

Les écoles d’art à enseigner une histoire mixte des arts et valoriser les créatrices du passé, à veiller à la parité dans les équipes pédagogiques et à encourager la prise de parole sur les violences sexistes et sexuelles.

Les responsables de lieux culturels à se former, comme les médias, à la méthodologie de comptage, à veiller à une meilleure représentation des femmes dans les expositions et sur scène et à distribuer les moyens de co-production et de résidence de façon paritaire.

Les artistes et compagnies à explorer le matrimoine de leurs disciplines et à valoriser les personnes qui accompagnent leur travail et qui sont souvent des femmes (production, diffusion, administration, costumes…).

D’autres pistes concrètes sont à découvrir dans la plaquette, sur le site d’HF Bretagne. « Qu’on arrête de se taire sur ce qui n’a pas lieu d’être ! », conclut la coordinatrice de la structure. Elle a raison. Qu’on arrête de se taire. 

 

L’AGENDA D’HF BRETAGNE : 

  • 6 juin dès 20h30 : la boum d’HF Bretagne aux Ateliers du Vent. 
  • Dès septembre : une pastille quotidienne sur le matrimoine sur les ondes des radios associatives de Bretagne, en partenariat avec la CORLAB.
  • Dimanche 15 septembre : « D’hier à aujourd’hui, quelle place pour les femmes dans la création artistique ? » Rencontre avec HF Bretagne dans le cadre de l’exposition Créatices, l’émancipationpar l’art au musée des Beaux Arts de Rennes. 
  • Dimanche 29 septembre : « Dangereuses autrices ? Histoire de la masculinisation de la langue » par Eliane Viennot dans le cadre du festival Dangereuses lectrices (les 28 et 29 septembre aux Ateliers du Vent). 
  • Mardi 8 octobre : « Le cinéma féministe dans les années 70 » par Hélène Fleckinger, dans le cadre des Mardis de l’égalité de Rennes 2. 
  • Novembre : « La fabrication de la valeur esthétique », conférence de Bérénice Hamidi-Kim (lieu à définir). 
  • Décembre : table ronde HF Bretgane aux TransMusicales. 

 

 

 

 

Célian Ramis

"Restituer leur humanité aux personnes noires"

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À travers une perspective intersectionnelle, Djamila Ribeiro, chercheuse et maitre en philosophie, prône l’importance du débat et de la connaissance des questions et conditions de vie des féministes noires.
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À travers une perspective intersectionnelle, Djamila Ribeiro, chercheuse et maitre en philosophie, prône l’importance du débat et de la connaissance des questions et conditions de vie des féministes noires. Deux de ses ouvrages La place de la parole noire et Chroniques sur le féminisme noir ont été traduits en français par les éditions Anacaona avec qui elle effectue une tournée de promotion et de sensibilisation. Le 15 mai, l’autrice militante était à Rennes, notamment au local de l’association déCONSTRUIRE, en partenariat avec le collectif Brésil Rennes. 

« En nommant les oppressions de race, de classe, de genre, on comprend la nécessité de ne pas hiérarchiser les oppressions, de ne pas crier comme l’a dit Angela Davis dans son discours Les femmes noires dans la construction d’une nouvelle utopie,« la primauté d’une oppression sur d’autres ». », peut-on lire dans l’introduction de La place de la parole noire

Elle est pour un débat « sain, honnête et de qualité ». Et, au sein de ses deux livres, elle parvient à y participer de plusieurs manières et surtout ne le fait pas seule puisqu’elle s’appuie sur la production littéraire et intellectuelle de femmes noires, souvent ignorées, méprisées et oubliées de l’Histoire afin de provoquer en elles, et plus largement à toute une population, un sentiment d’illégitimité. 

Ainsi, elle s’entoure dans ses écrits de chercheuses et penseuses noires dont elle dresse une courte liste, à titre d’exemple, dans ses chroniques : Sueli Carneiro, Jurema Werneck, Nubia Moreira, Lelia Gonzalez, Beatriz Nascimento, Luiza Bairros Cristiano Rodrigues, Audre Lorde, Patricia Hill Collins, bell hooks. 

Djamila Ribeiro prend soin également de contextualiser ses propos, toujours mis dans une perspective de conscientisation. Conscientisation de l’hypocrisie brésilienne quant à sa démocratie raciale, conscientisation d’un racisme systémique instauré depuis longtemps et qui perdure dans un État qui chaque année comptabilise 30 000 jeunes victimes d’homicides dont 77% sont noirs (des morts que très peu de personnes pleurent, les médias en parlant à peine, voire pas du tout), conscientisation des privilèges des blanc-he-s et conscientisation des multiples oppressions dont sont victimes les personnes noires, en particulier les femmes. 

Son discours est franc et honnête, toujours très clair, l’activiste ayant à cœur de rendre ses paroles accessibles à tou-te-s. « Il faut en finir avec le syndrome du privilégié où l’individu juge qu’il peut parler de tout sur tout. Il peut parler, certes. Mais dans certains cas, la question à se poser est : « Dois-je parler ? » » / « En tant que noire je ne veux plus être l’objet de l’étude, je veux en être le sujet. » / « Alors que les femmes blanches luttent pour le droit de vote et le droit de travailler sans l’autorisation du mari, les femmes noires se battent pour être reconnues en tant que personne. »

Si son sujet d’études et de recherches s’ancre au Brésil, on note néanmoins, comme le souligne à la fin de la conférence Aurélia Décordé Gonzalez, fondatrice et directrice de l’association déCONSTRUIRE, des similitudes avec la situation des personnes noires en France. L’universalité révélée ici n’est pas celle des féministes universalistes blanches mais bien celle des oppressions et discriminations vécues par toute une population ciblée en la seule raison de sa couleur de peau. 

« Le Brésil est un pays extrêmement raciste. C’est le pays n°1 sur les assassinats de personnes trans et cela a un impact sur la population LGBTI en général. C’est un pays libéral dans l’image mais très conservateur sur ces questions. Il est important que les féministes noires soient connues. Depuis les années 70, elles réfléchissent à comment combattre le sexisme, le racisme, les LGBTIphobies, etc. de manière croisée. Le Brésil a une production venue des féministes noires qui ont été invisibilisées dans leur propre pays ! C’est un épistémicide. », souligne-t-elle, mentionnant également : 

« Le Brésil est dans le mythe de la démocratie raciale. 54% de la population est noire et c’est le dernier pays à avoir aboli l’esclavage. Le pays a longtemps nié l’existence du racisme et pourtant, le racisme structure toutes les relations sociales là-bas. Le genre et la couleur de la peau informent de la classe sociale. »

Comme dans l’hexagone, les espaces de pouvoir sont occupés par des hommes blancs, hétéros et riches. Le monde de l’édition n’est donc pas exempt de cette norme non représentative de la société et à l’instar des autrices afrobrésiliennes Conceiçao Evaristo et Jarid Arraes, Djamila Ribeiro dénonce le racisme dans ce secteur : « Seulement 10% des livres publiés ces 10 dernières années au Brésil ont été écrits par des auteurs noirs. »

Pendant ces études, jamais elle n’a étudié de femmes philosophes, encore moins de philosophes noir-e-s : « On me disait qu’ils n’existaient pas. » Alors, lorsqu’elle publie La place de la parole noire, son livre crée la polémique : 

« Les blancs étaient gênés et disaient « On ne peut plus parler ! » alors qu’historiquement ils ont toujours eu le droit de parler. Les personnes blanches ont du mal à parler de la blanchité et des privilèges. Moi, je suis pour encourager le débat au Brésil, surtout avec ce nouveau président qui nous attaque. Il est important de nommer les réalités parce que sinon on ne peut pas trouver de solution. »

Une des réalités sur laquelle elle insiste, c’est l’absence de connaissances, l’absence d’histoires, le silence autour de la culture afrobrésilienne et africaine, qui mènent au « génocide du noir brésilien ». Parce qu’on tue sa culture mais aussi on le tue. En toute impunité. Toutes les 23 minutes, un jeune noir est assassiné par la police au Brésil. À l’international, peu de ces meurtres agitent l’opinion publique. 

Comme elle le dit dans ses chroniques, le Brésil s’est ému de l’attentat contre Charlie Hebdo puis au Bataclan en France en janvier et novembre 2015, à raison précise-t-elle, mais qui s’indigne « devant l’assassinat de ces cinq jeunes de Costa Barros, devant l’assassinat de Claudia Ferreira, devant celui d’Amarildo ? » 

Seul le meurtre de Marielle Franco a suscité l’émoi ici, oubliant que c’est monnaie courante au Brésil, et fermant les yeux sur la situation assez similaire au niveau des violences policières en France (une personne noire meurt tous les mois sous les balles de la police, précise Aurélia Décordé Gonzalez, « ce qui est bien sûr déjà beaucoup trop. »).

Lorsqu’elle était secrétaire adjointe aux droits humains à la mairie de Sao Paulo, Djamila Ribeiro œuvrait pour une politique à destination de la jeunesse noire mais aussi pour accompagner les femmes, notamment les mères dont les enfants ont été tués.

« La plupart de ces politiques sont aujourd’hui détruites par le nouveau gouvernement. »
souligne-t-elle.

La municipalité a basculé côté conservateurs. La problématique est encore plus large que la déconstruction pure et dure de politiques mises en place avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. En 2003, une loi oblige que l’enseignement dispensé aux élèves leur apprenne l’histoire afrobrésilienne et africaine. Mais tout comme la loi française de 2001 concernant les cycles à l’école sur la vie affective et sexuelle, son application dépend de la bonne volonté des directeurs d’établissement. « Ou de la bonne volonté des autorités municipales. », précise la militante, pointant le vice qui grignote peu à peu les esprits. 

« Malgré tout, on a avancé ces dernières années et certains manuels scolaires ont été refaits. Grâce à ça, des écoles se sont mises à raconter ces histoires et c’est important. Mais le problème est que cela dépend des gouvernements locaux. Après 2016, les fondamentalistes chrétiens ont inventé « l’idéologie du genre » et ont raconté qu’il s’agissait d’apprendre aux enfants à être gays. A l’Assemblée nationale, ce groupe de fondamentalistes est important et c’est ce débat qui a fait gagner Bolsonaro, qui croit beaucoup en cette idéologie du genre. », explique Djamila Ribeiro. 

Un témoignage qui n’est pas sans rappeler les discours de Civitas et de la Manif pour tous dans l’Hexagone qui s’insurgeaient contre l’ABCD de l’égalité qui aurait soi-disant appris aux enfants à se masturber et contre la diffusion du film de Céline Sciamma, Tomboy, beaucoup trop trouble en terme de genre… Des inepties.

Ainsi, au Brésil, les professeur-e-s qui parlent des féminismes et de l’histoire afrobrésilienne sont sanctionné-e-s, attaqué-e-s. Et ce n’est pas ce gouvernement qui va réhabiliter les autrices noires. C’est pourquoi un collectif dont fait partie Djamila participe à l’instauration de ce débat sur la scène publique nationale, publiant des ouvrages sur l’invisibilisation historique de ces femmes, sur l’incarcération de masse de la population noire, sur le racisme en tant que structure étatique mais aussi sur l’intersectionnalité, les lesbiennes ou encore le transféminisme. 

« On a besoin d’autres constructions pour restituer son humanité aux personnes noires. Cela marque notre estime personnelle. Il y a une vraie importance dans le fait d’étudier les auteur-e-s noir-e-s. Est-ce bien réaliste dans un pays comme le notre composé à 54% de personnes noires de ne pas étudier la production noire ? »

insiste l’autrice, qui tient également à pointer une autre aberration : 

« Au Brésil, on parle aussi du racisme écologique. Par rapport aux populations autochtones qui avaient conscience de l’environnement et qui ont été complètement décimées. Tout comme les religions afrobrésiliennes ont cette conscience également mais sont diabolisées et discriminées. Ces peuples qui ont conscience de l’importance de la préservation de l’environnement ne sont pas écoutés. Mais aujourd’hui le capitalisme blanc du nord récupère ces thématiques et vont expliquer aux groupes qui restent comment préserver l’environnement ! »

Elle prône la restitution de leur humanité à tous ces groupes attaqués pour que leur existence ne soit plus marquée quotidiennement par la violence. Et pour avancer, le débat doit avoir lieu : 

« Il est important de voir dans l’histoire comment la lutte contre l’oppression de genre et la lutte contre l’oppression de race sont imbriquées. Tous les mouvements de femmes ne sont pas féministes car certaines ont la vision du féminisme comme étant quelque chose d’européen. Je ne partage pas cette vision mais il est important de maintenir le dialogue avec tous les groupes. »

Et pour que le débat ne soit pas stérile, il est important de s’informer et d’écouter la parole des concerné-e-s. À Rennes, l’association déCONSTRUIRE agite notre curiosité, l’enrichit et la renforce avec sa bibliothèque qui compte dans sa base un grand nombre d’ouvrages, tous genres littéraires confondus, dont ceux désormais de Djamila Ribeiro, traduits et publiés aux éditions Anacaona (du nom de la fondatrice mais aussi de L’insurgée des caraïbes). 

Célian Ramis

Ecoféminisme : le choc des consciences

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En quoi écologie et féminisme sont-ils liés ? Pensés tous les deux comme étant affaires de femmes, il est temps de déconstruire les idées reçues, sources de discriminations, d’inégalités et de destruction massive.
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Gaïa, la Terre-Mère, Dame Nature… La terre et la nature ont été et sont toujours, dans la mythologie et dans la poésie, personnifiées au féminin, à l’instar de leurs plus grandes représentantes à forme humaine, les nymphes, caractérisées divinités subalternes.

Des jeunes filles en fleur, souvent associées aux satyres – divinités masculines à cornes et à pieds de bouc - qui fertilisent la nature, adulent les dieux et débordent d’hypersexualité. Une piètre image qui aujourd’hui encore perdure. Pas étonnant donc que préservation de l’environnement et lutte pour les droits des femmes prennent racines dans une terre fertilement militante.

Ni mauvaises herbes, ni plantes vertes, elles ne sont pas pour là pour se faire polluer la gueule ou pour faire jolies. Mais la défense du monde des êtres vivants est-elle réservée aux femmes ?

« Devant l’urgence écologique et sociale, nous affirmons que le système prônant la domination de la nature est le même que celui prônant la domination des femmes, et que la révolution écologiste sera féministe ou ne sera pas. » En mars 2019, le mouvement des jeunes pour le climat à affirmer, à travers le groupe de revendications Les Camille, sa position clairement écoféministe dans un manifeste publié sur le site de Reporterre, pointant une double domination : celle de la nature par l’homme et celle de la femme par l’homme. Comment faut-il comprendre cette double exploitation ? En quoi écologie et féminisme sont-ils liés ? Pensés tous les deux comme étant affaires de femmes, il est temps de déconstruire les idées reçues, sources de discriminations, d’inégalités et de destruction massive. Pour le bien de l’ensemble des êtres vivants, comme le prônent les écoféministes : « Moins de biens, plus de liens ! »  

La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. Cette phrase, on la doit au poète Charles Baudelaire (qui a aussi dit que la femme est «simpliste comme les animaux. »…). Appelons la femme un bel animal sans fourrure dont la peau est très recherchée. Celle-là, on la doit au romancier Jules Renard. La femme est un animal à cheveux longs et à idées courtes. Celle-ci, on la doit au philosophe Arthur Schopenhauer.

Ahhh le XIXe siècle, ses idées humanistes et son ouverture au monde… Et sa façon d’envisager la femme comme un être prédestiné à donner la vie, allaiter, s’occuper des enfants et aller faire des courses à la Biocoop. On voudrait penser qu’il est révolu ce temps de la misogynie essentialiste qui voit les femmes et les animaux comme des êtres inférieurs.

Mais c’est sans compter sur le Collège national des gynécologues et obstétriciens de France qui en décembre 2018 projetait sur grand écran la phrase d’Yves Aubard, gynécologue et écrivain : « Les femmes, c’est comme les juments, celles qui ont de grosses hanches ne sont pas les plus agréables à monter, mais c’est celles qui mettent bas le plus facilement. »

C’est fascinant l’ère moderne. Celle au nom de qui on a torturé et brulé des femmes en les accusant de sorcellerie. L’ère moderne qui compare les femmes à des animaux chétifs pour rappeler leur infériorité et à des animaux robustes pour affirmer l’hégémonie masculine.

Celle qui virilise le mâle, le vrai. Celui qui chasse sa viande, dépèce l’animal tué et le fait rôtir à la broche. Serait-ce pour perpétuer cette tradition préhistorique que l’homme moderne continue d’asseoir sa domination sur les femmes et l’environnement ? Ce ne serait qu’un problème de virilité mal placée ?

Les hommes seraient donc eux aussi piégés comme le pense la philosophe Olivia Gazalé dans son essai Le mythe de la virilité - un piège pour les deux sexes.C’est à cause de ça qu’on se farcirait des pubs pour Hippotamus montrant une viande bien grillée sur un barbecue tandis qu’en voix off un homme nous raconte son pire cauchemar :

« Je me souviens d’un jour où j’ai goutté du boulgour. Et puis ma femme m’a réveillé, j’étais en sueur et j’hurlais. » (le slogan s’affiche sur le visage satisfait du bonhomme qui mange son steak « Rien ne remplace le goût d’une bonne viande ») ? Ou peut-être est-ce là le point d’ancrage d’un capitalisme patriarcal - contre lequel luttent les écoféministes - qui nous prendrait toutes et tous pour des moutons ?

UN LIEN ÉVIDENT

C’est beau l’amour. Surtout quand une fille en parle. Elle a des papillons dans le ventre et des étoiles dans les yeux. Elle rayonne. Il y a fort à parier qu’elle s’apprête à se faire déflorer… Ce langage aussi printanier que cul-cul n’est pas neutre. Il est majoritairement attribué au féminin.

Pourtant, tous les êtres humains sont par essence liés à la nature, en tant qu’êtres vivants, organiques. Pourquoi alors a-t-on en permanence cette idée en tête du féminin soumis à la nature et du masculin qui contrôle la nature ?

« Le lien entre femme et nature est évident… Les femmes, on a nos cycles, on met au monde et on a la capacité d’allaiter, ça nous rapproche des femelles mammifères. Les hommes n’ont pas ce type d’éléments qui les rapprochent ou distinguent de la nature. Dans sa domination, l’homme cherche à cacher tout lien avec la nature. »
explique Nadège Noisette, adjointe déléguée aux Approvisionnements à la Ville de Rennes, membre du groupe écologiste.

Enseignante en philosophie, Jeanne Burgart Goutal voit également un lien entre l’association fertilité et fécondité, source de dévaluation des femmes « parce que notre animalité nous saute à la gueule alors que la culture occidentale voulait la renier. »

Dans son essai Le mythe de la virilité, Olivia Gazalé revient sur l’histoire de l’humanité : « On sait aujourd’hui que l’homme des premiers âges de l’humanité était un être doué de spiritualité et d’un sens aigu de la sacralité cosmique. Or, au sein de ce panthéon naturaliste, c’est l’élément féminin qui domine. »

Il semblerait alors que les premiers hommes aient associé la femme au surnaturel, au puissant. Par son incroyable pouvoir d’enfanter, dont le mécanisme n’a pas encore été percé à jour :

«Mais que se passe-t-il donc au fond de cette grotte pour que les grands aient envie d’y pénétrer et qu’il en jaillisse des petits ? Il est probable que cette faculté surnaturelle des femmes de fabriquer du même (des filles) et du différent (des garçons) ait été perçue comme une étrangeté dangereuse, comme le pense l’anthropologue Françoise Héritier. »

CHANGEMENT RADICAL DE BORD…

La philosophe poursuit son raisonnement, suivant l’évolution de l’homme qui, au cours du néolithique, se sédentarise et saisit le bénéfice qu’il peut tirer de l’abandon de la chasse au profit de l’élevage et de l’abandon de la cueillette au profit de la culture de la terre. L’homme découvre à ce moment-là, grâce à l’observation des animaux, le principe de fécondation de la femelle par le mâle.

« L’élucidation des mécanismes procréatifs, sans doute progressive, et encore longtemps très approximative, fut à l’origine d’un changement complet de modèle : le passage d’une conception unisexuée de la reproduction à une conception bisexuée. »

Patatra, la machine s’emballe. La femme n’a rien de magique, la procréation est une affaire de semence mâle et de labour viril du sillon matriciel, indique Olivia Gazalé. Tout comme la terre reste stérile si elle n’est pas fertilisée par la graine. On pourrait en rester là. À un partage complémentaire des rôles mais l’homme, flouté et dupé, choisit d’inverser complètement le paradigme.

C’est lui qui porte la vie, la femme n’est que le réceptacle de son sperme comme la terre de la graine. Et comme c’est également dans la terre qu’on ensevelit les morts, le parallèle ne perd pas de temps à s’effectuer. Finie la matrilinéarité. Vient le temps de la patrilinéarité, de la filiation, de la transmission. Le temps du patriarcat est né.

« Théologiens, médecins, philosophes et écrivains, tous mâles par la force des choses, vont alors construire des représentations dans lesquelles la femme sera assimilée à une matière inerte, à un simple réceptacle. Au mieux, elle s’apparente à un vase, une barque ou un champ à labourer. », poursuit-elle dans son ouvrage.

Et on peut compter sur Aristote et sa « philosophie naturelle » pour diffuser l’idée que « c’est l’homme qui engendre l’homme » et influencer l’histoire de l’anatomie et de la médecine. La femme est froide et humide, passive. Elle subit ses écoulements de sang et de lait tandis que l’homme, chaud et sec, contient dans son sperme la capacité d’engendrer un autre être.

Cette hiérarchie des fluides va déterminer la hiérarchie sociale. Aristote va plus loin et formule le postulat désastreux que retiendra Freud une vingtaine de siècles plus tard : « la femme est un être raté, un homme imparfait, une anomalie de la nature, une créature incomplète. »

MAIN MISE SUR LA PROCRÉATION… ET LA PLACE DES FEMMES !  

Désormais, les hommes possèdent les connaissances et les moyens pour contrôler une partie des ressources naturelles. « Toutefois, les hommes ont beau clamer qu’ils sont les plus forts, s’ils veulent des fils, ils savent bien qu’ils sont assujettis au corps des femmes : leur descendance dépend de la matrice féminine. (…) La femme peut éventuellement porter l’enfant d’un autre et faire ainsi échec à la généalogie. La terreur absolue provoquée par cette perspective va exiger le recours à une surveillance étroite des femmes, assortie de la privation de toutes leurs libertés. Les voici dont interdites d’accès à l’espace public et, pour longtemps, confinées à la sphère privée », signale Olivia Gazalé. 

Femmes, esclaves, animaux domestiques, tous sont destinés par nature à servir et à appartenir à un homme libre qui par nature est voué à commander. En conclusion, la philosophe ajoute :

« Puisque la femme est naturellement inférieure, infertile et passive, il est naturel qu’elle se mette au service du citoyen, qui est le seul être capable d’user de sa raison. La position d’infrahumanité qui lui est assignée est son habitat naturel, les soins maternels et ancillaires (le fait d’être au service des autres, ndlr) sa vocation naturelle. Sa servilité, comme celle des esclaves, est même une nécessité, puisqu’elle permet à l’homme libre de se délester du poids des contingences matérielles pour se consacrer à la contemplation exclusive des choses de l’esprit, seule voie d’accès au bonheur. Le concept de nature permet ainsi de fonder du même coup la domination masculine et la séparation entre espace public – masculin – et espace privé – féminin -, une bipolarisation de l’espace qui gouvernera les rapports de sexe pendant des siècles, en exigeant un contrôle toujours plus vigilant du corps des femmes. »

LE SAVOIR, C’EST PAS POUR LES FEMMES

Elles n’ont pas le droit à la citoyenneté. Pas le droit à la tribune. Il faut les empêcher d’avoir accès aux savoirs. La thèse essentialiste en est un outil formidable pour leur faire croire que là où les hommes sont dotés d’un sens inné du courage, de la domination, de l’esprit et de l’action, elles sont, elles, naturellement maternelles et maternantes, faites pour aider leur prochain avant elles-mêmes et pour soigner les malades et les mourant-e-s.

On reconnaitra là des caractéristiques encore bien implantées aujourd’hui dans nos sociétés modernes (le terme moderne prenant un sens tout à fait dérisoire). De plus, c’est leur nature qui les soumet aux émotions, les rendant faibles, irrationnelles, instables. Sans oublier que leur utérus est pensé comme étant mobile et ainsi que ses déplacements créent les symptômes de l’hystérie féminine. Merci Hippocrate (rappelons que c’est sur nom aujourd’hui encore que les médecins prêtent serment…).

Mais ces maudites femmes sont les descendantes de la pécheresse qui, lorsqu’elle était dans le jardin d’Eden, a croqué dans le fruit de la connaissance. Et toutes ne sont pas décidées à se plier aux diktats de ces preux chevaliers, vaillants guerriers ou élégants penseurs qui ont instauré de quoi dresser, mutiler et contrôler les femmes. Si elles ont un lien étroit avec la nature, elles vont l’explorer par elles-mêmes. Pour cela, elles seront des dizaines de milliers à être torturées et tuées dans toute l’Europe.

« En anéantissant parfois des familles entières, en faisant régner la terreur, en réprimant sans pitié certains comportements et certaines pratiques désormais considérées comme intolérables, les chasses aux sorcières ont contribué à façonner le monde qui est le nôtre. Si elles n’avaient pas eu lieu, nous vivrions probablement dans des sociétés très différentes. Elles nous en disent beaucoup sur les choix qui ont été faits, sur les voies qui ont été privilégiées et celles qui ont été condamnées. Pourtant, nous nous refusons à les regarder en face.

Même quand nous acceptons la réalité de cet épisode de l’histoire, nous trouvons des moyens de le tenir à distance. Ainsi, on fait souvent l’erreur de le situer au Moyen Âge, dépeint comme une époque reculée et obscurantiste avec laquelle nous n’aurions plus rien à voir, alors que les grandes chasses se sont déroulées à la Renaissance – elles ont commencé vers 1400 et pris de l’ampleur surtout à partir de 1560. Des exécutions ont encore eu lieu à la fin du XVIIIe siècle, comme celle d’Anna Göldi, décapitée à Glaris, en Suisse, en 1782. La sorcière, écrit Guy Bechtel, « fut une victime des Modernes et non des Anciens ». », souligne la journaliste Mona Chollet dans son essai Sorcières la puissance invaincue des femmes

SUSPECTÉES DE SORCELLERIE

Accusées de pratiquer la magie, dénoncées pour avoir volé sur leur balai pour se rendre au sabbat, torturées pour leur faire avouer qu’elles avaient eu des relations sexuelles avec le diable, les arguments se multiplient au cours des procès. Souvent, elles sont suspectées parce qu’elles vivent en marge de la société.

Parce qu’elles sont célibataires. Parce qu’elles n’ont pas d’enfant. Elles brisent les « lois naturelles » et on les condamne à mort pour leurs pratiques surnaturelles. Ce qui a principalement inquiété, c’est que la plupart de ces femmes détenaient un savoir incroyablement utile.

Comme les hommes ont observé les animaux et les cultures, les sorcières ont appris de la nature. De la nature globale. Ce qui aujourd’hui s’apparente à la permaculture, elles l’ont observé, compris et intégré. Connaisseuses du végétal, du minéral, des éléments, elles ont par extension été des guérisseuses, des accoucheuses et des avorteuses.

Car elles n’ont pas oublié de se connaître elles-mêmes et de comprendre leurs cycles, permettant ainsi de s’approprier leurs corps et de le contrôler de manière naturelle. Trois siècles plus tard, on ne parle plus de chasse aux sorcières. Et pourtant…

« Les misogynes se montrent eux aussi, comme autrefois, obsédés par la figure de la sorcière. « Le féminisme encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes », tonnait déjà en 1992 le télévangéliste américain Pat Robertson dans une tirade restée célèbre. Dans la campagne présidentielle de 2016 aux Etats-Unis, la haine manifestée à l’égard de Hillary Clinton a dépassé de très loin les critiques, même les plus virulentes, que l’on pouvait légitimement lui adresser. La candidate démocrate a été associée au « Mal » et abondamment comparée à une sorcière, c’est-à-dire attaquée en tant que femme, et non en tant que dirigeante politique. »

La journaliste, mettant en parallèle les marginales d’hier et d’aujourd’hui (les sans maris, les sans enfants, décidément tout est toujours une histoire de femme – soi disant - incomplète…), interroge également sur les raisons et le contexte qui ont vu ressusciter la figure de la sorcière aux Etats-Unis principalement mais aussi en France, dans une approche d’empowerment chez des militant-e-s féministes et LGBTI.

Certes, des séries comme Charmed ou Buffy contre les vampires ont participé, à la fin des années 90, à réhabiliter l’image des sorcières fortes et puissantes, mais évidemment cela va plus loin :

« Avec son insistance sur la pensée positive et ses invitations à « découvrir sa déesse intérieure », la vogue de la sorcellerie forme aussi un sous-genre à part entière dans le vaste filon du développement personnel. Une mince ligne de crête sépare ce développement personnel – fortement mêlé de spiritualité – du féminisme et de l’empowerment politique, qui impliquent la critique des systèmes d’oppression ; mais, sur cette ligne de crête, il se passe des choses tout à fait dignes d’intérêt.

Peut-être aussi la catastrophe écologique, de plus en plus visible, a-t-elle diminué le prestige et le pouvoir d’intimidation de la société technicienne, levant les inhibitions à s’affirmer sorcière. Quand un système d’appréhension du monde qui se présente comme suprêmement rationnel aboutit à détruire le milieu vital de l’humanité, on peut être amené à remettre en question ce qu’on avait l’habitude de ranger dans les catégories du rationnel et de l’irrationnel. »

LE SEXOCIDE DES SORCIÈRES

Jeanne Burgart Goutal est professeure de philosophie dans un lycée. La réapparition du mouvement des sorcières en France, qu’elle estime en même temps que la COP 21, fin 2015, attise sa curiosité. Découvrant l’écoféminisme et son envergure internationale, elle décide de fouiller le sujet en profondeur.

Actuellement en année de disponibilité, elle animait le 8 avril dernier une conférence intitulée « Féminisme et écologie, même combat ? », à la faculté d’économie de Rennes, à l’occasion de la Semaine de l’environnement. 

Pour elle, « ce n’est pas un hasard si le bucher et le sexocide des sorcières, comme le nomme Françoise d’Eaubonne dans son livre du même nom, coïncident avec le capitalisme patriarcal. Le système fonctionne sur l’exploitation des prolétaires mais aussi sur le travail gratuit des femmes, des colonies, de la nature, des enfants, etc. Toutes les exploitations cachées sont reliées entre elles. Marx critiquait le capitalisme pour ces conséquences sociales et politiques mais pas climatiques, vu l’époque.

Ce que les historiennes écoféministes mettent en évidence, c’est que ce sexocide des sorcières n’a pas lieu au Moyen Âge mais du 16eau 18esiècle, période clé de la naissance de la modernité et du capitalisme patriarcal. On mène alors une véritable campagne de terreur parmi les femmes d’Europe, notamment dans les villages, pour faire passer les transformations vers la science moderne et le capitalisme. La sorcière était le médecin du peuple, la guérisseuse, l’usage des plantes était une forme de savoir et de pouvoir, dont il fallait les débarrasser.

Tout comme leur pouvoir-savoir de sage-femme comme on peut le lire dans Sorcières, sages-femmes et infirmières : une histoire des femmes et de la médecine, écrit par Barbara Ehrenreich et Deirdre English. Elles connaissent les méthodes contraceptives et abortives, ce qui est très gênant dans cette époque où on cherche à accroitre la main d’œuvre. Le contrôle des femmes sur leur corps et leur reproduction devient très gênant. En les tuant, on tue un pouvoir féminin. On passe des sorcières (au féminin) aux médecins (au masculin). »

Les femmes vont perdre encore davantage de droits. L’avortement est criminalisé, l’accès à la propriété est interdit, l’accès à tous les métiers est nettement restreint. En parallèle, la vision du monde change et celle des sorcières appréhendant une connaissance intime de la nature comme un organisme vivant est balayée pour une vision plus mécanique, celle de rouages de matières inertes qui s’imbriquent selon les lois. La nature est désacralisée.

« On commence à la tuer au 17esiècle en la considérant comme une matière morte qui obéit à des lois. C’est la même période que l’arrivée de la science moderne et du capitalisme patriarcal. » 

UN MOUVEMENT ALTERMONDIALISTE ?

En 1978, Françoise d’Eaubonne, militante féministe, co-fondatrice de Mouvement de Libération des Femmes et écrivaine, publie un livre intitulé Ecologie et féminisme, révolution ou mutation ?. Elle est la première en France à parler d’écoféminisme et dénonce une relation entre deux formes de domination : celles des hommes sur les femmes et celle des hommes sur la nature. Interrogée à ce propos, Gaëlle Rougier, conseillère municipale et co-présidente du groupe écologiste à Rennes, analyse :

« Même si cette approche peut paraître un peu binaire a priori, elle a le mérite de poser la question du point de vue des dominés. Bien-sûr hommes et femmes, nous sommes tous responsables de la dégradation de la planète. Mais l'accaparement des ressources dans le monde à des fins productivistes, l'exploitation humaine pour l'industrie capitaliste oppresse toujours en priorité les femmes. L'industrie la plus emblématique de l'oppression des femmes et parmi la plus polluante sur la planète est celle de l'industrie textile.

Le diktat de la mode qui réifie la femme ici est bâti sur l'exploitation d'autres femmes (et parfois d'enfants) là-bas. On constate aussi que les premières victimes du réchauffement climatique et des conflits et migrations qui s'ensuivent sont en premier lieu les femmes. Dans les pays en crise, elles sont les premières à perdre leur emploi, à être la proie de régimes hostiles, ou victimes de violences diverses. Et parmi les réfugiées, elles sont, avec les enfants, les plus vulnérables. Et ce ne sont que des exemples parmi d'autres. » 

Elle poursuit :

« Je trouve que l'écoféminisme est très opérant pour penser le croisement des inégalités de genre et des inégalités Nord-Sud. D'ailleurs ce n'est pas pour rien que les écoféministes américaines se reconnaissent dans les luttes de Vandana Shiva. L'écoféminisme est très lié au mouvement altermondialiste, qui est lui-même constitutif de la pensée écologiste. »

RETOUR SUR L’HISTOIRE DE L’ÉCOFÉMINISME

Dans les années 70, le féminisme est en plein changement. Le progrès et l’essor du capitalisme doivent permettre aux femmes de se libérer. Désormais, elles sont citoyennes et peuvent travailler. Et en plus, Moulinex est là pour leur faciliter la tache. Ce qui consiste toujours à penser, malgré tout, qu’il revient aux femmes de s’occuper du foyer et des enfants.

« Finalement, on se rend compte que la modernisation ne met pas fin au patriarcat et n’aide pas l’égalité. C’est un contexte de désillusion face au progrès et les premiers effets du capitalisme sur l’environnement apparaissent. En France, un groupe féminisme et écologie se lance mais ça ne marche pas. Là où ça prend, c’est aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon. », explique Jeanne Burgart Goutal lors de sa conférence.

En mars 1979, en Pennsylvanie, se produit une catastrophe nucléaire qui conduit un groupe de militantes féministes a organisé l’année suivante une conférence appelée « Women and Life on Earth », dans le Massachussets, qui réunit plusieurs centaines de femmes. En novembre 1980 est organisé un événement qui restera gravé dans l’histoire : la Women’s Pentagon Action.

Cette fois, ce sont des milliers de femmes qui devant le haut lieu du pouvoir militaire dansent, tissent, agitent des marionnettes, hurlent de colère, crient et jettent des sorts, habillées en sorcières. L’année suivante, elles seront deux fois plus. L’écoféminisme prend racine.

En Angleterre, les écoféministes installent le plus grand camp de toute l’histoire du mouvement en 1981. Elles luttent contre l’installation des missives nucléaires à Greenham Common.

« Ça dépasse la simple mobilisation. Le camp a duré 19 ans !!! C’est l’expérimentation de toute une base de vie, de tout un mode de vie. Il s’agit désormais d’incarner le mode de vie qu’on prône. Elles revendiquaient par des actions politiques mais aussi par l’art. Elles invitaient les militant-e-s féministes, écolos, anti-nucléaires autour de leurs actions et elles avaient recours à un imaginaire très fort. Elles s’habillaient en nounours, dansaient comme des sorcières, c’était incroyable. », précise Jeanne Burgart Goutal.

L’ADN du mouvement écoféministe repose sur la connexion du lien étroit et indissociable entre l’oppression des femmes et la destruction de la nature. Pourquoi ? « L’articulation de la destruction de la nature et de l’oppression des femmes ressemble à un ruban de Möbius : les femmes sont inférieures parce qu’elles font partie de la nature, et on peut maltraiter la nature parce qu’elle est féminine. », clarifie Emilie Hache, maitresse de conférence au département de philosophie à Paris et auteure de l’essai Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique,lors d’un entretien avec le média Reporterre.

Pour elles, « pas de justice climatique sans justice de genre », « On ne peut pas décoloniser sans dépatriarcaliser » ou encore « Le féminisme est le véganisme ». L’écoféminisme se développe dans les années 80/90 avec une flopée de livres qui apparaissent sur le sujet mais aussi d’actions, dont toutes ne se revendiquent pas de ce mouvement-là.

En Inde, par exemple, le mouvement d’émancipation qui s’opère à travers la lutte des femmes contre la déforestation s’y apparentent fortement mais n’a pas tenu à étiqueter son combat. L’écoféminisme infuse dans diverses disciplines : la philosophie, la sociologie, la psychologie, l’histoire, la théologie la politique. Des autrices des quatre coins du monde s’expriment sur le sujet de manière individuelle ou collective, à l’instar de la célèbre Starhawk.

« Au milieu des années 90, on assiste à une sorte de disparition de l’écoféminisme. D’un côté, il est attaqué dans la sphère féministe comme étant trop spirituel, pas assez politique. D’un autre, il est ignoré par les écolos. Pendant 20 ans, il y a une quasi disparition de l’écoféminisme. Les autrices ont le cul entre deux chaises, certaines abandonnent l’étiquette. On sent une sorte de malaise jusqu’en 2015 environ. »
note la professeure de philosophie.

Ce n’est donc pas une histoire linéaire. Ni très mainstream. Le mouvement réapparait dans différents endroits de la planète. Comme en Indonésie par exemple avec les « ibu ibu » (« femmes », en indonésien) de Kendeng, en 2017. Les femmes luttent contre la construction d’une usine de ciment et pour protester, elles ont coulé du ciment sur leurs pieds et sont restées ainsi une semaine durant.

L’objectif : montrer dans leurs corps le lien entre elles et la nature. Si elles revendiquent leur écoféminisme, tout comme certaines militantes sud-américaines, le terme reste encore peu utilisé et confiné à l’Europe car « il ne sort pas trop de l’image blanche, intello… », précise Jeanne Burgart Goutal :

« Tous les mouvements pour la justice environnementale montrent que tout le monde n’est pas touché de la même manière par les dégradations climatiques et environnementales. De manière générale, ce sont les femmes les plus touchées. Parce que ce sont les femmes qui sont les plus pauvres. »

EN AVANT VERS L’ARRIÈRE ?

Comme on parle des féminismes, on pourrait parler des écoféminismes. En France, on remarque sur certains points, ce que Nadège Noisette qualifie d’incompréhension générationnelles :

« Ma mère n’a pas compris que je passe au lavable pour les protections hygiéniques. Pour sa génération, le jetable a été une manière de s’émanciper. Ce qui s’entend aussi. Mais ce ne sont pas des déchets valorisables et ce sont des produits néfastes. Le gouvernement aujourd’hui veut agir pour l’accès aux protections hygiéniques, il faut réfléchir en terme de produits lavables. Je comprends cette liberté du jetable, le fait de ne pas être tout le temps asservi au lavable mais il y a des limites sur notre santé et sur l’environnement.»

Pour sa collègue Gaëlle Rougier, l’écoféminisme a été caricaturé. Toute comme l’a été, et l’est encore, la pensée écologiste, « réduite à une simple pensée essentialiste et donc régressive. » C’est un argument souvent soulevé. Pourquoi s’enquiquiner à acheter des couches lavables et des serviettes lavables ? Ça utilise de l’eau et ça prend du temps.

Pourquoi courir à droite, à gauche, au marché, à la biocoop, au magasin sans emballages, etc. alors que tout est à portée de main chez Lidl ou Leclerc et que toutes les grandes surfaces développent des gammes bio ? En plus, il faudrait ensuite faire soi-même les purées et les compotes du bébé ? Ça prend du temps.

Pourquoi accoucher dans la douleur alors qu’on a inventé exprès la péridurale ? C’est de la folie ! Accoucher à domicile ? Quelle inconscience ! Aujourd’hui, les femmes qui font ce type de choix et les assume sont vues soit comme des WonderWomen, capables de tout faire en une journée sans une seule goutte de sueur sur le front, soit comme des traitresses à la cause qui vont réussir avec leurs conneries à nous faire revenir à l’époque des hommes de Cro-Magnon.

Souvent, ça cafouille par peur d’un retour à la thèse essentialiste qui nous ramènerait des siècles en arrière. « Lorsque j'ai lu Fausse route d'Elisabeth Badinter, j'ai eu un choc. Moi qui me revendiquais du féminisme, j'ai compris alors le décalage qui existait entre mes valeurs féministes et la façon dont je les articulais à mes convictions écolos et le féminisme dominant en France depuis les années 70. Dans son livre, elle fustigeait les couches lavables, l'allaitement, le non-recours systématique à la péridurale et d'autres choix de vie assez répandus chez les écologistes qu'elle semblait trouver très dangereux.

Elle parlait de régression historique... Quel était le problème de vouloir utiliser des couches lavables quand en même temps on revendiquait l'égalité des tâches domestiques entre hommes et femmes ? Ce qui est bien-sûr le cas des écologistes. Je retrouvais dans ces propos la méconnaissance totale des enjeux écologistes et le mépris de classe auquel se sont souvent affrontés et s'affrontent encore les écologistes, qu'on renvoie souvent à la bougie et aux pulls qui grattent... », commente la co-présidente du groupe écologiste de Rennes.

Elle parle d’une « pensée féministe très bourgeoise, le fait d’une élite. Et très ethnocentrée. L'écoféminisme en donnant la parole à des femmes d'autres continents laisse plus de place à la culture, à la spiritualité parfois et au corps aussi. Aujourd'hui le croisement des regards et la prise en compte de l'intersectorialité des inégalités de genre changent la donne.

L'intégration du point de vue des dominées aussi sur le plan social et historique, avec tout le travail de mémoire réalisé par les mouvements de femmes issues de l'immigration ou des féministes africaines, tout le travail de mémoire sur l'histoire de la colonisation, tout ça concoure à un décentrement de notre histoire française. En plus avec la montée de la conscience des enjeux environnementaux, tout concoure actuellement à l'émergence enfin d'un écoféminisme à la française. » 

LA HIÉRARCHIE DES COBAYES

La question de la réappropriation de son corps est primordiale dans cette lutte. Ce qui n’est pas anodin puisque l’histoire nous a montré comment le paradigme s’est inversé lorsque les hommes ont compris la mécanique de la procréation et ont ainsi tout mis en place pour contrôler le corps des femmes.

Tout comme, ils contrôlent également le corps des animaux dans une pensée tout à fait spéciste, engendrée par ce même capitalisme patriarcal. La viande, c’est viril, c’est pas nous qui le disons, c’est la pub. En avril 2017, Elise Desaulniers, autrice, chercheuse et militante québécoise animait une conférence à l’université Rennes 2 – organisée par Sentience Rennes et le Collectif Rennais pour l’Egalité Animale - sur le lien étroit entre les mouvements féministes et animalistes, majoritairement composés de femmes. Sans surprise. Et pour cause…

Dans l’histoire de la gynécologie, Marion Sims - que l’on définit comme le père de la discipline – pratiquait au début du XIXe siècle des opérations sans anesthésie sur des esclaves noires, avant de les réaliser sur des femmes blanches, avec anesthésie. Tout ça, afin de trouver les techniques pour réparer les fistules.

Quelques années plus tard, les suffragettes dénoncent les vivisections effectuées sur des chiens. Aujourd’hui, on trouverait ça cruel, tandis que sur les rats ou les souris, les expériences ne nous font pas ciller. Les antispécistes défendent l’idée que peu importe l’espèce à laquelle appartient un animal, ce n’est pas à l’Homme de décider de la manière dont on doit le traiter.

En somme, les cobayes ne devraient pas être des animaux sous prétexte que l’on estime, à tort, qu’ils n’ont pas de conscience ou de sentiments. Pas besoin de préciser que les cobayes ne devraient pas être des femmes ou des enfants. Ni même des hommes, bien entendu. Les femmes, individus à part entière, doivent avoir le droit de disposer librement de leurs corps et surtout le droit de faire des choix sans être jugées irresponsables par le reste de la société.

Ainsi, comme le souligne Nadège Noisette, les femmes doivent pouvoir avoir le choix d’allaiter ou non, de s’épiler ou non, se maquiller ou non, se coiffer ou non, s’habiller comme elles le souhaitent, sans que la société ne les juge ou ne les rappelle à l’ordre. C’est là que jongler entre les convictions écologistes et féministes devient périlleux.

« Il faut trouver un équilibre dans lequel on se sent bien. Entre l’image sociale et les convictions, les femmes, et les hommes aussi, sont pris entre les deux. On le voit bien dans les questions de l’apparence. Si on regarde par exemple, les élus en politique, les écolos font « moins attention » que leurs collègues socialistes ou d’autres partis, dans le sens où on considère que chacun est libre de s’habiller comme il le veut et n’est pas obligé de porter la tenue qui s’apparente à sa fonction.

J’ai aussi l’exemple de mon fils. Dans son collège, lors des premières marches pour le climat, ont été organisées des journées d’informations et d’échanges. Mon fils, et d’autres, ont dit qu’ils s’habillaient avec des vêtements d’occasion. La réaction de la prof, à chaud, a été de dire qu’on n’est pas obligés de s’habiller comme des ploucs pour sauver l’environnement. Après, elle s’est reprise mais il y a encore là cette image dure à déconstruire, car outre la question de l’apparence, il y a le rapport à la pauvreté… », précise l’élue aux Approvisionnements. 

LA CONSOMMATION À OUTRANCE DANS LE VISEUR

À l’instar des nymphes au moment de la distribution des rôles au sein de l’Olympe, les femmes ont été reléguées au fil de l’Histoire à des postes subalternes. Pour qu’elles puissent honorer les tâches qui les incombent de par leur supposée et prétendue nature. L’éducation des enfants est au centre de cet ordre naturel.

Il n’est donc pas surprenant que ce soit par les femmes, majoritairement, que s’effectue la transition écologique du quotidien : encore chargées des courses, des tâches ménagères et de tout ce qui concerne l’alimentation, elles sont les premières à se préoccuper des produits que l’on mange, des substances que l’on trouve dans les couches jetables, dans les protections hygiéniques, les conditions et matériaux de fabrication des vêtements, etc.

Par extension, ce sont elles qui développent en premier une sensibilité aigue pour le recyclage et le développement durable. Pour la simple et bonne raison que la répartition des rôles est encore très inégalitaire. Là encore, ce schéma n’a pas échappé au capitalisme patriarcal, qui use et abuse du pinkwashing et du greenwashing pour duper les consommatrices-teurs.

« Le changement de comportement passe par le changement des modes de consommation. Le capitalisme tel qu’il est aujourd’hui s’inscrit dans un schéma à sens unique. Ça ne peut pas fonctionner pour la planète. On a besoin d’une économie circulaire. À nous, consommateurs, de faire bouger les lignes. Acheter sans emballages, en circuits courts, acheter des produits de seconde main, etc. »

souligne Nadège Noisette qui est arrivée à l’écologie en devenant maman, comme de nombreuses femmes dont le déclic s’opère à ce même moment :

« On habitait à l’époque en région parisienne et on avait envie de vivre plus proches de la nature et de la mer, on a donc choisi Rennes. En arrivant, je me suis rapprochée d’associations liées à la culture bretonne et d’associations environnementales. La graine a germé.

En parallèle, j’étais ingénieure chez France Télécom et en 2008, lors de la vague des harcèlements moraux dont j’ai été victime, j’ai profité du mouvement pour changer de métier. J’ai eu la chance d’être embauchée à l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie, ndlr)et de pouvoir être plus en phase avec mes valeurs. L’envie d’un engagement politique a découlé de tout ça et j’ai intégré le parti écolo en 2012 sans me poser la question du parti.

Pour moi, l’écologie, c’est pas juste les petits oiseaux et le développement durable, c’est aussi le pacifisme, la défense de la diversité culturelle, la justice sociale et le féminisme. En tant qu’ingénieure, j’ai du défendre ma place dans un monde masculin. La question de l’égalité était une évidence pour moi et c’est intégré dans l’écologie. » 

L’ÉCOLOGIE ET LE FÉMINISME, C’EST QUOI ?

« Un art de vivre en cohérence avec la nature et les êtres humains, dans le respect de soi et de chacun », pour Nadège Noisette, « un projet de société, voire de civilisation globale qui place l’humain au centre de son système de pensée et d’action, en articulation avec leur environnement »,pour Gaëlle Rougier.

Pas besoin de lire entre les lignes pour saisir, dans la vision de l’écologie, son lien avec le féminisme, outil pour « vivre en harmonie et que tout le monde trouve sa place dans la société », pour la première, « philosophie de combat pour l’égalité pleine et entière entre les femmes et les hommes », pour la seconde, qui ajoute :

« C’est une lutte collective qui doit être toujours renouvelée et qui trouve diverses expressions. Il vaut mieux parler de féminismes au pluriel, en fonction des courants et des époques. » Mais peut-on être féministe sans être écolo et écolo sans être féministe ?

« Je crois que oui, on peut être féministe sans être écolo. Nos mères, c’est ce qu’elles étaient quelque part. Leur émancipation ne passait pas par la protection de la nature. Par contre, écolo sans être féministe, j’aurais tendance à dire que non. Si l’idée est l’harmonie et le respect, les femmes doivent forcément avoir leur place à part entière. Pour moi, c’est indissociable.

Et le mouvement écologiste développe des facilités dans son organisation politique pour que les femmes aient leur place. Ce n’est pas un hasard si l’affaire Baupin a été mis au grand jour dans la presse. Le passage à la déclaration publique, ce n’est pas un hasard que ce soit passé par le mouvement écologiste.

Si les violences ont lieu partout, dans tous les milieux, y compris les partis de gauche, les syndicats, etc., ces femmes se sont senties soutenues parce que ces questions sont mises en réflexion au sein du parti. Et ce n’est pas un hasard non plus que la question de l’accès aux protections hygiéniques à l’université soit partie de Sandrine Rousseau (ancienne porte-parole d’Europe Ecologie Les Verts, ndlr). », répond Nadège.

Même discours du côté de Gaëlle :

« L'écologie est une lutte également mais c'est aussi des solutions concrètes aux défis démocratiques, sociaux, économiques et environnementaux. Là où le féminisme émancipe dans la lutte, l'écologie est un projet qui doit être capable de fédérer et de créer de la solidarité (homme/femme, Nord/sud, Villes/territoires ruraux) et qui proposent un projet politique concret en ce sens. »

RÉAPPROPRIATION, RÉHABILITATION, RÉINVENTION

L’écoféminisme n’est pas simplement l’alliance des deux luttes à l’état pur. Comme le souligne Jeanne Burgart Goutal, on peut être féministe et écologiste, sans être écoféministe. La co-présidente du groupe écologiste de Rennes analyse ainsi :

« L'écoféminisme est à la croisée car c’est aussi un projet politique de réenchantement du monde. L'écoféminisme est une proposition de réinvention des rapports entre humains, homme et femme et là où le féminisme matérialiste ne cherche que l'égalité matérielle, l'écoféminisme réintroduit la notion de réhabilitation du féminin, non pas comme une notion essentialiste mais comme un construit social différent et à cultiver. Elle permet donc bien-sûr aux femmes de revendiquer une singularité positive et donc de s'émanciper des modèles masculins. »

Dans l’histoire de l’écoféminisme, Emilie Hache explique que le postulat de départ, outre la dénonciation d’une double oppression, est une réflexion critique de l’idée de nature telle qu’elle a été élaborée dans la modernité et une réflexion critique également de la manière de concevoir la féminité à cette même période :

« Mais, pour ces femmes, il ne s’agissait que d’une étape. Elles ont proposé ensuite de se réapproprier aussi bien l’idée de nature que ce qui relève de la féminité. Ce geste de réappropriation/réhabilitation/réinvention peut se traduire par reclaim, qui est le concept majeur des écoféministes.

Par exemple, en renouant avec une nature vivante, que certaines considèrent comme sacrée. Une grande partie des écoféministes sont engagées dans la permaculture, réarticulant les humains à leur milieu, sortant du dualisme nature/culture en s’appuyant sur l’intelligence du vivant. Elles souhaitent revaloriser ce qui a été dévalorisé, aussi bien les corps que les compétences intellectuelles ou émotionnelles des femmes, retrouver de l’estime de soi, de la confiance en soi, etc. Il y a des textes incroyables qui décrivent des rituels, des groupes de parole dans lesquels cette reconquête est recherchée collectivement.

Cela n’a pas été compris par une grande partie des féministes de l’époque, notamment par les féministes matérialistes françaises, qui ont accusé l’écoféminisme d’essentialisme (c’est-à-dire l’idée qu’il existerait une nature féminine par essence – et de même une nature masculine en soi). » 

LA PUISSANCE DU FÉMININ

Les écoféministes dérangent parce qu’elles bousculent l’ordre établi, montrant qu’il ne s’agit pas là d’une nature mais d’une construction sociale basée sur le patriarcat et le capitalisme. L’instinct maternel, l’alerte de l’horloge biologique, la résistance à la charge mentale et autres inventions pseudos basées sur des arguments scientifiques ne sont pas si naturelles que ça et les militantes croient davantage en la connaissance des éléments et l’appropriation de son corps comme on l’entend pour tendre à nouveau vers notre puissance qu’elle soit féminine et/ou masculine.

Dans l’idée de revalorisation de ce qui a été dévalorisé chez les femmes, Audrey Guillemaud, formatrice en physiologie du cycle et approches symptothermiques, installée à Rennes œuvre pour une « féminité consciente et épanouie », comme indique le sous-titre de son livre Cycle féminin et contraceptions naturelles, paru en avril dernier.

En parallèle d’éléments personnels, elle a constaté au cours de sa carrière professionnelle, lorsqu’elle était chargée de prévention santé, que les femmes étaient souvent mal informées, voire ignorantes, puisque les questions de contraception et de prévention santé ne sont pas traitées en amont mais dans les situations d’urgence. Connaître son cycle constitue pourtant un élément de base pour les jeunes filles et les femmes en général.

« C’est une dépossession dont je me suis rendue compte. Le corps féminin est toujours traité en tant qu’objet, avant qu’on ne donne des informations. On a fait du corps un objet sur lequel la femme n’a pas son mot à dire. Elle n’a pas le choix. Il faut faire face à l’intimité, la femme peut se comprendre. Le mécanisme est noble. »
explique-t-elle.

Pour elle, on manque de notion d’empowerment purement féminin. Dans les années 70, des militantes féministes prônaient déjà la découverte du corps et du sexe féminin par les femmes. En apprenant à observer et à toucher son pubis, sa vulve, ses lèvres, son clitoris, son vagin et son col de l’utérus. En apprenant à palper ses seins.

« On savait aussi repérer et écouter notre cycle avec les courbes de température, la glaire cervicale, la texture, etc. À quel point les femmes qui savent sont des femmes dangereuses ? Quand on détenait le savoir, on détenait le pouvoir. On évolue aujourd’hui, même au niveau des hommes. Il y a 10 ans, ce n’était pas acquis du tout. Mais la question reste : comment oser être autonomes ? », pointe Audrey Guillemaud, qui soulève alors le tabou autour des menstruations, souvent maintenu par la transmission de peurs ancestrales.

« Les moyens de contraception, l’IVG, les règles… c’est en ne diffusant pas l’information qu’on créé la peur. Quand il y a de la connaissance, on recrée de l’histoire personnelle de la femme. Pouvoir dire que l’on est capable, confiante, pour être bienveillante aussi avec les autres. »

Dans son ouvrage, elle établit un lien entre les différentes phases du cycle et les saisons de la nature. La période des règles serait comme l’hiver durant lequel la plante est sous terre, en veille énergétique. C’est un moment plus propice au repli et à la concentration intérieure. Puis vient le printemps, saison de la renaissance. La plante sort de terre, pousse en feuilles puis en fleurs. L’ovulation serait donc l’été, moment où la fleur devient un fruit, l’appel à produire quelque chose est moins intense. Le fruit enfin libéré, l’automne s’installe, privilégiant le recentrement avant la nouvelle phase d’épuration de l’hiver.

« C’est l’alternance des temps qui permet de faire maturer des projets. Le rythme que la femme a en elle est le rythme de l’univers. Le cycle lunaire, les quatre saisons, etc. c’est le cycle du vivant. Aujourd’hui, on a peur d’écouter notre cycle parce qu’en entreprise, le rythme, c’est plutôt une route bien droite que quelque chose de nuancé, avec cette alternance des temps. Le féminin n’est pas négligeable, le féminin n’est pas hors norme. Car la norme, ce n’est pas l’homme.

La femme est un individu à part entière. L’empowerment féminin est un féminin entier. La femme peut l’utiliser à sa discrétion, pour connaître son cycle, écouter son corps, etc. et peut l’utiliser au sein d’un couple connecté. Parce que la fertilité n’est pas une valeur féminine. C’est le couple qui est fertile. Tout comme la terre peut rester sans graine pendant longtemps… Il nous faut nous libérer de tout ce qui a été intégré malgré nous et se mettre à bien penser que les deux personnes du couple hétéro sont responsables. Il ne faut pas déléguer la fertilité et la contraception à une seule personne. », précise-t-elle. 

VIOLENCE DE LA VIRILITÉ

Pour cela, il est nécessaire que les femmes se réapproprient leur corps, se réapproprient leur cycle, se réapproprient leurs capacités intellectuelles, et se réapproprient leur sexe. Tout ce qui leur a été enlevé à force de construire et de transmettre un monde misogyne dans lequel règnent le sacre de la maternité et la culture du viol. Non Donald, on ne prend pas les femmes par la chatte.

À force de renier son rapport à l’animalité, l’homme en a pourtant cultivé les traits jusqu’à l’inscrire dans l’histoire de l’humanité en 2017 sous le hashtag Balance Ton Porc qui provoque un tollé chez les antispécistes qui y voient là une insulte pour l’animal (tandis que personne ne s’insurge que « Paté d’cochonne » soit en accès libre dans les rayons du supermarché ou du caviste, comme le note Nadège Noisette, choquée par la découverte non seulement du nom du pâté mais également du dessin d’une cochonne en bikini…).

La virilité doit sérieusement être déconstruite. Pour le bien de tous les êtres vivants. Une étude américaine, réalisée en 2018, a montré que la plupart des hommes n’étaient pas à l’aise pour aller faire les courses avec un sac réutilisable, confiant ce comportement à la gent féminine.

Les chercheurs de l’étude ont réalisé un expérience auprès de plusieurs hommes : d’un côté, ils leur ont donné une carte cadeau, rose et fleurie, de l’autre, un carte cadeau neutre. Avec, ils pouvaient choisir entre trois produits plus ou moins écolos. Sans surprise, malheureusement, les hommes possédant la carte cadeau rose, considérée comme efféminée, ont préféré acheter les produits les moins écolos.

Une forme de compensation ? L’écologie serait donc bel et bien, dans les mentalités, une affaire de femmes. L’étude conclut : « En plus de la production de déchets, du gaspillage de l’eau ou de la trop grande consommation d’électricité, le sentiment donné aux hommes d’être trop féminins pourrait être une source de dégâts pour l’environnement. »

De mieux en mieux ! « Ce n’est pas un hasard si les premiers hypers s’appelaient Mammouth. Moi, mon père disait : Je vais chez Mammouth, je voyais un Cro Magnon. », ironise Tanguy Pastureau dans sa chronique du 9 janvier 2018, sur France Inter :

« Enfin, une des expériences menées montre que plus un logo est viril, plus les hommes donnent, une association écolo ayant pour logo un loup hurlant a reçu 3 fois plus d’argent qu’une autre avec comme logo un arbre, donc pour sauver la faune. Il faut juste que le WWF prenne pour logo leur panda mais en érection en train de mater le Canal Football Club et 100% des hommes font un don. On est sauvés. La virilité, c’est le truc le plus bête du monde. Vive les femmes. »

C’est tragique d’en arriver là. Tragique que l’écologie n’intéresse pas les hommes parce que ce serait soi disant pour les femmes. Tragique que les femmes redoutent une vraie transition écologique par peur de ressembler à la femme écolo pas coiffée, sans maquillage, des poils partout sur les jambes, les aisselles, le pubis n’en parlons pas (d’ailleurs, on parle de forêt vierge ou de buisson mal taillé dans ces cas-là…), qui s’installe en plein milieu du Larzac et grimpe aux arbres pour protester dès qu’elle a un pet de travers (ou ses règles, certainement).

La pression sociale et patriarcale est redoutable, et cela même face à une catastrophe annoncée qui a déjà bien commencé. Pour une question d’image, de virilité, de stéréotype écolo, on préfère laisser crever les femmes et la planète. Une fois le joujou Terre-miné, il n’y en aura plus d’autres… 

L’ESPOIR, DANS LA JEUNESSE

La révolution écologique sera féministe ou ne sera pas. La jeunesse s’engage pour le climat. L’Europe s’émerveille devant la force et la conviction de Greta Thunberg, militante suédoise de 16 ans qui a plusieurs fois mis tout le monde sur le cul par la force de ses discours engagés et matures.

Le 8 mars, elle n’hésitait pas à déclarer que le féminisme est crucial et embarquait la jeunesse dans un mouvement collectif qui affirme haut et fort le lien entre les droits des femmes et la préservation de l’environnement, à travers le génialissime slogan : « La planète, ma chatte, protégeons les zones humides ».

On ne peut pourtant s’empêcher de penser que là aussi tout est une question de cycle. La nouvelle génération prend le combat à bras le corps mais son visage médiatique reste celui de la jeune femme. Aussi combattive soit-elle, le capitalisme patriarcal manipule et broie sans difficulté et peut toujours compter sur les différents gouvernements pour le protéger et le choyer, en sous marin.

Début juin, un article publié sur le site du magazine Usbek et Rica, signale que « malgré les alertes, la production mondiale de plastique reste en hausse. », principalement à cause des Etats-Unis et de l’Asie mais ailleurs, même si la production recule, le taux de recyclage reste bas et la France s’affiche comme une mauvaise élève avec un taux de recyclage à 22% (la moyenne en Europe étant à 31%).

La vigilance n’est plus de mise, il faut désormais exiger de nos gouvernements qu’ils prennent les mesures nécessaires. Expérimenter la gratuité des protections hygiéniques dans des lieux collectifs, soit. Mais c’est là le minimum. Il serait de bon ton qu’en parallèle, le glyphosate soit interdit. Pour nos cultures et nos culottes (et surtout, nos vagins). 

Santé publique, respect des femmes, enjeux sociaux, catastrophe environnementale… compliqué de penser l’avenir en des termes radieux tant que tout le monde ne s’y mettra pas réellement.

« Plusieurs fois j’ai entendu, au cours de mon mandat, des hommes me dire que l’écologie, c’est obligé, on va y aller et ça va passer par les femmes. Forcément, on a l’image de celle qui nourrit, celle qui soigne, etc. Alors, souvent, c’était dit comme un compliment mais n’empêche que je n’ai jamais réussi à le prendre comme ça. On est 50% de la population mondiale. Faut que tout le monde y aille. Faut arrêter avec cette décharge de la responsabilité. »
s’indigne Nadège Noisette.

La vague verte des Européennes portera-t-elle ses fruits ? Là encore c’est pareil. Face à des mentalités réticentes et des lobbys puissants, la tâche est compliquée. Rien ne sert de croiser les doigts et de prier Dame Nature en espérant sa clémence, on relève ses manches et on croque dans la pomme, tou-te-s ensemble, une bonne fois pour toute et on le recrache ce putain de ver.  

 

 

 

 

 

 

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Ecologie et féminisme, l'évidence d'un tronc commun
Femmes et nature : dangereuses sources d'émancipation ?
Soeurs en écologie

Célian Ramis

Précarité menstruelle : la couleur de la réalité

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Mais qu’est-ce qui horrifie tant quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme en face de nous est en train de saigner soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang.
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Les médias en parlent beaucoup en ce moment. Quasiment depuis un an. Le concept de précarité menstruelle vise à dénoncer la charge financière qui émane de l’achat de protections périodiques et qui incombe uniquement aux personnes ayant leurs règles. La revendication est claire : l’accès gratuit pour tou-te-s à ces produits de première nécessité, et non de confort.

Mais en pointant seulement l’aspect économique, on en oublierait presque que la précarité menstruelle dépasse largement le côté pécunier qui finalement est une conséquence du tabou engendré et entretenu par le patriarcat…

Au cours du transport des kits Virilité, l’accessoire « poche de sang » a certainement dû être bien secoué… Parce que les bonhommes, ils ont le cœur bien accroché pour faire la guerre, dépecer les animaux tués à la chasse, opérer des êtres vivants, jouer à des jeux vidéos bien belliqueux ou encore pour ne pas détourner le regard pendant un épisode de Game of Thrones. Mais paradoxalement, on leur attribue la grande capacité à tourner de l’œil à la vue du sang, que ce soit pour une prise de sang ou un accouchement. Pas étonnant donc qu’ils aient un petit haut-le-cœur dès qu’on mentionne que tous les mois, nous les femmes, on saigne, phénomène créé par la non fécondation de l’ovule qui s’évacue avec une partie de notre endomètre via notre vagin, pour finir absorbé par un tampon ou une éponge, récupéré par une coupe menstruelle ou une serviette hygiénique ou encore évacué aux toilettes ou dans le bain ?! Peu importe, ça sort. C’est cyclique. Point barre. 

Mais qu’est-ce qui horrifie tant – les hommes et les femmes - quand on parle des règles ? Il semblerait que le fait de savoir qu’une femme saigne au moment même où elle se tient debout juste en face de nous à la machine à café et discute de manière tout à fait normale soit perturbant. Voire dégoûtant si elle ose le dire ouvertement. « J’ai mes règles », ça glace le sang. Cette image implicite d’un ovule non fécondé qui vient s’écraser par filets et caillots de sang dans la culotte, ça répugne… 

ZUT À LA FIN !

Ras-la-culotte de tous ces mythes oppressants autour des menstruations ! Ras-la-serviette de voir les visages se crisper quand le mot « règles » vient à être prononcé ! Ras-le-tampon de la vieille réflexion disant de se mettre aux abris pour ne pas essuyer le courroux de la harpie menstruée ! La coupe est pleine, évidemment.

Peut-être que cette soi-disant bande d’hystériques mal lunées l’est à cause des fortes douleurs ressenties avant, pendant et après ce fameux moment du cycle ou à cause des milliers d’euros dépensés pour s’acheter des produits hygiéniques imbibés pour la plupart de pesticides et de composés chimiques…

Ou tout simplement parce qu’elle a été éduquée dans la peur de la tâche et de l’odeur du sang et qu’elle a intégré depuis l’adolescence que « règles » équivaut à « impure ». Le cycle des femmes inquiète et dégoute. Nous, forcément on voit rouge et on milite pour que tout le monde se sente concerné, pas directement par nos vagins ensanglantés mais par tous les à côté.

Actuellement, nombreuses sont les publicités qui nous sollicitent au fil de la journée, sur les réseaux sociaux principalement, pour nous filer LA solution pour vivre paisiblement nos règles et sauter de joie à la première coulée… Chouette des nouvelles culottes de règles méga absorbantes ! Aussi écolos soient-elles, ça interpelle. Vivre sereinement nos règles n’est pas qu’une histoire de culotte tâchée ou pas tâchée, de vulve au sec ou à la fraiche ! Non, c’est bien plus complexe et complet que ça.

#ERROR

On touche ici à un système global de connaissance du corps des femmes et son fonctionnement cyclique. Souvent, on le connaît peu, on le connaît mal. En France, en 2016, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) a révélé qu’une fille de 15 ans sur quatre ignore qu’elle possède un clitoris et 83% ne connaissent pas son unique fonction érogène.

On l’appelle « minou », « chatte », « zezette », « abricot », « moule », etc. On les nomme « ragnagnas », « trucs » ou carrément « les anglais débarquent ». On pense qu’au moment des règles, les femmes ratent la mayonnaise (en Argentine, c’est la crème fouettée, au japon, les sushis et en Italie, l’ensemble des plats) et sont énervées sans raison aucune pendant leur durée entière.

Si la majorité de la population a tendance à minimiser, il serait une erreur de penser que l’utilisation des termes exacts est à négliger. Pire, à penser que cela constitue un danger ! Car apprendre aux enfants que les petites filles ont entre les jambes à l’extérieur un pubis, un clitoris et une vulve et à l’intérieur, un vagin et un utérus, c’est déjà briser le tabou visant à laisser croire que là où les garçons ont un pénis bien apparent, elles n’ont « rien ».

Les premières menstruations déboulent dans la culotte, c’est la panique et l’incompréhension. Ce passage que tout le monde imagine comme un symbole de l’évolution de fille à femme peut être un véritable séisme pour qui n’y est pas préparé-e et un moment de solitude si aucun espace de parole libre et d’écoute bienveillante n’a été créé que ce soit au sein de la famille, de l’entourage et/ou de l’école.

On passe de l’innocence enfantine à la femme potentiellement active sexuellement. Sans information anatomique. On passe du « rien » à la possibilité d’avoir un enfant, et cela même sans comprendre comment notre cycle fonctionne. Et quand à cela on ajoute des complications type fortes douleurs au moment des règles pour lesquelles on nous explique qu’avoir mal, c’est normal, on apprend à souffrir en silence, à serrer la mâchoire et à redoubler d’effort pour faire taire la douleur.

Peut-être sera-t-on diagnostiquées plus tard d’une endométriose, du syndrome des ovaires polykystiques, du Syndrome PréMenstruel et même de trouble dysphorique prémenstruel. Heureusement, les combats féministes permettent de faire avancer la cause et des personnalités issues des milieux artistiques – actrices, chanteuses, etc. – témoignent de leurs vécus et des parcours chaotiques qu’elles ont enduré de nombreuses années durant afin de faire reconnaître les maladies et les conséquences physiques et psychologiques que cela inclut.

Aussi, de supers ouvrages existent pour en apprendre plus au sujet des règles comme Sang tabou de Camille Emmanuelle, Le grand mystère des règles de Jack Parker, Cycle féminin et contraceptions naturelles de Audrey Guillemaud et Kiffe ton cycle de Gaëlle Baldassari (les deux derniers étant écrit par des Rennaises – lire l’encadré).

Sans oublier le livre Les règles… Quelle aventure ! d’Elise Thiebaut et Mirion Malle à destination des préados et ados, filles et garçons. Cela participe à la découverte de soi et de l’autre, car comme le disent Elise Thiebaut et Mirion Malle à juste titre « rendre les règles invisibles, c’est rendre les femmes invisibles. »

SUR LE FIL DE L’EXPÉRIENCE

Lis Peronti est une artiste-chercheuse installée à Rennes depuis plusieurs années. Elle y a notamment fait un mémoire autour des menstruations et des performances durant lesquelles elle a laissé le sang de ses règles couler sur une robe blanche ou un pantalon (lire le focus « Menstruations : ne plus avoir honte de ses règles » - yeggmag.fr – août 2017).

Aujourd’hui, elle continue son travail de recherches et de restitution sous forme artistique, mêlant savoirs théoriques et vécus personnels, autour du sexe féminin. Quand on lui demande ce qu’est pour elle la précarité menstruelle, elle répond :

« Comme ça, je pense au prix des protections hygiéniques. J’en ai beaucoup acheté avant la cup. Mais en fait, c’est plus que ça. C’est le fait que les règles soient considérées comme dégueu, tabou, comme quelque chose à cacher. La précarité menstruelle n’est pas juste liée au prix des tampons et des serviettes mais aussi au manque d’informations qu’on a sur les règles si on ne fait pas la démarche d’aller chercher plus loin. »

Sa démarche au départ, elle le dit, n’était pas consciemment féministe. En commençant à travailler sur le sujet « de façon intuitive », elle a fait des choix pas forcément réfléchis mais qui l’ont mené à mieux comprendre le fonctionnement de son corps, de son cycle et aussi à mieux protéger sa santé. Plus tard, elle a fait des liens avec sa recherche académique :

« C’était une porte d’entrée vers toutes les études féministes et vers la connaissance de mon corps aussi. Par exemple, c’est au moment où j’ai commencé à faire une performance à chaque menstruation, performance qui était censée fonctionner selon mon cycle naturel, que j’ai arrêté la pilule pour retrouver le temps décidé par mon corps pour l’arrivée des règles, et aussi parce que j’avais entendu que la pilule provoquait des maladies. À ce moment-là, j’ai commencé à me rendre compte de quand est-ce que les règles arrivaient. Le fait de les laisser couler sur un tissu ou sur la terre m’a permis de me rendre compte de la quantité de sang versée, qui était d’ailleurs beaucoup moins importante que ce que je croyais. »

Aujourd’hui, elle connaît mieux son cycle et s’étonne d’autant plus de tous les tabous liés aux règles : « On a d’autres pertes au cours du cycle et ça ne choque personne. » Pour elle, en tout cas, le mémoire et les performances l’ont amenée à de nombreuses lectures et réflexions sur le sujet mais aussi à apprécier la beauté de la couleur du sang menstruel et de son mouvement lorsqu’il se dissout dans l’eau. Voilà pourquoi elle a choisi la coupe menstruelle, bien avant le scandale autour de la composition des tampons et des serviettes.

À ce propos, elle nous livre son opinion : « Les fabricants ont toujours su que c’était de la merde à l’intérieur mais on en parle aujourd’hui parce qu’il y a un nouveau marché à prendre. On en voit partout maintenant des culottes menstruelles, des tampons bios, des serviettes lavables, etc. C’est bien mais ce n’est pas nouveau. »

Ce que Lis Peronti retient particulièrement de tout cet apprentissage menstruel, c’est que « travailler sur les règles m’a aussi fait prendre l’habitude d’échanger sur ses sujets avec différentes personnes, que ça soit des bio ou techno femmes ou desbio ou techno hommes(termes utilisés par Beatriz Preciado dans Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique). Et connaître le vécu ou l’opinion des autres est la chose la plus enrichissante dans cette recherche artistique. »

Et même sans démarche artistique, on la rejoint : échanger et partager les vécus et opinions, en prenant soin d’écouter en premier lieu les personnes concernées, est enrichissant et nécessaire à la déconstruction du tabou et des stéréotypes autant autour des règles que du genre. 

SOURCE DE SOUFFRANCES

Car ce tabou autour des règles peut être une source de violence à l’encontre de celles à qui on ne permet pas l’expression de leurs souffrances et à qui on dit que la douleur est uniquement dans leur tête. Mais aussi à l’encontre de celles qui n’osent pas l’exprimer et qui demandent, en chuchotant à l’oreille de leurs copines, si elles n’ont pas un tampon et qui le cachent ensuite dans le revers de leur manche ou encore de celles qui intègrent malgré elles un sentiment de honte et de peur.

Le silence et la méconnaissance qui règnent autour de cette thématique sont également à la base de la lenteur du diagnostic de l’endométriose, qui touche entre 1 femme sur 7 et 1 femme sur 10. Il faut en moyenne 7 ans pour diagnostiquer l’endométriose. Pourquoi ? Parce que le corps médical est mal informé, mal formé. Parce qu’une femme expliquant que tous les mois elle est handicapée par son cycle (transit perturbé, gênes urinaires, gênes ou douleurs lors des rapports sexuels, fortes douleurs utérines, incapacité à marcher au moment des règles, etc.) ne sera pas réellement écoutée et prise en charge, encore aujourd’hui, en 2019.

L’alliance des charges symboliques, émotionnelles et physiques qui s’ajoutent et s’imbriquent provoque une première forme de précarité, dans le sens de fragilité, contre laquelle les femmes luttent, bien conscientes qu’au premier signe de « faiblesse », elles seront renvoyées à la thèse essentialiste, c’est-à-dire à leur prétendue nature et fonction première : celle d’enfanter et de s’occuper du foyer.

Aujourd’hui, et cela est d’autant plus vrai avec le développement de l’image (fausse) de la Wonder Woman, une femme doit pouvoir affronter sans ciller et sans transpirer une double, voire une triple journée. La charge mentale s’accumule et pourtant, elle reste toujours suspectée de ne pas pouvoir y parvenir. De ne pas être assez forte, de ne pas pouvoir garder son sang froid et de ne pas avoir les épaules assez solides.

Alors, en plus des taches domestiques et de son travail, elle doit aussi penser à la contraception et aux protections hygiéniques, sans oublier les multiples remèdes de grand-mère ou les médicaments à prendre en cas de douleurs.

LES INÉGALITÉS SE CREUSENT

« Le tabou des règles est l’un des stéréotypes sexistes qui affecte la quasi-totalité des filles et des femmes dans le monde. », signale l’ONG internationale CARE. Si la majorité des femmes éprouvent de la honte concernant leurs règles, il existe aussi une partie de la population féminine touchée par l’isolement social, voire l’exil menstruel.

Au Népal, notamment, avec la pratique du chhapaudi, un rituel pourtant interdit visant à exiler les femmes du domicile familial pendant leurs règles, une brutalité à laquelle elles sont confrontées en raison de leurs menstruations encore pensées comme signe d’impureté et source de malheurs.

Selon les pays, les croyances diffèrent : dans certains coins d’Amérique du Sud, on pensera que côtoyer des femmes réglées peut provoquer des maladies, tandis qu’ailleurs, on pensera que le sang qui souille la terre la rend stérile. Elles seront alors tenues à l’écart de leur maison mais aussi de leur travail si celui-ci par exemple consiste à la culture et aux récoltes dans les champs. Dans la religion juive également, l’exil menstruel peut être appliqué, un rituel sera alors à suivre pour réintégrer le foyer. Afin de se laver et de redevenir pure.

Au-delà de la précarité sociale imposée par cette exclusion et de l’humiliation engendrée par celle-ci – et des morts fréquentes des exilées asphyxiées par les fumées du feu qu’elles ont allumé pour se réchauffer, mordues par des serpents, agressées, etc. – leur quotidien est affecté depuis très longtemps.

Ce n’est que depuis le 2 janvier que des femmes ont pu se rendre dans le temple d’Ayyappa à Sabarimala (dans la région du Kerala en Inde), après que la Cour suprême indienne ait levé l’interdiction, pour les femmes menstruées, d’accéder aux lieux sacrés hindous. Malgré tout, elles n’ont pas pu franchir les marches du temple, obligées d’emprunter l’entrée du personnel pour se protéger des réactions hostiles de certains croyants. 

ISOLEMENT ET DÉSCOLARISATION

Malheureusement, en Inde, la population féminine est habituée dès le plus jeune âge à être rejetée à cause des règles, comme le montre le documentaire Les règles de notre liberté (en anglais Period. End of sentence) diffusé en France, en février 2019, sur Netflix.

Dans le village de Kathikhera, située en zone rurale, avoir ses menstruations est véritablement synonyme de précarité. Ce qui apparaît dans les silences filmés par la réalisatrice Rayka Zehtabchi lorsque le mot « règles » est prononcé. Les femmes du village n’ont pas accès aux protections hygiéniques, trop chères, qu’elles ne connaissent que de « réputation », comme une légende urbaine.

Elles, elles se tapissent le fond des sous-vêtements avec du papier journal ou des tissus usagés. Comme le font en France les femmes SDF, les détenues n’ayant pas l’argent nécessaire pour cantiner ou encore les personnes les plus précaires, étudiantes comprises dans le lot.

Selon l’ONG Care, elles sont environ 500 millions de filles et de femmes dans le monde à ne pas avoir accès aux protections hygiéniques. Autre problématique mondiale qui en découle : la déscolarisation des jeunes filles. En Afrique, 1 fille sur 10 manque l’école lors de ses menstruations.

En Inde, 23 millions de filles arrêtent l’école à cause de leurs règles. Soit par manque d’accès aux produits d’hygiène, soit parce que les toilettes ne sont pas séparées dans les établissements. Dans tous les cas, la honte l’emporte. 

Les femmes de tous les pays ne vivent pas à la même échelle le même degré d’exclusion face aux stéréotypes et au tabou des règles. Si on revient à notre propre plan national, on ne peut pas parler de déscolarisation des jeunes filles mais certaines ont des absences répétées au fil de leur cursus justifiées par le début de leur cycle, que ce soit à cause des complications physiques – nausées, douleurs, diarrhées, fatigue… - ou en raison de l’hygiène.

Mais aussi de cette fameuse peur qui rend les adolescentes « indisposées » pendant les cours de natation. On voit aussi dans l’Hexagone une certaine réticence à réfléchir à la mise en place du congé menstruel, comme cela s’applique dans d’autres pays, comme l’Italie ou le Japon. Parce qu’on craint des abus, nous répond-on régulièrement.

En clair, des abus de la part des femmes qui profiteraient de l’occasion pour prendre des jours de congé alors qu’elles n’ont pas leurs règles ou qu’elles n’ont aucune difficulté avec celles-ci. Certainement un abus justifié par une soudaine envie de faire les boutiques... C’est croire en la frivolité des femmes et en un manque de cadre législatif qui viendrait entourer la loi.

C’est surtout ne pas considérer que les règles puissent entrainer de vraies difficultés et constituer un handicap dans le quotidien d’une partie des femmes dont on profit e qu’elles ont intégré le risque de précarité dans laquelle cela les mettrait si elles se permettaient des absences répétées au travail, aussi justifiées soient-elles.

LA SITUATION DES FEMMES EN GRANDE PRÉCARITÉ

Parler des règles, montrer un vêtement tâché par les menstruations, ça choque. Là où une porte s’ouvre en direction de la prise de conscience, c’est sur l’accès aux protections hygiéniques pour les plus démuni-e-s. Et elle ne s’opère pas en un claquement de doigts.

Il a fallu le concours de plusieurs actions, notamment associatives et médiatiques, et un film grand public Les invisibles de Louis-Julien Petit (lire notre critique dans YEGG#77 – Février 2019) pour que l’on commence à ouvrir les yeux sur une réalité jusqu’ici très peu prise en compte.

Une réalité que relate le sondage IFOP publié le 19 mars dernier et réalisé pour Dons solidaires : 8% des Françaises, soit 1,7 million de femmes, ne disposent pas suffisamment de protections hygiéniques et 39% des femmes bénéficiaires d’associations sont concernées.

Conséquence : 1 femme sur 3 (sur ce pourcentage) « ne change pas suffisamment de protection ou à recours à l’utilisation de protections de fortune. », souligne le communiqué. Là encore, on recroise la précarité sociale puisque, selon le sondage toujours, 17% des femmes en grande précarité renoncent à sortir à l’extérieur durant la période des règles et se retrouvent parfois en incapacité de se rendre à un entretien d’embauche ou un rendez-vous professionnel, par manque de protections hygiéniques. Un fait que l’on sait dangereux pour la santé et propice au Syndrome du Choc Toxique. 

Trop souvent, on oublie les exclues du débat dont font parties les détenues et les femmes SDF. Elles ont rarement voix au chapitre parce que par confort, on oublie celles qui n’en disposent pas et parce qu’elles pâtissent d’une image stéréotypée due à leur condition. Et pourtant, elles aussi ont leurs règles, et elles aussi ont le droit à la dignité.

Le 19 mars, L’Obs et Rue89 révèlent la précarité sanitaire que subissent les femmes incarcérées qui selon les établissements disposent de protections périodiques de mauvaise qualité souvent à des prix trop élevés, particulièrement pour celles qui ne cantinent pas.

« De nombreuses détenues utilisaient des tissus, des draps ou encore des serviettes de bain qu’elles mettaient dans leurs culottes », témoigne une ancienne détenue tandis que d’autres fabriquent des coupes menstruelles artisanales : « Elles utilisent une bouteille en plastique qu’elles découpent afin de n’en garder que la partie supérieure. Pour éviter de s’arracher les parois internes, la cup de fortune doit être lissée contre un mur. »

Le système débrouille côtoie alors le facteur risque sanitaire. Et s’applique également aux femmes SDF. Corinne Masiero, comédienne dans Les invisibles notamment, a vécu elle aussi dans la rue et dit au média Brut :

« Tout est dix fois plus problématique quand t’es une gonzesse, dix fois plus. Un truc tout con : quand t’as tes règles et que t’as pas de quoi t’acheter des trucs, alors tu vas chouraver des serviettes, des machins et tout. Mais des fois t’as pas eu le temps ou t’as pas pu, comment tu fais ? Tu te mets des journaux, des machins… on en parle jamais de ça. Pourquoi ces trucs là, c’est pas remboursé par la Sécu par exemple ? » 

AGIR POUR LES AIDER

Lors de notre reportage au Salon bien-être solidaire fin novembre à Vitré, organisé par l’association brétillienne Bulles Solidaires, Anaëlle Giraurdeau, alors stagiaire au sein de la structure, expliquait que l’impact de la sensibilisation des passantes à ce propos était important lors des collectes effectuées à l’entrée des supermarchés.

La majorité de la société ne réalise pas qu’être une femme dormant à la rue signifie également ne pas avoir de quoi s’acheter des protections hygiéniques. D’où la mobilisation de Bulles Solidaires, créée en septembre 2017 par Laure-Anna Galeandro-Diamant afin de récolter des échantillons et produits d’hygiène corporelle (non entamés et non périmés) pour tou-te-s lors de collectes, via le bouche à oreille, le démarcharge des pharmacies, instituts de beauté et hôtels ou encore grâce aux points de collecte disposés dans certains magasins du centre ville, à l’Ecole des Hautes Etudes de la Santé Publique de Rennes, ou encore dans des commerces vitréens.

Ces produits sont ensuite redistribués aux occupant-e-s des établissements avec lesquels l’association travaille comme le Secours populaire, le foyer Saint Benoit de Labbre à Rennes, Le Puzzle, etc. Mais aussi à l’occasion des maraudes organisées dans la ville. Collecter serviettes, tampons et coupes menstruelles est alors essentiel pour les femmes en grande précarité car à l’heure actuelle, les associations venant en aide aux personnes sans abris sont principalement spécifiques à la question du logement et à celle de l’alimentation.

Bulles Solidaires réalise donc une mission particulière sur un terrain presque vierge à ce niveau-là, à l’échelle locale, et n’en oublie pas les besoins des femmes. Sur le plan national, Règles élémentaires est la première association depuis 2015 à collecter des produits d’hygiène intime à destination des femmes sans abris et mal logées. Initiée par Tara Heuzé-Sarmini, la structure a réussi à organiser plus de 150 collectes en France et à redistribuer plus de 200 000 tampons et serviettes à plus de 20 000 femmes bénéficiaires.

La dynamique crée des émules. Le 16 mai prochain, une soirée autour de la précarité menstruelle est organisée à Askoria, à Rennes, par Aux règles citoyen-ne-s, un collectif de travailleurs-euses sociaux en formation dans l’école.

« Les femmes en situation de précarité sont les premières victimes. Elles sont déjà vulnérables et en plus, elles doivent se cacher à cause des tâches et c’est très difficile d’aller demander une protection hygiénique à quelqu’un dans la rue, c’est tellement tabou dans notre société actuelle… »
signale les membres du collectif.

En creusant le sujet, ielles ont l’idée d’une collecte mais rapidement se pose la question de la forme : « Une collecte c’est bien mais si en plus on peut sensibiliser autour de ça, c’est mieux ! On a donc fixé le prix de la soirée à une boite de tampons ou de serviettes qui seront ensuite données à Bulles Solidaires. »

Si le collectif souhaite provoquer des rencontres, des échanges et des débats entre professionnel-le-s du secteur social, futur-e-s professionnel-le-s, associations féministes (ou pas), il tient à ce que le grand public, hommes comme femmes donc, soit convié, intéressé et concerné. Ainsi, le débat sera précédé de la diffusion du film Les invisiblespour faire le pont avec la précarité menstruelle, un sujet large qui touche un grand nombre de femmes.

RENDRE LES PROTECTIONS HYGIÉNIQUES ACCESSIBLES

Et parmi les plus impactées, on trouve également la population étudiante dont les revenus sont souvent faibles voire inexistants. Pour une boite de tampons ou de serviettes, il faut compter entre 3 et 8 euros. Pendant une période de règles, les femmes peuvent utiliser les deux sortes de protection, pour ne pas dormir avec un tampon ou une coupe menstruelle, et ainsi réduire le risque d’infection.

Aussi, il faudra certainement prévoir l’achat de boites d’anti-inflammatoires ou autres médicaments, l’investissement dans une bouillote, etc. Et rien dans la liste ne peut être répertorié comme produit de confort. C’est pourquoi en janvier, l’université de Lille, sur les conseils de Sandrine Rousseau, fondatrice de l’association Parler, ancienne élue EELV et actuellement professeure d’économie à la fac, a décidé au début de l’année 2019 de distribuer gratuitement 30 000 kits de protections hygiéniques, contenant tampons, serviettes et coupes menstruelles réutilisables.

Une idée qui a été inspirée par le modèle écossais. En effet, le pays qui avait déjà investi pour lutter contre la « period poverty » auprès des femmes en grande précarité réitère son action auprès des étudiantes à présent, en levant 5,7 millions d’euros afin de fournir aux 395 000 élèves d’Ecosse des protections hygiéniques gratuites. Dans les écoles, collèges et universités sont, depuis la rentrée scolaire, accessibles tampons, serviettes, serviettes lavables et coupes menstruelles.

La réforme crée des émules là encore puisque début mars, la newsletter pour adolescentes « Les petites Glo » - la petite sœur des « Glorieuses » – lançait le mouvement #StopPrécaritéMenstruelle afin de demander la gratuité des protections hygiéniques dans tous les établissements scolaires français. 

Johanna Courtel est étudiante à l’université Rennes 2. Début avril, son projet de protections périodiques en accès libre – co-piloté avec une autre étudiante – figurait parmi les 10 lauréats qui seront financés par le budget participatif de la faculté.

« Il existait déjà un projet de l’Armée de Dumbledore, une organisation politique de Rennes 2, pour installer 3 distributeurs de protections hygiéniques. C’est bien mais c’était limité. Là, l’idée est d’installer des meubles avec des tampons, des serviettes, des cups, en libre accès. Et que les produits soient le moins toxiques possible. On veut privilégier le bio et la qualité, des produits respectueux pour nous et pour la nature. », explique-t-elle, précisant qu’elle ne connaît pas encore la date de mise en fonction des installations et du premier ravitaillement.

« Peut-être que beaucoup vont hésiter à en prendre au début mais l’objectif est vraiment que les personnes s’habituent à ce que ce soit gratuit. À ce que ce soit normal que ce soit gratuit,poursuit-elle. En tant que femmes, depuis qu’on a nos règles, on sait que c’est la galère. Dès la naissance, on sait qu’on va être précaires. En plus de ça, on doit payer plus de choses avec un moindre salaire… Etudiante, je me suis déjà retrouvée à la fin du mois avec du sopalin dans la culotte car j’ai préféré m’acheter à manger qu’acheter des protections. » 

UNE BATAILLE À POURSUIVRE

Mais avant même d’être contrainte à tester le « dépannage menstruel » que de nombreuses femmes connaissent au cours de leur vie, Johanna Courtel avait déjà conscience de la problématique, notamment grâce à la campagne médiatisée du collectif Georgette Sand qui a ardemment lutté contre la taxe tampon et obtenu gain de cause en décembre 2015 lorsque l’Assemblée nationale a voté l’abaissement de la taxe de 20% à 5,5%, reclassant ainsi les protections hygiéniques injustement qualifiées de « produits de luxe » à la catégorie « produits de première nécessité ».

Bonne nouvelle donc ! Pas tant que ça en fait, indique le collectif Georgette Sand dans un article paru dans Ouest France : « Malheureusement, l’abaissement de la TVA n’a pas été répercuté sur les produits des grandes marques. Maintenant que nous avons pu constater que la baisse de la TVA n’est qu’un cadeau pour les marques qui leur permet d’augmenter leurs marges sans faire monter leurs prix, nous avons conscience que cette taxe n’est plus la question. Il faut prendre conscience que le sujet est une question de santé publique. Des décisions comme celle prise par la LMDE d’allouer une somme de son forfait étudiant au remboursement des protections hygiéniques est un progrès que nous saluons. »

Dans le fait que la parole se libère petit à petit et que les exemples d’actions concrètes se développent, l’étudiante rennaise y sent le vent tourner et saisit l’occasion du budget participatif pour apporter sa pierre à l’édifice. Pour elle, le vote des étudiant-e-s en faveur de son projet marque l’importance de répondre désormais à un besoin bien réel de lutte contre la précarité.

Tout comme sur le campus, on trouve une épicerie solidaire, on trouvera prochainement des protections périodiques en libre service : « C’était important aussi de ne pas mettre un moment spécifique durant lequel les gens viennent se servir. Parce qu’en faisant ça, je pense que plus de gens vont s’autoriser à en prendre alors que si ça se faisait devant tout le monde pendant une permanence, beaucoup de personnes n’oseraient pas. Et quand on a pas une bonne protection hygiénique ou qu’on a oublié d’en prendre d’autres, on n’est pas à l’aise, on est moins aptes à écouter, à se concentrer. On pourrait parfaitement ne pas être dans cet état si justement on savait que, même si on oublie d’en mettre dans son sac ou qu’on n’a pas les moyens d’en acheter, on va pouvoir en trouver sur place. Dans les toilettes par exemple, pour que ce soit un lieu plus intime. »

L’ESPACE PUBLIC, ENCORE ET TOUJOURS GENRÉ…

Les toilettes, c’est encore un autre sujet dans le sujet. Mais là, on ne parle plus de l’université mais de l’espace public. À Rennes, tandis que la municipalité installe des urinoirs en forme de kiwi, de pastèque et autres fruits pour que ces messieurs arrêtent de pisser où bon leur semble lors des soirées arrosées du jeudi au samedi, personne ne s’inquiète du devenir de nos abricots qui marinent dans la sauce airelles chaque jour de nos règles.

Et ça ne me passe pas inaperçu dans les médias, avec en tête de fil le site Alter1fo qui par deux fois interpelle sur la question. En janvier, d’abord, on peut lire l’article « Précarité menstruelle : Rennes manque une occasion de « régler » la question » dans lequel le rédacteur Politistution dévoile qu’un projet concernant l’augmentation du nombre de toilettes pour femmes n’a pas pu être mis au vote du budget participatif de la ville car entre autre « la ville de Rennes dispose déjà de sanitaires publiques et aucun emplacement n’a pu être trouvé pour en construire de nouvelles. »

Il revient dessus en mai se saisissant de l’actualité chaude des urinoirs mobiles pour souligner, à juste titre, qu’il s’agit là encore d’un privilège de mâles. Il conclut son article :

« Les toilettes publiques restent finalement révélateurs des inégalités entre les sexes et ne doivent pas accentuer l’hégémonie masculine dans la ville. »

De par cette phrase, il pointe une nouvelle problématique qui enfonce encore davantage les femmes dans la précarité menstruelle. Les villes pensées par et pour les hommes permettant uniquement aux femmes de se déplacer dans l’espace public mais pas de l’occuper comme les hommes le font.

Encore moins quand elles ont leurs règles et qu’elles n’ont pas d’autres choix pour changer leurs protections que d’aller dans un bar ou rentrer chez elle, si leur domicile n’est pas trop éloigné. Alors des urinoirs en forme de fruits, c’est bien joli mais c’est quand même discriminatoire, même si on est équipé-e-s d’un pisse-debout, c’est ce que développe Virginie Enée, journaliste pour Ouest France, dans son billet d’humeur daté du 6 mai :

« Alors oui, une cabine de toilette mixte ne coûte certainement pas le même prix. Probablement que cela prend plus de place dans l’espace public et que c’est moins ludique qu’un urinoir déguisé en pastèque ou en kiwi. Mais justifier une inégalité par l’incivilité de certains, c’est ni plus ni moins qu’une discrimination. Réclamons des cabines de toilettes publiques dans une citrouille, type carrosse de Cendrillon. (Sinon nous aussi, on se soulagera sur ses roues.) »

LES TOILES D’ARAIGNÉE, C’EST SALE… 

De nombreux facteurs convergent, créant ainsi une précarité menstruelle qui pourrait s’apparenter à une toile d’araignée, tissée autour du tabou des règles pour coincer les femmes dans leur émancipation. Comme le souligne Lis Peronti, les règles ne sont qu’une partie du cycle, et non l’entièreté et surtout pas la fin comme on vise souvent à le penser. Bien au contraire même puisqu’en réalité l’arrivée des règles marque le début du cycle.

Elles ne sont pas donc pas synonymes de la fin, dans le sens de l’échec de la femme dans son soi-disant rôle premier et majeur de procréatrice, mais le début, le renouveau, l’instant de tous les possibles. La possibilité de choisir son mode de vie, son mode de contraception, son corps.

De plus en plus de comptes, comme Dans Ma culotte, SPM ta mère ou encore Mes règles et moi, se créent sur les réseaux sociaux, utilisant la toile non pour nous coller à une matière et se faire dévorer ensuite mais pour dénoncer la précarité menstruelle, briser le tabou et dévoiler la couleur de la réalité, parce que non ce qui coule dans nos culottes n’est pas bleu comme le montre la publicité, mais bel et bien rouge.

Montrer le sang - comme l’a fait la youtubeuse Shera Kirienski en posant en pantalon blanc tâché et comme l’a fait auparavant Lis Peronti - participe à ne plus cautionner les mythes et les mensonges qui entretiennent la précarité menstruelle dans sa globalité. Les initiatives fleurissent. Au Canada, par exemple, au musée de Kitchener, en Ontario, a dévoilé l’exposition Flow pour démystifier les règles et aider les femmes qui se sentent stigmatisées à cause de ça à s’émanciper.

Sinon, sans prendre l’avion plusieurs heures durant, on peut de chez nous, en toute intimité si on a honte (en espérant ensuite qu’on aura le courage d’en parler avec d’autres, au café, puis dans le bus, puis au milieu d’une foule ou mieux, à table) regarder le super documentaire d’Angèle Marrey, Justine Courtot et Myriam Attia, 28 jours, disponible sur YouTube.

Ou encore on peut participer à la campagne Ulule de financement participatif afin d’aider Leslye Granaud pour la réalisation et diffusion de son documentaire SPM ta mèrequi interroge hommes et femmes sur leur rapport aux menstruations. 

Mise en garde (qui arrive bien trop tard, tant pis) : après tout ça, vous ne penserez plus que les règles, c’est dégueu et vous prônerez le choix pour toutes les femmes d’en parler librement ou de garder ça pour elles. Car si cela ne doit pas virer à l’injonction au témoignage, il est urgent de se libérer des sentiments de honte et d’humiliation qui entourent toutes les personnes ayant leurs règles.

De garantir l’accès aux protections hygiéniques à toutes les personnes ayant leurs règles, sans conditions. D’apprendre à toutes les filles et à tous les garçons l’anatomie des un-e-s des autres et d’ouvrir la voix aux personnes désireuses de connaître davantage leur cycle que l’écoféminisme met en parallèle du cycle de la Nature. Mais ça, c’est un autre sujet. Et c’est pour bientôt.

 

 

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Les règles de la précarité
La précarité menstruelle : pas qu'une affaire de femmes
Aimer son cycle, c'est possible ?
Alerte : vulves et vagin pollué-e-s

Célian Ramis

À qui appartient la ville ?

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Rennes
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C’est une question qui ne laisse jamais les sceptiques indifférents… Et par sceptiques, on entend celles et ceux qui pensent l’égalité acquise ou quasi acquise mais la question de la ville et du genre révèle de profondes inégalités encore très actuelles.
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C’est une question qui ne laisse jamais les sceptiques indifférents… Et par sceptiques, on entend celles et ceux qui pensent l’égalité acquise ou quasi acquise mais la question de la ville et du genre révèle de profondes inégalités encore très actuelles. 

En 2019, Françoise Heritier, Paulette Nardal, Hubertine Auclert, Alice Guy-Blaché ou encore Rosa Luxembourg rejoindront Marguerite Yourcenar, Louise Bourgeois, Aurélie Nemours, Clara Zetkin ou encore Christine de Pisan dans les 12,67% des rues qui portent à Rennes des noms de femmes.

Lorsque la compagnie KF les énonce toutes, lors du café citoyen organisé par les quartiers « Les Suds » à la conciergerie Au P’tit Blosneur le 19 mars dernier, ça réagit dans l’assemblée : « Y a pas beaucoup de boulevard avec un nom de femmes ! », souligne une habitante, avant que sa voisine ne signale à son tour qu’au départ l’hôpital sud de Rennes était baptisé Anne de Bretagne « mais personne ne l’a jamais appelé comme ça ». 

La soirée s’anime autour de la question de la place des femmes dans l’espace urbain. À l’occasion de son master de sociologie, Cynthia Nadarajah a, en 2016, mené une enquête sur la répartition femmes – hommes dans l’espace public rennais, auprès d’un échantillon âgé de 18 à 29 ans.

UN CONSTAT QUI NE CHANGE PAS

Ainsi, elle constate chez les femmes une adaptation des comportements, le soir et la nuit, dans les zones qu’elles ne connaissent pas bien et dans les lieux majoritairement occupés par les hommes. On appelle cela les stratégies d’évitement.

« Il y a un couvre feu virtuel, elles ont dans leurs sacs des bombes lacrymos, des matraques, elles mettent leurs écouteurs, regardent leurs téléphones, font tout pour ne pas paraître disponibles, changent de tenue pour rentrer, etc. Ce qui apparaît, c’est qu’il y a un décalage entre les violences ressenties et les violences effectives car la plupart des violences contre les femmes se font dans la sphère privée. Mais depuis le plus jeune âge, les femmes intègrent l’insécurité de l’extérieur. On leur dit de ne pas faire du stop, de ne pas rentrer seule, on leur donne moins de liberté que leurs frères. », souligne-t-elle avant de conclure : 

« Cela se traduit par un usage plus utilitaire de l’espace urbain pour les femmes. Les hommes occupent l’espace, les femmes s’y occupent. ». 

De la cour d’école dans laquelle les garçons prennent le centre pour jouer au ballon aux rues devenues le théâtre d’un harcèlement de rue quotidien, les violences sont banalisées et entretenues par le déni d’un système patriarcal sexiste qui s’affiche dans les noms de rues, d’établissements publics et privés et les équipements sportifs.

Une observation et une analyse que l’on retrouve aussi du côté d’Edith Maruéjouls, géographe du genre qui au sein de Genre et ville a créé le bureau d’études L’ARObE (L’Atelier Recherche OBservatoire Egalité) et de Yves Raibaud, également géographe du genre et auteur du livre La ville faite par et pour les hommes : dans l’espace urbain, une mixité en trompe-l’œil. Sans oublier la réalisatrice Eléonor Gilbert qui met l’accent dans son documentaireEspacesur la répartition genrée de la cour de récré, les inégalités et les injustices que cela crée. 

FAIRE BOUGER LES POLITIQUES PUBLIQUES…

En 2015, les deux dernières personnes citées sont invitées par la Ville de Rennes à intervenir, séparément, sur le sujet. C’est un véritable déclic pour la municipalité, même si la question interpelle depuis longtemps les militantes féministes rennaises – par exemple, l’association Questions d’égalité avait invité en janvier 2011 la sociologue, formatrice et animatrice de marches exploratoires Dominique Poggi pour une conférence sur « Comment mettre fin aux violences contre les femmes dans les espaces publics » et avait invité en novembre 2015 la sociologue et auteure de l’ouvrage Genre, violences et espaces publics, la vulnérabilité des femmes en question, Maylène Lieber pour une conférence sur « Harcèlement de rue – Quelles conséquences pour les femmes ? Comment agir ? » - et le Conseil consultatif à l’égalité entre les femmes et les hommes. 

La libération de la parole, la multiplication des preuves et la mise en mot du harcèlement de rue semblent enfin avoir réussi à atteindre les politiques publiques mais pas toutes les politiques publiques, seulement les plus volontaires en terme d’égalité entre les sexes, à l’instar de Rennes qui ne fait pas figure d’exception mais se positionne tout de même sur une thématique quasiment vierge de toute avancée.

Dans les villes de France, la moyenne des rues portant des noms de femmes s’élève à 6%. La capitale bretonne en compte le double mais cela reste encore largement insuffisant. Depuis quelques années (2015, également), ont été instaurées sur le territoire – pour l’instant, uniquement dans les quartiers prioritaires et stigmatisés – des marches exploratoires réalisées par des groupes exclusivement composés de femmes.

Parce qu’il a été remarqué « que les femmes étaient moins nombreuses dans les espaces de consultations de tous les quartiers et que leurs paroles sont souvent déconsidérées », explique Geneviève Letourneux, conseillère municipale déléguée aux Droits des femmes et à l’égalité. Elle poursuit :

« Les marches exploratoires sont vues comme un sas avant de revenir dans les commissions traditionnelles. »

En empruntant un parcours sur plusieurs temps – en journée et en soirée – les participantes développent leurs ressentis aussi bien sur les aspects et lieux positifs que les aspects et lieux négatifs. Elles abordent alors les stratégies d’évitement mises en place et révèlent le non partage de l’espace public.

COMBATTRE LE SEXISME LATENT

Pour Geneviève Letourneux, « il ne faut pas s’en tenir à l’aspect sécurité / insécurité. Il faut dépasser ça pour parler de la ville fonctionnelle, la ville des usages, etc. Que chacune prenne sa place plutôt que d’apprendre à rester à sa place. Et pour cela, il faut trouver des manières nouvelles de faire. »

Inviter les femmes à prendre l’espace comme à l’occasion du 8 mars ou du 25 novembre, développer des parcours dans la ville comme le fait Histoire du féminisme à Rennes, valoriser le matrimoine (lors des journées du matrimoine, organisées par HF Bretagne mais aussi à l’année en donnant leurs noms à des rues, équipements sportifs, établissements, etc.).

Proposer des stages Riposte, de self-défense physique et orale, ou encore des stages d’apprentissage du vélo. Développer la médiation, à destination des jeunes filles puisque celles ci n’osent pas s’y rendre (parce qu’ils sont principalement occupés par des garçons), autour des city stades.

Compter, mesurer, étudier l’impact de ces actions en terme d’égalité, « ce n’est pas suffisamment fait ». Voilà pourquoi du 15 avril au 31 mai, la Ville de Rennes lance pour la première fois une enquête sur le ressenti discriminatoire. Chacun-e est libre d’y participer puisque le questionnaire sera publié sur Internet. 

En pleine actualité sur les urinoirs installés du jeudi au samedi pour que ces Messieurs évitent de pisser n’importe où dans la rue, les Rennaises pourraient bien dénoncer un sexisme latent puisqu’elles, sont priées de se retenir dans l’espace public, les toilettes publiques dédiées aux femmes, avec accès à des protections hygiéniques ayant été radiées des possibilités.

DANS L’ESPACE PUBLIC, LES FEMMES DÉRANGENT

Le ressenti discriminatoire, Morgane Rey, danseuse et chorégraphe de la compagnie Erébé Kouliballets, peut en parler pendant des heures. Lors du café citoyen, elle entre sans détour dans le vif du sujet :

« Depuis 30 ans, on danse en rue. On se fait systématiquement insulter dans la rue. Et pas que dans les quartiers stigmatisés ! »

Quand les percussionnistes se joignent à elles, elles sont moins agressées. Mais dès qu’elles ressortent seules, « c’est reparti comme en 14 ! Là je rigole mais je rigole pas quand ça m’arrive avec les danseuses. ». Elle poursuit : 

« Avant, le 8 mars, à 8h, on dansait en culotte, soutif, porte-jarretelles ! On oserait jamais faire ça maintenant. On a fait un trio par exemple sur la burqa, on ne le referait pas maintenant, ce serait impensable. Aujourd’hui, on demande systématiquement à des gens qu’on connaît de nous accompagner pour parer quand on danse en rue. Le corps de la femme dérange. Comme si c’était trop pour les gens qu’une femme prenne l’espace public. Avec mes danseuses, on a fait un cercle de paroles, elles m’ont demandé si on pouvait pas aller dans des endroits plus « doux » comme des parcs ou des plages… Moi, je les comprends et puis je veux pas les mettre en danger. Mais c’est fou d’en arriver là ! »

Pour la maitresse de conférences en sociologie Isabelle Danic, « la revendication à l’égalité peut être vue comme transgressive… » Mais pour la chorégraphe, il ne s’agit nullement d’une transgression. Certes, la compagnie a toujours été engagée mais danser dans la rue, au-delà d’un acte militant, est un acte artistique. Seulement, « on a vite compris qu’on n’avait pas notre place dans l’espace public. Il y a un vrai souci à travers une place, une rue, etc. Les femmes n’ont pas envie de se faire remarquer par les hommes qui sont en plein centre de l’espace. »

L’EMPOWERMENT COLLECTIF

La solution, pour l’instant, qu’elle a trouvé et à laquelle elle a recours : la sororité. Et justement, dans le public, une femme témoigne. Elle habite le quartier et connaît bien les cafés du coin. Non par addiction à l’excitant mais parce que régulièrement, elles sont toute une bande à y aller en même temps pour boire leur jus. Et par la même occasion, pour montrer que les femmes sont là et qu’elles comptent bien y rester.

Son témoignage, qui prône l’empowerment collectif, est joyeux et militant. Mais il souligne bien la problématique actuelle : il est nécessaire de se réunir à plusieurs pour « affronter » l’espace public urbain et se le réapproprier. Les femmes sont aujourd’hui obligées de crier haut et fort qu’elles ne sont pas cantonnées à la sphère privée. La ville doit se construire ensemble, pour tout le monde. Le chemin est encore long et prend bel et bien le nom de toutes les femmes désireuses d’une égalité réelle au sein de la cité.

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