Célian Ramis

Musiques actuelles : sexisme amplifié

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Les musiciennes sont de plus en plus nombreuses à dénoncer les violences sexistes et sexuelles qu'elles subissent. Elles dénoncent également la faible représentation des femmes dans les programmations et sur scène. Enquête.
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« En France, la part des femmes « leader » programmées dans les lieux de musiques actuelles est de 16,6% (Source : Fedelima) », lit-on dans le rapport 2019 présenté par HF Bretagne sur « La place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels en Bretagne ».

Dans la majorité des structures étudiées, les femmes responsables artistiques ne représentent qu’entre 10 et 20% de la programmation des salles et festivals de musiques actuelles. Autre élément : elles ne sont que 12% à diriger des Scènes de Musiques Actuelles (Smac). Comment interpréter et analyser ces données ? Et surtout, comment le vivent les personnes concernées ? Comment évoluer ?

Dans le milieu musical, une femme, c’est une muse. Une source d’inspiration pour les grands génies virils de la création. Si elle veut être autre chose, au mieux, elle est chanteuse. Au premier plan devant deux, trois ou quatre musiciens. C’est une vision machiste et sexiste que nous véhiculons-là. Car elles peuvent être ce qu’elles ont envie d’être. Mais pour cela, elles doivent transgresser les normes établies et affronter les violences sexistes et sexuelles.

« Nous, artistes, musiciennes, techniciennes, productrices, éditrices, compositrices, manageuses, attachées de presse, juristes et plus globalement « femmes des métiers de la musique », avons toutes été victimes ou témoins du sexisme qui règne au quotidien : les propos misogynes, les comportements déplacés récurrents, les agressions sexuelles qui atteignent en toute impunité la dignité des femmes. », signalent 1200 professionnelles du secteur, signataires du manifeste des F.E.M.M publié dans Télérama, en avril dernier. Elles prennent la parole, dénoncent et disent stop. Enquête dans le milieu des musiques actuelles. 

Vendredi 6 décembre 2019. Minuit passé. La foule s’amasse dans le hangar du hall 3 du parc expo de Rennes. À l’occasion des TransMusicales, les cinq musiciennes de Los Bitchos font leur entrée sur scène. Une bassiste, deux guitaristes, une keytariste et une batteuse. Ici pas de chant mais une bonne dose de talent et un sacré côté dément. L’ambiance est festive et détendue.

De leur rock instrumental initial se dégage de la volupté et de la subtilité, un mélange quasi corrosif auquel s’ajoute les percussions, venant renforcer la proposition musclée du quintet qui nous emmène explorer des sonorités jusque là déconnectées les unes des autres. Résultat : une cumbia rock aux airs de psychédélisme oriental. Le tout dans un ensemble mélodique, harmonieux et entrainant.

Ce sont des bosseuses et elles ont aiguisé leur savoir faire mais aussi leur sens de l’adaptation. Elles captent le public et ses réactions. Le parti pris de ne pas chanter – excepté pour reprendre le refrain de « Livin’ la vida loca » à la fin du set – offre une grande liberté aux impros et aux solos. On danse beaucoup, transcendé-e-s par cette organisation parfaitement maitrisée et libérée, et tellement libératrice.

LE TOURBILLON TRIBADE

Une heure plus tard, dans le hall 8, ce sont les trois rappeuses catalanes, Bittah, Masiva Lulla et Sombra Alor, qui montent sur la scène des TransMusicales. Vêtues de capes, elles apparaissent telles des boxeuses. Ou des sorcières, quand elles enfilent les capuches. Poings en l’air, regards frontaux, c’est parti pour un spectacle que l’on retiendra très longtemps.

Dans une interview publiée sur le site de Madame Rap – un média dont on recommande allégrement la lecture – le trio définit sa musique comme « un mélange de discours, de messages et d’esthétique. De la culture, de la résistance et de la musique urbaine. »

Accompagnées par Dj Big Mark aux platines, les rappeuses de Tribade délivrent un flow rapide et coup de poing. Efficace. Chacune affirme son style, sa manière de rapper et même de pousser une voix puissante et aigue façon chant traditionnel espagnol, comme le fait Sombra Alor. Face à Tribade, nos pieds sont vissés dans le ciment du hangar. On suit le rythme avec la tête et les bras.

Nos yeux sont incapables de détourner le regard de l’espace scénique. Nos tripes s’embrasent. Parce que leur musique est viscérale et leur mise en scène très soignée, avec des gestes et des danses au service de leurs récits, de leurs propos. Elles interprètent et incarnent leurs chansons avec authenticité et beaucoup de plaisir se dégage de leur proposition. 

Dans ce qu’elles relatent, dénoncent et défendent, c’est la noirceur d’une réalité misérable, d’un quotidien sali et pourri par les rapports de domination, qui prime. Le trio parle des réfugié-e-s, pointant « que personne n’est illégal », scande en sautant « anti, anti, anti capitaliste », indiquant l’importance d’une musique à textes antifasciste, anticapitaliste et féministe, propose de danser sur du reggaeton lesbien et prône l’empuissancement des femmes.

L’énergie qu’elles balancent, on se la prend dans la gueule et on y consent sans hésitation. Voir Tribade en concert, ça fait du bien. Parce que c’est plein de force, de colère, de douleur, de rire, de mouvements. C’est impactant et émouvant. Et c’est un vrai tourbillon qui jamais ne relâche la pression pour nous permettre de souffler. On retient notre respiration, sans jamais étouffer ou suffoquer. Au contraire. La proposition est joyeuse et engagée, théâtralisée et militante. Le souffle coupé par leur prestation, on respire et on kiffe. 

LE CONSTAT, LE CHOC ET LE DÉCLIC

On en voudrait plus des propositions comme celles-là. Pourtant, on ne peut que constater la faible représentation des femmes dans les programmations des salles et des festivals de musiques actuelles, tout comme dans le reste des arts et de la culture. Ce sont les rapports ministériels de Reine Prat en 2006 et en 2009 qui ont permis de prendre conscience, par des données précises et chiffrées, que les inégalités existaient bel et bien entre les hommes et les femmes dans les arts du spectacle.

Là où on pensait le secteur de la culture précurseur au sein d’une société encore très patriarcale, on découvre qu’il n’en est rien et qu’il n’y a pas d’exception en terme d’égalité. De cet alarmant constat va naitre le mouvement HF, visant à lutter pour une représentation égalitaire des artistes et des professionnel-le-s du secteur.

Fin 2013, sur le territoire rennais se crée HF Bretagne, association membre de la fédération inter-régionale du mouvement HF, agissant pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, à travers 3 axes.

Repérer les inégalités, par la veille statistique et la diffusion de données chiffrées mais aussi d’articles et d’analyses. Proposer des outils pour combattre les inégalités, par l’échange et la formation, par l’organisation d’événements destinés au grand public ou encore par des interventions dans les réseaux professionnels, les lieux de formation et la participation à des colloques et tables rondes. Encourager des mesures politiques concrètes pour l’égalité réelle, par la demande qui est faite aux collectivités territoriales d’inscrire la question de l’égalité femmes-hommes à leur ordre du jour, d’évaluer la juste répartition des subventions accordées et d’inciter les structures subventionnées à agir pour la parité.

Ce travail colossal, réalisé grâce à la motivation et la détermination de ses adhérent-e-s et bénévoles, donne lieu depuis 2014 à la publication d’un diagnostic chiffré et révélateur de la situation réelle en Bretagne. Le 16 mai 2019, au musée des Beaux-Arts de Rennes, l’association présente son 3erapport « La place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels en Bretagne. »

Ce jour-là, Laurie Hagimont, coordinatrice d’HF Bretagne, rappelle que « compter, on le fait depuis l’origine d’HF Bretagne. Même nous, conscient-e-s des inégalités, on ne se rendait pas compte à ce point de la situation. C’est salutaire d’avoir les chiffres. Et d’avoir les chiffres les plus précis possibles en région. Ça permet d’observer les évolutions timides, mais aussi positives quelques fois, et d’identifier les freins, les endroits de blocage, etc. »

DES CHIFFRES RÉVÉLATEURS

À la 8epage du rapport, se dresse la liste de la part des femmes responsables artistiques, dans les programmations de salles et festivals de musiques actuelles. Les chiffres ne sont pas bons. À l’occasion des TransMusicales et de Jazz à l’Ouest, elles représentent au moins 20% de la programmation.

Lors de Bars en Trans et d’I’m From Rennes, elles représentent entre 10 et 20% de la programmation, tout comme à l’Ubu et à l’Antipode MJC (pour les salles de musiques actuelles, le comptage a été effectué sur la programmation d’un seul trimestre). Enfin, pendant Le Grand Soufflet, Yaouank et Rock’n Solex, elles représentent moins de 10%.

Précisons également que le reste des lieux de musiques actuelles en Bretagne – étudiés dans le cadre de la veille statistique sexuée – ne se démarque pas, affichant les mêmes catégories de pourcentage. Globalement, les chiffres ne sont pas bons donc, comme le souligne Gaétan Naël, en charge depuis 2008 de la programmation artistique de l’Antipode MJC :

« En faisant les calculs, effectivement, on s’est rendus compte qu’on n’était pas meilleurs que les autres. Ni meilleurs, ni moins bons. »

Compter amène à la prise de conscience. Face aux chiffres, on ne peut que constater la réalité des inégalités qui subsistent entre les hommes et les femmes. « C’est factuel. Mais notre objectif, ce n’est pas de pointer du doigt telles ou telles structures. On ne fait pas ce boulot-là toutes seules dans notre coin. On travaille avec elles. Le but, c’est de passer du combien au pourquoi. Entre nous, les artistes, les professionnel-le-s, les structures, les collectivités, le ministère, les institutions, la réflexion doit être collective. On pose la question de l’égalité de manière saine et constructive. On sait qu’il y a beaucoup d’inconscient qui entre là-dedans.», précise la coordinatrice du mouvement HF, accompagnée de Clémence Hugo, responsable de la communication à L’Armada Productions et également fondatrice du groupe Musiques, avec Sarah Karlikow (conseillère artistique auprès de Spectacle vivant en Bretagne), au sein d’HF Bretagne :

« Avant, c’était marginal d’être féministe et de poser la question de l’égalité. L’aspect médiatique a son importance. Le public des musiques actuelles est plus festif que dans le théâtre ou la danse par exemple. La médiatisation des inégalités dans le public amène une réflexion au niveau des pros. Aujourd’hui, quand les grands événements sont organisés et rassemblent les professionnel-le-s et le public, il y a toujours au moins une conférence ou une table-ronde organisée sur le sujet de l’égalité. C’est le cas pour les TransMusicales à Rennes, mais aussi au MaMA à Paris. Pour moi, la question est là. À HF, on essaye d’être sur de l’accompagnement, entre actions et réflexions. Et il y a des évolutions. La sacro sainte programmation sur laquelle on ne pouvait pas intervenir avant, maintenant ça va mieux. » 

Ainsi, les chiffres sont parlants pour le spectacle vivant et les arts visuels : les femmes représentent aujourd’hui 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. À poste et à compétence égales, elles gagnent en moyenne 18% de moins que les hommes.

Le rapport 2019 nous apprend qu’elles sont majoritaires sur les bancs des écoles puis elles deviennent moins actives, moins payées, moins aidées, moins programmées, moins récompensées et enfin moins en situation de responsabilité que leurs homologues masculins.

Les arts et la culture n’échappent pas, c’est certain, aux inégalités de sexe et de genre. Et n’échappent pas non plus aux conséquences de l’éducation genrée. L’Histoire est écrite par et pour les hommes. Elle valorise le patrimoine et néglige le matrimoine. À l’école, on enseigne les grandes œuvres de la musique classique. Toutes composées exclusivement par des hommes.

On peut penser que ce n’est pas une fatalité en soi puisque cette Histoire se raconte au passé. C’est une erreur. Les conséquences de cette invisibilisation sont latentes. Sans modèles, comment se projeter à tel ou tel poste, à telle ou telle fonction, avec tel ou tel instrument ? Et encore aujourd’hui, les musiciennes sont moins visibles sur les scènes et dans les médias.

LE GENRE DANS LE CHOIX DES MUSIQUES

Le 5 décembre 2019, à l’occasion des TransMusicales, la FEDELIMA (Fédération des lieux de musiques actuelles) et le Master 2 Média, Genre et Cultural Studies de la Sorbonne Nouvelle, organisaient une table-ronde autour de la « Diversité des identités sexuelles et les identités de genre dans les musiques actuelles » au début de laquelle Cécile Offroy, maitresse de conférence en sociologie à l’université de Paris 13, proposait de bien redéfinir les concepts et le contexte :

« Le sexe renvoie à la différence des organes sexuels. On se voit souvent définir un sexe à la naissance. Mais depuis 20 ans, des recherches montrent qu’il n’y a pas qu’un seul modèle reproductif. La population intersexe réinterroge l’existence de seulement deux sexes. L’identité sexuelle, elle, n’est pas une notion fixée. Elle fait souvent référence au sentiment d’appartenance (ou non) à son identité sexuée. En fait, homme/femme, ce n’est pas si simple. Pas si binaire. Le genre, lui, correspond aux rôles sociaux attribués en fonction du sexe : les normes de comportement, les qualités, les compétences… Le genre est le sexe social en quelque sorte. »

Les filles sont calmes, maternantes, jolies, perfides et aiment les commérages. Les garçons sont forts, déterminés, courageux, ont de l’énergie et aiment la bagarre. Ces rôles sociaux qui assignent une personne à être femme et qui assignent une personne à être homme sont attribués très tôt et suivent les individus, au sein de la famille, à la crèche, à l’école, dans les groupes auxquels ielles souhaitent s’intégrer, au travail, etc.

« Et ils traversent également les musiques. On attribue certains instruments davantage aux filles et d’autres davantage aux garçons. Dans les esthétiques aussi (classique, rock, jazz…), et ça atteint même les publics. On retrouve la même chose dans les activités et les fonctions. À la programmation, à la direction d’orchestre, on va voir des gars. Et à l’accompagnement artistique, à la communication, on va voir des filles. Les hommes captent souvent les fonctions à forte valeur ajoutée tandis que les femmes sont plutôt assimilées aux métiers du « care » qui sont dévalorisés sur le plan salarial. En règle générale, on constate que les valeurs des femmes sont moindres que celles des hommes. »,explique Cécile Offroy. Elle note également que dans ce contexte binaire, tout écart aux normes apparaît comme une transgression.

« Or, on n’adhère pas tous et toutes de la même manière à ces rôles sociaux. L’identité de genre n’est pas immuable et l’identité du sujet n’est pas que l’identité de genre. »
conclut-elle. 

QUAND LE LANGAGE PENSE LE TALENT

Le lendemain, toujours à la Maison des associations, c’est HF Bretagne cette fois qui propose, en partenariat avec l’ATM, une table-ronde, pour la 4eannée consécutive à l’occasion des TransMusicales. La thématique : « Les femmes haussent le son #4 – L’image des musiciennes : subie ou choisie ? »

Dans la continuité des propos de Cécile Offroy, Marjorie Risacher, journaliste, productrice radio (RFI,France Inter)et coach scénique et média chez Laisse les dire dont elle est co-fondatrice, déclare : « Avant, les instruments à vent étaient interdits aux femmes. Ça disgraciait leur beauté… Les femmes étaient aussi interdites de scène. Mieux vaut castrer un mec que de mettre une femme sur scène ! »

Les inégalités dans la classification des genres ne datent pas d’hier. Raphaëlle Levasseur est planneure stratégique dans la publicité et a rejoint l’association Les Lionnes, fondée en mars 2019, pour lutter contre le sexisme et le harcèlement dans le monde de la publicité. Le 6 décembre, elle intervenait via Skype :

« Ça se joue dès le fœtus. On dit : « Ça doit être une fille ou un garçon, parce qu’elle ou il bouge comme ci, parce que le ventre est comme ça. » Cette construction sociale conditionne 90% de notre cerveau. On vit dans une société d’hyperconsommation mais les femmes (52% de la population mondiale) sont invisibilisées. Certains mots et certaines images sont des biais de genre et de stéréotypes. Les clichés se retrouvent ensuite dans les clips et les positions scéniques. »

Pour elle, le langage permet de penser le talent. Elle prend l’exemple d’un homme qui multiplie les conquêtes et se voit qualifier de « tombeur », tandis qu’une femme sera une « allumeuse », une « salope ». Aussi, dès lors qu’on parlera d’artistes, on présupposera le masculin. Car un homme est un artiste, une femme est une artiste ET une femme.

« Les médias ont un impact sur le choix des mots. Ils façonnent les normes, avec le mythe du musicien et le mythe de la chanteuse. La femme est associée à la reproduction, on parle d’elle plutôt en tant que muse, dans l’accompagnement, en tant que faire valoir ou femme de. Et on suppose qu’il y a toujours un homme derrière elle. Les hommes, eux, ils ont le leadership de la création. Les femmes sont invisibilisées et non reconnues en tant que productrices de contenu.», analyse-t-elle.

Autour de la table, la rappeuse nantaise Pumpkin, co-fondatrice de la structure Mentalow Music, confirme les difficultés à être reconnue en tant qu’artiste : « Quand je débarque en concert, on vient me voir pour me dire « C’est bien ce que tu fais, j’aurais pas cru », « J’ai été agréablement surpris », « T’as pas une tête de rappeuse » ou encore « Tu dis « putain » mais c’est pas joli dans la bouche d’une fille ». Un jour, quelqu’un dans un label m’a reproché le fait que je parle d’utérus dans un texte, en me disant « Ta carrière ne décolle pas parce que tu parles de trucs de meufs. » »

#PAYETANOTE

« Tu joues bien pour une fille ». C’est une phrase entendue par trop de musiciennes. Le sexisme infuse aussi dans les musiques, comme en témoigne le site Paye Ta Note.

« Le regard est différent je trouve quand une meuf est sur scène. On va entendre « Ah pour une fille, elle joue bien. » Je l’ai déjà eu moi le « En fait, tu te débrouilles bien. » Il y a des domaines que j’adore : les musiques assistées par ordinateur, par exemple, c’est un monde hyper masculin mais moi j’aime ça. Pourtant, on va voir mon frère (Romain James, batteur de Totorro et de La Battue, ndlr)pour lui poser des questions sur comment il a réglé ci ou ça, et il dit que c’est pas lui, c’est moi qui ai fait. », réagit Ellie James, artiste rennaise que l’on retrouve au chant et au clavier dans Mermonte, Bumpkin Island et désormais La Battue.

Ce dernier étant la seule formation (à laquelle elle participe) avec une majorité de musiciennes (2 sur 3) avec Yurie Hu, également au chant et au clavier. Toutes les deux, elles le disent : « On a l’habitude d’être les seules filles dans les loges. » Yurie, elle, était déjà seule dans toutes les promos au Conservatoire de jazz :

« Il y a vraiment je pense un rapport avec l’histoire de la musique. Il y a moins de figures féminines, on voit moins d’icones qui nous parlent. Aujourd’hui, on a des difficultés à être considérées comme des vraies chanteuses. »

Elles rigolent : « C’est même une insulte : « Tu fais ta chanteuse »… » Plus jeunes, rêvaient-elles d’être musiciennes ? Ont-elle fondé ou participé à des groupes lorsqu’elles étaient au lycée ?

« Mes deux parents sont dans la musique, ils ne voulaient pas que je fasse ça. J’ai fait des études de génétique. J’étais pas dans un groupe de musique au lycée, ma bande de potes ne s’intéressait pas du tout à ça. Mon frère lui a toujours eu des groupes. Depuis le collège déjà c’était un virtuose de la batterie. », répond Ellie James.

« En Corée, mes parents n’auraient pas été d’accord pour que j’en fasse mon métier. À moins d’être ultra ultra bonne en piano classique… Je n’y pensais pas jusqu’à ce que j’arrive en France. En sachant que j’allais répondre à une interview sur le sujet et en remplissant le document de la Sacem (qui réalise actuellement une grande enquête sur la place des femmes dans le secteur musical, ndlr), j’ai réfléchi un peu au pourquoi. Et je pense que c’est une incidence de l’éducation. Les filles, on est éduquées à être le plus altruiste possible. Une bonne fille, c’est une fille qui pense avant tout aux autres. Les gars, eux, ils sont dans le fantasme du héro. Il est un héro, il a le pouvoir. Nous, on ne nous invite pas à avoir ce genre de fantasme. », décrypte Yurie Hu qui souhaite que tombent enfin les barrières du genre :

« Moi j’ai tous les clichés, je suis une femme, asiatique, je joue du piano. Mais aussi je dis des gros mots, je bois des canettes… !!! » 

FACE AU PATERNALISME

D’un côté, l’éducation genrée agit sur les comportements. Les garçons, non contraints par la réserve et les interdits (officieux et insidieux), adoptent une aisance au fil des années et des expériences, là où les filles vont moins oser, car moins encouragées par l’entourage, les enseignant-e-s, les professeur-e-s de musique et plus largement par la société qui invisibilise les musiciennes, et vont moins se sentir légitimes.

Sans reconnaissance réelle et soutien(s), elles peuvent d’ailleurs, dès l’adolescence et début du parcours universitaire, abandonner leur cursus et formation musicale. Quand elles poursuivent, elles sont souvent orientées, consciemment ou inconsciemment, vers les rôles « supports », c’est-à-dire le chant, la basse, le piano, etc. Il n’est pas rare de voir des groupes dans lesquels la chanteuse est entourée exclusivement par des musiciens.

Il est très commun de voir des groupes exclusivement masculins. Il est plus rare en revanche de voir des groupes exclusivement féminins. C’est le cas de Periods, un trio qui a pris sa source à Rennes en novembre 2017. « J’ai commencé avec Ophélie. J’ai été la chercher parce qu’elle jouait du synthé dans un groupe punk. Elle a un style très garage. Paola, ma petite sœur, nous a rejoint 6 mois après. Elle vient plutôt de l’univers techno et moi aussi techno, hip hop. On a commencé à faire des concerts et ça nous a plu, on a joué de plus en plus. En septembre, on a sorti un EP (Vocoder 3000, à écouter, ndlr). On nous demandait toujours notre nom de groupe, alors on a fini par s’appeler Periods mais y a pas vraiment de démarche derrière le nom. », rigole Dana.

Leur démarche, finalement, c’est la spontanéité. Si les compositions musicales sont amenées par les unes et les autres, c’est Dana qui signe les textes, là aussi avec beaucoup de spontanéité.

« On parle beaucoup de la place des femmes et des relations femmes-hommes qui peuvent être compliqués. Ce sont des sujets forts. On dit de nous qu’on est un groupe féministe, moi, ça me va, parce que je le suis. Mais en fait, je considère que c’est normal d’être féministe, c’est même triste qu’il y ait un mot pour définir ça. Mais oui, c’est féministe parce qu’on vit en tant que femmes des choses très dures, tout le temps. Alors, nos chansons, c’est un peu comme un journal intime, je pars d’histoires vécues par moi ou des gens que je connais, et je modifie un peu. C’est un point de vue sur des situations en fait. Ce sont surtout des femmes qui se reconnaissent dans les chansons et qui nous disent que ça fait du bien, que ça fait plaisir. La chanson par exemple sur le moniteur d’auto-école, c’est une histoire personnelle. Des nanas se sont reconnues dedans. C’est bien ! Enfin, c’est triste, mais ce que je veux dire c’est que c’est bien de savoir que l’on n’est pas seules. Y a trop de mecs qui font des trucs pas cool ! », analyse-t-elle.

Elles chantent le sexisme subi et le vivent au quotidien. « On s’est pris des remarques de techniciens. Mais ça c’est très répandu. », glisse Paola, rejointe par Dana :

« Ça arrive qu’ils nous proposent de l’aide, mais ça va on gère notre truc. Ils vont nous regarder de haut. Avoir une attitude paternaliste. Je trouve qu’en tant que meufs, on est toujours obligées d’en faire plus. Je sais branchée mon ampli. »

Sur la scène de l’Antipode, le 25 janvier, Periods et La Battue étaient sélectionné-e-s pour les auditions des Inouïs du Printemps de Bourges. Leurs discours sont semblables. Ellie James n’a pas de formation en musique :

« Quand j’ai commencé, je n’y connaissais rien. Mes frères m’ont montré des choses pour que j’apprenne et pour que les techniciens ne parlent pas qu’aux hommes. » Pour Irène (qui remplace Ophélie dans Periods depuis quelques mois), « là où ça peut changer c’est quand il y aura plus de femmes côté musique et côté régie. Il faut que ça devienne normal ! On manque de modèles de batteuses, de guitaristes… Et ce manque freine les filles. » 

SAFE OU PAS SAFE ? 

Les remarques de ce style, Alice, chanteuse et guitariste du groupe grunge SheWolf, en a essuyé plusieurs. Le 6 décembre, aux Ateliers du Vent, Les Enlaidies organisaient un événement en off du festival dont la première édition s’est tenue en juin 2019 : un concert composé exclusivement de musiciennes, de techniciennes et d’organisatrices, précédé par une table-ronde autour de la sexualisation des musiciennes.

« On a eu des remarques de techniciens, ils vont nous dire que la technique c’est pas notre truc, parce qu’on est des femmes… Ils veulent t’apprendre la vie, t’apprendre à régler ton instrument… Quand ils te proposent de t’aider à porter ton matériel, tu sens l’attitude paternaliste. Et je vous raconte pas aussi les comportements de prédateur, « Ah y a beaucoup de guiboles à l’air, je vais avoir du mal à me concentrer sur le son… ». Quand je joue le soir, je me demande comment je vais m’habiller. Je me demande comment Courtney Love partirait dans l’hypersexualisation pour dire « Je vous emmerde encore plus »… Tu te poses des questions que tu devrais pas te poser. T’as pas envie d’être désirée, t’as envie d’être écoutée. Mais t’as pas non plus envie de te cacher ! », souligne alors Alice.

Pour $afia Bahmed-Schwartz, artiste pluridisciplinaire qui ce soir-là propose un concert eros rap/trap, intervient : « Tu peux avoir envie que le public te désire mais pas les gens avec qui tu bosses ! Je passe plus de temps à gérer mon ingé son que mon concert. Je viens des Beaux-Arts et déjà avant je faisais des dessins érotiques. Ça me servait à m’empowerer. Je me suis ensuite mise à l’écriture, puis à la musique, puis à la vidéo. J’étais dans la case de l’artiste femme pop rap, j’ai commencé à réfléchir aux clichés. Je me suis aperçue que, même dans les mouvements queer, avec des personnes averties, déconstruites, les réflexes sont sexistes. Une femme puissante, ça va forcément être une maquerelle. Moi, ce que je veux faire, c’est incarner tout un panel d’images de femmes et essayer au fur et à mesure de créer des personnages qui mélangent clichés et états d’âme, qui vrillent et qui dépassent les frontières normatives. Je suis en recherche. Je cherche encore. Publiquement, je suis considérée comme une chanteuse. »

À l’affiche de ce off des Enlaidies figure aussi le groupe d’electroclash NABTA dont Justine fait partie. Elle a toujours participé à des groupes dans lesquels jouaient des hommes, elle est hélas habituée à ce que les techniciens ne s’adressent pas à elle : 

« En plus, avec les ingés sons, j’ai le côté jeune et le côté femme. Pour moi, la scène est un endroit super safe. J’y ai déjà enlevé mon tee-shirt et j’avais les seins à l’air. Et en fait, c’est pas safe. Un mec m’a fait pouet pouet. »

Choquée, elle remarque que sur la scène les corps, des femmes principalement, sont sexualisés malgré eux : « T’as une robe punk, on vient te dire que ça te grossit. En fait, peu importe pour quoi tu viens, tu ne dois pas venir me toucher, m’agresser. »

EXPLOSIONS DANS LES OREILLES…

Lors de la table-ronde d’HF Bretagne, Marjorie Risacher fait part d’une anecdote significative. Un soir, à Paris, l’artiste rennaise Laetitia Shériff, identifiée rock indé / alternatif, joue sur scène. Dans la salle, un mec crie « À poil ! ». Elle n’en revient pas : « Jamais ça ne me viendrait à l’esprit de crier ça à un artiste homme. »

Quelques heures plus tard, au parc expo, on laisse nos oreilles trainer dans la fosse. « Ahh c’est les Spice Girls ! », s’esclaffe un festivalier en découvrant le quintet de Los Bitchos. Peu de temps après, un autre quitte le hall : « Ouais, elles sont bonnasses mais ça s’arrête là… »

Flashback. On se souvient du rock viscéral délivré par Shannon Wright, lors du festival Mythos en avril dernier. Derrière nous, deux hommes discutent. Pas de sa musique non, mais de « sa sacrée bouche à pipe » avec laquelle « elle doit en sucer, des bites ». On était resté-e-s sur le cul, sans voix.

On raccroche alors aux propos d’Ellie James, concernant les commentaires et comportements sexistes auxquels elle est régulièrement confrontée avec les techniciens :

« La plupart du temps, les techniciens sont assez ravis de voir des femmes dans ce milieu. Avec mon solo, je vais jouer plutôt dans les théâtres, et là je trouve qu’ils sont un peu plus vieux jeu. Quand j’ai confiance en moi, je mets les pieds dans le plat et je leur dis que c’est super sexiste ce qu’ils disent. Et puis, il y a des fois, je me sens comme une enfant, et là ils me font sentir comme une merde. J’ose pas leur dire et après j’y repense, je me dis que j’aurais du dire ça ou ça. Et je m’en veux. »

Pour Alice de SheWolf, le contraire ne fonctionne pas. Elle prend l’exemple de Jim Morrisson et son côté sexy « pour faire tomber les minettes ». Il ne lui viendrait pas à l’esprit de dire de lui qu’il est « bonne » (cette expression est exclusivement pensée au féminin…) ou de le dénigrer pour son physique. « Chez les mecs, le respect grandit avec le sex appeal. », souligne-t-elle.

Sur scène, le trio enflamme le public. C’est une explosion grunge qui vient nous délivrer de nos tensions. On a envie de nous libérer de nos corps qui tout à coup semblent trop étroits pour cette dose d’énergie. Le groupe s’est formé à Paris il y a 4 ans et évolue désormais en Normandie, dans le Perche, où elles ont bâti un studio et ont enregistré un album Sorry, not Sorry. Le grunge, Alice en était fan. Et en plus, c’était une évidence :

« Le côté brut, sans une tonne de reverb’, dire les choses comme on les pense. Avec une vraie recherche mélodique, harmonique, bien vénère. Parce qu’il y a aussi le défoulement pur. Ça complète avec les chansons dans lesquelles on revendique ce qu’on vit et qui nous met en colère. On montre que la condition humaine est complexe, on cherche à déconstruire les préjugés. Ça nous arrive pour écrire des textes de prendre des faits divers comme des meurtres, des infanticides, etc. et d’en faire des chansons mais sans être dans le jugement. Juste, on incarne des personnages d’une société malade. » 

DÉSEXUALISER LES CORPS SUR SCÈNE

Sur scène, se dégagent liberté, rage et détermination. Il n’est plus question de sexe et de genre, simplement de musique. « C’est une liberté totale. C’est ta scène, tes règles, c’est comme tu veux toi. Le plaisir, j’ai pas l’impression qu’on me l’arrache, je le provoque moi-même. Je n’ai jamais eu aucun rapport semblable à celui-ci avec mon corps en dehors de la scène. Sur les photos, souvent, on dirait que je suis en plein orgasme. », rigole Alice, quelques instants avant de monter sur la scène des Ateliers du Vent.

Durant les échanges, Marie-Claude et Fanny, respectivement batteuse et bassiste de SheWolf rejoignent la table-ronde. « Perso, je n’ai pas du tout envie de me sexualiser dans la manière de m’habiller ou le maquillage. Mais j’ai quand même une pression. Quand tu décides de faire ça et que tu es la seule fille du groupe à faire ça, tu as une énorme pression. Ça m’est arrivé et en loge, tout le monde se maquillait. Qu’on veuille se maquiller ou pas, on est tout le temps en train de se remettre en question. En tant qu’être pensant, on a le droit d’avoir les goûts qui sont les nôtres. Si plein de meufs arrivaient sur scène en tee-shirt et en jean, ça mettrait moins la pression aux autres. La non sexualisation, je trouve que c’est aussi un thème important dans ce débat. », explique Marie-Claude.

Fanny apporte également son point de vue, alimentant une réflexion au-delà des sexes et de leur binarité actuelle : « La performance de genre ne me parle pas. Ça enferme dans des catégories. Je me considère pas genrée. En apprenant à m’accepter telle que je suis, c’est-à-dire juste une humaine avec une chatte et des seins, j’arrive pas à m’ancrer femme dans ma tête. Parce qu’on va me décrire avec des pseudos critères féminins qui ne me conviennent pas. Je n’exprime aucune sexualisation et je considère que c’est l’expression de chacun. » 

Il n’y a rien d’universel et de figé dans les féminités, tout comme dans les masculinités, dépassant le cadre normatif et restrictif imposé. Comme le dit $afia Bahmed-Schwartz, monter sur scène quand on est une femme, c’est se mettre en danger et c’est déjà transgresser une norme. Celle de la gentille fille qui reste à sa place et ne se met pas dans la lumière. Pour ne pas attirer l’attention. Pour Alice, faire du rock, c’est aussi un acte transgressif.

Et pour Dana, Paola et Irène, être en soutien-gorge sur scène, « c’est pour être à l’aise. » Comme à leur habitude, elles partent d’un acte spontané :

« On ne se pose pas la question pour les mecs. Ils se mettent torse nu et personne dit rien. Alors que nous, on nous demande pourquoi on se met en soutif. »

Puis, elles prennent du recul, selon leurs propres dires. Elles conscientisent le geste, qui devient militant : « Ça va avec nos morceaux. Pour essayer de désexualiser les corps de femmes. Par contre, on n’a jamais eu de réflexions par rapport à ça. Alors, on imagine bien que certains se rincent l’œil mais en tout cas, devant nous, ils se taisent. Peut-être que comme on a des paroles féministes, ils osent pas… » 

LE RAPPEL À L’ORDRE, À TRAVERS LA MÉDIATISATION

Tant mieux. Il n’est pas à souhaiter que les violences s’amplifient. Malheureusement, on constate en parallèle que quand les médias s’en mêlent, à long terme, les musiciennes sont sans cesse ramenées à leur sexe et à leur genre. Comme dans tous les domaines de la société, quand elles cherchent et commencent à se faire une place, on leur rappelle quelle elle est, cette fameuse place, selon la hiérarchisation des sexes.

Docteure en sciences du langage à l’université Rennes 2, Claire Lesacher présentait, lors de la conférence organisée par la FEDELIMA, les expériences médiatiques de deux rappeuses à Montréal (dont elle a changé les noms). La première, c’est Mathilde, elle a commencé le rap pour faire rire son entourage. La seconde, c’est Dalia, et elle, clairement, a utilisé le rap pour parler de la sexualité féminine.

Elles attisent la curiosité des médias qui vont très rapidement les remettre dans le cadre restrictif : « Déjà, les discours et intérêts des médias s’adossent au fait qu’elles sont des femmes avant d’être des artistes. Les articles sont titrés par exemple « Les filles au franc parler ». Mathilde explique combien elle s’est sentie enfermée dans un rôle de bimbo écervelée. Les médias étaient focalisés sur les moments où elle disait chatte et bite. Elle, elle ne se reconnaissait pas. Dalia indique que les médias se sont focalisés sur l’aspect sexuel et ont fini par lui reprocher. Le constat, c’est que les logiques médiatiques semblent alimenter la visibilité des rappeuses sur et pour l’aspect sexualisant. Et en plus, il y a l’idéologie selon laquelle ce n’est pas sérieux de parler sexualité. » 

Résultat : il y a un risque pour ces artistes de rester à la marge. Lors de la conférence proposée par HF Bretagne, les expertes ont également mis en interrogation la responsabilité des maisons de disque et des attaché-e-s de presse : comment décrivent-ielles les artistes ?

La chanteuse et guitariste de SheWolf amène sa réponse quelques heures plus tard : « Ça nous fait chier d’être présentées comme un groupe de rock 100% féminin. » Et pourtant, c’est le point sur lequel accentuera la presse, comme le souligne Pumpkin qui au lendemain d’un concert lit dans Ouest France que « des petites dames qui chantent du hip hop, il n’y en a pas partout. »

« ON N’EST PAS LIBRE UNE SEULE SECONDE EN FAIT »

De son côté, $afia Bahmed-Schwartz témoigne également de mauvaises expériences avec la presse. « L’image des femmes est différente de celles des hommes. Dans tous les domaines. L’an dernier, je participais à un concert pour Arte. Un journaliste voulait faire une vidéo avec une interview, à la Konbini. Il a commencé par me poser des questions sur mon père. Je lui dis qu’il me fait prendre des risques donc je ne veux pas répondre à ses questions à la con. Il a continué l’interview. Sur mes origines, mon genre, ma famille, mon orientation sexuelle… J’avais juste envie de parler de musique, de performance ! Les artistes femmes, on accepte les interviews et on accepte de jouer le jeu car on a besoin de visibilité et puis que si on dit non, on passe pour des hystériques, des rabat-joies, etc. Je trouve qu’avec les journalistes, y a toujours un moment où le consentement est vague, aussi vaporeux que les images. », relate l’artiste.

Carole Boinet est rédactrice en chef adjointe aux Inrockuptibleset écrit principalement dans la rubrique Musiques. Invitée à participer au débat par HF Bretagne, elle soulève que la presse est le reflet d’une société :

« Si le journalisme ne va pas, la société ne va pas. Dans le journalisme, on capte la matière vivante, le temps présent. Je suis convaincue du poids des mots et de leur puissance. Les idées passent par la forme langagière. Je me suis naturellement mise à écrire en écriture inclusive. Oui, il faut préserver les langues mais je crois que la langue, comme le journalisme, est vivante et donc elle évolue. Elle suit nos mouvements de pensée. Il faut qu’elle suive nos vies. »

Vient alors la question des freins. L’éducation a été mentionnée mais c’est maintenant au capitalisme d’atterrir sur la table des réflexions. L’industrie musicale fait front et empêche une majorité d’artistes d’accéder à une liberté totale en terme d’images (et pas que…).

Pour Raphaëlle Levasseur, il est certain que beaucoup d’artistes passent par « le persona », c’est-à-dire par la construction d’un personnage, et pour Carole Boinet, la musique est liée à l’image. « Elvis, il était oversexualisé. On vendait un corps qui plaisait aux adolescentes. C’est très complexe et insidieux. L’industrie musicale se construit sur des objets à vendre. Les gars aussi sont touchés mais moins que les filles. À force de commenter leurs physiques, leurs comportements, de les questionner, elles en viennent à culpabiliser. Elles sont toujours trop ou pas assez. Trop ou pas assez sexy, avec des poils ou sans poils, en jogging ou en robe… Il y a toujours quelque chose qui ne va pas. C’est la liberté qui est en jeu. Laissons-les, les femmes ! Il faut que les gens soient libres de faire ce qu’ils ont envie de faire ! », remarque Carole Boinet.

Elle prend l’exemple de Kate Bush. La première fois qu’elle apparaît et qu’elle se met à danser. La première fois, dit-elle, qu’on voit une femme danser un peu bizarrement :

« C’était incroyable de liberté ! Elle a inventé une subjectivité et ça, peu de femmes se l’autorisent. C’est difficile de sortir du carcan, du cadre. »

Il y a quelques mois, en interview avec Orianne Marsilli, alias Ladylike Lily, elle nous faisait mention de la performance de Camille, très empreinte de liberté. Elle notait alors qu’il est rare de voir une musicienne s’affranchir des codes. Pumpkin confirme :

« Ce qui est insidieux, c’est que tout est mis en place pour une séance photo. Et quand tu as du respect pour le travail des gens, c’est pas facile d’intervenir. On n’ose pas dire non. » Elle fait alors état de son rapport à la scène : « En concert, j’aimerais que le public soit focus sur la performance artistique et rien d’autre. Et parfois, je vois que le regard se porte sur autre chose. Je pense qu’on n’est pas libre une seule seconde en fait. »

Pour $afia Bahmed-Schwartz, même discours : « Moi, ce que j’aime dans la scène, et c’est un choix, c’est monter sur scène et rencontrer le public, la sororité. C’est ça que j’aime. Il y a une sorte d’effervescence où t’as envie de donner le meilleur de toi-même et de donner de la force aux autres. Être une super soi-même pour l’offrir aux personnes qui sont venues. »

Mais, comme partout, une femme libre équivaut à l’immaitrisable. Impossible pour une femme de transgresser ses rôles sociaux sans être rappelée à l’ordre. Que ce soit par les professionnel-le-s de la musique, les médias ou le public. Le rapport de pouvoir désignant les hommes comme êtres dominants passe par des biais multiples, et cela n’est pas propre aux musiques actuelles : invisibilisation, contrôle de l’image, objetisation du corps, violences sexistes et sexuelles, dans lesquelles s’imbriquent également les violences racistes, LGBTIphobes, grossophobes, handiphobes, etc. 

S’ADAPTER, CONSTAMMENT

Claire Morel, co-fondatrice de She said so France et modératrice de la table-ronde sur l’image subie ou choisie des musiciennes, cite Edmond de Goncourt dans toute sa misogynie :

« Si on faisait l’autopsie de femmes ayant un talent original, comme Mme Sand, Mme Viardot, etc. on trouverait chez elles des parties génitales se rapprochant de celles des hommes, des clitoris un peu parents de nos verges. »

Voilà voilà. Les femmes, encore aujourd’hui, ne sont pas réellement considérées comme des artistes à part entière. Demeure cette vision néfaste de la muse qui n’a pour but que de renvoyer les femmes à une vaste fonction d’inspiration pour les hommes, producteurs de contenus de génie. Les femmes doivent s’adapter. C’est ce que notent Ellie James et Yurie Hu.

« Quand on part en tournée, on s’adapte énormément. L’humour gras, le foot, tout ça… Maintenant, ça fait partie de moi, je suis contente quelque part de faire partie des « gars ». Mais j’ai été obligée de m’endurcir pour être entendue. », souligne Ellie.

Pour Yurie, il y a un sujet qui reste profondément tabou et dont elle parle aisément, et c’est tant mieux, ce sont les menstruations. « Je ne veux pas diaboliser les mecs mais les règles, les douleurs physiques, ils ne comprennent pas. Nous, on a nos règles tous les mois. En tournée, j’appréhende. Il faut que je pense à bien prendre des tampons, des médicaments, etc. Et puis je ne parle pas de celles qui ont des complications dues à leurs règles, qui font des anémies, celles qui ont de l’endométriose… On n’en parle jamais et je pense que ça peut même dissuader des femmes à ne pas avoir ce rythme de vie. », signale-t-elle.

Ellie est sujette à des évanouissements en période de règles : « Je flippe que ça m’arrive sur scène. Je me demande si ça va m’arriver avant de monter sur scène ou sur scène… Attention, on ne se victimise pas mais on pense que c’est important d’en parler. Par exemple, j’ai pas mal d’amies qui faisaient de la musique et qui ont arrêté quand elles ont eu des enfants parce que souvent leurs mecs font aussi de la musique et donc il faut qu’il y en ait un qui s’arrête… Et on a plus l’habitude de voir le mec sur la route en tournée. Ça me fait me poser beaucoup de questions. C’est quoi mon futur ? Comment je pourrais concilier vie de famille et vie de tournée ? Déjà que concilier la vie de couple c’est pas facile… »

La parentalité est encore attribuée aux femmes comme nous l’expliquait l’an dernier la réalisatrice rennaise Céline Dréan, après avoir participé à la table ronde organisée par HF Bretagne, à l’occasion du festival Travelling, sur la place des femmes dans le milieu du cinéma. Concernant les propos des actrices expliquant de plus en plus dans les médias qu’après une grossesse, elles partaient en tournage avec leurs bébés, elle répond :

« On entend des actrices qui sont à un niveau hyper élevé, qui peuvent avoir des nounous avec elles. Une technicienne son, une cheffe op’, une réalisatrice qui fait plutôt du documentaire, je peux te dire qu’il y aura pas de nounou, pas de budget pour ça. Soit tu as quelqu’un d’autre qui peut assurer quand t’es pas là, soit t’as pas et t’as pas de solution. Moi, je me rappellerais toujours – et c’est arrivé à plein de femmes quelque soit leur milieu et leur travail – le premier festival où je suis allée après avoir eu ma première fille, un copain m’a dit ‘bah alors, qu’est-ce que t’as fait de ta fille ?’. Je suis absolument sure que personne n’a dit ça au père de ma fille quand il est sorti pour la première fois. »

Dans le monde musical, le sujet fait débat et était le sujet d’une conférence proposée par Musiques Pluri’ELLES (orientée sur les musiques classiques et les orchestres). En avril 2018, une vidéo avait fait le tour de la toile, montrant la mezzo Wallis Giunta, sur scène, portant dans ses bras le bébé de l’altiste qui venait de se réveiller de sa sieste. Une réalité qui doit être prise en compte et être mise sur la table des discussions dans tous les champs d’activités. 

LE PARCOURS DE LA COMBATTANTE

« Sur l’ensemble, le parcours est cadré. Il y a une orientation genrée des instruments et une éducation genrée. Ça va commencer dès le plus jeune âge. Les filles vont plutôt faire du violon, vont aller au conservatoire. Les garçons, à l’adolescence, ils vont monter des groupes, c’est une école de la virilité et les filles, quand elles sont là, elles ne sont pas là pour leurs compétences. Dans les musiques actuelles, on est plutôt sur des instruments comme la guitare, la basse, la batterie, les instruments traditionnels. Là où on oriente moins les filles. Ensuite, sur le marché du travail, il y a un déséquilibre, puis la grossesse, la maternité… Et je ne parle même pas de l’image des femmes quand elles vieillissent. Clairement, on n’a plus envie de les voir. », analyse Laurie Hagimont.

Sans oublier, comme le précise Clémence Hugo, que souvent les lieux de répétition se situent à l’orée des villes. Pour les jeunes filles, il est plus difficile d’accéder à ces lieux puisqu’en règle générale, on les laisse moins sortir, seules, de nuit, etc :

« Et ensuite, si elles poussent la porte des lieux de musiques actuelles, qui les accueille ? À Quimper, par exemple, ils ont embauché une femme en accueil technique, ça c’est vraiment des choses auxquelles il faut réfléchir. Les femmes qui n’ont pas de formation musicale, elles se sentent encore moins légitimes. Je pense que les lieux de répétition sont un endroit clé pour absorber le retard avec lequel partent les femmes de par tout ce qu’on a dit sur leur éducation, etc. »

Le sentiment d’insécurité est fort dans les musiques actuelles. Le critique Norman Lebrecht écrivait déjà en 1991 : « Dans nos sociétés évoluées où toute discrimination est un délit, les salles de concerts demeurent au-dessus des lois, comme des bastions inexpugnables de la suprématie masculine et blanche. »

Aujourd’hui, il n’y a qu’à consulter les nombreux témoignages sur le site de Paye Ta Note. Aucune surprise, c’est un florilège de violences sexistes, autant dans les paroles que dans les actes.

« Ce sont des mots qui font perdre confiance. Il faut prendre conscience de ça. C’est extrêmement grave et ça a des conséquences sur le comportement des filles et des garçons, notamment l’évitement et l’abandon chez les filles. On ne peut pas traiter les violences sexuelles si on ne traite pas ce qui paraît « anodin ». »
s’insurge à juste titre la coordinatrice d’HF Bretagne.

Pour elle, les professionnel-le-s de la musique ont la responsabilité d’accompagner et de faire entendre la diversité des points de vue qu’il y a dans cette société : « Ce n’est pas si compliqué, c’est une règle qui peut être mise en place. Comme pour le cinéma avec Polanski, on ne demande pas de censurer la projection du film mais en parallèle de l’accompagner d’un débat, d’une rencontre. »

Réflexion à laquelle Clémence Hugo ajoute la nécessité de faire parler les personnes concernées : « C’est important de ne pas se retrouver en position de dominant-e qui parle à la place de… Comme quand on parle de la décolonisation avec uniquement des hommes blancs. Là dans le cas des musiques actuelles, il faut écouter les personnes concernées : les musiciennes. »

UN TRAVAIL COLLECTIF

Elles le disent : depuis MeToo, elles ont moins besoin de convaincre, la réflexion est plus collective, le travail aussi. HF aide et accompagne mais ne fait pas à la place.

« On a une belle relation avec les TransMusicales depuis plusieurs années. À aucun moment, on ne fait à leur place. De toute façon, c’est inscrit dans le pacte des musiques actuelles. », précise Laurie Hagimont. « Je rejoins Laurie sur le côté plus collectif mais je dirais quand même que si dans une équipe il n’y a pas une personne mobilisée pour porter ces questions-là, y aura pas forcément le même impact. On est sur du collectif mais il reste une part de militantisme quand même. Il faut être en capacité d’amener la question même si ça déplait. Mais c’est vrai que je le ressens aussi, à HF, on est plus identifiées et on nous sollicite beaucoup plus et moins naïvement, je dirais, dans le sens où la réflexion reste moins en surface, va plus en profondeur. », nuance Clémence Hugo.

Comme dans tous les autres domaines de la société, l’évolution concernant l’égalité femmes-hommes se fait progressivement. Lentement. Les derniers chiffres 2019 montrent que seulement 12% de femmes dirigent des Salles de Musiques Actuelles (Smac) et cela n’a pas évolué depuis 2017.

Côté programmation, on l’a dit en début de dossier, les chiffres ne sont pas bons non plus. À l’Antipode MJC, Gaétan Naël est adjoint de direction et de programmation des musiques actuelles depuis 11 ans. Son travail : mettre en place une programmation qui tient compte du projet artistique et culturel - ainsi que du budget - de l’association, qui intègre les questions de diversité, de mixité, de différences des genres et des esthétiques, des musiques spécialisées et des musiques grand public.

En pratique, ça se concrétise par du temps de veille, de la lecture, des visionnages, de l’écoute, des échanges avec des producteurs, des tourneurs, de la petite structure à la structure internationale. Cela implique également des échanges avec les artistes, des déplacements pour aller voir des concerts dans des bars, des festivals et autres lieux et événements, des déplacements dans tout le grand Ouest et l’Ile de France, mais aussi des échanges avec ses différents réseaux et les bénévoles du pôle musique de l’Antipode.

« Il y a une multitude de faisceaux, c’est un travail en 360, le volume d’infos arrive de toute part. Ça demande une grande disponibilité et une grande souplesse, aussi parce qu’il y a moins de moyens pour les musiques actuelles. », précise Gaétan Naël. 

LE SEXE N’EST PAS UN CRITÈRE ?

En général, questionner un programmateur sur l’absence ou le très faible pourcentage de femmes dans la saison, c’est le moment qui fâche. Parce qu’en général, on nous répond que le sexe n’est pas un critère. On nous a même dit, et on ne citera pas la personne, qu’on regardait les choses sous le mauvais angle. Gaétan Naël replace alors le contexte :

« Honnêtement, je n’ai jamais pris ça pour un critère. Par contre, il y a un mouvement sociétal, que je ressens, qui fait que ça devient un critère. Et ça me taquine un peu. Pour faire la programmation, je pars de ce qui existe, du contexte dans lequel nous sommes, et je retiens des propositions peu importe de qui ça vient. C’est une proposition artistique. Ça peut aller de l’orchestre de Cotonou avec des musiciens âgés de 70 ans et plus à de très jeunes artistes comme Tiny Feet, à l’époque où nous l’avons reçue, ou Ladylike Lily. C’est même elle qui faisait l’affiche et on ne s’est pas demandé si elle était connue ou pas, c’était le début de sa carrière et accompagner les jeunes talents fait partie de la logique de la structure. On fera de la même manière pour un jeune artiste homme. Il y a la diffusion mais il y a aussi les résidences à prendre en compte. On a eu trois résidences longues sur la saison, trois femmes. Encore une fois, ce n’est pas une question de sexe mais de projet. »

Il poursuit sa réflexion, émanant d’une question multiple : « Fort est de constater qu’il y a moins de femmes. De la petite enfance à la vie professionnelle, on le sait, il y a toute une construction sociale et il est sans doute plus facile pour un homme d’arriver dans ces espaces-là. En faisant les calculs, on s’est rendus compte qu’on n’était pas meilleurs que les autres. Ni meilleurs, ni moins bons. On a de gros efforts à faire. Notamment niveau hip hop par exemple. Ou le rap. J’ai eu des conversations musclées avec des producteurs, j’essaye d’en parler avec les tourneurs, ce n’est pas toujours évident. Il y a beaucoup de projets hommes dans ces domaines mais il y a aussi beaucoup de mauvais projets avec des hommes. En France, il n’y a pas 150 bons projets de rap. » Ce qu’il exprime, c’est la nécessité d’être vigilant, de questionner sa pratique et d’en discuter. Mais il ne peut pas agir seul. 

LA CHAINE ENTIÈRE À REPENSER

Il ne faut pas oublier que la structure qui diffuse un-e artiste est un des maillons de la chaine. En avril dernier, Odile Baudoux, programmatrice artistique au Triangle, rappelait lors de la présentation du diagnostic chiffré d’HF Bretagne : « Sur la programmation de l’année prochaine, on est plus du 60 – 40 (femmes – hommes). Il y a des raisons conjoncturelles à ça : des questions d’agenda, de partenariat, etc. Parce que je ne suis pas toute seule à décider et à bâtir cette programmation. On n’y arrive pas toute seule si tout le monde ne décide pas de mettre l’égalité au centre des priorités. C’est tous et toutes ensemble qu’il faut le faire. » 

Le programmateur de l’Antipode MJC ne peut qu’acquiescer : « On est lié-e-s à un système, à des économies, à une industrie musicale. On peut se battre mais c’est toute la chaine qu’il faut repenser. » Autre élément à prendre en compte : les musiciennes sont moins nombreuses dans le secteur et quand elles sont remarquées, elles sont davantage sollicitées, donc moins disponibles et parfois plus chères. « Dans le quotidien d’une structure, c’est pas secondaire. », dit-il.

De nombreux points sont encore à améliorer et cela ne concerne pas uniquement la partie diffusion. Les aides aux structures, l’éducation à l’égalité, une politique réelle de l’égalité dans tous les secteurs de la société, une remise en question de la presse et des industries en tout genre.

On le sait, patriarcat et capitalisme sont liés. Il est temps de réfléchir aux conséquences de l’invisibilisation des femmes mais aussi à l’impact et la portée des mots et des images utilisé-e-s par de nombreux artistes. Concernant la programmation de chanteurs et musiciens – ou d’artistes en général – connus pour leur misogynie, qu’elle soit à titre de provocation ou bien qu’elle soit bien intégrée, ou pour leurs actes sexistes et/ou criminels (on rappelle que le viol est un crime) ainsi que pour leurs incitations à la haine et aux violences, les débats sont houleux entre des militantes revendiquant l’annulation des concerts (ou des projections, pour ne pas mentionner l’actualité de la fin 2019) et des programmateurs jouant aux autruches.

Pour HF Bretagne, la censure n’est pas forcément la réponse au problème, et opte plutôt pour que ces événements soient encadrés, en les accompagnant de débats, de rencontres et d’échanges. Pour aborder les questions de domination, de rapports au pouvoir, de discriminations, de violences sexistes et sexuelles.

Pour Gaétan Naël, il est clair que l’Antipode MJC a toujours eu un rôle à jouer, en tant que structure de quartier. De nombreux temps d’échanges et de rencontres sont organisés autour de thématiques diverses, comme ce fut le cas il y a quelques années, en 2009, avec la venue d’Orelsan. Une venue qui avait suscité la polémique :

« Il n’était pas le seul programmé ce soir-là, ça allait dans le cadre d’une soirée du festival Urbaines. Dans mon geste artistique, j’essaye de raconter une histoire. J’ai mis dans la narration plusieurs façons de traiter le fait de vivre sur le territoire français. Il y avait ensuite une rencontre, c’était annoncé. On ne l’a pas organisé à cause de la polémique, ça rentre dans notre mission et dans notre fonctionnement. Après je m’interdis bien évidemment des projets hautement politiques, ou racistes, ou xénophobes, etc. Je reste dans le cadre de la loi. »

Il conclut : « Le rapport sociétal a beaucoup changé depuis. On évolue dans le bon sens, on réinterroge les gens sur leurs pratiques et sur les prises de conscience. Moi, je ne suis pas sachant, je grandis tous les jours, je prends des taquets tout le temps et j’apprends. Ce qu’il faut, c’est arriver à déconstruire la société ensemble. Ces questions-là vont ouvrir d’autres questions, c’est très intéressant. » 

INSPIRATION RIOT GRRRLS

Bouger les lignes, prendre la parole, prendre le micro, s’affirmer. Ce n’est pas nouveau dans l’histoire des musiques. Dans l’underground particulièrement. « Elles (les musiciennes grunge aux Etats-Unis dans les années 90, ndlr) vont se rendre compte que le personnel est politique, que ce qu’elles ressentent est politique, qu’elles ont envie de prendre des instruments et faire de la musique : elles s’interrogent alors sur la place des femmes dans la société underground et plus largement dans la société. », explique Manon Labry, docteure en civilisation nord-américaine, dont la thèse a porté sur les relations entre culture mainstream et sous-cultures underground, à travers l’étude du cas de la sous-culture punk-féministe.

En juin 2017, au Jardin moderne, elle racontait la naissance du mouvement Riot Grrrls. Un récit qu’elle a publié en avril 2016 dans son ouvrage Riot Grrrls, chronique d’une révolution punk-féministe. Newsletters, fanzines féministes, concerts, esprit DIY, la création est en pleine ébullition. Et prend d’autant plus d’ampleur quand la scène olympienne rencontre la scène washingtonienne, « plus politique, plus organisée ».

Les musiciennes féministes de l’underground étatsunien vont révolutionner le paysage musical punk et porter des revendications encore tristement d’actualité en 2020. Les groupes emblématiques tels que Bikini Kill (qui comptabilise dans ses rangs Kathleen Hanna et Toby Vail), Bratmobile ou encore Heavens To Betsy font entendre leurs voix et dénoncent des pratiques qu’elles trouvent inacceptables.

« Les féministes s’emparent de la scène underground et produisent des choses qui n’ont encore jamais été entendues, même si le terrain avait déjà été tâté par L7 », précise Manon Labry. En effet, L7 abordait déjà la question du plaisir féminin et de la masturbation, entre autres. Pourtant, elles ne prendront pas part au mouvement.

« Pour autant, elles ont beaucoup influencé les Riot Grrrls, ont collaboré et se sont entraidées. Elles étaient, si on peut dire ça comme ça, des collègues de lutte. Les Riot Grrrls ont continué sur la lancée, en ajoutant les violences faites aux femmes, les viols, les incestes. », souligne-t-elle.

Entre 1990 et 1995 – période sur laquelle Manon Labry focalise son récit, correspondant alors à la naissance du courant – les groupes émergent, tout comme les fanzines féministes se répandent, comme Jigsawou Riot Grrrls. On prône alors l’esprit DIY, l’émancipation (sans jalousie entre meufs) mais aussi le retour aux idéaux premiers du punk :

« À cette époque, on déchante un peu du punk qui se veut horizontal mais les scènes masculines sont majoritaires et les comportements machos sont pléthores. « Girls to the front » (réclamer que les femmes accèdent aux devants des scènes et faire reculer les hommes) est alors une stratégie, que Bikini Kill explique lors des concerts mais aussi sur des tracts, pour que l’espace ne soit pas dominé par des hommes. »

Le mouvement est inspirant, puissant, contagieux. Et controversé. Pas au goût de tout le monde. Elles sont régulièrement la cible des médias mainstream qui les décrédibilisent, les faisant passer pour des hystériques criant dans leurs micros.

Dans son ouvrage, la spécialiste détaille l’ampleur que prendra cette médiatisation de la haine, allant des menaces (de viol, de mort…) jusqu’à l’exécution de ces dernières. Si le mouvement a disparu de sa forme originelle, il a fait des émules et a poursuivi son chemin en souterrain.

LADYFEST, FÉMINISTE, QUEER ET LGBTIQ+

Louise Barrière est doctorante contractuelle en Arts à l’université de Lorraine. Sa thèse porte sur les festivals punks, queers et féministes. Le 5 décembre, à la Maison des associations à Rennes, elle intervient au sein de la table-ronde organisée par la FEDELIMA.

« Le festival Ladyfest nait en 2000 à Olympia et puis se propage dans le reste du monde. En France et en Allemagne, ça arrive en 2003. Le réseau s’ouvre aux questions LGBTI et queer. Le festival est féministe parce que dans le reste des événements, souvent c’est masculin. L’objectif ici est de mettre les femmes, les personnes homos et trans au centre. », dit-elle, précisant qu’elle a une triple casquette : chercheuse, musicienne et organisatrice.

Il y a beaucoup de similitudes avec le mouvement Riot Grrrls : le côté DIY, les lieux alternatifs et locaux. Elle le souligne : l’inspiration est punk mais la programmation très variée, punk rock, synthwave, hardcore, rap, noise, musiques expérimentales, etc. Lors du festival ne sont pas uniquement organisés des concerts, il y a aussi des ateliers anticapitalistes, antiracistes, antisexistes et des ateliers musicaux réservés aux femmes, aux personnes LGBTIQ+ et aux personnes queers.

« Pour essayer de contrer la division genrée des instruments. », précise Louise Barrière qui signale qu’au-delà d’une programmation, il s’agit là aussi de la création d’espaces « où toutes ces personnes puissent se sentir complètement en sécurité. » Une charte d’utilisation des lieux du festival est affichée à l’entrée du site mais aussi aux toilettes et un peu partout sur les murs, « là où il y a de la place. »

Des fanzines sont distribués à l’entrée, pour conscientiser la position de chacun-e dans l’espace social et donner quelques recommandations s’il se passe quelque chose. « Il y a une équipe de médiation dans la foule, qui est reconnaissable et joignable par téléphone en cas de problème. On demande aussi de respecter les pronoms choisis par les un-e-s et les autres. On peut coller une étiquette sur son vêtement indiquant son pronom. Et il n’y a pas que le pronom masculin et le pronom féminin. Dans une perspective queer, l’idée est de brouiller la binarité du genre dans le langage en proposant des pronoms neutres. », déclare la doctorante.

L’événement tisse des liens avec d’autres formes de mobilisation, au-delà de la musique, en relayant par exemple l’appel à la Slut Walk, à des manifestations nocturnes non mixtes ou en faisant des partenariats avec des associations :

« Il y a une réflexion sur nos pratiques dans les scènes alternatives mais aussi dans tous les espaces de la vie quotidienne. »

VISIBILISER LES MUSICIENNES

À Rennes, le festival Les Enlaidies revendique avant tout son centre d’intérêt : la musique. Mais incite et invite à la réflexion et aux questionnements, par rapport à nos positionnements et nos pratiques dans les rapports entre les hommes et les femmes dans le milieu musical. Interrogées par le média local L’Imprimerie Nocturne, les organisatrices reviennent sur la genèse de leur projet, initié en 2019 :

« Justine : On est (aussi) parties du constat que dans ces milieux-là, qui se disent underground, où on est censé avoir une ouverture d’esprit et de tout, les femmes sont sous-représentées, que ce soit dans l’orga ou en tant que musiciennes. On a chacune sa musique un peu phare, moi je suis très rock et très métal. Même s’il y a des femmes dans le métal, on peine à les voir sans être des objets sexuels, ou des femmes qui se sexualisent ou sensualisent. Il y en a, mais peu. On voulait montrer que dans des esthétiques un peu plus vénères, c’est possible d’être une femme et c’est cool ! Pas besoin de toujours se sexualiser. Clémentine : D’ailleurs, le nom « Les Enlaidies » est lui-même une réponse à cette permanente injonction à la féminité, et il est venu comme une évidence. Le féminisme est une suggestion. Avant tout, c’est un festival de musique. »

Le 6 décembre, aux Ateliers du Vent, le festival plaçait les musiciennes au centre de sa soirée off, proposant autour des concerts, une table-ronde sur la sexualisation de celles-ci mais aussi une caravane-bibliothèque, celle des Impudentes (lire encadré). Les initiatives portant à visibiliser les femmes, autrices, compositrices, chanteuses, musiciennes, techniciennes, commencent à éclore, démontrant en effet que le talent n’a pas de sexe, amenant ainsi une réflexion autour de ce qui freinent le milieu musical.

De plus, les événements militants, comme le souligne le festival itinérant Les Femmes S’en Mêlent, sur pieds depuis 1997, peuvent être source d’empuissancement et de sororité. Et pourquoi pas être de nouvelles sources de découvertes d’artistes et de diffusion, par conséquent. Pour que les musiciennes programmées ne restent pas uniquement dans les cercles militants mais puissent aussi s’épanouir dans d’autres cadres, selon leurs souhaits. 

LE RENOUVELLEMENT DE LA CRÉATION

Les mentalités évoluent. On se répète mais les avancées sont lentes, trop lentes. Les questions doivent être posées, les habitudes remises en question.

« Quand j’ai commencé le journalisme, c’était mal vu de poser la question de ‘tu es une femme dans la musique’. Je me disais qu’effectivement on n’en était plus là mais en fait, on en est re-là. Je me suis rendue compte qu’on n’avait pas avancé. Quand on est une femme, on n’a pas le choix du regard extérieur. Un regard sociétal va être posé de facto. C’est ce regard qu’il faut changer. Ouais on en est encore à faire des couv’ de femmes dans le rock parce qu’on n’en a pas encore parlé en fait. Il faut se remettre en question en tant que journaliste mais aussi en tant que personne. Les critiques déjà partent sur des bases inégalitaires. Je leur dis à mes collègues quand ils critiquent négativement les albums de musiciennes, je leur dis de voir aussi ce qu’il y a derrière tout ça. Est-ce qu’elles ont eu le même budget que les mecs ? Est-ce qu’elles ont eu le même temps ? Les mêmes moyens ? Le même matériel ? », analyse Carole Boinet, rédactrice en chef adjointe aux Inrockuptibles.

On aurait également envie d’ajouter : les musiciens, ont-ils subi des remarques sexistes au cours de leur parcours ? En avril dernier, Téléramapubliait une enquête sur le sexisme dans l’industrie musicale. En parallèle, l’hebdomadaire diffusait le manifeste des Femmes Engagées des Métiers de la Musique, signées par 1200 professionnelles du secteur.

Elles écrivaient : « Le temps est venu pour le monde de la musique de faire sa révolution égalitaire : les agissements sexistes, racistes et plus globalement tous les comportements discriminants ne sont plus tolérables et doivent être dénoncés et sanctionnés. Trop longtemps, ils ont été passés sous silence. Nous prenons le micro aujourd’hui pour crier haut et fort que nous n’avons plus peur de les refuser. Comme nos (con)sœurs du collectif 5050 du cinéma, nous pensons qu’il faut questionner la répartition du pouvoir, dépasser le seul sujet du harcèlement et des violences sexuelles pour définir, ensemble, les mesures concrètes et nécessaires qui nous permettront de garantir l’égalité et la diversité dans nos métiers, et ainsi favoriser en profondeur le renouvellement de la création. »

On approuve, il est plus que temps de procéder au renouvellement de la création, au-delà des sexes et des genres. Mais pas sans une juste répartition des pouvoirs. 

 

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Le refrain du sexisme en musique
"Tu joues bien pour une fille" : quel rapport ?
Côté public
Côté folklore

Célian Ramis

Au-delà des normes oppressives, libérer le cul !

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Claire présente son nouveau seule-en-scène, Préliminaires, pénétration, orgasme ?, dans lequel pendant plus d’une heure, elle parle de cul, sans détour et avec beaucoup d’humour. Ça nous plait !
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Mardi 30 juin, à La part des anges, c’est la première fois que Claire présente son nouveau seule-en-scène, Préliminaires, pénétration, orgasme ?, dans lequel pendant plus d’une heure, elle parle de cul, sans détour et avec beaucoup d’humour. Ça nous plait !

Pendant 10 ans, elle s’est emmerdée 95 fois sur 100 en baisant. Durant son adolescence, elle s’est beaucoup touchée, et de partout. Elle s’est regardée aussi. Puis photographiée, puis filmée. Jusqu’au jour où elle a perdu la K7.

« J’avais méga honte. Parce qu’en tant que femme, on n’a pas le droit de se masturber, de se mettre en scène. Que ce soit visible. », souligne-t-elle. Ce qui l’emmerde précisément, c’est le schéma hétéro-cisgenre, « entrée, plat, dessert ». Comprendre alors, préliminaires, pénétration, (marathon à l’)orgasme.

« Quand j’ai commencé à faire l’amour avec des femmes, ce taux d’emmerdement a littéralement chuté. J’aimerais bien pouvoir m’amuser avec des gars. Je suis attirée aussi par les gars. Et je vous en parle car je me rends compte que je suis pas la seule dans ce cas-là. C’est une chouette activité le sexe. Franchement, c’est mon activité préférée. »
poursuit-elle.

Il y a pas mal d’humour et d’autodérision dans son spectacle mais surtout, il y a de nombreuses réflexions, basées sur ses expériences personnelles ainsi que sur des recherches et des discussions avec son entourage. Elle aborde l’apprentissage de la sexualité, avec en toile de fond une transmission phallo-centrée d’injonctions patriarcales. En gros, ce qui compte, c’est la bite et la sacro-sainte pénétration. Ce qui vient avant, on appelle ça préliminaires et ça, ça lui fait chier à Claire :

« Tout le monde pense que ça va des pelles jusqu’à la bite dans la chatte. Dans les rapports hétéros… Mais non, c’est l’ambiançage et ça dure pendant tout le rapport sexuel. »

Elle n’a rien contre la pénétration, elle aime ça, « c’est fort et intense ». Mais elle fait l’analogie avec les betteraves. Elle aime ça mais elle en a ras-le-bol de les manger cuites à la vapeur et coupées en cube avec de la vinaigrette. Il y a plein d’autres façons de les consommer sans pour autant en devenir dégoutée…

Son message, il est là. La sexualité ne peut se réduire à une seule recette ou à une seule formule. Il fait du bien ce spectacle. Il questionne et il nous invite et encourage à mettre nos récits en commun, pour bénéficier « de la puissance de nous tou-te-s » et se rappeler que nous sommes des sujets désirants, maitre-sse-s de nos corps, de nos envies et de nos plaisirs. Au-delà des normes oppressives. 

Célian Ramis

Iris Brey : l'enthousiasme de la révolte dans les séries et le cinéma

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Spécialiste de la question du genre et de ses représentations, Iris Brey a écrit deux livres incontournables : Sex and the series, en 2016, et Le regard féminin – une révolution à l’écran, en 2020.
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Spécialiste de la question du genre et de ses représentations, Iris Brey a écrit deux livres incontournables : Sex and the series, en 2016, et Le regard féminin – une révolution à l’écran, en 2020. Elle y décortique la manière dont les sexualités féminines sont montrées sur petits et grands écrans, quels regards nous portons sur les femmes à travers la caméra – et l’utilisation que le ou la réalisateur-ice en font - et comment on peut déconstruire nos imaginaires patriarcaux pour révolutionner le 7eart et réinventer le désir, non plus basé sur la domination mais sur l’expérience et le ressenti. Le 18 février, sa conférence sur la représentation des femmes au cinéma et sur les écrans, organisée par HF Bretagne, en collaboration avec le festival Travelling et le TNB, était captivante et électrisante. 

Docteure en études cinématographiques et en littérature de l’université de New York, elle enseigne sur le campus français de l’université de Californie, collabore avec de nombreux médias tels que Les InrocksMédiapart ou France Culture, réalise des documentaires dont la série en 5 épisodes Sex and the series et théorise dans son nouveau livre le female gaze traduit par Le regard féminin.

Au cours de ses études, Iris Brey lit les textes de Laura Mulvay et découvre le male gaze. Un angle qu’elle n’avait pas envisagé alors même qu’elle travaillait sur la représentation des mauvaises mères au cinéma pour sa thèse. C’est l’opportunité pour elle d’élargir son champ d’analyse et surtout de déplacer son regard.

« Depuis quelques temps, on parle de female gaze mais personne ne l’avait théorisé. J’ai regardé le plus de films possibles pour affiner mes connaissances et pour théoriser. », explique-t-elle. Résultat : un bouquin qui transcende nos imaginaires, avec des réflexions qui font du bien et un ton, mélange de révolte et d’enthousiasme, qui nous réjouit et nous rebooste. 

DE NOUVEAUX RÉCITS

Tout de suite après la prise de parole d’Adèle Haenel sur Mediapart, dénonçant les agressions sexuelles subies lors de son adolescence à cause du réalisateur Christophe Ruggia, Iris Brey intervenait sur le plateau, soulignant que le mouvement MeToo ne faisait que commencer. Ce 18 février, au TNB, elle le rappelle à nouveau :

« La prise de parole des femmes ne fait que commencer et elle n’est pas encore tout à fait entendue. Adèle Haenel est la plus identifiée mais les autres victimes, on oublie leurs noms. »

Le mouvement MeToo va nous mener vers une révolution de nos imaginaires au travers de laquelle nous allons construire de nouveaux récits.

« En fait, ces récits existent depuis toujours mais on n’avait pas envie de les entendre. On a besoin que ces paroles soient entendues. Là où il y avait des récits et des paroles isolé-e-s, les réseaux sociaux nous ont permis de mettre des hashtags. Comme c’est le cas en ce moment avec la libération de la parole concernant le post partum et les vécus des femmes. L’aveuglement fait violence. Il faut donner la parole à ces expériences. Pourquoi l’accouchement n’existe pas sur nos écrans ? Pourquoi l’expérience féminine n’a pas de valeur ? », interroge-t-elle, précisant avec humour et stupeur que lors de sa grossesse, la seule expérience cinématographique d’accouchement à laquelle elle avait eu accès était celle d’Alien

LE REGARD FÉMININ

Le regard féminin ne consiste pas à cautionner la thèse essentialiste. Il ne suffit pas d’être une femme pour créer une œuvre estampillée female gaze. Loin de là. Le regard féminin réside dans le fait d’être dans l’expérience d’une héroïne, dans son corps, dans ce qu’elle vit :

« Dans les portraits de femmes, je ne ressentais pas forcément ce qu’elles ressentaient. Mais les films qui me mettent dans la peau de l’héroïne, ça, ça m’anime. C’est un autre rapport à l’écran. »

Elle en a marre d’être captive des réalisateurs présentant, à l’instar d’Abdellatif Kechiche dont elle cite la deuxième partie de Mektoub my love, leurs désirs fondés sur des inconscients patriarcaux qui s’expriment par la reproduction de rapports de domination. Pour Iris Brey, il existe une manière très simple de vérifier si un film est issu du male gaze :

« En général, les scènes de sexe de ces films se retrouvent sur les sites pornos. Ce qui n’arrive jamais avec le female gaze. » Le regard féminin est une question de grammaire, de langage et de vocabulaire dans son sens le plus large. Dans la manière de cadrer les personnages, de placer la caméra, on peut proposer ces fameux nouveaux récits.

Elle cite notamment la filmographie de Chantal Akerman. Sa caméra se trouve à distance de l’actrice et pourtant, son corps est habité et le/la spectateur-ice entre dans l’expérience. Elle cite également l’œuvre de Céline Sciamma.

« Mon livre était quasiment terminé et je n’avais pas de référence française en terme de female gaze dans la nouvelle génération, avant le festival de Cannes où a été présenté Portrait de la jeune fille en feu. J’ai repoussé la sortie du livre pour l’intégrer dedans. Elle crée une nouvelle esthétique du désir, du plaisir féminin, une nouvelle manière de filmer le sexe. », commente Iris Brey qui insiste sur la nécessité à sortir du plaisir et du désir de la domination, à trouver du désir dans l’égalité, dans le fait de filmer les corps à égalité. « Ça paraît simple mais ça ne l’est pas. Il faut réinventer une grammaire érotique. », poursuit-elle.

DE LA RÉVOLTE ET DU CHANGEMENT ! 

Chantal Akerman, Agnès Varda, Jane Campion, Alice Guy. La spécialiste des questions du genre tape du poing sur la table :

« Il faut changer la donne ! J’en ai marre de voir partout les mêmes noms d’hommes, tout le temps. Alice Guy, par exemple, elle a inventé la fiction. On ne parle jamais d’elle. On enseigne les frères Lumière. Qui a décidé de ça ? Alice Guy a inventé en permanence, son œuvre intégrale est fascinante et on ne l’enseigne pas ! »

On le sait, l’héritage culturel commun se compose du patrimoine et du matrimoine, et pourtant ce dernier est négligé et oublié. Mais Iris Brey n’est pas du genre fataliste et pense que le choix est la responsabilité de chacun-e. Dans les cours qu’elle dispense, elle a tranché en faveur d’un corpus paritaire dans lequel aucun réalisateur n’a été ou est accusé d’agressions sexuelles et/ou de viols.

« Il faut essayer de changer le système, même si ça met mal à l’aise. Ça peut avoir des répercussions, comme la mise en place d’une pédagogie féministe. En tout cas, on peut valoriser d’autres choses. Notre héritage découle d’un inconscient patriarcal. Les réalisateurs n’ont pas déconstruit leur manière de désirer leur-s actrice-s, leur-s personnages. Qui a décidé qu’il fallait être dans un rapport de domination pour créer de l’excitation ? »

Quand on aborde les César, la nomination de Polanski, l’absence des femmes primées, etc. elle est révoltée Iris Brey. Mais elle veut espérer, elle veut être optimiste et nous encourage à l’être également, tout en réfléchissant et en prenant nos responsabilités.

« Partout, quand on essaye de faire changer le système, il y a des résistances. Mon travail touche à l’intime, le regard, l’intimité, le désir, la sexualité. Réfléchir à son parcours, son corps, ce n’est pas facile pour tout le monde. Mais ça peut changer. La pensée doit être en mouvement. Il y a plein de choses joyeuses dans mon livre et dans les œuvres des réalisatrices. Faut qu’on en discute ensemble, qu’on avance ensemble. Que chacun se positionne dans le débat. Parce que sincèrement, quand on parle de censure, où est la censure ? Tout va bien pour Polanski. Arrêtons de parler de censure pour Polanski. La censure existe du côté des œuvres créées par des femmes et qui parlent des femmes.», affirme-t-elle. 

Elle aussi a dû déconstruire son regard, son imaginaire. Sortir des automatismes demande un effort. Oui, c’est un travail de déconstruction et de décolonisation de nos héritages.

« Il faut de la place pour celles et ceux qui veulent faire des gestes artistiques qui peuvent changer le monde. Le moment est à la prise de conscience générale et cela va avoir de l’influence sur nos arts. Il faut absolument qu’on apprenne à se déplacer. Il faut se mettre en mouvement, il est temps ! Ne soyons pas passifs et passives, soyons dans l’action, mettons les corps féminins en mouvement. Ça va devenir de plus en plus joyeux, même pour les hommes. »
conclut-elle.

Dix jours plus tard, ce sont bien les cinéastes déjà engagées dans le female gazequi vont se mettre en mouvement et quitter la salle Pleyel qui applaudit l’attribution du prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski pour J’accuse, alors que Céline Sciamma – seule réalisatrice nommée dans la catégorie – et son équipe n’auront aucune récompense. « La honte ! », scande Adèle Haenel en partant. On est bien d’accord.

Célian Ramis

Remaniement : la riposte féministe

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Vendredi 10 juillet, femmes et hommes sont descendu-e-s dans les rues, un peu partout en France et même à l’étranger, pour protester contre le « gouvernement de la honte », à la suite du remaniement ministériel annoncé lundi 6 juillet.
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Vendredi 10 juillet, femmes et hommes sont descendu-e-s dans les rues, un peu partout en France et même à l’étranger, pour protester contre le « gouvernement de la honte », à la suite du remaniement ministériel annoncé lundi 6 juillet.

Il faut se réinventer, lançait Emmanuel Macron lors du confinement. Une citation qui rejoint le panthéon du langage politique ordurier qui n’a d’autre signification que celle de dire à la population d’aller se faire foutre. Pour trouver du travail, il suffit de traverser la rue. Pour affronter une crise sanitaire aux conséquences sociales et économiques désastreuses, il suffit de se réinventer.

Et pour faire taire les féministes ? Suffit-il de faire croire que l’égalité entre les femmes et les hommes est la grande cause du quinquennat ? Non, elles n’y croient pas, elles réclament une vraie volonté politique, des actes concrets, des moyens financiers et humains et des garanties sur le long terme.

Depuis l’arrivée de Macron à la présidence de la France, il y a eu l’affaire Weinstein, les mouvements Balance ton porc et Me too, les milliards de témoignages de femmes dénonçant sur les réseaux sociaux, dans les médias ou encore dans les arts et la culture, les violences sexistes et sexuelles subies parce qu’elles sont des femmes.

La vague violette est née. Et avec elle, une tempête de colère, d’incompréhension, de rage, de détermination et de puissance. Les féministes ne lâchent rien, les gouvernants le savent. Peu importe. Eux non plus ne lâchent rien. Ni le pouvoir, ni leurs privilèges. La plupart sont des hommes, blancs, cisgenres, hétérosexuels, bourgeois.

Dans les discours, ils prônent la diversité, l’égalité des chances et l’humanisme. Un joli terme bien utile pour universaliser la problématique et invisibiliser les nombreux mécanismes d’oppression et de domination auxquels ils adhèrent fermement. Dans les faits, ils défendent la liberté d’importuner (comprendre ici que les hommes jouissent de la liberté d’importuner les femmes) et les gauloiseries (comprendre ici la culture du viol dans son entièreté, pour plus de clarté, on conseille de lire le livre de Valérie Rey Robert, Culture du viol à la française). 

Ils tentent de semer la confusion entre les actes et les effets d’annonce – pma pour tou-te-s (dont les personnes transgenres sont exclues !), grenelle contre les violences conjugales, âge du consentement pour les mineur-e-s, enregistrement des plaintes en ligne, délai d’avortement… - mais ils se montrent très clairs sur leur ras-le-bol.

Ras-le-bol de faire semblant de s’intéresser à ce qui fondent les inégalités. Ras-le-bol des conneries des militantes féministes qui n’ont rien d’autre à foutre que de s’attaquer à la langue de Molière, à l’éducation de Jules Ferry, aux ambitions sportives de Pierre de Coubertin, au cinéma de Polanski et de Besson…

Elles cherchent clairement à détruire notre belle nation construite par les Grands Hommes pour les Grands Hommes. Où vont-elles s’arrêter ? Au gouvernement Castex I ? Il n’y a pas de doute, la réponse est non. Elles ne céderont pas à la menace du retour de bâton (le fameux « backlash » développé par l’autrice et journaliste, militante féministe, Susan Faludi dans son livre Backlash : la guerre froide contre les femmes, paru en 1993). 

Parce que le retour de bâton est une sorte d’épée de Damoclès au-dessus de la tête des femmes. Sortez des normes, des assignations, des sentiers battus, de votre condition de femme dans tout ce qu’elle comporte d’interdits et d’injonctions, et vous serez punies. Ouvrez vos gueules, tapez du poing sur la table, racontez vos vécus, et vous serez punies. Exposez-vous hors du cadre dans lequel on vous a enfermé depuis plusieurs décennies, et vous serez punies. Eloignez-vous des lignes que l’on a tracées autour de vous, et vous serez punies. Cassez les murs de votre prison sociale, et vous serez punies. Rompez soldates, et vous serez punies.

Il existe des échappatoires, il existe des possibles. Emmanuel Macron demande aux Français-es de se réinventer, les femmes, elles, savent que trop bien ce que c’est que de se réinventer. En permanence. Face aux violences sexistes et sexuelles. Face aux violences LGBTIphobes. Face aux violences racistes. Face aux violences classistes. Face aux violences validistes. Face à toutes ces violences en même temps. Face au croisement de plusieurs de ces violences.

Alors, ça pète de toute part. Parce que s’attaquer à ces inégalités, c’est creuser profondément pour en trouver les sources. Les sources du patriarcat, les sources du capitalisme. Les enjeux de l’esclavage, de la colonisation et de la période post-coloniale. Les conséquences qu’on réfute, qu’on ne veut pas entendre et qu’on ne veut pas voir.

On ne veut pas comprendre parce que comprendre, c’est déjà accepté qu’il n’y ait pas de retour en arrière possible. Et puis parce que ça implique une remise en question, une déconstruction de nos idées reçues et préconçues. Parce qu’enfin ça signifie d’interroger nos positionnements, notre manière de (ne pas) nous situer dans la société, de réaliser qu’on a des privilèges en tant qu’hommes blancs, en tant que femmes blanches, en tant que personnes valides, etc.

Écouter et entendre. Sans renvoyer à l’autre l’état d’un jugement hâtif et basé sur des stéréotypes, sur de l’inconscient patriarcal et raciste (ne mentons pas, qui ne l’a pas intégré en vivant dans une société comme celle de la France ?). Voilà ce dont le gouvernement va à l’encontre.

« Le signal est clair : la parole des victimes est encore une fois bafouée. », scande le collectif Nous Toutes 35 lors du rassemblement de ce vendredi 10 juillet 2020, place de la Mairie à Rennes. Au même moment, des milliers de femmes et d’hommes se mobilisent contre le remaniement de la honte à Ajaccio, Angers, Barcelone, Berlin, Caen, Dijon, Grenoble, Laval, Londres, Marseille, Metz, Montpellier, Montréal, Nantes, Nice, Orléans, Paris, Poitiers, Reims, Saint-Etienne, Sidney, Strarbourg, Tel Aviv, Toulouse, Toulon ou encore Valence (liste non exhaustive). 

Ce remaniement de la honte, c’est celui du 6 juillet 2020. Celui du gouvernement Castex I. Celui qui nomme Darmanin à l’Intérieur, Dupont-Moretti à la Justice et Moreno à l’Égalité femmes-hommes, la Diversité et l’Égalité des chances. Le premier est accusé de viols, l’enquête est en cours. L’autre tient ouvertement des propos sexistes. La troisième n’est pas à proprement parler ministre mais ministre déléguée. Et d’emblée, elle s’emmêle les pieds dans le tapis, comme le rappelle Nous Toutes 35 :

« Elle a déclaré qu’elle ne voulait surtout pas que les hommes se sentent gênés, qu’ils aient l’impression qu’il n’y en a que pour les femmes. » Au-delà de son discours, elle représente avec son statut de cheffe d’entreprise « la classe dominante » et réaffirme « une position conservatrice face aux discriminations. » Pour elle, la seule complémentarité est celle des femmes et des hommes. Les autres sont inexistants. Les autres, on ne veut pas les voir, on ne veut pas les entendre.

Ce vendredi soir, les manifestant-e-s sont venu-e-s en masse. À Rennes, devant l’Opéra, trône la banderole « Remaniement : c’est mâle parti ». Tout autour, on peut lire « Violeur homophobe sexiste », « Gouverné-e-s par la culture du viol », « Sous les masques la rage » ou encore « Culture du viol en marche ». 

Dans les rangs, on entend que ce remaniement est une insulte à toutes les femmes. Un crachat en pleine face. « La grande cause du quinquennat n’est qu’une façade », s’écrie une militante de Nous Toutes 35. Elle parle de « maintien des oppresseurs ». 

Avec la nomination d’un homme accusé de viol (une enquête est en cours, rappelons-le) et celle d’un avocat ultra médiatisé pour ces propos sexistes (non, nous n’emploierons pas le terme punchline, ce serait minimiser), le message est très fort : le gouvernement décide de complètement banaliser les violences faites aux femmes, que l’on peut également appeler les violences masculines.

L’Intérieur et la Justice sont des ministères régaliens. On s’interroge alors sur la responsabilité de l’Etat qui désavoue toute volonté d’égalité. Comment envisager d’avancer en ce sens lorsque « Les accusations de viol n’empêchent pas ni de recevoir un César ni de devenir ministre » ?

En réponse, on brandit souvent la présomption d’innocence. Faisant ainsi passer les militantes féministes pour des harpies hystériques qui font des raccourcis malaisants dans le but d’enrôler toute la population dans une révolution non réfléchie. On parle des femmes qui mentent, qui dénoncent des hommes pour se venger, qui portent plainte contre des hommes de pouvoir pour les faire tomber (et au passage, récolter quelques billets, n’oublions pas que les femmes sont vénales…).

En novembre 2019, Libérationinterroge Noémie Renard sur la définition de la culture du viol. L’autrice d’En finir avec la culture du violrépond : « Dans cette expression, le terme « culture » désigne l’ensemble des caractéristiques d’une société : ses traditions, ses valeurs, ses croyances, son humour. Une culture du viol constitue un ensemble d’attitudes qui minimisent la gravité de ce crime. Dans une culture du viol, les violences sexuelles sont courantes et demeurent impunies. En France, chaque année, 84 000 femmes et 14 000 hommes de 18 à 75 ans sont victimes de viol ou de tentative de viol. Un chiffre en deçà de la réalité, car il ne tient pas compte des mineurs, fréquemment victimes. On estime qu’une victime sur dix porte plainte et il y a une impunité judiciaire : seule une plainte sur dix aboutit à une condamnation. Cette impunité est aussi sociale. Beaucoup de célébrités accusées de violences sexuelles continuent leurs carrières : Roman Polanski accusé d’avoir violé plusieurs adolescentes, Donald Trump accusé de viol par plusieurs femmes, Patrick Bruel dénoncé par plusieurs esthéticiennes pour harcèlement ou agressions sexuelles. On dit souvent que les accusations peuvent détruire une carrière, mais ce n’est pas vraiment le cas dans les faits. »

Pourquoi protège-t-on majoritairement et ne condamne-t-on quasiment jamais les hommes accusés de viol-s, d’agression-s sexuelle-s, de harcèlement sexuel ? Pourquoi renvoie-t-on quasi systématiquement la honte et la culpabilité aux femmes qui osent se déclarer victimes ? Elles ont à un moment outrepassé leur condition, au sens des interdictions et des injonctions, de femme et elles ont été punies.

C’est de leur faute. On ne veut plus les entendre. Voilà ce que dit le gouvernement avec ce remaniement. Sommes-nous radicales de penser et d’affirmer cela ? Ainsi, soit-elle, comme titrait Benoite Groult en 1975. Mais pourquoi tout le temps prendre des pincettes ? Pour dire quoi en  plus ? Que tous les hommes ne sont pas des violeurs ? Que tous les hommes ne cassent pas la gueule de leur meuf ? 

Nous non plus, on ne dit pas ça. Mais on dit que dans un système qui perpétue les inégalités et répand dans toutes les sphères de la société des stéréotypes genrés, tout le monde intègre cette construction sociale qui divise les individus et les hiérarchise en fonction de leur sexe, de leur genre, de leur identité de genre, de leur orientation sexuelle, de leur couleur de peau, de leur santé mentale et/ou physique, etc.

La preuve : on nomme un homme accusé de viol au rang de chef de la police. Et quand on s’insurge, on nous brandit la présomption d’innocence ? Non, ce n’est pas sérieux. Les féministes ne sont pas contre les hommes et ne sont pas contre la Justice. Elles la critiquent, elles la remettent en cause, elles exigent des moyens conséquents, elles veulent la justice pour tou-te-s, la justice sociale, la justice équitable. Personne ne peut raisonnablement envisager de croire qu’elles sont contre la Justice, juste comme ça, par envie de faire chier. Mais n’importe qui peut s’y refuser par volonté de ne pas remettre le système oppressif en question.

« Nous ne nous laisserons pas faire ! Nous ne céderons pas à la peur ni à la volonté de nous faire taire ! », clâme Nous Toutes 35 en conclusion de son intervention, place de la Mairie à Rennes. 

Applaudissements. Cris. Rires. Poing en l’air. Et slogans repris en chœur : « Pas de violeur à l’Intérieur ! Pas de complice à la Justice ! So, so, so, solidarité avec les femmes et les minorités ! » Plus de 1 000 personnes qui hurlent de toute leur rage et qui tapent dans leur main, c’est fort, c’est puissant, c’est empouvoirant.

Et c’est émouvant. Les manifestant-e-s forment un cercle et lorsque l’on tourne sur soi-même, que l’on voit une femme avec un tee-shirt « Female are strong as well », une autre avec un tote bag Les culottéesde Pénelope Bagieu, plein d’autres avec des pancartes aux slogans militants et créatifs, et que l’on entend un millier de voix se réunir pour chanter « Nous sommes fortes, nous sommes fières, et féministes et radicales et en colère », ça nous prend aux tripes.

Alors l’espoir renait, l’espoir nous saisit les entrailles. Non, nous ne laisserons pas faire. Ce coup-là, comme tous les autres coups qu’on a pris et que nos sœurs ont pris, nous ne les oublierons pas. Nous nous battrons. Pour nos droits, pour nos idées, pour l’égalité. Les retours de bâtons ne nous font pas peur. Ils sont notre quotidien.

Il faut se réinventer, dit Emmanuel Macron. Nous ne l’avons pas attendu. Chaque jour, nous réinventons nos féminités, nos masculinités, notre non binarité. Chaque jour, nous réinventons nos libertés et nous luttons pour les concrétiser.

Célian Ramis

Awa Gueye : « Je veux la Justice, je veux un procès, il faut continuer à se battre ! »

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Ni oubli, ni pardon. Samedi 6 juin, des milliers de personnes ont répondu à l’appel du Collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye, à Rennes. Près de 4 000 se sont mobilisées contre les violences policières et ont affirmé que « Sans justice, pas de paix ».
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Ni oubli, ni pardon. Samedi 6 juin, des milliers de personnes ont répondu à l’appel du Collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye, à Rennes. Sur l’esplanade Charles de Gaulle, iels étaient environ 4 000 à se mobiliser contre les violences policières et à affirmer que « sans justice, pas de paix ».

La marche « Laissez-Nous Respirer », à l’appel de 38 familles de victimes de violences policières et de collectifs de blessés, aurait du avoir lieu le 13 mars dernier. Mais le Covid et la menace du confinement arrivant ont forcé les organisateur-rice-s à reporter l’événement.

Entre temps, en avril, Jimmy, Mohamed, Boris, Malik, Dine ou encore Romain, sont décédés à la suite d’un plaquage ventral, tués par balles ou morts en garde-à-vue, à Toulouse, Béziers, Angoulême, La Courneuve, Albi ou encore à Saint-Denis.

Le 23 mai, la chanteuse Camelia Jordana est invitée dans l’émission On n’est pas couché, sur France 2. Elle y déclare que face à un flic, quand elle a les cheveux frisés, elle ne se sent pas en sécurité, explique que c’est le cas pour milliers de personnes racisées en France et dénonce les violences policières à leur encontre, en raison de leur couleur de peau.

Son discours crée la polémique et chacun-e y va de son commentaire socio-philosophico-éthique. Et finalement, le fond du débat se décale et devient le sujet de conversation d’hommes blancs médiatiques et politiques se rejoignant sur la conclusion suivante : non, il n’existe pas de violences policières, comme continue de l’affirme Christian Jacob, non, les Français-es ne se sentent pas en insécurité face aux forces de l’ordre, oui, Camelia Jordana ferait mieux de se taire plutôt que d’inciter la population à la haine anti-flics.

Deux jours après la diffusion d’ONPC, aux Etats-Unis, George Floyd est interpellé par quatre policiers qui le menottent et le plaquent au sol sur le ventre. L’homme est immobilisé à terre, incapable de respirer puisque les policiers le maintiennent plaquer. L’un des agents exerce une pression avec son genou sur le cou de l’homme afro-américain.

Des témoins filment la scène, des passants réclament que les policiers arrêtent le plaquage et l’aident, George Floyd ne cesse de répéter qu’il ne peut plus respirer. Rien n’y fait, la pression à son cou est maintenue jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Il décède. Les autopsies concluent à un homicide.

Les quatre policiers sont licenciés et des enquêtes sont ouvertes. Mais surtout, les vidéos de l’interpellation et du meurtre de George Floyd sont diffusées sur les réseaux sociaux, secouant la population américaine puis mondiale. Des émeutes débutent à Minneapolis, ville dans laquelle le crime a été commis, puis se propagent dans le reste des Etats-Unis.

Quatre ans plus tôt en France, Adama Traoré est lui aussi mort asphyxié à la suite de son interpellation par les gendarmes. Depuis, sa sœur Assa Traoré mène le mouvement Vérité et Justice pour Adama. Ce 2 juin 2020, elle lance un appel à la mobilisation et rassemble plus de 20 000 personnes à Paris, malgré l’interdiction de la Préfecture.

Le samedi suivant, le 6 juin, le rassemblement qui doit se tenir sur l’esplanade Charles de Gaulles à Rennes est lui aussi interdit par arrêté préfectoral. Pourtant, plusieurs milliers de personnes se réunissent à cet endroit-même pour affirmer que « Les oppressions sont faciles à ignorer quand elles fonctionnent en notre faveur », « Black Lives Matter », « Black Trans Lives Matter », « La police est raciste », « Ne pas dénoncer, c’est encourager » ou encore que « Ce n’est pas un combat contre les blancs mais contre le racisme mondial ».

La foule, condensée de pancartes, resserre les rangs devant Awa Gueye, la sœur de Babacar Gueye, assassiné par la police à Rennes en 2015. Cinq balles dans le corps. Des versions qui diffèrent, des faits qui ne corroborent pas ensemble. Des flics qui viennent à la place des pompiers. L’arme qui a tué Babacar qui disparaît des scellés. Un non lieu. Et surtout des questions en suspens.

Awa Gueye se bat pour obtenir les réponses. Se bat pour « rendre hommage à mon petit frère, Babacar et à toutes les personnes assassinées par la police. » Quand elle déclara « Nous sommes George Floyd », la foule scande avec elle. Elle dénonce le racisme d’État, ce qui a causé la mort de son frère : 

« On doit nous donner le respect. Personne ne mérite cette mort ! Les policiers qui ont tué Babacar, ils ont porté plainte contre Babacar. La honte ! Quelle honte ! Ils sont venus chez moi pour me faire peur. Moi, je me suis dit Awa, bats-toi ! Aujourd’hui, je suis fière de moi, je suis capable et j’ai réussi à faire ouvrir le dossier à nouveau. » 

Elle ne lâchera pas, elle ne cédera pas à leur tentative d’intimidation. « Les policiers, ils salissent toujours les personnes (qu’ils assassinent). Pour faire taire les familles. Les familles, on est là, on est forts et on continue de se battre. Je demande la reconstitution des faits. Et toutes les personnes qui étaient là à ce moment-là doivent être là. Pompiers, policiers, tout le monde. Je veux la Justice, je veux un procès, je vous informerais et tout le monde doit être là ! On veut la Justice, on veut un procès, il faut continuer à se battre ! », lance Awa Gueye. 

Poing en l’air, le regard déterminé, elle est une figure importante de la lutte contre les violences policières et racistes. Parce qu’elle, comme Assa Traoré et de nombreuses familles de victimes, elle se bat pour faire éclater la vérité et contre l’impunité qui protège les assassins de leurs frères, maris, pères, sœurs, ami-e-s, etc.

Pour faire reconnaître que toutes ces victimes ne sont pas des cas isolés. Allan, Angelo, Lamine, Adama, Babacar, Zyed, Bouna, Breonna, George, Abou, Ricardo et d’autres ont été, sont et seront tué-e-s en raison de leur couleur de peau. Aux Etats-Unis, en France, et ailleurs.

Leur visage et leur nom sont présents au sein du rassemblement. Sur des pancartes, dans les slogans, sur les pulls. Les poings sont en l’air, les mains claquent, les voix s’énervent et le rythme s’accélère. La foule demande la justice pour Adama, pour Babacar, pour Angelo, pour Allan.

Ce dernier est décédé le 9 février 2019, « victime de la police de Saint-Malo », déclare une proche de la famille. Elle poursuit : « Il était avec son papa quand ils ont été arrêtés, ils l’ont laissé mourir en cellule tout seul. Son papa l’a appris le lendemain. Ils ont détruit une famille ce jour-là. Ils ont détruit un papa. Une famille entière qui ne se remettra jamais de cette injustice. »

Elle précise que l’affaire n’avance pas. Qu’elle traine même. Alors la famille a choisi de délocaliser le procès à Rennes. A quelques mètres des prises de paroles, une pancarte flotte dans les airs : « Qui appelle-t-on quand la police tue ? » Une minute de silence suit les discours. « Laissez-Nous Respirer !», enchainent en chœur les manifestant-e-s, gravant cette lutte, ignorée jusqu’ici de la majorité des personnes blanches et du gouvernement.

Car si le pouvoir en place, comme ceux qui l’ont précédé, tente de canaliser la gronde, prétextant que les violences policières n’existent pas et profitant de la politique de l’autruche en matière de privilège blanc, la gênante réalité ne peut plus être contenue. Et en France, on peut pas se cacher derrière une comparaison avec les Etats-Unis, laissant penser que dans l’hexagone, les choses ne sont pas si pires…

Il y a ce groupe Facebook, TN Rabiot Police Officiel, qui réunit 8000 policiers s’échangeant des messages racistes, sexistes, homophobes et qui parfois appellent au meurtre. Il y a le Defenseur des droits Jacques Toubon qui plaide pour une analyse systémique des discriminations subies par 18 personnes noires, arabes, ou perçues comme telles, dans le 12earrondissement de Paris entre l’été 2013 er 2015.

Dans son rapport, il écrit : « Les discriminations liées à l’origine à l’encontre des groupes de personnes s’inscrivent dans un ensemble de représentations et de préjugés qui traversent la société. » Il parle alors de discrimination systémique. Une grande première pour une instance étatique. 

Interrogée sur le racisme au sein de la police, Christiane Taubira peine à généraliser, soulignant que « chaque dérapage individuel tâche l’institution entière. » Un discours en demi teinte qui n’occulte cependant pas la responsabilité collective du racisme. 

Du côté des manifestant-e-s, on continue de l’affirmer : « Ni oubli, ni pardon. Sans justice, pas de paix. » Justice pour Adama, Babacar, Angelo, Allan, George et tous les autres. Awa Gueye insiste : personne ne la fera taire, elle poursuit le combat et espère retrouver les 4000 personnes présentes et plus à ses côtés pour continuer.

Célian Ramis

Coincé-e-s dans un jeu sur les féminismes, le pied !

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Nous avons testé l'escale game "Le féminisme expliqué aux extraterrestres" créé et installé à l'université Rennes 2. Le souci : on ne veut pas s'échapper d'un tel endroit...
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Depuis plusieurs années, les Escape Game fleurissent aux quatre coins de toutes les villes et font varier les plaisirs avec des thématiques diverses, comme les vampires, les pirates, les années 80, l’asile psychiatrique, etc. Nous n’avions pas encore testé, c’est désormais chose faite depuis le 9 mars dernier, grâce au service culturel de Rennes 2, des chercheuses et des étudiant-e-s qui ont créé un Escape Game autour des féminismes. Le problème : on n’a pas envie de s’échapper d’un endroit pareil…

En Eldenia, les catégories de genre n’existent pas dans la civilisation, qui utilise alors un pronom neutre pour désigner les individus. Aurissor, un-e Elden venue sur Terre, nous demande alors de l’aide pour comprendre ce qu’est le féminisme et trouver des reliques à ramener dans son cabinet de curiosité intergalactique.

Nous disposons de 15 minutes pour résoudre 6 énigmes qui nous mèneront aux reliques. Deux par deux, on se précipite sur les différents ilots pour s’atteler à notre mission. Face à nous, des cubes comportant des QR code, on les scanne et on accède à une vidéo de la chaine Youtube de Game of Hearth expliquant le courant queer féminisme, valorisant la pluralité des identités sexuelles et de genre, comme l’explique l’étiquette devant laquelle il faut disposer le cube.

Trois autres vidéos nous permettent de compléter le code couleur à trouver : Rokhaya Diallo pour l’afro-féminisme, Sara El Attar pour l’intersectionnalité et le port du voile, et Françoise Vergès pour le féminisme décolonial.

L’énigme ne se termine toutefois pas là. Une fois le code entré dans l’ordinateur, apparaît sur l’écran une photo d’Adèle Haenel. L’actrice fait la Une desInrocks, en novembre 2019. On lève la tête et à notre gauche, on remarque que la couverture est affichée au mur, avec une étiquette délivrant des informations sur Adèle Haenel. 

« Actrice plusieurs fois récompensée et féministe engagée. En 2019, elle prend la parole pour dénoncer les abus sexuels qu’elle a subis de la part d’un réalisateur. À la dernière cérémonie des Césars, elle sort de la salle en signe de révolte face à l’industrie du cinéma patriarcale, ayant récompensé Roman Polanski, violeur récidiviste. »

À côté d’elle, une affiche Power & equality et une autre de Laverne Cox, actrice américaine trans, faisant la Une du Time. On voudrait tout lire, tout scruter, mais ce n’est pas le propos. On se recentre sur l’objectif, le code, la Une, l’affiche… Notre binôme la soulève et y trouve un code. Un code permettant d’ouvrir un coffre détenant une des reliques.

Il y a un côté frustrant à ne disposer que de 15 minutes pour réaliser les missions, pensées et réalisées par un groupe d’étudiant-e-s volontaires qui a planché sur le concept chaque semaine depuis octobre, avec l’aide et l’accompagnement de la doctorante Dolly Ramella, de la maitresse de conférences en linguistique française Griselda Drouet et la professeure des universités Elisabeth Richard.

Frustrant certes mais stimulant et enthousiasmant également. Les énigmes sont inventives et créatives et on kiffe le décor. Partout où se pose notre regard, on prend notre pied. Il y a des clitoris suspendus au plafond, une bibliothèque féministe devant laquelle on s’attarde à lire les tranches des bouquins (et on note les titres, évidemment, pour compléter la notre), un puzzle égalité, des infos sur Lizzo, Odile Fillod ou encore Bell Hooks, un extrait de King Kong Théorie de Virginie Despentes et aussi des slogans de manif’ : « Polanski violeur, cinémas coupables, public complice ». 

Niveau féminismes, il y a de tout. On ne tombe pas dans le mainstream ou la facilité (qui serait de se centrer uniquement sur le féminisme blanc, cisgenre, hétéro…), et ça, ça nous plait. L’ambiance sombre et colorée. L’écho aux actualités. Les références à la pluralité des sujets développés par les féminismes. Sans pour autant exiger des connaissances précises et pointues dans ces domaines pour résoudre les énigmes.

Certes, nous n’avons pas déniché toutes les reliques. Mais il faut dire que nous étions 6 là où la jauge permet d’aller jusqu’à 12 participant-e-s. On s’en fout, on a passé un bon moment dans cet Escape Game « Le féminisme expliqué aux extraterrestres » et on est sorti-e-s avec l’envie de recommencer, sur un créneau plus large. Avis aux créateur-ice-s de scénarios…

 

 

 

Célian Ramis

En cette journée mondiale de l'hygiène menstruelle (et pas que), y a du taf...

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La taxe tampon, la non transparence des fabricants de tampons et serviettes sur la composition, l’inégal accès aux protections et aux informations concernant les menstruations… La liste démontrant l’ignorance et le mépris envers les personnes réglées est longue.
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La taxe tampon, la non transparence des fabricants de tampons et serviettes quant aux produits qui les composent, l’inégal accès aux protections hygiéniques et aux informations concernant les menstruations… La liste démontrant l’ignorance et le mépris envers les personnes réglées, et ce qu’elles vivent, est longue. En avril, s’est ajoutée à celle-ci les amendes de 135 euros pour celleux qui sortaient du confinement le temps d’acheter des protections périodiques. Pourquoi ? Parce qu’on ne les considère toujours pas, dans l’opinion publique, comme des produits de première nécessité. 

Pour le pain et le vin, aucun problème dès lors que l’on était muni-e-s d’une attestation dérogatoire de déplacement. Cela ne nous pose aucun souci, bien au contraire. En revanche, sortir de son domicile pour acheter des protections périodiques, là, ça coince. Plus que ça, ça déconne sévèrement puisque la verbalisation s’accompagnait d’une amende de 135 euros pour non respect des mesures de confinement.

Certains médias ont parlé de verbalisations abusives. On comprend l’idée mais dans la réalité, ça va plus loin, révélant ici la méconnaissance et le mépris concernant les menstruations. Oui, on peut attribuer le geste de la verbalisation à certains membres des forces de l’ordre et l’abus de leur autorité quant à la fouille des sacs mais on peut aussi mettre cela en perspective avec le manque d’une politique forte envers la nécessité des protections menstruelles.

LA TAXE TAMPON

Car il faut bien rappeler que c’est grâce à l’action du collectif Georgette Sand que celles-ci ont réduit la TVA à 5,5% au lieu de 20%. Une taxe appelée la « taxe tampon », appliquée jusqu’en 2015. Le 15 octobre de cette même année, l’Assemblée rejette la proposition de Catherine Coutelle, députée PS, visant à réduire la TVA sur les protections périodiques.

Les associations féministes se mobilisent autour du sujet et le collectif Georgette Sand, dont une pétition avait très rapidement recueilli plus de 26 000 signatures, organise une manifestation festive à Paris. D’autres rassemblements fleurissent, des initiatives aussi, à l’instar de celle de Culotte Gate : envoyer aux politiques des culottes tâchées de sang.

Les militantes rappellent alors qu’avoir ses règles, « ce n’est pas optionnel ». En décembre 2015, la réduction de la taxe tampon est finalement votée. C’est une première victoire qui a malheureusement le goût d’un sujet tué dans l’œuf. Comme si ce vote servait à faire taire les revendications féministes.

C’est bien mal connaître les militantes qui prônent les droits des femmes et l’égalité entre les sexes. Le tabou est loin d’être levé et les menstruations représentent un réel enjeu dans cette lutte. Il faudra attendre encore quelques années mais désormais le sujet a pris de l’ampleur et on en parle sous le terme de précarité menstruelle, englobant à la fois les inégalités économiques que les règles soulèvent mais aussi politiques, sociales, éducatives, etc. (Lire notre Focus : http://yeggmag.fr/focus/precarite-menstruelle-couleur-realite)

RÉVÉLER LA PRÉCARITÉ MENSTRUELLE

Le combat est loin d’être terminé et demande une mobilisation sur tous les fronts. De l’importance de faire reconnaître que le sang menstruel est rouge (et non bleu comme dans les publicités…) à la lutte pour la gratuité des protections périodiques, rien ne doit être laissé de côté.

En premier lieu, l’information apparaît capitale. Et là, attention, pas de raccourci. Tout le monde est concerné. Si ce sont les personnes porteuses d’un utérus qui sont en général menstrues, les autres doivent aussi être informées. Pour en finir avec le dégoût que suscitent la période des règles. Pour en finir avec la honte et la culpabilisation, et ainsi en finir avec la loi du silence. Pour apprendre au plus tôt que non, ce n’est pas normal d’avoir mal avant, pendant et/ou après les règles.

La méconnaissance et le mépris envers les personnes réglées et leurs vécus ont conduit à isoler des personnes en souffrance. Il y a l’exil menstruel qui existe toujours dans certaines zones du monde et il y aussi, en France notamment, une problématique au niveau du diagnostic de l’endométriose. On estime à 7 ans en moyenne, ce diagnostic.

Car la plupart des personnes exprimant ressentir des douleurs dues aux cycles ne seront pas prises au sérieux, pas écoutées, méprisées. On leur dira qu’elles sont douillettes, que c’est normal d’avoir mal, on minimisera leurs témoignages, on ne se concentrera pas sur la recherche des causes et des traitements de l’endométriose.

Ensuite, il est également impératif de prendre en compte la réalité économique des menstruations d’un côté, des femmes, des personnes trans, des personnes intersexes, des personnes non binaires, de l’autre, population souvent très précarisée.

Le budget alloué pour ce début de cycle ne se cantonne pas à l’achat de protections périodiques – qui représentent déjà un coût en soi – puisqu’il faut parfois prévoir l’achat de médicaments contre les douleurs, ainsi que l’achat de nouvelles culottes si besoin, de draps, etc.

VERS LA GRATUITÉ DES PROTECTIONS PÉRIODIQUES

L’accès aux savoirs et aux protections périodiques révèle de sévères inégalités entre les individus et un contrôle patriarcal omniprésent sur le corps des femmes, des personnes trans, des personnes intersexes ainsi que des personnes non binaires, des personnes handicapées et des personnes racisées. Toutes les personnes ne correspondant pas à la norme de l’homme, blanc, hétéro, cisgenre, valide…

Pour elles, l’accès à la santé et donc à l’hygiène menstruelle est un véritable parcours du / de la combattant-e. Heureusement, les actions visant à lutter contre la précarité menstruelle se multiplient. A titre d’exemple, Bulles Solidaires - qui œuvrent pour l’accès à l’hygiène et au bien-être des personnes en fortes difficultés financières – récoltent et distribuent des protections périodiques aux femmes précaires et/ou sans logements.

On voit aussi s’organiser des journées de distributions gratuites de protections périodiques – de toute sorte : serviettes jetables et serviettes réutilisables, tampons, tampons bios, coupe menstruelle… - à l’instar de l’événement organisé par Camille Troubat au centre social Kennedy le 9 mars dernier (http://yeggmag.fr/actualite/sororite-contre-precarite-menstruelle).

Il y en a aussi sur les campus de Rennes 1 et de Rennes 2, ce dernier s’étant également équipé de distributeurs gratuits de protections bios, Marguerite & cie. Du côté de Lille, l’université avait l’an dernier distribué 30 000 kits de protections périodiques aux étudiant-e-s, une grande première en France, inspirée du modèle écossais qui a désormais voté, en février 2020, la gratuité des protections périodiques.

Dans l’hexagone, l’avancée n’est pas aussi significative. Oui, les mutuelles étudiantes remboursent depuis quelques années l’achat de protections périodiques à leurs adhérentes. Entre 20 et 30 euros par an, ce qui est largement insuffisant. Pour toutes les autres personnes réglées vivant dans la précarité, ce sont encore aux associations de les aider. Les mesures gouvernementales et politiques ne sont à l’heure actuelle pas suffisantes et satisfaisantes.

LE 28 MAI

En plus des actions et initiatives féministes et militantes, organisées tout au long de l’année, le 28 mai est la journée mondiale de l’hygiène menstruelle. Le but : rompre le silence et briser le tabou autour des règles en communiquant et en échangeant avec les différents publics (on rappelle que tout le monde est concerné) autour de la thématique.

L’occasion également de rappeler que dans le monde 500 millions de femmes n’ont pas accès aux produits et infrastructures nécessaires pour vivre leurs règles de façon digne et que 1 femme sur 10 fait face à la précarité menstruelle, comme le souligne l’association M.A.Y (Menstruations And You), dont l’objectif est de lutter contre la précarité menstruelle avec et pour les jeunes.

Dans ce cadre-là, l’association a préparé un programme riche pour cette journée avec des promotions sur des protections périodiques mais aussi et surtout des témoignages, notamment celui d’Emilie Kyedrebeogo de Palobdé au Burkina Faso, des interviews (en live Instagram avec Ilayda de l’association turque We need to talk puis avec Molly de LYP en Angleterre), un grand quiz sur les règles et la précarité menstruelle, et du partage d’informations autour de groupes et d’associations en France qui luttent contre la précarité menstruelle.

www.may-asso.com/ Fb : M.A.Y Asso / Instagram : m.a.y.asso

Célian Ramis

"Nous revendiquons un déconfinement militant et féministe"

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"Partout, depuis quelques mois, se créent des réseaux spontanés de solidarité et d'entraide, qui sont autant de preuves que l’auto-organisation constitue un fer de lance essentiel de la société à laquelle nous aspirons."
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Mardi 19 mai, la coordination féministe nationale a réuni plusieurs personnes de Grenoble, Marseille, Toulouse, Rennes, Rouen et Paris. La tribune a été publiée sur le site de Mediapart le 22 mai dernier. À notre tour, nous relayons ce texte essentiel, signé par de nombreux-ses collectifs et associations, dont Nous Toutes 35 et le Groupe féministe de Fougères. Ensemble, iels appellent à une mobilisation nationale le 8 juin. Parce qu’il y a urgence.

FACE À LA CRISE SANITAIRE, ÉCONOMIQUE ET SOCIALE, UN PLAN D'URGENCE FÉMINISTE 

Nous ne nous habituerons jamais au decompte de nos mort·e·s. Le déconfinement tel qu’il est organisé montre que pour nos dirigeant·e·s, limiter les mort·e·s n’est plus la priorité, « l’économie » passe d’abord. 

Ce décompte devrait devenir aussi insignifiant que celui des femmes assassinées par leur conjoint, des enfants tués par leur père, des migrant·e·s noyé·e·s dans la Méditerranée, des victimes d’accidents et maladies du travail ou des victimes de violences policières. 

Ces mort·e·s paraissent tolérables car les profits passent avant tout, justifiant l’exploitation capitaliste, sexiste, raciste, extractiviste et écocide au mépris de notre santé. 

La crise renforce et souligne les inégalités de race, de genre et de classe. Les femmes sont en première ligne. Les travailleur·se·s les plus précaires et les plus pauvres sont les plus exposé·e·s à la maladie : salarié·e·s de l’hôpital et de la grande distribution, aides à domicile, travailleur·se·s sociaux·ales et ouvriè·re·s de l’industrie agro-alimentaire. 

Les métiers les plus méprisés sont les plus féminisés et les plus mal payés, or ils sont aujourd'hui déclarés essentiels. Dans l’éducation nationale aussi, les femmes sont en première ligne. Agentes d’entretien, ATSEM, AESH, enseignantes : toutes doivent faire face à des conditions de travail ubuesques. 

Enfin, au sein des foyers, ce sont là encore les femmes qui assurent principalement les tâches éducatives et ménagères. Confinement et déconfinement ne font que renforcer cette assignation des femmes à la sphère familiale et domestique : rien n’a changé, tout s’est exacerbé. 

La crise sanitaire actuelle, combinée à une crise économique mondiale, se traduit déjà par une précarisation généralisée et des vagues de licenciements. Les chômeur·se·s, les saisonnier·e·s, les intermittent·e·s, les prostitué·e·s et personnes qui se revendiquent comme travailleur.se.s du sexe voient leurs revenus disparaître. 

Ces dernièr·e·s sont également souvent exposé·e·s, sans protection au virus, car tou·te·s ne peuvent pas se permettre de cesser leur activité et la pratiquent dans des conditions extrêmement dangereuses. 

La menace du chômage de masse sert de chantage pour relancer l’activité des entreprises. Cette dernière augmente la potentialitéde transmission du virus, et se fait au mépris des vies des personnes dont la santéest fragile : celles qui subissent des maladies chroniques, les personnes en situation de handicap, les personnes âgées. Pour celleux placé·e·s en établissements médico-sociaux (EHPAD, ESAT, foyers, MAS, FAM), et dont les situations reposent sur les choix des personnes en charge de leur établissement, cela aura souvent pour conséquence d’aggraver leur isolement et leur enfermement. 

La casse des services publics et la destruction des dispositifs de solidarité comme l’assurance maladie, les retraites ou l’assurance chômage, visent àdiminuer le coût du travail salariéet sont responsables de notre incapacitéàrépondre à la crise sanitaire et àla crise économique qui s’annonce. 

Dans un tel contexte, une tendance au repli sur la famille risque d’accroître la marginalisation des plus vulnérables et les plus isolé·e·s : les personnes handicapées, les personnes LGBTQI, les personnes migrantes, les mères séparées, les personnes âgées isolées, les travailleur·se·s les plus pauvres. 

Mais l’Etat poursuit la répression qui frappe les hospitalièr·e·s et les personnels des maternités et continue d’expulser les réfugié·e·s sans-papiers, de mater les révoltes en prison, en CRA et dans les quartiers populaires. 

Cela est d'autant plus visible quand les gouvernements, partout dans le monde, décident de répondre à cette crise par des mesures liberticides, répressives, et par l’austérité. 

L’état d’urgence sanitaire permet à l’État de casser le code du travail et à sa police de réprimer les contestations et multiplier les violences racistes. 

Face à cette nouvelle crise mondiale, sanitaire, économique et écologique, l'ensemble du mouvement féministe se mobilise et s’inspire des grèves féministes internationales et des luttes des territoires en résistance. 

NOS REVENDICATIONS FÉMINISTES, ANTICAPITALISTES, SOLIDAIRES

Nous ne nous laisserons pas dicter en silence les mesures de « l’après », celles-là mêmes qui auront pour seul objectif de sauver à tout prix le modèle capitaliste. Nous revendiquons un déconfinement militant et féministe. 

Nous exigeons que les métiers essentiels, très souvent occupés par des femmes, soient reconnus à leur juste utilité, reconsidérés socialement et mieux rémunérés. 

Nous revendiquons la reconnaissance des conséquences du travail sur notre santé, et l'augmentation des salaires, notamment dans les emplois féminisés : l'égalité salariale entre les femmes et les hommes et la réduction du temps de travail. 

Nous revendiquons la fin des politiques de casse des services publics et du code du travail. Nous nous battons pour des services publics gratuits et de qualité, prenant en charge la petite enfance, la prise en compte de la dépendance, la restauration, le nettoyage et pour qu'il y ait un partage des tâches au sein de chaque foyer. 

Nous exigeons l'augmentation des budgets publics pour la recherche, l'embauche, la titularisation massive de personnels hospitaliers et de travailleur·se·s sociaux·ales 

ainsi que la réouverture des hôpitaux, des services et des lits supprimés. Nous demandons un accès gratuit et rapide à tous les soins de santé, nous défendons le droit à l’IVG et exigeons un allongement du délai d'avortement sous toutes ses formes. 

Nous réclamons des logements de toute urgence pour les personnes qui subissent lourdement des violences sociales et économiques : les femmes victimes de violences conjugales, les réfugié·e·s, femmes sans domicile, les prostitué·e·s et les personnes qui se revendiquent comme travailleur·se·s du sexe, les femmes migrantes avec ou sans papiers, les personnes LGBTQI marginalisées ; ces personnes qui ne sont pas prises en compte dans les dispositifs mis en place par les institutions. 

Contre les violences faites aux femmes et aux enfants, nous revendiquons un budget et des mesures conséquentes, réclamées haut et fort depuis de nombreuses années par les associations féministes.
Nous exigeons des politiques d’éducation au genre et à la sexualité, essentielles à la construction d’une société égalitaire pour déconstruire les rapports de domination. 

Nous inscrivons notre combat féministe dans le sillon du mouvement international et de toutes les luttes qui, de l'Italie au Rojava, de l'Etat Espagnol àla Corée du Sud et au Chili, de la Pologne au Mexique ou à l'Argentine, démontrent la force et la vitalité du combat féministe. 

Dans un climat mondial de récession, de replis nationalistes, de montée des mouvements racistes, sexistes, LGBTQIphobes et misogynes, nous sommes nécessairement internationalistes ! 

Il est impératif que nous nous organisions collectivement, tant localement qu’à travers les frontières. 

Le féminisme a un fort pouvoir d'action politique et un rôle important à jouer pour la société que nous voulons : nos luttes féministes sont essentielles et doivent s’inscrire dans les transformations écologiques, sociales, économiques d'une société débarrassée de tous rapports d'exploitation, de domination, d'oppression. 

La grève féministe déjà utilisée lors des mobilisations du 8 mars doit devenir un moyen d’action puissant et reste encore à construire. Partout, depuis quelques mois, se créent des réseaux spontanés de solidarité et d'entraide, qui sont autant de preuves que l’auto-organisation constitue un fer de lance essentiel de la société à laquelle nous aspirons. 

 

Nos mouvements féministes s’unissent et appellent à une coordination nationale féministe. 

Nous appelons àune journée d’actions féministes le 8 juin partout sur le territoire ! 

 

Signataires : Assemblée Féministe Toutes en Grève 31, Collages féminicides Rouen, Collages féministes Toulouse, Collectif Bavardes, Collectif Droit des Femmes 14, Collectif Émancipation, Colleurses Grenoble, Droit des femmes Rouen, FASTI, Féministes Révolutionnaires Nantes, Femmes kurdes de Toulouse, GAMS Haute Normandie, Groupe féministe Fougères, GRAF, Marseille 8 mars, Marseille Féministe, Nous Toutes 35, Nous Toutes 38, Nous Toutes 54, Nous Toutes 76, Planning Familial, Planning familial 06, Transat. 

 

Célian Ramis

Féminismes : Ne rien lâcher !

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Les mobilisations féministes s'intensifient. Mais les mentalités progressent lentement. Trop lentement. Quelles sont les résistances qui perdurent ?
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Des centaines de milliers de femmes, et d’hommes, dans les rues le 23 novembre, en France, pour protester contre les inégalités entre les sexes… Du jamais vu au cours de cette dernière décennie ! Ce jour-là, les femmes ont montré qu’il n’était désormais plus possible de penser la société sans se préoccuper de l’égalité.

Pour autant, nous ne sommes qu’aux prémices qu’une très lente révolution. Si les projecteurs sont davantage braqués sur cette moitié de la population - longtemps oubliée, méprisée et discriminée – leurs paroles et leurs témoignages sont sans cesse remis en question. D’où vient ce « Oui, mais… » ? Et comment le combattre ? 

Ça gronde. De partout, ça gronde. Les raisons de cette colère, elles sont nombreuses. Trop nombreuses. Depuis très longtemps. Les inégalités ne sont pas apparues avec l’affaire Weinstein, en octobre 2017, et le combat n’a pas commencé avec le mouvement #Metoo. Il ne faut pas s’y tromper, ces événements constituent des étapes (essentielles) dans la prise de conscience et non des acquis.

On ne va pas retracer ici l’histoire des luttes féministes et on ne va pas non plus pouvoir dresser un bilan simplement sur une année. Parce que, là, fin 2019, nous ne sommes qu’au début du chemin. Comme le signale l’autrice afrobrésilienne Joice Berth :

« Nous avons connu de grandes avancées, mais les problèmes sont si importants que les avancées semblent petites ! Et ces avancées ne vont pas faire marche arrière, malgré la vague conservatrice. Il existe un intérêt et une conscientisation plus grande des individus blancs envers les questions raciales, un intérêt et une conscientisation plus grande des groupes masculins envers les questions féministes. »

On progresse. Lentement. Très lentement. Trop lentement. Quelles sont ces résistances auxquelles on se bute encore trop souvent ?

« Une de touchée, toutes concernées, c’est toutes ensemble qu’il faut lutter, c’est toutes ensemble qu’on va gagner ! » Il y a des femmes exilées, avec ou sans papiers, des femmes kurdes, d’anciennes détenues, des femmes handicapées, d’anciennes victimes de violences, des femmes racisées, des militantes féministes de longue date et des femmes qui manifestent pour la première fois, des étudiantes, des femmes engagées dans le mouvement des gilets jaunes, des membres d’associations, des femmes trans, des artistes, des personnes queer, des lesbiennes, des hétéros, des bis, et il y a des alliés.

À Rennes, le 23 novembre, elles sont plus de 4000 à battre le pavé à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes (dont la date est fixée au 25 novembre, en hommage aux trois sœurs Mirabal, militantes dominicaines assassinées sur les ordres du dictateur Trujillo, le 25 novembre 1960).

Plus de 4000 personnes qui scandent haut et fort que la rue, elle est à aussi elles, « de jour comme de nuit, avec ou sans voile, à pied ou en fauteuil, avec ou sans poussette, avec ou sans maquillage… » Elles veulent des droits, elles veulent avoir le choix. De s’approprier leur corps, de décider de leur vie, de ne plus avoir peur, d’être respectées, de donner leur consentement, de prendre la parole. De ne plus mourir sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint.

« Vous n’aurez plus jamais le confort de nos silences ». C’est écrit en lettres majuscules sur une grande banderole. Tout comme « Abuse de l’amour, pas des femmes » est écrit sur une pancarte. Et tout comme les prénoms des victimes de féminicides sont inscrits sur des tee-shirts, portés par des manifestantes situées en début de cortège.

Il y a Babeth, 43 ans, battue à mort par son conjoint. Stéphanie, 39 ans, égorgée par son compagnon. Céline, 41 ans, poignardée par son ex. Evidemment, elles ne sont pas que trois : du 1erjanvier au 31 décembre 2019, 149 femmes ont été tuées pour la mauvaise raison qu’elles étaient femmes.

Alors, les militantes chantent avec force et hargne : « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui piétiner la gueule ! »

#NOUS TOUTES

À Rennes, plus de 4000 personnes ont répondu à l’appel du collectif Nous Toutes 35, né en septembre 2018 pour s’ériger contre les violences patriarcales, organiser les manifestations du 25 novembre, protester devant les cinémas contre la projection de J’accuse de Polanski, sensibiliser les un-e-s et les autres aux diverses problématiques concernant les droits des femmes, rappeler dans les cortèges que les femmes sont encore une fois les grandes perdantes de la réforme des retraites (lire encadré), etc.

À Paris, 49 000 personnes ont défilé contre les violences faites aux femmes, à l’appel de sa grande sœur, à l’échelle nationale, Nous Toutes. Une marée violette s’est abattue sur la France, faisant de ce 23/25 novembre 2019 une date historique. Les organisatrices comptabilisent 150 000 manifestant-e-s contre les violences sexistes et sexuelles.

Du jamais vu depuis le début du siècle. Il faut dire que cette année, niveau égalité des sexes, c’était plutôt les montagnes russes. Dans un article publié le 28 décembre sur le site de Libération, le quotidien national titre « Un an dans la vie des femmes – Dans les rues, sur les terrains de foot, dans l’espace : 2019, l’onde féministe ». Ça claque ! Et pourtant, on n’arrive pas à se réjouir.

Oui, on a avancé. Légèrement. Mais en lisant le papier de Libé,on croit avoir gagné toutes les batailles et ce, sans même se fatiguer. Oublier (ou ignorer) la complexité et la difficulté de chaque avancée, c’est renier le travail minutieux et courageux de toutes les militantes et c’est prétendre que les résistances n’ont pas été nombreuses et scandaleuses.

Oui, les femmes ont revendiqué à plusieurs reprises leur droit au respect, en tant que sujet et non en tant qu’objet. Pendant le tour de France, elles ont affirmé en avoir ras-le-bol d’être traitées comme des potiches (lancement du #PasTaPotiche), comme le sont en général toutes les hôtesses d’accueil, métier réservé à la gent féminine, évidemment.

Côté sport, on a pu découvrir de nombreuses footballeuses venues en France disputer la coupe du monde de foot et mettre en lumière le manque de femmes dans l’arbitrage, dans les institutions ou encore en tête de sélection. Début novembre, l’actrice Adèle Haenel secouait le cinéma français, et plus largement la société, en dénonçant publiquement les attouchements et le harcèlement sexuel subis dans son adolescence à cause du cinéaste Christophe Ruggia.

Quelques semaines avant son interview, les astronautes américaines Jessica Meir et Christina Koch ont effectué ensemble une mission en extérieur de la station spatiale internationale, une grande première depuis la création de cette dernière en 1998.

L’article mentionne également les avancées obtenues, en France, contre la précarité menstruelle, l’arrivée du clitoris dans, désormais, 5 manuels scolaires sur 7, l’émergence de plusieurs personnalités militantes comme Greta Thunberg, Carola Rackete ou encore des femmes gilets jaunes, le retour de l’écoféminisme, la chorégraphie des chiliennes contre le viol, et termine sur une liste d’événements positifs comme la féminisation des noms de métiers, l’égalité salariale pour les footballeuses australiennes, le droit de voyager sans la permission d’un homme pour les saoudiennes, la création d’un musée entièrement dédié au vagin à Londres, etc. 

OUI, MAIS…

C’est impressionnant, inspirant et exaltant. Mais ce que Libérationoublie, c’est de rappeler à quel point toutes ces avancées, ces victoires, ces droits conquis – qui jamais ne sont acquis – sont imprégné-e-s de souffrances et de persévérance. Rien de ce qui est accordé aux femmes ne l’est par bonté d’âme.

Tout est obtenu à la sueur du front des militantes qui se battent sans relâche pour une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Rappelons-nous que Greta Thunberg fait régulièrement l’objet d’attaques, d’insultes, de menaces, que la motivation de Carola Rackete a aussi été remise en question dans certains journaux (et pas que d’extrême droite), que les footballeuses sont encore largement moins payées que les hommes et sont encore jugées en comparaison avec les footballeurs et non sur leurs performances à elles.

Que l’astronaute Anne McClain aurait dû partir en mission avec Christina Koch mais faute de combinaison adaptée à sa taille, le binôme a été mixte (et quand quelques mois plus tard, une nouvelle mission a réuni deux femmes, un journal – Le Dauphiné, pour ne pas le citer - a titré « Deux femmes sortent seules dans l’espace, une première », on appréciera (pas) la mention de « seules » alors qu’elles sont en duo), que les Argentines n’ont toujours pas le droit d’avorter, que des femmes d’Amérique latine se retrouvent en prison pour fausse couche.

Que l’Assemblée nationale a fini par adopter l’extension de la PMA aux lesbiennes et aux femmes célibataires fin septembre après un nombre incalculable de reports (le projet de loi date de 2013…) mais a rejeté l’ouverture de la PMA aux personnes transgenres, que les personnes les plus précaires sont toujours les femmes, particulièrement si elles sont racisées, que fin 2019 une femme transgenre a été jetée dans le vide (et elle n’a pas été la seule, cette année et les années précédentes, à subir des atrocités).

Que les femmes sont toujours minoritaires dans les programmations culturelles et artistiques, qu’elles ne sont pas partout libres d’agir sans l’autorisation des hommes, ou encore que chaque année, en France, plus d’une centaine de femmes meurent sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint, et que plusieurs centaines de milliers de femmes sont victimes de violences sexuelles, et quasiment toutes les femmes subiront au cours de leur vie des violences sexistes. Entre autre.

LE PARCOURS DE LA COMBATTANTE

Le 23 novembre, sur l’esplanade Charles de Gaulle, à Rennes, la manifestation marque un temps d’arrêt, c’est l’heure des discours. L’heure de rappeler qu’une femme qui subit des violences sexuelles porte rarement plainte et quand elle le fait, c’est là que commence le parcours de la combattante. Au commissariat, peu de professionnel-le-s la prendront au sérieux :

« Nous sommes reçues par de l’indifférence alors que nous aurions besoin d’être soutenues ! »

L’association rennaise Prendre le droit – Féministes pour un monde sans viol(s) insiste notamment sur ce parcours de la combattante :

« Le refus de prendre la plainte est une pratique courante à Rennes. Aux yeux de la justice et de la société, une femme pas consentante est censée résister mais les marges de manœuvre pour résister sont réduites par l’éducation reçue, la dépendance matérielle au conjoint, la précarité de son travail, etc. Sans oublier le mutisme lié à la peur. À toutes les étapes qui suivent le dépôt de plainte, il faudra répéter ce qui a déjà été dit, se justifier, et attendre. Rares sont les femmes victimes qui arrivent jusque-là, les affaires étant souvent classées sans suite. »

Les militantes dénoncent l’absence de volonté politique face à une société construite sur et autour de la culture du viol, ainsi que les injonctions paradoxales qui assaillent les femmes.

« On attend des femmes qu’elles soient passives en général et on attend d’elles qu’elles résistent farouchement aux agresseurs. Là, tout à coup, elles devraient être très actives. Stop à l’impunité des violences sexuelles, il faut remettre le monde à l’endroit ! »
concluent-elles.

Culture du viol, impunité, violences sexuelles… Les mots sont lâchés et ils viennent claquer dans nos esprits et dans nos tripes. C’est cette culture du viol qui permet aux agresseurs de faire subir des violences sexuelles et sexistes, en toute impunité. Il faut donc la débusquer, la traquer, la décrypter, pour l’analyser et la comprendre. Cette culture du viol, elle est une arme du patriarcat.

CHAUSSER LES LUNETTES DE L’ÉGALITÉ

Le patriarcat, il ne faut ni le sous-estimer, ni le surestimer. Sans dire qu’il faut l’estimer tout court… il nous faut regarder la réalité bien en face pour comprendre de quoi il s’agit, pour pouvoir y faire face. On est toujours un peu gêné-e-s avec l’expression « Chausser les lunettes de l’égalité ».

On l’entend de la bouche des politiques, des communicant-e-s, des expert-e-s des questions d’égalité et on se dit que cette expression entre parfaitement bien dans le moule de la langue de bois et finit donc par être galvaudée. On comprend l’image qui s’en dégage.

Forcément, c’est très simple. Les lunettes nous aident à obtenir de la clarté. Il y a donc une notion de correction de la vision du monde à laquelle on a pourtant été élevé-e-s toute notre vie durant. En cas de souci d’optique, on règle notre focale à partir d’un élément brouillé qui se lisse au fur et à mesure de la netteté donnée.

Mais dans le cas des inégalités, on part d’un paysage lissé pour arriver à percevoir enfin l’hypocrisie, la noirceur et la crasse du monde dans lequel on vit. Ça n’a pas de sens ! Et pourtant, si. Et cette démarche est même indispensable pour déblayer le chemin et l’accès à des relations horizontales et respectueuses.

Sinon, on continue de penser qu’Alain Finkielkraut fait vraiment de l’humour quand il déclare à la télévision : « Je viole ma femme tous les soirs ». Sinon, on continue de minimiser la portée des propos de types comme le chirurgien belge Jeff Hoeyberghs qui balance lors d’une conférence organisée par l’association des étudiants catholiques flamands que « Les femmes veulent des privilèges mais n’écartent plus les jambes ».

Souvent, on leur trouve des excuses. « Ce sont des gros cons de conservateurs », « Ce sont des gros cons d’extrême droite », « Ouais mais faut pas réagir à ça, c’est de la provoc’ ». En gros, une certaine catégorie - un peu à la marge de la société – a le droit à ce genre de sorties fumeuses parce qu’elle est identifiée comme ayant des pensées nauséabondes.

Finalement, tout le monde le sait donc personne n’y prête attention. Un peu comme pour les agissements de Dominique Strauss Kahn ou de Denis Baupin, de Harvey Weinstein ou de Luc Besson... pour n’en citer que quelques uns. 

LA CULTURE DU VIOL, À LA FRANÇAISE

Ce processus, visant à minimiser, n’est pas issu de la naïveté humaine mais de la culture du viol. La remettre en question, c’est perdre le confort d’être excusé à son tour pour un comportement qui sera peut-être jugé comme un peu déviant par la société (qui fermera les yeux selon la fonction et le pouvoir de l’accusé) alors qu’il est en réalité un délit ou crime.

En février 2019, la militante Valérie Rey Robert, créatrice du blog Crêpe Georgette, publie, aux éditions Libertalia, un essai intitulé Une culture du viol à la française, sous-titré « Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner » », dans lequel elle commence par définir ce qu’est le patriarcat.

Ainsi, on peut lire : « Le patriarcat est défini par les féministes comme un système politique où les hommes tirent bénéfice de l’oppression féminine. » Elle poursuit en synthétisant la démonstration de l’autrice du Mythe de la virilité :

« La philosophe Olivia Gazalé détermine six axes qui définissent la domination masculine : la confiscation de la parenté, l’appropriation des femmes, la diabolisation du sexe féminin, la justification de la violence par la culpabilité féminine, la légitimation de l’exclusion par l’infériorité féminine, et le partage de l’espace et la division sexuelle du travail. »

Le 26 novembre, Valérie Rey Robert animait une conférence au Tambour, à l’université Rennes 2, dans le cadre des Mardis de l’égalité. En guise d’introduction, elle justifie le titre de son bouquin. Si on parle de culture du viol, c’est bien parce qu’il y a un ensemble d’idées reçues à propos de violeurs et des victimes de viol(s).

Des idées reçues qui se transmettent de génération en génération « et qui imprègnent tout, de la législation au langage, en passant par la perception des victimes. » Elle va encore plus loin puisqu’elle accole à la culture du viol l’idée qu’elle pourrait avoir une identité territoriale. Elle est vue ici à travers son angle « à la française ».

La militante explique : « La culture du viol dépend du pays dans lequel on est. Si on prend les affaires DSK de 2011 et de 2015, on s’aperçoit que des éditorialistes français défendent l’idée que les américains n’ont rien compris aux relations à la française. En gros, l’hétérosexualité française est fondée sur la domination et ils défendent une sorte d’identité française du gentleman qui a une sexualité un peu dure. Si on compare, Trump est dans le même genre mais personne n’aurait idée de le qualifier de gentleman ! »

Partout, on minimise les violences sexuelles. En France, on parlera alors de gauloiseries, de gaudrioles, on dira que c’est flatteur et que ça fait parti de notre patrimoine.

« Dès qu’on dénonce des violences sexuelles, on passe pour des traitresses à la nation, on trahit la manière dont on a envisagé l’hétérosexualité… Deux événements ont été marquants dans ma vie de féministe : le meurtre de Marie Trintignant et les affaires DSK. Dans le premier cas, on a excusé Bertrand Cantat et dans le deuxième, beaucoup de gens étaient prêts à excuser DSK. C’est pour ça que c’est important de bien définir les termes car ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Il faut donc bien parler de sexisme, de patriarcat et de culture du viol. », souligne-t-elle. 

DE VICTIMES À ACCUSÉES

Dans les années 70, les féministes américaines constatent un grand nombre de témoignages autour des violences sexuelles et réalisent qu’il y en a trop pour qu’ils soient analysés comme des faits séparés et isolés. Il faut les rassembler pour comprendre que le viol est systémique dans la société.

C’est là qu’apparaît l’usage du concept de la « culture du viol ». Un concept qui va pourtant disparaître du langage pendant 30 ans, jusqu’à la connexion entre quatre événements. Deux viols collectifs secouent l’actualité étatsunienne. Dans chacune des affaires, soit les violeurs appartiennent à des familles de pouvoir, soit ils sont joueurs de football (lycéens, étudiants).

Dans chacune des affaires rendues publiques, les victimes vont être harcelées et insultées et les violeurs, soutenus et impunis pour le crime en question. Journalistes et membres de la population acculent les jeunes filles d’avoir bu et adulent les jeunes garçons qui sont la fierté de la ville de par leurs prouesses sportives.

Troisième événement : une femme en Inde décède des suites d’une hémorragie due au viol qu’elle a subi. Le message politique lancé à ce moment-là : les gentilles filles qui restent à la maison ne rencontrent pas ces problèmes-là. Alors que des ponts, entre les différentes affaires, se créent mettant en lumière un continuum de violences aux ressorts identiques, survient un quatrième élément, dans un autre registre. Il vient du chanteur Robin Thicke et de sa chanson « Blurred lines », sortie en 2013.

La phrase « You’re a good girl I know you want it » cristallise à elle seule la culture du viol, présumant qu’un homme sait qu’une femme veut du sexe, même si celle-ci semble dire le contraire. « C’est une phrase que beaucoup de filles et de femmes entendent au moment du viol. », signale Valérie Rey Robert.

Dans son livre, elle écrit que « Dans Against our will : men, women and rape, Susan Brownmiller démontre que les violences sexuelles ont été vues comme un moyen de contrôle des femmes en s’assurant par le viol ou la menace de viol de les garder sous le contrôle des hommes : le viol est« un processus conscient d’intimidation par lequel tous les hommes maintiennent toutes les femmes dans la peur ». Le livre fut très mal accueilli tant la thèse semblait scandaleuse à une époque où on pensait le viol comme extrêmement rare. » 

Aujourd’hui, on sait que c’est un demi-million de femmes majeures qui chaque année sont victimes de violences sexuelles, de toute nature, en France métropolitaine. Les chiffres sont accablants : un viol toutes les 8 minutes et moins de 10% des victimes qui portent plainte. Pourquoi ?

Les raisons sont multiples entre le(s) traumatisme(s), la peur des représailles, la peur de ne pas être crues, la peur d’être mal reçues par les forces de l’ordre et/ou les professionnel-le-s de la santé et même par l’entourage mais aussi l’image que la société renvoie aux victimes, les faisant passer pour les coupables. La cause : le sexisme. 

FOURBES, MENTEUSES ET HYSTÉRIQUES…

« On éduque les hommes en pensant que les femmes sont fourbes avec la représentation d’Eve, de Pandore ou encore des femmes fatales des films des années 30. Le personnage de la femme manipulatrice est très ancré et il est très difficile de s’en défaire y compris quand on est une femme. Les femmes ont peur d’être violées et les hommes ont peur qu’on les accuse faussement de viol. Le président Macron s’est fendu d’une déclaration appelant à faire attention aux fausses accusations. Mais peu d’accusations sont fausses. 4% selon le FBI. Alors oui, elles existent notamment de la part des ados, des personnes atteintes d’une maladie mentale ou des personnes qui ont une addiction. Et pourtant, ce sont les publics les plus susceptibles de subir des violences sexuelles. », développe Valérie Rey Robert qui embraye sur le mythe des hystériques :

« On dit que les femmes exagèrent. Les victimes exagèrent très rarement. Elles sont souvent dans le doute permanent, surtout que souvent, elles connaissent le violeur. »

Près de 90% des violences sexuelles sont commises par des personnes de l’entourage. Mais le mythe du prédateur est profondément imprégné dans nos sociétés patriarcales. On a l’image de l’homme qui rode, qui traque sa proie et qui l’attaque de nuit, dans une ruelle sombre, une impasse ou un parking. 

Quand une victime ne décrit pas une agression dans le sillage de cette vision erronée, on la questionne sur sa tenue vestimentaire, sur son comportement, sur son mode de vie. Etait-elle seule au moment des faits ? Portait-elle une jupe ou une robe ? Un décolleté ? N’a-t-elle pas envoyé des signaux à son agresseur ? Avait-elle bu ? Etait-elle droguée ? A-t-elle l’habitude de rentrer seule le soir ? N’a-t-elle pas aguiché son agresseur ? On présume qu’elle a consenti à l’acte sexuel mais qu’elle ne l’a finalement pas assumé :

« Ça fait parti des idées reçues, l’idée que les femmes chercheraient à être violées… On ne peut pas chercher un viol. Si on est dans une situation de fantasme, et que l’on demande au partenaire de simuler une agression sexuelle ou un viol, on est dans le consentement, on n’est pas dans un viol. On crée un scénario avec l’autre, on sait ce qui va se passer, ce n’est pas la même chose ! »

ELLES DISENT NON MAIS PENSENT OUI… MAIS BIEN SÛR !

Autre problématique que la militante décrit dans son ouvrage et dans sa conférence : la pulsion masculine comme signe de virilité. Un homme doit être hétérosexuel et cisgenre et doit avoir envie de sexe en permanence, doit coucher avec de nombreuses femmes et, évidemment, s’en vanter auprès des autres.

« La vérité, c’est que DSK et Baupin, ce sont juste des pauvres types qui insistaient auprès des femmes et les violaient. Ça ne va pas plus loin. », s’indigne Valérie Rey Robert. Selon l’enquête Virage, réalisée par l’Ined depuis 2005, ce sont environ 89 000 viols et tentatives de viols sur des femmes comptabilisés chaque année en France. À 90% par des hommes connus. Et pourtant, subsiste l’idée commune que le viol est commis par un inconnu.

« En tant que femme, on doit se méfier de l’extérieur. La responsabilité du viol repose donc sur les femmes. Elles ne disparaissent pas la nuit à ce que je sache ! Elles ont la trouille. Dans la journée, il y a 50% d’hommes et 50% de femmes dans les transports parisiens. La nuit, 70% d’hommes et 30% de femmes…

Les filles et les femmes sont éduquées par la société entière pour faire attention. L’impact, c’est qu’elles développent tout un tas de stratégies pour éviter de rentrer seules, de rentrer tard, etc. Elles subiront l’opprobre de leurs proches si elles veulent rentrer seules. Vous passez une bonne fin de soirée quand on vous dit ‘Tu ne t’étonneras pas si tu te fais violer’… », développe l’autrice.

Dans les films, les publicités, la littérature ou encore les médias, la culture du viol est omniprésente. Les situations dans lesquelles les femmes disent non mais pensent oui se multiplient. L’idée que les hommes ne peuvent pas résister aussi. Tout comme l’idée qu’il suffit d’insister auprès d’une femme pour qu’elle cède (puisque celle-ci en réalité en a fortement envie mais n’ose pas se l’avouer… évidemment).

Et quand la fille se défend et dénonce les agissements, rebelote : défense du violeur qui ne voulait pas faire du mal mais avait tout simplement mal interprété les signaux, et humiliation et culpabilisation de la victime qui l’a sans doute « bien cherché ». 

CULTURE DU VIOL ET DU RACISME ! 

Sauf dans des cas spécifiques. Si l’homme est atteint de maladie mentale, si l’homme est déjà connu des services de police, si l’homme est très laid ou si l’homme est étranger. Particulièrement s’il est noir ou arabe.

« Au moment de l’abolition de l’esclavage se répandait l’idée que les afroaméricains, s’ils étaient en liberté, allaient violer les femmes. Il y a eu beaucoup d’allégations à ce moment-là et de lynchages. L’idée de l’arabe violeur va perdurer longtemps après l’indépendance de l’Algérie. On sépare donc la gaudriole à la française et le viol barbare (on vise les tournantes dans les cités puisque perdure l’idée depuis le début des années 2000 que les jeunes noirs et arabes de banlieue n’ont rien de mieux à faire que de violer des femmes) des arabes et des africains vus comme des sauvages. », souligne la fondatrice de Crêpe Georgette, qui insiste :

« Il n’y a pas de portrait type du violeur. Il y en a dans toutes les classes sociales, ils n’ont pas de caractéristiques particulières, ce ne sont pas des hommes qui vivent en dehors de la société. Dans toutes les foules, les femmes ne sont pas en sécurité. A la Fête de la bière en Allemagne, les serveuses et les femmes présentes se plaignent d’agressions sexuelles et de viols. Dans tous les lieux réunissant plein de mecs, il y en a ! Lors de la Coupe du monde de football masculin, c’était pareil. »

Et pourtant, ce sont les hommes d’origine – réelle ou supposée - étrangère ou les hommes musulmans qui déclenchent la compassion (envers la victime) de l’opinion publique. Valérie Rey Robert prend l’exemple des agressions de la nuit de la Saint Sylvestre, du 31 décembre 2015 au 1erjanvier 2016, à Cologne en Allemagne, et de Tariq Ramadan en France :

« Des gens qui n’ont jamais donné leur avis sur les violences sexuelles se mettent à faire des éditos très rapidement sur les viols et très longuement sur l’Islam. Pour Tariq Ramadan, il n’y a rien de différent par rapport à d’autres hommes de pouvoir, d’autres hommes politiques qui ont abusé de leur fonction. C’est le cas de Polanski, de DSK, etc. Il n’y a rien de spécifique aux arabes. »

Dans son livre, elle écrit : « Encore aujourd’hui, ce stéréotype raciste perdure et les viols de femmes blanches par des hommes noirs sont davantage décrits dans les journaux américains. Le 17 juin 2015, le suprématiste blanc Dylann Roof entre dans une église de Charleston aux Etats-Unis et tue neuf Africains-Américains. Avant qu’il ne commence à tirer, l’une des futures victimes, Tywanza Sanders, lui demande pourquoi il agit ainsi.

Dylann Roof déclare alors : « Je dois le faire. Vous violez nos femmes et vous prenez le contrôle du pays. » Ces préjugés, particulièrement assassins pour les Africains-Américains dans leur ensemble mais plus spécialement pour les hommes, ont également des conséquences dramatiques pour les femmes africaines-américaines victimes de violences sexuelles. Le ministère de la Justice américain souligne que pour une femme blanche qui porte plainte, cinq ne le font pas. Et pour une femme noire qui porte plainte, il y en a 15 qui s’y refusent. »

Alors, oui, on le répète, on avance parce que les femmes dénoncent davantage publiquement leurs agressions, viols, leurs agresseurs et violeurs. Mais il reste un long chemin à parcourir avant que la prise de conscience, qui commence à peine à titiller les matières grises des un-e-s et des autres, ne s’applique à tout le monde, au quotidien. 

LES RÉSISTANCES AVANT LA PRISE DE CONSCIENCE

Quand Adèle Haenel parle, on l’écoute, on la croit et on la soutient (en majorité, car, forcément, il y a toujours des sceptiques, des défenseurs de la cause mâle, des anti féministes…). Tant mieux, c’est important. Mais quand c’est Madame Toutlemonde qui décrit ce qu’elle a subi de la part de son conjoint, là, on est moins convaincu-e-s.

Pareil, on grince des dents si c’est Madame Jefaiscequejeveux qui veut porter plainte contre son agresseur dont elle n’a pas l’identité complète mais chez qui elle est allée après avoir bu plusieurs verres. C’est capital que des personnes notoires brisent le silence. On a besoin, malheureusement, d’entendre des témoignages pour comprendre les mécanismes des violences sexuelles, surtout quand elles sont orchestrées par des hommes qui usent et abusent de leur fonction et/ou de leur image.

Qu’ils soient le mari, le professeur, le metteur en scène, le député ou l’entraineur. Ils sont le mâle dominant et ils le font savoir. Et savent surtout que, dans la société, règne l’impunité. Combien de David Hamilton, Guillaume Dujardin, Roman Polanski, Harvey Weinstein, Denis Baupin, Bill Cosby et autres se pavanent en toute liberté, détruisant massivement les vies de filles et de femmes ?

En quoi sont-ils différents des soldats qui punissent par le viol les habitantes du pays mis à feu et à sang ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à les regarder de la même manière ? Pourquoi les excuse-t-on ? Qu’est-ce qui fait qu’on minimise pour certains et pas pour d’autres ?

« L’injonction à porter plainte est très forte lorsqu’on dit avoir été victime d’un certain type de violences sexuelles ; a contrario nous serons plutôt découragés si les violences vécues ne sont pas considérées comme telles ou minimisées. Toutes les victimes savent qu’elles auront affaire à un entourage dubitatif lorsqu’elles parleront. Il en sera sans doute de même avec la police et le système judiciaire. Les premières réactions d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe aux hashtags #balancetonporc et #metoo, hashtags et témoignages sur les violences sexuelles subies, furent qu’il fallait faire attention aux possibles mensonges, aux exagérations probables et à ne pas empêcher toute possibilité de séduction entre hommes et femmes ; ces opinions très communément partagées et faisant partie des idées reçues sur le viol contribuent à éviter que les victimes parlent et portent plainte.

Depuis, le réalisateur Luc Besson a été accusé par plusieurs femmes de viols et agressions sexuelles et cela a eu très peu de retentissement en France, y compris dans les médias, à tel point que le New York Timess’est interrogé sur « le silence du cinéma français ». Les acteurs Gérard Depardieu et Philippe Caubère ont également été accusés sans qu’à aucun moment il y ait une couverture médiatique comparable à celle de Weinstein aux Etats-Unis.

En revanche, lorsque l’actrice Asia Argento, fer de lance de #metoo, fut à son tour soupçonnée, le Tout-Paris médiatique et réactionnaire fit des gorges chaudes de l’accusation. Encore une fois, on constatait avec ces réactions le mépris pour les victimes de violences sexuelles. », écrit la militante féministe dans son essai Une Culture du viol à la française

L’AMNÉSIE SÉLECTIVE

On remarquera également qu’en novembre, on l’a déjà mentionné, le cinéma français était bouleversé par le témoignage d’Adèle Haenel qui lançait une véritable dynamique pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Quelques semaines plus tard, arrive à l’affiche J’accuse de Roman Polanski.

Et là, on oublie tout. Parce que Polanski bénéficie de l’aura du génie mâle qui offre au monde sa vision extraordinaire à travers ses chefs d’œuvre. Tout ce qu’on a à lui reprocher c’est d’aimer un peu trop les jeunes femmes. Oui, parce qu’un homme qui agresse les femmes, les viole, profite de sa notoriété pour exercer une emprise et les contraindre à des actes sexuels, c’est juste un homme « qui aime trop les femmes ».

Encore cette idée de l’homme viril qui assume sa mission de butiner toutes les jeunes filles en fleur, par pure bonté d’âme et sens du sacrifice. Le débat est lancé : doit-on et peut-on séparer l’homme de l’artiste ? Une nouveauté ? Non, la question est souvent posée, laissant supposer que le problème est réglé. Mais qui invite-t-on à débattre du sujet ? Qui s’exprime ? Les réactions sont effarantes.

De la part d’Arthur Nauzyciel, directeur du TNB qui justifie le maintient des séances au ciné-TNB, de la part de la Ligue des droits de l’Homme qui défend la position d’Arthur Nauzyciel ou encore de la part de Paris Matchqui titre en Une une citation de Polanski, qui accorde une interview exclusive : « On essaie de faire de moi un monstre ».

Du côté d’Harvey Weinstein, même topo. Fin décembre, il voit le début de son procès arriver à grande vitesse (pas comme lui, qui arrive au tribunal en déambulateur). Récemment opéré du dos, il « accepte » une interview dans le New York Post, dans laquelle il dévoile son sentiment « d’avoir été oublié ».

Pauvre de lui ! Lui qui a été « pionnier », comme il le dit, en matière de droits des femmes à Hollywood. Pas étonnant que leur stratégie de défense ou de communication joue sur la victimisation de leur propre personne…

« Il faut cesser la solidarité avec ces hommes. Ce n’est pas facile de renoncer à cette virilité mais c’est la seule chose à faire si on veut être un allié des féministes. Le viol ne concerne pas uniquement les filles. »

Elles sont plus nombreuses à subir des agressions sexuelles et des viols, c’est certain. Mais ce n’est pas « un problème de filles ». C’est un problème de société, infusée dans la culture du viol. Cette même culture du viol qui vise à penser que les hommes ne sont pas violés. Le viol est une arme punitive. Un acte de sanction. D’humiliation. De destruction

. Parce qu’il est homosexuel, transgenre, non binaire, étranger, pas dans la norme, un homme peut être victime d’agressions sexuelles et/ou de viols. Et on peut même en rire, paraît-il !

Au cours de sa conférence, donnée dans le cadre des Mardis de l’égalité, Valérie Rey Robert diffuse un extrait du film Gangsterdam, de Romain Levy, avec Kev Adams. Dans la scène, un homme menace deux autres avec une arme, pendant que ses copains se retournent pour ne pas voir ça.

Un des amis, visiblement très préoccupé par le sort des deux méchants à deux doigts de se faire buter, propose alors une alternative plus soft : qu’un des gangsters suce l’autre gangster. Ces derniers n’ont pas du tout envie mais sont quand même bien soulagés de ne pas crever. Tout est bien qui finit bien...

Dans la joie et la bonne humeur, on est censé-e-s assister à cette scène de fellation forcée, donc de viol, dans un climat très homophobe ? Le film, diffusé en mars 2017, qui parle de « viol cool » a heureusement fait un flop. Mais peut-on se réjouir que seulement 370 000 personnes (principalement des ados) aient vu cette scène (sans parler de toutes les autres répliques qui seraient apparemment de même acabit concernant les arabes, les juifs, les prostitués, etc.) ?

Quand arrêtera-t-on de produire et de diffuser des films qui contiennent des signes forts de la culture du viol, mais aussi de racisme et de LGBTIphobie ?

On ne peut pas cautionner que ce soit la confusion entre violences et sexualité, le soi-disant flou autour du consentement (la fameuse zone grise), ce pseudo humour qui en fait reflète exactement ce que pensent les personnes qui écrivent le scénario, réalisent le film et jouent les rôles des personnages… Il nous faut regarder les œuvres artistiques avec un autre regard. 

ÉCOUTER LES FEMMES

Et écouter celles qui à un moment donné ont été victimes. Et surtout ne pas s’arrêter aux idées reçues que l’on a autour du viol, comme l’explique Valérie Rey Robert dans son ouvrage :

« Entretenir la culture du viol ne signifie évidemment pas qu’on est soi-même un violeur. Lorsque la créatrice de mode Donna Karan dit, en défense d’Harvey Weinstein, que « les femmes cherchent les ennuis en s’habillant de cette manière », elle entretient la culture du viol en alimentant une des plus vieilles idées reçues en la matière. Mais, bien sûr, elle ne viole personne par cette parole. Il convient donc bien de dissocier les deux. Entretenir la culture du viol signifie que par ses mots ou ses actes on entretient un climat où la victime est culpabilisée et le violeur excusé, pas qu’on viole. »

Par des mots, par des actes ou par de l’indifférence. Quand on parle d’un viol, notre esprit se réfère à un schéma construit sur des idées reçues. La femme est blanche, porte une jupe ou une robe, rentre seule chez elle la nuit, l’homme est racisé, issu de la classe populaire, en situation de précarité, et a surement un physique « atypique » ou banal.

La femme est entièrement dans la norme de beauté : hétéro, cis, mince, sans handicap physique ou mental. Sur le site de Nous Toutes 35, le jour de la manifestation, on peut lire l’intervention des Dévalideuses, un collectif féministe qui lutte contre les idées reçues sur le handicap :

« Aujourd’hui nous défilons pour protester contre toutes les violences que nous subissons. Nous toutes. Enfin, sauf les femmes handicapées. C’est comme les vieilles, on va éviter d’y regarder de trop près, et on va aussi éviter de les imaginer avec des relations sexuelles, c’est trop dérangeant. Et puis de toute façon, personne n’oserait leur faire du mal, n’est-ce pas ? Vous y croyez vraiment ? Qu’une population fragilisée comme celle-ci constituée de personnes dépendantes aux soins, soit épargnée des violences physiques et sexuelles perpétrées par les hommes ? Avec le handicap, le catalogue des violences s’agrémente de mille possibilités. »

Elles listent rapidement, mais efficacement, les difficultés que vont rencontrer les femmes handicapées qui dénoncent les violences sexuelles subies :

« Peu importe votre handicap, votre déposition ne sera pas entendue par la police. Vous serez infantilisée et poussée vers la porte dès la première manifestation de votre différence. (…) Le milieu médical ne sera pas en reste. Racisée, votre douleur ne sera pas prise au sérieux. Queer, transgenre, ces sujets là seront balayés d’un revers de la main. Vous êtes handicapée, c’est déjà bien assez. »

Les militantes poursuivent leur discours : « Et puis bon, violer une femme handicapée, c’est presque lui faire une fleur, personne ne voudrait d’elle sans ça. Les hommes consentant à être en couple avec des femmes handicapées sont un peu des héros à leur manière non ? »

Les Dévalideuses appellent à la réflexion, à l’écoute et à la sororité. « Malgré ce climat délétère, nous vivons des romances, des histoires de cul et des histoires d’amour. Mais l’inquiétude est là, omniprésente, et le prix de la confiance donnée tellement élevé. Si vous décidez d’officialiser votre couple, votre AAH sera réduite à peau de chagrin, et votre subsistance totalement dépendante de votre conjoint. Vous connaissez les difficultés à quitter un mari maltraitant.

Ajoutez-y le ou les handicaps de votre choix, et vous aurez une vague idée de ce qu’une trop grande partie des femmes handi vivent. C’est pourquoi nous faisons entendre notre parole en cette journée dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, et appelons à plus d’inclusion et de sororité dans les milieux féministes, et à terme dans la société dans son ensemble. Merci de nous écouter et de faire porter nos mots. »

TOLÉRANCE SOCIALE ET SEXISME AMBIVALENT

En janvier 2019, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes publiait pour la première fois un état des lieux du sexisme en France. L’occasion, s’il y a encore à le prouver, que le sexisme persiste et surtout qu’une « tolérance sociale » face à ce sexisme perdure.

Cette tolérance sociale s’applique dans ce que l’on voudrait considérer comme des détails du quotidien – et qui sont en fait très révélateurs de la puissance et de l’impact du sexisme – mais aussi dans les affaires de violences physiques et sexuelles. En pensant que ce n’est pas si grave, qu’il y a des sujets plus préoccupants et prioritaires, qu’on n’est pas concerné-e parce qu’on est un homme ou parce qu’on est une femme, blanche, mince, hétéro, cisgenre, etc.

Parce qu’aucun domaine, aucun secteur d’activités, n’est épargné par le sexisme, la lutte contre ce fléau est essentielle. Déconstruire les idées reçues et leur degré d’imprégnation dans les mentalités est un travail minutieux, qui demande rigueur, engagement et patience. Ça demande aussi de se répéter sans cesse.

Répéter que le sexisme, comme le dit Danielle Bousquet, présidente du HCE f/h, « n’est pas une fatalité et n’a rien de naturel », c’est une construction sociale inculquée depuis la petite enfance. Parce que fin 2019, on parle toujours différemment aux petites filles et aux petits garçons qui n’ont toujours pas accès à une répartition équitable des espaces tels que les cours de récréation. On pense encore qu’elles sont plus douces et maternelles et qu’ils sont plus bruyants et forts.

On pense encore que ce qu’on leur dit à cet âge-là et que les jouets qu’on leur donne, en fonction de leur sexe et de leur genre, n’ont pas d’incidence sur la manière dont ils et elles vont se percevoir et évoluer avec cette vision. L’éducation est genrée. La société est genrée. Dans Une culture du viol à la française, Valérie Rey Robert reprend une citation de Marie Sarlet et Benoit Dardenne pour exprimer l’idée d’un sexisme ambivalent :

« La coexistence du sexisme bienveillant et du sexisme hostile crée le sexisme ambivalent : ‘Être à la fois hostile et bienveillant est d’une efficacité redoutable pour maintenir son groupe dans son état de subordination.’ »

Ce sexisme ambivalent se retrouve à chaque période durant laquelle on note des avancées capitales pour les droits des femmes. Des périodes troubles, voire chaotiques, mais néanmoins clés dans les luttes et les progrès opérés. 

L’IMPORTANCE DE NOMMER

Multiplier les voix de celles qui ne sont pas entendues, rendre visible ce que l’on ne veut pas voir. Le 23 novembre, sur l’esplanade Charles de Gaulle, Olga monte sur le camion de l’organisation et prend le micro : « Je suis citoyenne, je suis française, je suis victime de violences conjugales. Le 11 septembre 2019, je suis partie de la maison. »

Elle a été étranglée dans la salle de bain par son compagnon. Elle a demandé de l’aide, on lui a dit de porter plainte et d’aller à l’hôpital. Elle a posé plusieurs mains courantes, appelé le 3919, obtenu des certificats médicaux, sans que « rien ne se passe », si ce n’est dans la sphère intime, où elle est violentée physiquement, psychologiquement, sexuellement et économiquement. Pendant 3 ans.

« Je suis allée voir des assos, voir le psy, j’ai un avocat, rien ne se passe. Mes plaintes sont là-bas depuis 1 an et demi. Monsieur manipule tout le monde. Il faut se battre, il faut déposer plainte tout de suite. Parler autour de vous sur ce que vous fait Monsieur à la maison, le dire à ses ami-e-s, le dire à ses collègues. »
conclut-elle, fortement applaudie par la foule.

Il en faut du courage pour prendre la parole et livrer le récit des violences subies, que ce soit une fois ou à plusieurs reprises. Car comme le souligne la pièce de théâtre Concerto pour salopes en viol mineur– présentée par la compagnie brestoise La divine bouchère au Tambour de Rennes 2 le 26 novembre, à la suite de la conférence de Valérie Rey Robert – celles qui osent s’exposent au regard apitoyé de la société, d’abord en tant que victime, ou plutôt en tant que pauvre chose, puis rapidement elles entendront ce que répète la voix off :

« Salopes de putain d’allumeuses en string léopard qui te disent non mais pensent oui, qui te provoquent du regard et qui pleurent quand tu leur rentres dedans. »

Les comédiennes le disent : « C’est un jeu sans règles dans lequel tu n’as pas la moindre chance de gagner. » Mais rappelons-nous, ce n’est pas une fatalité et la pièce s’achève sur la notion de résilience :

« Je suis une guerrière parce que j’ai dit alors qu’on voulait que je me taise. Parce que je refuse d’être la petite chose meurtrie que la société voudrait. J’ai trouvé moi-même la rédemption. J’ai mon casque et mon armure. C’est pas poli mais j’ai gueulé comme un animal mutilé par sa blessure. J’ai dit les mots qu’on veut taire. J’ai dit « viol » et j’ai dit « je » ! »

Evidemment, on peut transposer, il n’y a pas que le viol dont la loi du silence vient à être brisée. Les menstruations, les inégalités salariales, la charge mentale, les assignations genrées, les injonctions paradoxales, l’endométriose, la ménopause, la domination masculine, la précarité, la sexualité, la vulve, le clitoris, l’orgasme et on en passe. Les sujets sont variés mais leur point commun est qu’ils ont été rendus tabous.

Parce que comme disait Simone de Beauvoir, « nommer, c’est dévoiler et dévoiler, c’est agir ». L’animatrice de France Inter Giulia Foïs, le 19 septembre dernier, tape à juste titre un coup de gueule intitulé « Le viol n’est pas une sexualité », dans lequel elle rappelle justement cette citation et y ajoute celle d’Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde ».

Les mots ont un sens et le langage est révélateur de la société. Encore une fois, oui, on avance. On reconnaît désormais le terme « autrice » qu’Aurore Evain révèle dans ses conférences comme n’étant pas récent, et on féminise les noms de métiers. C’est un début.

Un début de prise de conscience que les femmes ont leur place dans tous les secteurs de la société. Elles sont la moitié de l’humanité, il est impossible de conserver cette règle patriarcale prétendant que le masculin l’emporte sur le féminin. Sinon, on invisibilise les femmes et non, ce n’est pas un combat secondaire.

Le langage est utilisé au quotidien et fait passer dans l’inconscient collectif des messages forts. Si la gent féminine est évincée de la langue française, elle est amputée par conséquent de son droit à la parole. Ainsi, dans sa chronique, la journaliste a raison d’insister à propos des termes employés dans une étude américaine sur le consentement dévoilant qu’aux Etats-Unis « plus de 6,5% des femmes ont connu un premier rapport non consenti. » Elle s’indigne :

« Ça s’appelle un viol. Pas un rapport non consenti. Même si c’est plus doux. Même si c’est plus joli. »

Et note que le silence protège toujours les agresseurs. 

LES MOTS ONT UN SENS

Tuer une femme parce qu’elle est femme est un féminicide et non un drame passionnel. Depuis septembre, dans plusieurs villes en France, des militantes placardent des mots pleins de sens sur les murs et les trottoirs, sous forme de collages et de pochoirs. À Rennes, on ne peut pas passer à côté :

« On ne veut plus compter nos mortes », « Lucette, 80 ans, tuée par son mari, 84eféminicide », « Papa, il a tué maman », « Honorons nos mortes, luttons pour les vivantes, le 23/11 sortons dans la rue », « On ne tue jamais par amour », « Espérance de vie des femmes transgenres noires : 35 ans », « Elle le quitte, il la tue », « Féminicides : police complice », « Vanessa 36 ans tuée par balle par un client 2018 », « 109 hommes ont tué leur (ex) femme », « Voilée ou pas, c’est mon choix », « Dans 40 féminicides, c’est Noël » ou encore « On ne nait pas femme on en meurt », « Le sexisme est partout nous aussi »,« Violeur à ton tour d’avoir peur ».

Ces mots, ces phrases, ces vérités, il faut les lire, les entendre, les comprendre. Ce ne sont pas des « slogans chocs » comme l’écrit Le parisien, c’est une sombre réalité. Pour ces affichages, effectués sans autorisation, plusieurs militantes des Collages Féminicides, notamment à Paris et à Lyon, ont été interpellées par les forces de l’ordre. Les membres des collectifs s’interrogent :

« Nous mettons trois minutes à coller nos affiches et les forces de l’ordre réussissent à intervenir dans ce temps record. Pourquoi ne se déplacent-elles pas si vite quand des femmes en danger les appellent à l’aide ? »

Mettre des mots sur les difficultés, sur les situations spécifiques, sur les paradoxes, sur les freins, les empêchements, les tabous. Sur nos vécus. Le 28 novembre 2019, à la Maison des Associations, le groupe d’entraide Le poids des maux, en lien et avec la Société bretonne de psycho criminologie et psycho victimologie, organisait le 2ecolloque inversé, dans le cadre du 25 novembre à Rennes.

Cette journée se nomme : « Ça s’appelle violences conjugales… et après ? » Oui, les mots ont un sens. « Violences conjugales, ce sont des mots faciles à prononcer mais ce n’est pas si simple de les entendre et c’est plus compliqué encore de les comprendre. Pour les personnes qui vont témoigner, je préfère parler d’anciennes victimes car on n’est pas des victimes ad vitam aeternam. », signale la créatrice du groupe d’entraide en guise d’introduction.

Elle laisse ensuite la parole à la présidente d’honneur du colloque inversé. Muriel Salmona est psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Personnalité engagée, elle est reconnue par la presse en tant qu’experte. Pour elle, il faut « échanger, parler ».

Elle partage le constat que beaucoup de choses se sont passées en cette année 2019 et rend hommage aux 138 femmes (décompte au 28 novembre) tuées depuis le début de l’année par leur conjoint ou ex-conjoint :

« Pourquoi, pourquoi, pourquoi le terme féminicide s’est vraiment imposé en 2019 ? C’est grâce aux professionnel-le-s et aux médias qui ont fait l’effort de mieux nommer. Surtout, ce sont toutes les personnes qui ont été victimes qui font avancer les choses, qui se battent, qui se mobilisent. Toutes les lois qui ont changé la donne ont été votées grâce aux victimes. Ce colloque est dans cette lignée, dans l’importance de ce qui a à être révélé, changé, reconnu. »

BRISER LA LOI DU SILENCE

Oui, on voit poindre à l’horizon une prise de conscience de la société, un réveil des politiques (nous, on dirait plutôt de la récupération…) qui ont ainsi organisé plusieurs mois durant le Grenelle des violences conjugales et une mobilisation plutôt solide et solidaire. Muriel Salmona en appelle tout de même à la prudence :

« Souvent, les faits sont connus des forces de l’ordre mais les femmes et les enfants ne sont pas protégé-e-s. Il y a une absence de prise en compte de la gravité de ce qu’elles vivent. »

Des mesures, à la suite du Grenelle, ont été annoncées. Mais le travail est immense et la psychiatre en rappelle les grandes lignes : prendre en compte, dans le décompte, les tentatives de meurtres, ne pas reconnaître les agresseurs comme des bons pères, prendre en compte les conséquences psychotraumatiques dans la nécessité de soins – « Ça ne viendrait à l’idée de personne de ne pas soigner quelqu’un qui a une fracture ! Là ce sont des atteintes neurologiques mais c’est pareil. » - ne jamais abandonner aucune victime de violences, passer par le soin, passer par l’information (et la solidarité sur les réseaux sociaux)…

« La mobilisation se met en place mais on est encore loin du compte. » Assises à ses côtés, plusieurs femmes sont présentes sur la scène pour témoigner de leurs vécus. « Il y a 15 ans, j’ai rencontré le prince charmant. C’est pas marqué sur leur front qu’ils vont vous détruire entièrement. Je viens d’arriver à Bordeaux, je suis déjà isolée. J’ai un bon terrain car j’étais victime de viol déjà. Dès le début, je commence à beaucoup attendre, attendre, attendre et à m’en vouloir. La première soirée a été en fait un viol, je m’en suis rendue compte 14 ans après. », déclare Julie qui ouvre la première table ronde « Comment en arrive-t-on à pouvoir se dire victime de violences conjugales ? ».

Elle tombe amoureuse. La première insulte arrive au bout de 6 mois, un soir en boite. « Là, je me dis que je suis nulle, que je ne vaux rien, que je ne suis qu’une pute. J’intègre ces paroles-là à mon manque de confiance en moi. Malheureusement, je tombe enceinte. Heureusement, la nature est bien faite et j’avorte. Je change d’appartement, il veut les clés. Il vient juste pour me violer. Il m’insulte, me détruit psychologiquement et sexuellement. Je suis capable d’avoir des réactions envers les autres mais je suis incapable de conscientiser sur le mec avec qui je suis. », poursuit-elle.

Le déclic survient après un nouvel an. Il arrive à 23h55, l’insulte, la déshabille, la viole avec un couteau, la met devant le miroir en lui disant qu’elle est moche et il la douche :

« Et puis, j’oublie. C’est là où je me suis dit qu’il y avait un problème. Mettre les mots dessus, ça a mis 14 ans. »

Une deuxième Julie enchaine avec le récit de son expérience. Elle a une fille de 7 ans et est partie depuis 3 ans et demi. Elle se dit de nature optimiste, très positive, « la petite nana d’1m50 qui ne lâche jamais. » Ce jour-là, à la Maison des Associations, elle s’exprime :

« J’ai envie de pouvoir parler librement, sans avoir peur. Je ne sais pas depuis 2 ans où est le père de ma fille, il m’a menacée de mort 30 ou 40 fois, j’ai été battue, je suis terrifiée. J’ai tout à apprendre encore. Je m’autorise à avoir rien compris, j’accepte de partir de 1. Je suis fière d’avoir réussi à protéger ma fille. Une partie de moi est morte là-bas. Une autre est là et veut vivre et non plus survivre. »

Elle raconte qu’elle entend encore ses pas traverser l’appartement alors qu’elle vient de lui écrire une lettre lui expliquant ce qu’elle ressentait. A peine le temps de mettre sa fille de quelques mois dans son lit et il l’attrape et lui fait manger sa lettre. Aurore, elle, confie à l’assemblée - constituée de professionnel-le-s sociaux, de psychologie mais aussi des forces de l’ordre, de la justice, de la santé, de victimes de violences conjugales et d’emprise et de personnes se sentant concernées par le sujet - qu’elle n’a pas réussi à protéger sa fille.

Enfant, elle a rencontré des problèmes de santé, a grossi et a vécu du harcèlement scolaire. « Quand cet homme est tombé amoureux de moi, la faille était là et je me suis laissée avoir. Il m’a mis une claque la première fois parce que je n’étais pas d’accord avec lui. Il s’est excusé. Je suis tombée enceinte. Il était adorable au début. Ils le sont tous au début. On habitait chez mes parents, on a pris notre propre appartement et c’est là que ça a vraiment commencé. », dit-elle.

Il la bouscule, elle lui trouve des excuses. Elle cherche du travail, ses amis à lui disent que sa place à elle est à la maison. Il lui tire les cheveux, lui crache à la figure :

«Puis les coups sur la tête. C’était de pire en pire, je me retrouvais régulièrement au sol. Il y a des moments où on attend juste que ça passe. On n’est plus là moralement. On ne ressent rien, ça vient après. » Il crache au visage de sa fille lorsque celle-ci a 3 ans. Elle décide de partir pour de bon. « J’ai tout fait pour que ce mari et ce père ne puisse pas m’approcher. Personne n’a voulu m’écouter dans les institutions. Il s’en est pris à ma fille sexuellement parlant, elle avait 6 ans. Il s’en est sorti tranquillement, je dirais. », conclut-elle. 

LES HOMMES, TOUJOURS LES HOMMES

Au tour de Rachel de relater son histoire. Pas le temps, elle est interrompue par une autre intervenante qui tient à préciser que là, les témoignages viennent de femmes mais que cela arrive également aux hommes. Et tient à préciser aussi qu’elle était signataire de la tribune sur la liberté d’importuner.

C’était en janvier 2018. Dans Le Monde paraissait une tribune signée par un collectif de 100 femmes qui dénonçaient – à travers les hashtags Metoo et Balancetonporc – « une justice expéditive (qui) a déjà ses victimes, des hommes sanctionnés dans l’exercice de leur métier, contraints à la démission, etc., alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genoux, tenté de voler un baiser, parlé de choses « intimes » lors d’un diner professionnel ou d’avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque. »

Culture du viol, quand tu nous tiens ! À la française, ajouterait Valérie Rey Robert, la tribune commençant ainsi : 

« Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. »

Encore une fois, les mots ont du sens. L’article parle de « drague insistante ou maladroite », au même titre que l’étude américaine parle de « rapport non consenti ». On ne nomme pas exactement le problème. Dans le premier cas, il s’agit de harcèlement de rue (ainsi que de harcèlement moral et/ou sexuel au travail, dans les transports en commun, etc.), dans le second, de viol. 

On peut même ajouter qu’on entend encore parler de « femmes battues ». Il s’agit là de violences conjugales, un terme qui marque non seulement que les violences surviennent au sein du couple et sont effectuées par le partenaire mais aussi que les coups ne sont pas uniquement physiques, ils peuvent être psychologiques, sexuels, économiques, etc., et même tout ça à la fois. À chaque fois, le phénomène se produit majoritairement des hommes envers les femmes.

Rappeler fréquemment que certains hommes en sont victimes eux aussi, c’est nier l’effet de masse, la culture du viol, et c’est nier que la domination masculine est un système. On montre là à quel point hommes et femmes ont intégré la culture patriarcale, avec ses assignations, ses injonctions, ses paradoxes, ses violences et ses conséquences, mais aussi à quel point on craint - si en parlant des vécus spécifiques aux femmes on ne souligne pas que TOUS les hommes ne sont pas des connards – d’être étiquetée féministes anti-hommes.

Ce sont pourtant ces deux points-là, qui sèment souvent le trouble dans les esprits, qu’il faut combattre. Non, être féministe, revendiquer son droit à se balader tranquillement dans la rue sans être harcelées, son droit à s’approprier son corps, son droit à faire ses propres choix concernant sa carrière, sa vie sociale, sa vie familiale, son droit d’être reconnue en tant qu’individu (et pas en tant qu’objet, qu’elle n’est pas), son droit à la parole, son droit d’être valorisée pour son expertise, son droit d’être qui elle est (et non qui elle doit être) avec sa personnalité à elle, sa couleur de peau, sa tenue vestimentaire, sa religion ou non, ses comportements, son orientation sexuelle, son origine sociale, son groupe social, sa profession, etc. ne veut pas dire être contre les hommes. Les féminismes amènent à déplacer le regard, depuis trop longtemps androcentré, ethnocentré et hétéronormé. 

NON, LES FÉMINISTES NE SONT PAS DES RABAT-JOIES

On dit que désormais, les femmes parlent. Elles ont toujours parlé mais n’ont pas été écoutées. N’ont pas été médiatisées. Voilà, ce qui change. L’écoute, l’intérêt et le relais que l’on apporte maintenant aux témoignages. Il faut écouter, il faut entendre. Que ce soit le premier réflexe.

Celui qui remplace la remise en cause, les questions accusatrices, la curiosité malsaine. Il faut être critique, c’est certain. Pas envers les femmes qui relatent les violences sexistes et sexuelles subies mais plutôt envers un système vicieux qui se dédouane sans arrêt de ses responsabilités et se répètent de génération en génération. Soyons attentives et attentifs à ce qui se joue autour de nous.

Entre effet de communication, marketing (et pinkwashing), récupération et procédés bien ficelés depuis des lustres, il y a de quoi se faire avoir vite fait et en beauté. La lutte pour l’égalité entre les individus se doit d’être exigeante. Non, les féministes ne sont pas des rabat-joies. Elles réclament le droit à l’égalité, au respect et à la dignité. Et pour cela, elles pointent et interrogent ce qui tend et sous-tend les relations entre les hommes et les femmes.

Elles revendiquent leur liberté et brisent au fur et à mesure les tabous et les silences qui figent chaque idée reçue dans le marbre du patriarcat et du capitalisme. Elles témoignent, démontrent, expliquent, enquêtent, relatent, analysent, dénoncent, expérimentent, et concluent : rien ne différencie l’homme de la femme, si ce n’est son sexe (et encore est-ce un critère finalement ?).

Elles décryptent alors les freins et les mécanismes, communs à toutes les oppressions, et les étalent sur la place publique. En réaction, méprise, humiliation et condamnation. Elles disent non, elles disent stop. Le 23 novembre 2019, la marée violette a battu le pavé. C’était beau, exaltant, grisant.

Parce que ce jour-là, la mobilisation symbolisait ce nouveau tournant dans les combats féministes, qui s’installe depuis plusieurs années déjà. Un nouveau souffle, peut-être. Le 24 novembre, le journal Sud Ouesttitre en Une : « Ils crient ‘Assez’ ». L’enthousiasme retombe comme un soufflé. Pas parce qu’une publication a le pouvoir de nous ruiner le moral mais parce que, comme d’habitude, « le masculin l’emporte sur le féminin ».

Quelques jours plus tôt, en ouvrant l’édition du dimanche du Télégramme, on s’attarde sur la Une du journal des sports. Que des mecs. Non, une femme apparaît également. On compare les titres. Concernant les hommes : « Brest tombe sur deux as », « Nicolas Benezet : C’est l’Amérique », « Cycle cross : championnat d’Europe Van der Poel attendu », « Guingamp : merci Nolan Roux ! » et « Voile : Brest Atlantique : de la casse sur « Macif » ».

Concernant la seule femme : « Handball : Isabelle Gullden : maman est de retour ». Grosse claque. On lit le résumé :

« Alors que le Brest Bretagne Handball affronte Buducnost (Monténégro) ce dimanche en Ligue des champions, l’internationale suédoise Isabelle Gullden retrouve peu à peu ses marques, après avoir donné naissance à son fils en juillet dernier. »

S’INTÉRESSER À LA MOITIÉ, OUBLIÉE, DE L’HUMANITÉ

Ce ne sont pas des exemples isolés. Combien de médias se contentent de faire les gros titres avec le décompte des féminicides pour se donner bonne conscience ? Combien de médias réfléchissent au nombre d’expertes interrogées ? À l’image qu’ils renvoient en ne prenant pas soin de penser que les mots ont un sens ?

Combien de radios ou de chaines de télévision diffusent des émissions bourrées de clichés sexistes, racistes, LGBTIphobes, grossophobes, handiphobes, etc. ? De spectacles ou de sketches d’humoristes qui trouvent drôles de rabaisser et d’humilier les femmes, les étrangers, les homosexuels, les handicapés, etc. ?

La culture du viol repose sur le sexisme latent et la tolérance sociale envers les inégalités et les discriminations. Alors, oui, on avance. Parce que les femmes se sont battues et se battent toujours pour un meilleur accès à l’information, à une information de qualité, et pour la diffusion de cette information.

Parler de sexualité, de règles, d’endométriose, de viols, d’agressions sexuelles, d’épilation, de masturbation, de transidentité, d’intersexuation, de féminicides, de violences conjugales, de charge mentale, d’inégalité salariale, d’emprise, d’abus de pouvoir, de complexes, de normes, de transgression des normes, d’homosexualité, de parentalité, de religion, de la déconstruction de la féminité, d’homoparentalité, de PMA pour tou-te-s, de harcèlement, de féminisation de la langue, d’écriture inclusive, de racisme, de liberté, de droits, de choix, de minceur, d’obésité, de corps en tout genre, de prostitution, de l’allongement du congé paternité, d’avortement, de stratégies d’évitement, de précarité menstruelle, de manspreading, de vulve, de clitoris, de vagin, de contraception, du voile, etc. ça fait partie de la vie de 50% de la population mondiale.

C’est important d’en parler. Sans juger. Juste écouter, se renseigner, s’interroger sur ce qui constitue le quotidien de la moitié de l’humanité. Laisser s’exprimer pleinement les personnes concernées (parce qu’on peut aussi écouter un débat sur les féminismes entre Eric Zemmour, Christophe Barbier, Eugénie Bastié et Catherine Millet, mais là, ça n’apporte rien à part des souffrances et une furieuse envie d’en finir avec la vie).

Ne rien lâcher. C’est compliqué, surtout quand la justice nous met des bâtons dans les roues en ordonnant le réaffichage de la campagne anti-IVG dans les gares parisiennes. Derrière les panneaux « La société progressera à condition de respecter la maternité », « La société progressera à condition de respecter la paternité » et « La société progressera à condition de respecter la vie » se trouve Alliance Vita, « association pour la dignité humaine qui vient en aide aux personnes fragilisées par les épreuves de la vie ».

« On ne nait pas femme, on en meurt », signale un message du collectif Collages Féminicides Rennes. Elles haussent le ton, les féministes. Et elles ont bien raison. De faire retentir leur voix à l’unisson dans le Roazhon Park en chantant L’Hymne des femmes avant un match de coupe du monde, en instaurant un nouvel hymne mondial grâce à la chorégraphie Un violador en tu camino (Un violeur sur ton chemin) du collectif féministe chilien Las Tesis.

Bien raison de faire des chroniques sur les sexualités, d’exposer la multiplicité des corps, de manifester, d’enquêter sur les violences sexuelles et sexistes dans tous les domaines d’activités, de compter et de comptabiliser en pourcentage le nombre de femmes et le nombre d’hommes dans chaque secteur, de dénoncer les inégalités, de parler de leurs vécus, de dire non, de résister, de s’opposer, d’exiger de meilleures conditions de vie pour elles mais aussi pour eux et les générations à venir, de protéger la planète, de faire ce qui leur plait. Nous ne sommes qu’aux prémices d’une (lente) révolution sociétale. Ne soyons pas dupes, ne lâchons rien.

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Féministes : la lutte s'intensifie
Les voix de la colère
Priorité du quinquennat...

Célian Ramis

Agricultrices : à part entière

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Quelle est la place des femmes dans le secteur de l'agriculture ? Et cette place a-t-elle évolué ? Comment ? Enquête.
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En 2010, un quart des exploitations agricoles françaises étaient dirigées par des femmes. En 1970, elles étaient 8%. L’augmentation du nombre de femmes accédant à des statuts équivalents à ceux des hommes est réjouissante. Oui mais reste encore à faire évoluer les mentalités quant à leur réelle place. Celle d’agricultrices à part entière.

C’est dans cette optique qu’œuvre le groupe non mixte Les Elles de l’Adage 35. Ensemble, elles échangent autour de leurs ressentis et expériences, partagent leurs doutes et leurs questionnements et organisent des actions visant à tordre le cou aux clichés patriarcaux. Elles nous ouvrent les portes de leurs exploitations et de leurs vécus.

Tout le monde s’accorde à dire que les femmes ont toujours participé au travail de la terre. C’est un fait. C’est historique. Mais dans l’imaginaire collectif, elles ne sont pas agricultrices à part entière. Elles sont femmes d’agriculteurs et donnent un coup de main. À la traite, à l’alimentation, aux soins des animaux, aux récoltes, à la comptabilité… Un petit coup de pouce, en somme, sur leur temps de loisir, en plus de l’éducation des enfants, de la préparation des repas, des tâches ménagères, etc.

N’en déplaisent aux idées reçues, elles sont de plus en plus nombreuses à choisir la paysannerie, à s’installer avec leurs conjoints, bâtissant ainsi leurs projets de vie et professionnels ensemble, à se former et à obtenir le statut de cheffes d’exploitation. Pourtant, les préjugés persistent et perdurent. Quelles sont les difficultés rencontrées par les agricultrices aujourd’hui et comment s’organisent-elles pour prendre leur place au sein d’un secteur d’activités qui reste, dans les mentalités, un bastion masculin ?

Les 27 et 28 février 2019, la compagnie On t’a vu sur la pointe mêlait témoignages d’agricultrices et récit familial fictionnel dans un théâtre documentaire saisissant et impactant. Les premières représentations, en milieu urbain, de Héroïnes ont eu lieu au théâtre de la Paillette à Rennes (la rédaction y était et avait réalisé un article à la suite du spectacle, publié dans le numéro 78 – mars 2019). 

HÉROÏNES SILENCIEUSES

Elles sont des héroïnes qui s’ignorent. Longtemps invisibilisées, ces filles ou femmes d’agriculteurs ont pourtant toujours participé au quotidien des fermes. Le terme féminisé n’entre dans le Petit Larousse qu’en 1961 alors qu’en 1914 la France les a appelées à la terre pour soutenir l’effort de guerre.

« La France t’appelle et puis t’oublie. », murmure Cécile, poursuivant sa chronologie : en 1999, elles deviennent conjointes collaboratrices et en 2006, elles peuvent enfin s’émanciper de leurs maris pour devenir des agricultrices à part entière. Cécile, elle, veut comprendre l’histoire de ces femmes. Elle veut « faire entrer les voix de toutes celles qui peuplent l’arbre de (s)a généalogie ».

De la paysanne à la cheffe d’exploitation, de son arrière-grand-mère à sa sœur, les femmes de sa lignée ont toujours été agricultrices. Avec Héroïnes, la compagnie On t’a vu sur la pointe leur rend hommage et interroge leur place dans le milieu agricole au fil d’un siècle de labeur qui a non seulement vu les engins se moderniser – pour répondre à une demande plus importante de production - mais aussi les campagnes se vider.

Pour les femmes, « les difficultés ne sont plus exactement les mêmes mais elles se sont simplement déplacées. Mais on voit qu’il y a parfois une incompréhension des anciennes face aux difficultés des nouvelles. », souligne Anne-Cécile Richard, autrice, metteuse en scène et comédienne, qui a effectué une résidence au long cours, accompagnée d’Antoine Malfettes, auteur, metteur en scène et comédien, à la maison de retraite de Guémené-Penfao :

« En écoutant les histoires des résidentes, leurs conditions de vie, on a eu envie d’en parler. On a alors interviewé des agricultrices à la retraite et des agricultrices en activité. C’est intéressant de rencontrer des femmes qui ont fait ce choix de vie aujourd’hui, car il y a beaucoup de conversion professionnelle vers ce secteur. Et c’est très intéressant aussi d’avoir le témoignage des anciennes car les femmes des années 50 parlent difficilement. Elles n’ont pas l’habitude de parler d’elles, de leur vie. »

Dans ce seule-en-scène, le public suit la conférence de Cécile qui ne cesse de poser des questions sur ces héroïnes oubliées, ces héroïnes qui jamais ne se plaignent et qui pourtant souffrent en silence. Si elle nous donne à entendre concrètement les voix des interviewées, la protagoniste nous délivre également l’histoire intime des femmes de sa famille, liées par leur métier mais aussi par une nappe blanche qui se transmet de génération en génération, jusqu’à ce qu’elle en devienne la propriétaire, après le suicide de sa sœur.

Un spectacle intense et sensible dans lequel la fiction vient donner un coup de fouet à une actualité dramatique à laquelle chacun-e assiste dans le silence : « Ce sujet concerne tout le monde.»

L’EFFORT DE GUERRE…

En août 1914, le président du Conseil, René Viviani, en appelle ainsi aux femmes : « Debout, femmes française, jeunes enfants, fils et filles de la patrie ! Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ! Il n’y a pas dans ces heures graves de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! À l’action ! À l’œuvre ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde ! »

Et pourtant, malgré le travail fourni par les centaines de milliers de femmes sur les exploitations, au lendemain de la guerre, on les a déjà oubliées les paysannes. Elles œuvrent toujours au travail de la terre, des cultures, des récoltes, à la traite, aux soins des animaux, etc. Aux côtés de leurs conjoints. L’agriculture est considérée comme une affaire d’hommes. Parce qu’elle est physique. Parce qu’elle est éprouvante. Les épouses ne travaillent pas, elles aident. Nuance…

Pendant très longtemps, le seul statut (informel) qu’elles auront sera celui de l’aide familiale. Pour un début de changement, il faut attendre les années 60 comme l’indique le site gouvernemental de l’agriculture :

« Ce sont les importantes transformations de l’activité agricole, ainsi que le développement des mouvements féministes des années 60, qui ont rendu légitime une revendication des femmes pour la reconnaissance de leur travail. L’obtention d’un statut professionnel distinct de leur situation matrimoniale semblait alors primordiale. Une première réponse juridique a vu le jour en 1962 avec la création des GAEC (groupements agricoles d’exploitation en commun), permettant à des agriculteurs de s’associer. Toutefois, cette loi, qui empêche deux époux d’être seuls associés, a principalement profité aux fils d’agriculteurs s’apprêtant à reprendre l’exploitation, maintenant ainsi l’épouse comme aide familiale. En 1973, le statut « associé d’exploitation » a eu des conséquences similaires. » 

L’ÉVOLUTION DES STATUTS

L’histoire se poursuit dans les années 80 avec l’arrivée du statut de « co-exploitante » : les femmes peuvent désormais, officiellement, accomplir les actes administratifs nécessaires à la bonne gestion de la ferme. Et en 1985, apparaît l’EARL (exploitation agricole à responsabilité limitée) qui permet aux conjoints de s’associer tout en individualisant leurs tâches et leurs responsabilités.

« Toutefois, il s’agit d’une identité professionnelle à partager avec le mari, et non d’un droit personnel attribué aux femmes. », précise le site. Ce sont là les prémices d’avancées nouvelles qui se profilent. En 1999, la loi d’orientation agricole instaure le statut de « conjoint collaborateur », en 2006 la couverture sociale est étendue aux conjointes d’exploitants, en 2011 est autorisé le GAEC entre époux et en 2019, le congé maternité des agricultrices s’aligne sur celui des salariées et indépendantes, soit 8 semaines (2 semaines avant l’accouchement et 6 semaines après l’accouchement), le décret prévoyant également une indemnité journalière pour celles qui ne pourraient pas être remplacées (sachant qu’en juin, un communiqué signé par les ministres de la Santé, de l’Agriculture et la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes signalait que 60% des agricultrices arrivaient à être remplacées… On ne sait rien en revanche de celles qui n’y parviennent pas…).

Lentement. On progresse. Sans que ce soit la panacée, on progresse. L’agriculture ne se féminise pas, les femmes ont toujours travaillé dans les exploitations. Les tâches accomplies par les paysannes et conjointes de paysans sont désormais rendues légèrement plus visibles et les statuts, quand elles en ont, leur apportent un peu plus de reconnaissance, sans oublier la protection sociale.

Depuis les mouvements féministes et la création de statuts permettant de déclarer la partie réalisée par les agricultrices, les chiffres ont triplé. En 1970, elles sont 8% à être cheffes d’exploitation ou coexploitantes. En 2010, elles sont 27%. Cependant, on constate également qu’elles restent majoritairement plus nombreuses à être conjointes actives non exploitantes (62% encore en 2010). Comme le souligne Anaïs Fourest, « Le secteur de l’agriculture, c’est un microcosme de ce qu’on peut voir dans la société. »

INTERROGER LES IDÉES REÇUES

Elle est animatrice au sein de l’Adage 35 et observe précisément ce microcosme à travers le groupe non mixte Les Elles, dont elle est la coordinatrice. L’Adage, c’est un Civam (centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) fondé par des éleveurs et des éleveuses pour l’Agriculture Durable par l’Autonomie, la Gestion et l’Environnement. Bâti dans les années 90 sur les principes de l’éducation populaire, il est composé aujourd’hui, à l’échelle départementale, d’une centaine d’adhérent-e-s, réuni-e-s par leur volonté de se former à la pratique des systèmes herbagers pâturants autonomes.

« L’idée, c’est vraiment que les groupes – constitués par thématique – soient force d’échanges et de formations avec ses pairs pour partager leurs questionnements et leurs expériences. »
explique Anaïs Fourest.

Dans l’association, on compte majoritairement des éleveuses et éleveurs de vaches laitières mais la réflexion d’intégrer d’autres ruminants comme les chèvres et les moutons suit son cours et on ouvre à l’agriculture biologique comme à l’agriculture conventionnelle : « L’objectif est toujours la recherche d’autonomie. »

Pas étonnant dans cette dynamique que l’on trouve au sein de la structure un groupe non mixte, bien décidé à bouleverser les idées reçues et à interroger les stéréotypes.

« Depuis plusieurs années, la réflexion autour de la place des femmes dans ce secteur se développe. Cette réflexion a plus ou moins d’écho selon les périodes. En Ille-et-Vilaine, en 2016/2017, le CA, qui est majoritairement masculin, a constaté une proportion inégale entre les femmes et les hommes lors des réunions et des formations. Le groupe vise alors à se questionner sur les freins à la participation des femmes mais aussi à chercher comment répondre au mieux à leurs besoins. », précise la coordinatrice, qui mentionne, au départ, la réticence de certaines adhérentes, notamment les plus engagées dans le Civam, à constituer un groupe non mixte, comme le déclare d’entrée de jeu Marie Edith Macé, agricultrice à Melesse et vice-présidente de l’Adage :

« Quand on m’a dit que c’était un groupe ouvert uniquement aux femmes, avec aussi les conjointes de paysans, je disais « au secours », et puis je suis allée voir… » 

Elle en fait toujours partie. Avant la création, elles se sont renseignées sur les apports de la non mixité et ont pris conseil auprès du Civam 44, déjà expérimenté dans ce domaine. Aujourd’hui, elles s’accordent sur les bienfaits d’un espace dédié aux paysannes et aux conjointes de paysannes - quel que soit les statuts des unes et des autres - dans lequel se libèrent les paroles, s’échangent les parcours, les vécus et les ressentis et se crée au fur et à mesure un lien de confiance et devient une source d’émancipation. 

ELLES MÈNENT L’ENQUÊTE

Au printemps 2019, Les Elles décident de réaliser une enquête pour mieux connaître les freins et les leviers quant à la progression de l’égalité femmes-hommes au sein de l’Adage : « L’enquête est partie de l’envie de mieux connaître les femmes qui sont là. De mieux connaître leurs profils, leurs envies et leurs besoins. »

Qui sont-elles et que font-elles ? Ce sont dans un premier temps les deux axes d’interrogation de cette première approche. Parmi les 130 fermes – environ – de l’Adage (qui estime à une soixantaine les exploitations comptant des femmes ayant un statut), 49 femmes ont répondu : 36 paysannes, avec ou sans statut, et 13 conjointes de paysans.

« Il y a encore des femmes qui toute leur vie durant travaillent sur la ferme, sans statut, sans rémunération. C’est extrêmement précaire. Il y a quelques générations, c’était le lot de quasiment toutes les femmes sur les fermes. La grande majorité a un statut désormais et souvent, elles sont associées. Certaines s’installent seules, d’autres en couple, ou sont salariées, ou sont conjointes collaboratrices. Les profils sont différents. », commente Anaïs Fourest.

Elles ont entre 25 et 70 ans et sont principalement issues du milieu agricole en ce qui concerne les agricultrices, et principalement non issues du milieu agricole pour les conjointes d’agriculteurs. Sur les 36 paysannes, 24 sont cheffes d’exploitation et 2 retraitées étaient anciennement cheffes d’exploitation. Sur ces 26 femmes, 15 indiquent que leur statut a évolué dans le temps avant de devenir cheffes d’exploitation.

L’enquête pose ainsi la question : « En est-il de même pour les hommes ou est-ce le statut des femmes qui est le plus souvent la variable ajustable ? » Page suivante, une autre interrogation est mise en évidence : « Y a-t-il un lien entre le type de formation initiale et le sentiment de légitimité sur la ferme ? » Sachant que la plupart d’entre elles n’ont pas de formation initiale agricole et ont exercé une autre profession avant de s’installer, souvent pour rejoindre le conjoint ou pour reprendre la ferme familiale.

Concernant les conjointes d’agriculteurs, qu’elles aient une activité à temps plein ou à temps partiel en dehors de la ferme, dans le milieu agricole ou non, elles consacrent tout de même entre 0 et 5h par semaine en moyenne au travail sur l’exploitation (principalement pour aider/faire (à) la traite, le soin aux veaux, l’alimentation et l’entretien des espaces). Trois des répondantes passent plus de 10h dans la semaine aux tâches de la ferme. Toutes aident à la comptabilité et à la gestion. 

IL EST OÙ LE PATRON ?

« Partout, tout le temps, il y a toujours eu une grande implication des femmes dans la vie des fermes. Dans l’enquête, on s’est intéressées également à la répartition des tâches. Il n’y a aucune découverte, juste une confirmation d’une répartition « classique » et genrée : les femmes sont plus souvent chargées de la traite, des soins, de la compta, de la gestion, etc. Ce n’est pas toujours heureusement ! Certains couples répartissent les astreintes, partagent les infos et les décisions et la gestion se fait de manière équitable mais ça reste minoritaire. », précise la coordinatrice des Elles.

Finalement, leur point commun est là. Au-delà de leur métier d’agricultrice, elles sont femmes, et composent avec les assignations imposées à leur genre. Alors la fameuse apostrophe de « Il est où le patron ? », en règle générale, elles la connaissent malheureusement bien.

« Un jour, un technicien arrive et fixe un RDV avec Pascal (Renaudin, ndlr),c’est lui qui était là ce jour-là. C’est moi qui suis allée au RDV parce que c’était plus dans mon domaine. Donc pour nous, c’était naturel de faire comme ça et on ne s’est pas posés de questions. Ah bah le technicien il était surpris en me voyant, je dois pas avoir le look agricole. »
rigole Lynda Renaudin.

Elle poursuit : « Je peux vous dire que l’entretien ne s’est pas très bien passé… Faut toujours ramer, c’est assez incroyable ! » Quand on arrive sur l’exploitation de Vert-Lait-Près, installée à Bréal-sous-Monfort, Lynda gère la traite des vaches et Pascal s’en va amener leur plus jeune fille, âgée de 9 ans, à l’école. 

« Au niveau de l’organisation et des décisions, on fonctionne à 2. On prend les décisions ensemble. Après, on essaye d’équilibrer selon nos envies et nos compétences. On a forcément des domaines dans lesquels on est plus à l’aise. », nous dit-elle.

Elle a de la gouaille, un grand sourire et du répondant. Et il en faut visiblement pour affronter les remarques, les regards et les éléments qui peuvent sembler anodins mais ne le sont pas du tout :

« En 2006, on a créé l’EARL, on est associé-e-s à 50-50. A ce moment-là, on a changé de banque. Bon alors, c’est moi qui suis rattachée à quelque chose d’existant du fait de mon installation mais la conseillère a quand même entièrement mis le compte au nom de Pascal. La femme n’est pas forcément reconnue dans son statut d’agricultrice. »

Face aux techniciens extérieurs, elle le dit, il ne faut surtout pas être en position de recul. Et ne pas accepter le moindre manque de respect quand ceux-ci ne veulent pas comprendre qu’ici, il y a une patronne, au même titre qu’un patron.

« Pourquoi c’est l’homme qui dirige l’exploitation ? Pourquoi c’est l’homme qui prend les décisions ? On a le devoir de dire « On est là ! », c’est important. Si dans la vie de tous les jours, on relève tous et toutes des inégalités du quotidien, on va avancer. »
dit-elle. 

CHEMINS DIVERS

Elles ont des parcours différents et des motivations différentes. Lynda Renaudin, elle, a fait des études de médecine et de droit. En rencontrant son mari, dont l’exploitation appartient à sa famille depuis de nombreuses générations (peut-être depuis la Révolution, nous confie-t-il), elle décide, il y a 20 ans, de se convertir à l’agriculture d’abord en tant que conjointe collaboratrice puis en tant qu’associée, après avoir obtenu un BTS agricole en un an, dans une formation pour adultes.

« C’est une super expérience parce que ça donne vraiment une vision d’ensemble de l’exploitation, on aborde plein de points techniques, etc. », s’enthousiasme l’agricultrice de 43 ans, toujours désireuse d’apprendre et curieuse de tout ce qui attrait à son troupeau, constitué d’une quarantaine de vaches laitières élevées, en agriculture bio :

« Ce qui me plait, c’est le contact avec les animaux et avec la nature, c’est le côté très apaisant. C’est un peu la base ! Et puis j’aime mes vaches, c’est important pour moi, elles ont toutes un caractère différent, elles sont toutes différentes, j’aime ça. Et puis, ça me plait aussi de produire un lait bio pour les gens, de produire quelque chose de qualité qui est en phase avec nos convictions. »

Stéphanie Guilloteau est installée sur une ferme de Pancé, avec un troupeau d’une quarantaine de vaches laitières également en agriculture bio, depuis bientôt 10 ans. Travailler sur une exploitation, elle a « toujours fait ça ». Ses parents à elle avaient une ferme, les parents de son conjoint, Cyril Guilloteau, aussi.

Tous les deux ont un BTS agricole en poche et une année supplémentaire de spécialisation en animation nature pour elle, en production vaches laitières pour lui. Le projet a été conçu à deux. D’abord en EARL puis en GAEC. Toujours associé-e-s.

« M’installer, c’était pour le cadre de vie, la liberté d’organisation, d’espace et de temps, malgré les contraintes. Pour faire une famille aussi, c’est le cadre idéal. Après, au niveau de l’activité, qu’on ait un troupeau de chèvres, d’éléphants ou de vaches, pour moi, c’était pareil. », nous dévoile-t-elle, en descendant du tracteur pour récupérer les piquets qui balisent le chemin et encourager les vaches retardataires à rejoindre la salle de traite.

Elle est franche et réservée et le dit d’emblée, elle est en pleine réflexion professionnelle : « Dix ans après, mon choix m’est revenue à la tronche. Je sors d’un bilan professionnel parce que je me posais des questions. Un métier en salariat, ça ne me motive pas du tout. Moi, ce que je voudrais, c’est ouvrir la ferme en fait. Ne pas être coincée qu’avec des vaches. Je veux conserver le cadre de vie et la liberté d’organisation, et développer un projet d’accueil social et pédagogique sur la ferme à terme. Ensuite, je devrais enchainer avec une labellisation pour accueillir les structures qui accompagnent les publics comme les personnes handicapées par exemple. Ce n’est pas un loisir, je veux que mon projet soit rémunérateur. »

De son côté, Marie Edith Macé se souvient, les yeux pétillants, de la phrase qu’elle prononçait lors de son enfance : « Plus tard, c’est moi que je trairais les vaches ! » Et ça n’a pas manqué puisqu’en 2008, elle reprend la ferme familiale, située en bordure quasiment de Rennes, à Melesse. Entre temps, elle a effectué des études de comptabilité et a exercé le métier pendant 15 ans.

« Mon père disait qu’agriculteur, c’était le plus beau métier du monde mais que c’était un métier de con. Il ne nous a jamais inclus dans les travaux de la ferme quand on était petits avec mes frères. Finalement, j’ai repris et j’ai fait une formation pour adulte, un BPREA (Brevet professionnel responsable d’exploitation agricole, ndlr). », souligne-t-elle. 

AFFRONTER LE SEXISME, QUASIMENT AU QUOTIDIEN

Des embuches, elle en a connu depuis son installation. Le sexisme, elle l’a affronté à plusieurs reprises. : « Mon père était associé sur la ferme avec son frère. Quand il est parti à la retraite, ma mère l’a remplacé. Elle a continué avec un salarié et moi j’ai repris avec ce même salarié. Je me suis mise en GAEC mais ça a tourné en eau de boudin. Je me suis alors installée avec un père et son fils en 2012. On a fait grossir le troupeau et on a multiplié les activités : viande bovine, cidre, jus de pomme, marché à la ferme, etc. Tout en vente directe. C’était très chronophage. »

Elle s’occupe alors de la vente, du troupeau et de l’administratif. Jusqu’au jour, où le père et son fils - associés à 25% chacun à Marie Edith qui elle, détient 50% à elle seule – viennent lui dire que comme elle ne fait pas de tracteur ni de béton, elle sera désormais payée 70%...

« Ils me disent ça en novembre, vous savez quand France Inter (parce que c’est France Inter dans la salle de traite) annonce qu’à partir de ce jour-là, les femmes ne sont plus payées par rapport aux inégalités salariales !!! En gros, ils m’ont dit que sans eux, la ferme ne tournait pas… J’ai pris mes clics et mes clacs (façon de parler parce que je suis restée là) et j’ai recommencé toute seule. Je suis née là moi, j’ai un attachement viscéral à ce lieu. », scande l’agricultrice qui a conservé son troupeau de vaches laitières en agriculture bio et son marché à la ferme, où elle vend divers produits du coin.

Depuis, elle a embauché un salarié et s’implique dans la vie locale en tant qu’élue adjointe mais aussi à l’Adage en tant que vide-présidente ou à la Cuma (Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole), entre autre. La fameuse question, « Est-ce que je peux voir le patron ? », tout comme Lynda Renaudin, elle l’a déjà entendue : « C’est moi, dégage ! Non mais plus sérieusement, y a que mon nom sur l’exploitation… » La preuve que les inégalités et les stéréotypes sont bien ancrés. Elle poursuit :

« Quand je vais aux réunions à la Cuma, pour la gestion du matériel et des plannings, je prends toujours soin d’arriver 10 minutes en retard. Sinon, je dois taper la bise et les mecs en veulent toujours 4… Et puis, quand j’y vais, c’est jean et baskets. Je fais attention à m’habiller de la manière la plus neutre possible. C’est délirant qu’on puisse faire attention à ce genre de calculs ! » 

PRISE DE CONSCIENCE, VIGILANCE ET PIQURE DE RAPPEL

Ses connaissances lui ont, en partie, étaient transmises par sa mère. Une vraie éleveuse, comme elle dit. Qui lui a tout appris sur les vaches, sur les gestes à avoir avec elles, sur la gestion de la ferme. Intervenants extérieurs et techniciens lui ont souvent dit que cette exploitation, c’était une affaire de femmes. Parce que depuis 5 générations, ce sont elles qui transmettent les informations concernant l’élevage et le rapport aux animaux.

« C’est la société qui fait que les femmes s’occupent des animaux. Ma mère a commencé à avoir un statut très tard. Elle a été cheffe parce qu’elle a repris la suite de mon père. Ma grand-mère, mon arrière grand-mère, etc. n’avaient pas de statut, elles. Elles n’étaient que des femmes de. Comme les boulangères. Ce sont les femmes des boulangers. Alors qu’elles passent leurs journées entières dans la boutique. Il y a plein de métiers comme ça. Quand je travaillais en compta, on conseillait justement à nos clients de déclarer les femmes. C’était une vraie révolution à l’époque ! Aujourd’hui, l’égalité femmes – hommes est d’actualité et tant mieux ! », s’anime l’agricultrice.

Les choses avancent. Les mentalités progressent. Doucement. Lentement. Entre les générations, un fossé se creuse. Sans parler d’incompréhension – parce qu’on n’a pas mené l’enquête sur ce terrain-là – Stéphanie Guilloteau décèle tout de même une sorte de rejet vis-à-vis du modèle de ses parents :

« Je ne voulais surtout pas être comme eux. Pas dans leur métier mais dans leur couple. Et puis, des fois, je me suis aperçue que ce que je ne voulais absolument pas reproduire de ma mère, je l’ai fait quand même. Ça ne me va pas. Il y a vachement de choses à changer dans la société et dans les mentalités. Moi, je commence par l’éducation de mes enfants. C’est super important. Je veux donner toutes les clés à nos enfants. On a 2 garçons et une fille et je veux qu’ils aient tous les trois les mêmes clés. »

Lynda et Stéphanie parlent toutes les deux de « piqure de rappel », d’attention et de vigilance à avoir au quotidien. Si pour la ferme, les décisions se prennent et se répartissent à deux, il doit en être de même à la maison.

« En fait, faut toujours la ramener. Et c’est jamais évident parce qu’on passe vite pour des rabats joie. Faut réussir à être fines… Par exemple, moi j’entends « Si tu veux que je fasse plus de vaisselle, tu vas donner à bouffer aux vaches », je suis pas contente d’entendre ça. Ça ne me va pas. Les tâches de la maison ne sont pas que pour moi. C’est particulier dans une ferme, le fonctionnement de la maison, de l’organisation, entre les enfants, les repas, les tâches ménagères, etc. est très lié au travail sur l’exploitation. Tout est intrinsèquement lié pour moi. Quand je fais la bouffe le midi, je me dis que ça fait parti du boulot. C’est pas très valorisant. Alors oui, Cyril est plus motivé que moi par les vaches mais bon… C’est pour ça que j’espère qu’avoir mon activité en parallèle aidera à résoudre quelques problèmes. On verra. », pointe Stéphanie.

Elles ont conscience que la problématique est sociétale. « Ces inégalités sont historiques. Les tâches ménagères, les enfants, les repas… Avec Pascal, on essaye de se partager au max les tâches. Mais oui, il faut encore une petite piqure de rappel. Quand je vois que ça se déséquilibre, je lui dis et puis ça se rééquilibre. Mais c’est tout le temps comme ça. », précise Lynda Renaudin.

C’est aux femmes qu’incombent la responsabilité de la vigilance permanente et la responsabilité de pointer les inégalités, afin de rééquilibrer la balance.

L’ENRICHISSEMENT PAR L’AUTO-FORMATION, ENTRE AGRICULTRICES

Ce que note Anaïs Fourest à partir des premiers résultats de l’enquête et une analyse plus large des problématiques concernant l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est que les tâches principalement réalisées par les femmes sont souvent des « tâches entrecoupées, entrecoupables » :

« En gros, qui peuvent être interrompues, si par exemple, elles font la compta, elles peuvent fermer l’ordinateur pour aller faire à manger ou aller chercher les enfants à l’école. »

Ainsi, la charge mentale du foyer est plus souvent attribuée aux femmes « et ça se retrouve ensuite dans la gestion des fermes. » À travers le groupe non mixte, les participantes témoignent de leur volonté de travailler sur les causes de la dévalorisation des missions des femmes et sur comment il est possible de les revaloriser.

Dans leurs discours et anecdotes, on entend la difficulté de la répartition des tâches domestiques dont le bon fonctionnement et l’équilibre leur incombe encore à elles, les femmes. Et subsistent encore également les représentations genrées faisant persister et perdurer les préjugés, accompagnant ainsi le sentiment d’illégitimité que de nombreuses agricultrices ressentent. Et quand on aborde le sujet, un même exemple revient toujours sur le tapis : le tracteur.

« Pascal utilise plus le tracteur que moi, c’est vrai. Mais je sais le faire. J’ai appris sur le tas parce que ça m’a intéressée d’apprendre. Je suis une femme et je ne vois pas pourquoi je ne conduirais pas un tracteur. Une fois, Pascal a été arrêté 3 mois, j’ai tout fait toute seule, je suis capable de faire tous les postes. Si je dois labourer, je laboure. Je ne peux pas vous donner une journée type parce que ça dépend des saisons, des besoins, etc.

Mais déjà le minimum syndical, c’est la traite – qu’on fait souvent à 2 – l’alimentation des animaux et l’administratif. Après, il y a les coups de fil, la vente, on peut être amené à devoir refaire les clôtures, à raboter l’espace, on soigne les animaux, puis il faut aller chercher ma fille à l’école et repartir à la traite, etc. Quand j’ai repris mes études, mes enfants étaient petits (bon maintenant ils ont 20, 17 et 9 ans) mais je ne pouvais pas travailler sur la ferme en même temps. Pascal gérait.C’est un vrai travail d’équipe. », souligne Lynda Renaudin.

Au sein du groupe Les Elles, une formation informelle a été organisée pour celles qui souhaitaient apprendre à conduire un tracteur. Les volontaires se sont retrouvées à la ferme de Stéphanie et Cyril. Fille d’agriculteurs, elle a appris dès son adolescence à diriger l’engin, tout comme ses frères.

« C’était chouette cette formation tracteur. C’était très intéressant d’être toutes sur la même position et non pas dans la relation de dominants et de dominées. En général, c’est ton père qui t’apprend ça ou ton mari. À un certain âge, c’est bon t’as plus envie de ça. Entre pairs, c’était rassurant et enrichissant. »
commente Stéphanie Guilloteau, tout aussi convaincue que ses consœurs de l’évolution progressive des mentalités.

Qui vient notamment des femmes et des filles elles-mêmes. « Je vois ma nièce l’autre jour, je la mets sur le tracteur, elle a 11 ans, et elle me dit « Mais je peux pas en faire, je suis trop petite. » On a discuté et pour elle, en tant que fille, elle peut tout à fait conduire un tracteur, elle voit même pas pourquoi elle ne pourrait pas. Elle disait juste qu’elle était encore trop jeune. C’est bien, on gagne des batailles ! », se réjouit Marie Edith Macé. 

LIBÉRER LA PAROLE DANS UN ESPACE BIENVEILLANT

Elles s’accordent toutes les trois sur de nombreux points, en particulier sur l’intérêt à participer au groupe Les Elles. Il a suffi d’une seule réunion à Marie Edith, la moins convaincue au départ :

« On ne se sent pas légitimes à parler quand des hommes sont à côté. On le deviendra mais faut qu’on s’entraine. Les femmes, on se met une pression pour prouver qu’on peut y arriver. Et souvent, on échoue parce qu’on y va en force ou avec la trouille au ventre. Je ne dis pas que c’est la faute des mecs, eux aussi ont des injonctions qui sont difficiles, mais je dis que c’est la faute de la société. Entre nous, on a une grande liberté de paroles. »

Même son de cloches du côté de Lynda qui apprécie le fait de pouvoir discuter de leurs vécus et d’avancer ensemble. « On s’encourage et on se soutient. Il n’y a pas de jugement et il y a une parole libre. Chacune raconte son vécu, ses craintes, ses doutes, etc. Collectivement, y a moyen de dépasser les difficultés. À cause du regard des autres, certaines agricultrices se mettent dans des situations où elles ne sont pas reconnues parce qu’elles n’osent pas. Et c’est incroyable de se dire qu’il y a des organismes para agricoles qui portent ce regard stéréotypé, même s’il est inconscient. Il faut qu’on arrive à dépasser ça, ce regard des autres, et ça ne va pas se faire en un claquement de doigts mais ça avance. C’est pour ça que le groupe me plait. Si on sent le jugement, forcément on se rétracte et on ne veut plus avancer. Là, on est dans l’écoute et la bienveillance. C’est très enrichissant d’entendre et de découvrir les expériences de chacune car on a toutes des parcours différents. », précise-t-elle.

La liberté de paroles revient de concert entre les trois, tout comme le fait de pouvoir exprimer des questionnements, des réflexions, des ressentis et de se rendre compte qu’ils sont communs au groupe, et plus largement au genre féminin.

« J’aime bien le partage de vécus entre nous. On partage les mêmes soucis sur nos fermes et avec les mecs, les nôtres mais aussi les voisins, etc. On est contentes de partager. Je me posais des questions et je me suis aperçue que je n’étais pas la seule à me les poser. C’est intéressant de pouvoir échanger. Ça permet aussi de prendre du recul. Sur certaines choses par exemple, seule, je serais allée à la confrontation mais ça ne fait pas avancer le schmilblick. En parler avec les autres agricultrices et réfléchir ensemble, ça permet d’aborder ça plus calmement et de rééquilibrer ce qui ne va pas. Ça m’a beaucoup aidée à me rendre compte de certaines difficultés et ça m’a aidée à les exprimer. Ça me titillait intérieurement et on en a parlé. Puis, chez soi, on re-négocie. Ça nous a déjà permis de changer l’organisation à la maison. Maintenant, c’est Cyril qui emmène les enfants à l’école le matin. On partage mieux et ça soulage. », analyse Stéphanie, précisant ensuite en rigolant :

« Bon, c’est moins facile quand on est enceintes et qu’on allaite… Mais bon, c’est de l’organisation de couple ! »

FORMATION ET TRANSMISSION

La formation apparaît également comme un élément essentiel à la construction de leur légitimité et de leur émancipation. Lynda Renaudin ne s’en cache pas, elle a beaucoup appris sur le tas mais cela n’était pas suffisant. Sa formation lui a permis d’appréhender de manière globale une exploitation et de faire des stages dans une autre ferme, afin d’avoir un regard extérieur.

« La formation, c’est très important. Et j’ai vraiment envie de conseiller aux femmes qui voudraient se former mais n’osent pas, de se renseigner sur ce qui existe, les aides, etc. et de ne pas s’arrêter aux difficultés de la garde d’enfants, de la répartition des tâches durant cette période-là, etc. Je crois que ce qui est important, c’est de communiquer, de parler, ne pas se retrouver seules dans ce qu’on fait. Parce qu’on peut vite être isolées. », explique-t-elle, en concluant :

« Quand on montre qu’on a des connaissances et des compétences, le genre s’efface et on se fait reconnaître en tant qu’agricultrice dans sa globalité. Dépasser le premier regard, c’est important. »

Tout comme Stéphanie Guilloteau met un point d’honneur à éduquer ses enfants dans le respect des autres et de soi, et de l’égalité, Marie Edith Macé insiste sur la transmission au travers de deux exemples. Le premier, lors d’une journée des Elles ouverte aux filles en études pour devenir cheffes d’exploitation :

« On leur a parlé de la formation tracteur faite entre nous et elles ont dit qu’elles voulaient faire ça ! Le fait qu’on suppose que les filles ne savent pas et/ou ne peuvent pas faire du tracteur, c’est un vrai frein. Là, elles étaient très enthousiastes et demandeuses. »

Le deuxième, lors d’une intervention au lycée agricole du Rheu auprès des premières années de BTS avec qui le groupe a fondé un partenariat (l’établissement scolaire a déjà dans le passé mené des travaux sur l’égalité entre les femmes et les hommes) :

« On leur a demandé de se positionner Hommes ou Femmes selon les questions. On a demandé « Qui fait du tracteur ? », bon tout le monde mais du coup pour la société, ce sont les hommes qui font du tracteur. On a demandé « Qui fait les clôtures ? » et un garçon est allé se placer du côté « Hommes » et a dit sous forme de blague « Si on veut qu’elles soient droites ». Là, je lui ai dit que c’est par rapport à ces blagues que la société n’avance pas. Il a écouté, il a compris et il a dit « Ok, vous avez raison, j’avais pas pris conscience de ça. » Parce que la société nous a appris que le rose et les poupées sont pour les filles et que le foot et le bleu sont pour les garçons. Ça crée des inégalités entre les femmes et les hommes. Comme dit une expression d’une copine espagnole, il faut chausser les lunettes violettes. On est alors plus à l’écoute des choses. »

Ainsi, les échanges ont permis d’aborder la question des représentations sur les rôles et les assignations des hommes et des femmes dans les fermes et de pouvoir mettre à plat les idées reçues qui perdurent encore dans la société. 

LANCÉES DANS UNE DYNAMIQUE D’EMPUISSANCEMENT ET DE PARTAGE

Les premiers résultats de l’enquête donnent une idée des profils des paysannes, adhérentes de l’Adage 35 et fondent la matière pour les entretiens en cours de réalisation. Tous les échanges et partages d’expériences, les interventions, les données quantitatives et qualitatives constituent désormais une base solide sur laquelle s’appuie les agricultrices des Elles pour impulser la suite de leur belle dynamique.

« Elles veulent travailler à travers deux axes : la communication, les moyens et les supports pour partager en dehors du groupe avec les femmes et les hommes au sein et en dehors de l’association. Que ce soit à travers du théâtre, des illustrations… Elles veulent que ce soit palpable par et pour tout le monde. Elles veulent aussi explorer l’axe des interrogations et des recherches : souvent, on constate que ce sont des femmes qui sont à l’initiative de cercles vertueux, à l’origine des changements, etc.

Elles veulent interroger ça : est-ce vrai ? Comment s’appuyer là-dessus ? Est-ce transférable à tou-te-s ? Cette année, nous avons été soutenues par le Département. Puis on a fait une demande pour les groupe les Elles pour avoir un financement de la part du ministère de l’agriculture sur les trois prochaines années (GIEE, disposition national d’obtention d’aides financières, ndlr) et ça a été accepté cet été. C’est tout frais. C’est une bonne nouvelle et une bonne reconnaissance. », se réjouit Anaïs Fourest. 

Elles entendent bien déplacer des montagnes. Et ce, avec humilité. Ensemble, elles œuvrent à la visibilisation de leur présence et de leur travail sur les fermes et leur valorisation, en rééquilibrant au mieux la répartition des tâches. Pour que la répartition des tâches ne mène pas à la dévalorisation de la personne qui les entreprend.

Parce que la partie invisible du travail – les tâches domestiques, l’éducation des enfants, la charge mentale, etc. – reste portée par les femmes, peu importe les générations, comme le souligne à juste titre la coordinatrice du groupe. Petit à petit, elles mettent sur la scène publique les notions de capacité de prises de décisions, de réalisation des envies et des besoins, de l’importance des formations.

Pour les connaissances, pour soi et pour la confiance et le sentiment de légitimité. Pour s’émanciper du regard de la société qui doit se déplacer et déconstruire les préjugés. 

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Agricultrices : cultiver l'égalité entre les femmes et les hommes
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