Célian Ramis

Combattantes du monde des sciences

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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. On ne voulait pas dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin.
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Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. Parce qu’on n’avait pas envie de dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin. Et on invisibilise la bataille qu’elles ont mené et mènent encore actuellement pour être reconnues en tant que telles : des scientifiques à part entière, respectées et reconnues pour leurs recherches et travaux.

Sa fille l’accompagne un jour au laboratoire. Elle a 3 ans. Elle sait que sa mère est une scientifique mais c’est en la voyant en tenue blanche qu’elle réalise et dit « Tu es vraiment une scientifique, maman ! Je veux être scientifique plus tard ! » En entendant ces mots, Jane Willenbring, géologue, fond en larmes. Des larmes de joie mais aussi de terreur : 

« Parce quej’ai imaginé qu’elle serait traitée comme une moins que rien. »

C’est ainsi que démarre Picture a scientist, un film documentaire réalisé aux Etats-Unis en 2020 par Sharon Shattuck et Ian Cheney, et diffusé ce jeudi 11 mars sur Vimeo en amont de la table ronde autour des inégalités et discriminations subies et vécues par les femmes dans les sciences, organisée par l’université Rennes 1 dans le cadre du 8 mars. 

LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION

Aux genres féminin et masculin, on attribue des images. En terme de carrières professionnelles, on imagine les femmes dans les métiers du soin et de l’éducation et les hommes dans les postes à responsabilités, la politique et les sciences.

« Les femmes sont sous-représentées dans les sciences. Ce n’est pas notre place, c’est ça le message. Il y a des règles : les hommes les écrivent, ils les connaissent. Pas nous. »
nous dit le documentaire en introduction.

Picture a scientist explore les tenants et les aboutissants de cette sous-représentation, en donnant la parole à des scientifiques qui se sont battues et se battent encore pour faire valoir la place qu’elles occupent et la place qu’elles méritent. Leurs témoignages mettent en lumière l’isolement subi et le travail acharné qu’elles doivent fournir pour accéder à la reconnaissance.

« J’étais dans une école privée pour filles. On ne nous apprenait pas les maths et les sciences. Plus tard, j’ai suivi un cours de bio et ça m’a changée. Je ne pouvais pas imaginer vivre sans cette science. », explique Nancy Hopkins, biologiste. Marquée par le cancer de sa mère, elle a voulu très tôt s’orienter vers la recherche contre la maladie.

Rares sont les femmes qui sont encouragées à prendre et poursuivre la voie des sciences. C’est ce qu’a démontré l’enquête réalisée dans le cadre du livre Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et science : comment les mesure ? comment les réduire ? présenté lundi 8 mars par les professeures émérites Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy dans une conférence organisée également par l’université Rennes 1. 

Dans le documentaire, la chimiste Raychelle Burk témoigne de la double discrimination qu’elle subit en tant que femme racisée : « Je n’ai pas été encouragée pendant mes études. Il n’y a pas de profe noire de chimie… »

Le seul personnage auquel elle peut se référer est celui de Uhura dans la série SF Star Trek, alors seule scientifique noire portée à l’écran. Dans la réalité, 2,2% des femmes noires ont des doctorats.

Elle raconte que souvent on la prend pour la femme de ménage, qu’on l’ignore en réunion et qu’elle reçoit des mails de critiques déplacées, inappropriées, qu’on ne ferait pas à une femme blanche, encore moins à un homme blanc. Et explique, les larmes aux yeux, l’énergie qu’elle dépense en répondant à ces messages. Des temps qu’elle ne consacre pas à ses travaux.

C’est ça souligne-t-elle qu’il faut avoir en permanence à l’esprit. C’est que les autres ne passent pas une partie de leur temps à recevoir des mails plombants de par le sexisme et le racisme qu’ils diffusent et à devoir formuler des réponses, pour ensuite pouvoir reprendre le cours de ses recherches.

Elle est la seule professeure noire de son établissement. D’autres chiffres apparaissent comme flagrants d’un système raciste et sexiste : 7% des doyens et moins de 3% des recteurs sont des femmes de couleur.

« Plus on monte dans la tour d’ivoire, plus c’est blanc. On s’habitue à être insultées, mal traitées… et c’est à nous qu’on demande d’être polies… Tu essayes de rentrer dans le moule mais certains ne te considèrent toujours pas. »
déplore-t-elle.

UNE IMAGE BIEN ANCRÉE DANS LES MENTALITÉS

Les femmes doivent redoubler d’effort pour être acceptées. Pas seulement pour rentrer dans le moule de l’institution qui comme l’évoque Raychelle Burk exige un certain type de comportement, un certain type d’habillement, un certain type de langage, etc. comme dans n’importe quel groupe social. Il faut surtout entrer dans le moule du genre.

« Il faut beaucoup bosser, il faut prendre de l’élan pour faire une carrière dans les sciences en tant que femme. On devait être gentilles, jamais déplaisantes. Sinon, on ne voulait pas de nous et on ne nous accordait pas les crédits nécessaires à nos recherches. », souligne Nancy Hopkins. 

Les mentalités n’ont que trop peu évoluer à ce sujet. Deux tests le prouvent dans le documentaire. Le premier établit deux CV. En réalité, ils sont identiques au détail près que l’un est censé être le CV d’une femme et l’autre, celui d’un homme. Pas de suspens : c’est le CV de l’homme qui obtient le plus de résultats positifs. Plus embauchable et mieux rémunéré. Effarant.

Le deuxième est effectué auprès d’un groupe constitué d’hommes et de femmes. A l’écran, la colonne de gauche dévoile un prénom masculin et la colonne de droite, un prénom féminin. La sociologue donne les consignes : dès que les participant-e-s entendent des mots en lien avec les sciences, ils et elles doivent l’attribuer au prénom masculin et dire « gauche », même principe quand ils entendent des mots en lien avec la sphère privée, ils et elles doivent l’attribuer au prénom féminin et dire « droite ».

Les réponses sont prononcées instantanément et d’une seule et même voix. Mais quand la professionnelle inverse les deux prénoms, ça cafouille et le résultat est plus long à être obtenu, et ce dans une certaine cacophonie.

Eugénie Saitta est enseignante-chercheuse auprès du laboratoire Arènes de l’IUT de Rennes. Elle est invitée par l’université Rennes 1 et sa chargée de mission Parité, Nicoletta Tchou, ce jeudi 11 mars à commenter le documentaire et par conséquent cette difficulté à envisager les femmes dans des carrières scientifiques.

Pour elle, le témoignage de Raychelle Burk révèle l’importance et le rôle des modèles féminins qui « ouvrent l’imaginaire des possibles ». Elle aborde deux effets principaux : 

« Il y a l’effet de socialisation primaire qui se fait dans la famille, le système éducatif, etc. Les petits garçons sont encouragés à la compétition et les petites filles à la docilité. Et il y a l’effet d’intériorisation des schémas qui jouent ensuite sur la construction et les choix des individus. »

En d’autres termes, ne pas encourager les filles dans la voie des sciences, là où on encourage les garçons que l’on représente et érige en modèles dans ces carrières, c’est leur faire croire qu’elles n’en ont pas les capacités. Ainsi, elles vont intérioriser cette idée, allant même jusqu’à se saboter inconsciemment. Par conséquent, lors du choix des études et des métiers, elles ne vont pas être nombreuses à s’orienter dans les domaines scientifiques, excepté pour les sciences sociales.

LES INJUSTICES ÉPISTÉMIQUES

Difficile d’expliquer son ressenti et de dénoncer son vécu quand les mots nous manquent. Ceux-là même qui permettent de nommer les situations. Sur ce point précis, les avancées sont indéniables. Grâce à Kimberlé Crenshaw par exemple, la notion d’intersectionnalité entre dans le langage et surtout libère de très nombreuses personnes qui peuvent enfin exprimer les discriminations qu’elles subissent et qui s’articulent entre les questions raciales, de genre et de classe. Et surtout, le terme apporte une reconnaissance à leur vécu.

Un jour, Nancy Hopkins s’apprête à assister à la conférence du biologiste Francis Crick. Pour elle, c’est un génie, elle l’admire énormément. Elle est assise à son bureau lorsque celui-ci déboule dans la pièce, met ses mains sur la poitrine de Nancy et lui demande sereinement sur quoi elle travaille.

« On ne parlait pas de harcèlement sexuel à cette époque. Je ne voulais pas l’embarrasser alors j’ai fait comme si rien ne s’était passé. », témoigne-t-elle.

Aujourd’hui, on parlerait d’agression sexuelle. La biologiste sait que la situation est anormale. Elle sent que le geste n’est pas approprié mais l’absence de vocabulaire spécifique à ce vécu néglige la gravité des faits. Les mots comptent. D’autant plus que sans eux, il est aisé pour le groupe dominant de remettre en cause le discours du groupe dominé, surtout si l’individu est isolé ou en minorité.

La philosophe Miranda Fricker, comme l’explique Eugénie Saitta lors de la table ronde, conceptualise « les injustices épistémiques », désignant l’ensemble des mécanismes permettant de décrédibiliser la parole, en l’occurrence des personnes sexisées et racisées.

LES MOTS COMPTENT…

D’un côté des personnes victimes d’un langage qui ne se met pas au service de leurs expériences, de l’autre des personnes qui abusent de paroles dures et néfastes, dans l’intention de nuire véritablement. Raychelle Burk en témoigne lorsqu’elle parle des mails déplacés qu’elle reçoit, au racisme et sexisme latents et ravageurs. Pour répondre, elle met du temps et de l’énergie pour trouver justement les bons mots.

Elle évoque également les insultes auxquelles elle s’est habituée. C’est dramatique. Elle que l’on voit travailler dans la bonne humeur, le partage et l’échange, a toujours en tête ce climat de tension dont on essaye de lui faire croire qu’elle est responsable. La force qu’elle met dans un sourire est décuplée. La question de la charge et de la santé mentale des femmes racisées n’est pas nommée en tant que telle dans le documentaire mais mériterait un film en lui-même.

L’hostilité, le climat tendu, les insultes… Tout cela représente la partie immergée de l’iceberg, la métaphore étant omniprésente dans Picture a scientist. La partie émergée est elle constituée des violences sexuelles. 

Jane Willenbring raconte sa première mission en Antarctique avec Dave Marchant. Pareil que pour Nancy, elle l’admire, le trouve brillant et se réjouit de cette expédition qui se déroule bien au départ, lorsque le groupe (Dave Marchant, le frère de Dave Marchant, Adam Lewis et elle) est encore à la base, avec de nombreux autres scientifiques.

Le groupe part en mission et c’est là que Jane commence à subir des insultes de la part de son mentor Dave, qui la traite de salope et de pute, « pour rigoler » à la suite d’un sketch dans lequel le comique faisait mention de « Jane la salope ». Chaque discussion est douloureuse : « Je voulais juste parler de science ! »

Lorsqu’elle va aux toilettes, en pleine nature, il lui jette des cailloux. « C’était humiliant ! », scande-t-elle. Elle arrête de s’hydrater durant la journée, commence à avoir du sang dans les urines et son corps développe de nombreuses infections urinaires. A un autre moment, il l’appelle pour lui faire observer des cristaux. Elle s’approche, il lui jette les cendres à la figure, elle s’en prend dans les yeux. Ça, c’est quand il n’est pas trop occupé à la pousser d’u haut d’une colline…

Jane Willenbring n’a de cesse de se contenir pour paraître désinvolte :

« Mon avenir dépendait de lui ! »

Tout comme cette étudiante qui témoigne sous anonymat. Elle rêvait d’être astronaute et devait obtenir un doctorat pour poursuivre son ambition. En arrivant auprès de Dave Marchant, celui-ci lui répond qu’il ne veut pas accompagner une fille. Son CV ne laissait pourtant pas de doute quant à cette partie de son identité.

Ensuite, c’est harcèlement et insultes tous les jours. Il va jusqu’à lui dire très clairement qu’elle n’obtiendrait jamais de financements pour ses recherches et qu’il s’en assurerait directement. Quand elle porte l’affaire à la présidence de son université, on lui répond que Dave Marchant est trop influent et rapporte trop d’argent pour le virer. À la place, on lui demande à elle de s’en aller. « Sans doctorat, je ne pouvais pas être astronaute », conclut-elle, désemparée. 

Le désarroi, le sentiment d’illégitimité, la perte de confiance et d’estime en soi et ainsi sa capacité à réfléchir et travailler – déjà souvent pas bien grande puisqu’aucun encouragement n’a été reçu, ni aucune marque de reconnaissance – participent à décourager de nombreuses scientifiques qui quittent leur domaine d’activité.

LA PRISE DE CONSCIENCE ET LE TEMPS DE L’ACTION

Pour Anne Siegel, combattre le haut de l’iceberg tout comme la partie immergée est compliqué et complexe. Mais pas impossible, évidemment : « C’est le solidarité des femmes mais aussi de certains hommes que nait la prise de conscience. À partir de là, on peut avancer. Il y a au départ un sentiment d’illégitimité puis la parole se répand et la prise de conscience mène au collectif, ça dépasse alors l’individuel, le sentiment individuel d’imposture par exemple. »

Dans le film documentaire, on voit ce cheminement à travers le parcours de Nancy qui à un moment se met à venir le soir au labo et à mesurer les surfaces occupées dans les labos, constatant des inégalités flagrantes entre l’espace décerné aux femmes et celui décerné aux hommes. Elle écrit une lettre au président du MIT à propos du sexisme systémique mais avant de lui transmettre, elle demande à une collègue, à l’occasion d’un déjeuner, si elle peut la lui lire.

Elle a peur. Peur que sa collègue la juge. Peut que sa collègue ne la comprenne pas. Peur que sa collègue l’exclut pour avoir oser parler, dénoncer. Sa peur est balayée par non seulement la compréhension de sa collègue mais aussi et surtout le partage du même sentiment et des mêmes expériences.

Il y a seulement 15 femmes sur 6 départements au MIT, elles vont aller à leur rencontre, échanger avec elles, et former un groupe pour lutter ensemble contre les discriminations qu’elles subissent en tant que femmes. Elles vont bosser, œuvrer, compter ! Et les chiffres, forcément, sont une arme redoutable.

« Les chiffres ont prouvé la vérité ! Moins de surface pour les femmes dans les labos, moins de salaires. Pas de garde d’enfants sur les campus universitaires, etc. Sans les femmes, on perd la moitié des talents ! »
s’insurge-t-elle. 

De l’individuel au collectif, les phases se succèdent, sans règle absolue et sans mesure exacte du temps que cela prend. Tout dépend des individus. Tout dépend des combats. Tout dépend des contextes… Eugénie Saitta synthétise :

« D’abord, on expérimente individuellement des choses qui nous mettent mal à l’aise. Ensuite, il y a la mise en commun des expériences, souvent sur des temps informels, entre femmes. On le voit avec Nancy et sa collègue, qui vont s’allier. La prise de conscience individuelle peut prendre du temps à arriver au collectif. »

Pour faire reconnaître leur juste place, les scientifiques vont devoir se battre sans relâche, ce qui équivaut comme le dit très bien Raychelle Burk à dépenser une énergie qui n’est pas mise dans le travail. Mais qui profite aux générations futures. Car si elle n’avait pas de modèle, hors fiction, de profe de chimie noire, elle incarne pour ses étudiant-e-s, stagiaires et collaborateur-ice-s la possibilité de changer la norme, qui en l’état est excluante et discriminatoire.

Jane Willenbring a décidé des années plus tard de porter plainte contre Dave Marchant, sachant qu’il reproduisait son comportement avec d’autres personnes. Le combat est long, très long, trop long. Mais aboutit finalement à la destitution du géologue de son poste à l’université.

« C’est très difficile de porter plainte contre son directeur de thèse, de stage, de recherches… à cause de la logique de pouvoir. On le voit, il rapporte énormément d’argent à l’université, c’est lui qui a le pouvoir. »
commente Eugénie Saitta.

LENTEMENT, DES AVANCÉES…

Le rapport remis au MIT par Nancy Hopkins et ses collègues obtient un retentissement important. Le président de la structure s’engage à leurs côtés, alors même qu’il sait qu’il devra essuyer de nombreuses et sévères critiques de ses homologues pétris dans la mentalité patriarcale, et 9 autres universités lancent le mouvement de la réflexion et de l’action en faveur de l’égalité.

Sangeeta Bhatia est ingénieure et a bien conscience qu’elle bénéficie de certains privilèges obtenus grâce aux combats de leurs ainées et même de leurs contemporaines qui ont repris le flambeau et ouvrent le champ des possibles en focalisant l’attention sur l’essentielle inclusion de tous les individus.

Anne Siegel met l’accent sur les avancées en cours, à l’échelle locale de l’IRISA, laboratoire informatique de Rennes, domaine dans lequel les femmes sont encore sous-représentées :

« On constate une volonté depuis 3 – 4 ans de faire bouger les lignes. Le groupe de travail sur l’égalité est devenu un comité et on a mis en place plusieurs dispositifs comme le Club sandwich sur le temps du midi, pour que les femmes discutent entre elles de plein de sujets différents, mais aussi le mentorat, qui n’est pas réservé aux femmes, mais permet un accompagnement pour identifier les verrous dans les carrières et vies personnelles. Ça permet de limiter l’isolement et de faire justement émerger les prises de conscience. »

Le film documentaire Picture a scientistse referme sur la conclusion que l’évolution est constante mais encore insuffisante. Des biais existent encore et les faits de harcèlement – dans son sens le plus large – créent des fuites dans le système. 

Anne Siegel aborde l’effet Matilda, conceptualisée par Margaret Rossiter dans les années 80, qui désigne le fait de nier ou oublier les découvertes et la contribution des femmes aux recherches scientifiques. On peut alors lire l’ouvrage Ni vues ni connues – Panthéon, histoire, mémoire : où sont les femmes ?, écrit par le collectif Georgette Sand, qui dédie un chapitre aux découvertes des femmes que les hommes se sont attribuées. 

Enfin, elle prend un exemple qui en dit long, celui du prix nobel de physique attribué en 2020 à un tri d’expert-e-s, Roger Penrose, Reinhard Genzel et Andrea Ghez : « Celle-ci est la seule à ne pas avoir de page wikipédia… » Pas de commentaire. L’action s’impose. 

 

 

Célian Ramis

Histoires de femmes, inspirantes et puissantes

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Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmes offre la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.
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Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmesse visite sur le site de l’université Rennes 2, nous offrant la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.

Il y a Agnodice, la première gynécologue de la Grèce Antique. Il y a Mavia, la reine guerrière de l’Arabie antique. Il y a Wu Zeitan, la première impératrice chinoise. Il y a Christine de Pizan, la première écrivaine à vivre de son art. Il y a Nzinga, reine et combattante du Ndongo et du Matamba. Il y a Zitkala-Sa, la protectrice de la culture améridienne. Il y a aussi Maud Stevens Wagner, la première tatoueuse reconnue.

Il y a Gabriela Mistral, la première écrivaine d’Amérique latine à recevoir le prix Nobel de littérature. Il y a Anna Iegorova, une des plus grandes pilotes de l’armée soviétique durant la Seconde guerre mondiale. Il y a Christine Jorgensen, une des premières femmes transgenres aux USA. Il y a Cui Xuiwen, première artiste chinoise dont les œuvres ont été exposées au Tate Modern Museum à Londres. Et enfin, il y a Marie-Amélie Le Fur, athlète handisport multi-médaillée des Jeux Paralympiques.   

On n’en connaissait très peu. On se réjouit de les découvrir dans cette exposition conçue par Léa Tanner, Noémie Choisnet, Ysé Debroise, Euxane Desdevises et Quentin Catheline, étudiant-e-s en Master 2 Médiation du patrimoine et Histoire de l’Europe, à Rennes 2.

« En master 1, on devait réaliser un projet. La seule consigne était que ça devait être pour la fac. Sur le reste, on était totalement libres. On a choisi de dédier cette exposition aux étudiant-e-s à qui on a proposé un sondage sur les réseaux sociaux. Ils pouvaient choisir entre 3 sujets : les ports et voyageurs bretons, l’indépendance de la Bretagne et celui-ci sur les femmes qui a été retenu. », explique Noémie Choisnet. 

LA DÉCOUVERTE DU MATRIMOINE

Il y a des noms qu’elles connaissent – au départ, le groupe est constitué des 4 étudiantes – comme celui de Christine de Pizan, et d’autres, comme Nzinga, qu’on leur conseille. Elles s’inspirent des Culottéesde Pénélope Bagieu, de Viragod’Aude GG pour voir ce qui a déjà été fait, et éviter la redite, et puisent leurs matières sur Internet. « En M1, c’était la première du covid… », rappelle Ysé Debroise.

« Au début, on avait quelques autres portraits, comme celui de Clémence Royer mais après quelques recherches, on s’est aperçues qu’elle était eugéniste. On a décidé de ne pas la mettre. De rester plus politiquement correct. On voulait montrer des femmes capables d’aller à l’encontre de la pensée générale mais surtout des femmes qui nous inspirent et sont en lien avec nos convictions. », nous racontent-elles à plusieurs voix.

Pour élaborer cette exposition, le groupe souhaite visibiliser des femmes issues de tous les horizons : « Les femmes sont dans toutes les disciplines. Elles y sont légitimes. On va de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui et on a essayé de prendre des femmes qui viennent de pays différents, en dehors de l’Europe. Nous sommes 4 femmes blanches, on ne voulait pas centrer sur ce qu’on connaissait déjà. »

Les recherches sont fructueuses. L’Histoire a été écrite par des hommes et pour des hommes et a largement occulté la place des femmes, peu importe les domaines, les périodes et les continents. Réhabiliter le matrimoine est un travail de longue haleine. Un travail indispensable dans la déconstruction d’un système sexiste et raciste.

UN AUTRE REGARD

« Découvrir toutes ces femmes, ça donne de l’espoir ! On a une licence d’Histoire et en Histoire, on ne parle que des hommes. Là, c’est inspirant, ça nous donne des exemples. Même si bon, souvent la réussite d’une femme est décrite de manière négative… En général, la mort suit… », souligne Euxane Desdevises.

Noémie Chesnais enchaine : « Oui ou alors, on les connaît parce que ce sont les femmes des rois… ». Là, elles ne sont pas femmes de. Elles ont une identité propre et des parcours singuliers. « Pour les reines, elles le sont certes devenues parce que le père, le frère ou le neveu sont décédés mais elles ont régné pendant longtemps, ont fait des choses et étaient respectées par leur peuple. », précise Ysé Debroise, encore admirative des récits explorés.

Notamment celui de Gabriela Mistral, poétesse chilienne, qui a reçu le prix Nobel de littérature avant un homme : « Elle a fait plein de choses ! Et pourtant elle est inconnue ! Je pense en effet que le fait d’être une femme joue beaucoup… »

Pour Quentin Catheline, la découverte était totale. « Je n’en connaissais aucune mais ma non connaissance m’a donné envie de découvrir et de faire découvrir. De produire quelque chose de bien pour que ça donne envie justement (…) Ça questionne et ça nous amène à porter un autre regard sur les autres régions du monde et l’histoire. », commente-t-il.

Conscient des processus d’invisibilisation qui se jouent à travers des siècles de domination patriarcale, le groupe témoigne de l’impact bénéfique que représente l’accès à ce type de connaissances et de ressources.

Ainsi, l’exposition qui aurait dû être installée à la Mezzanine, sur le campus de Rennes 2, s’adapte à la crise et devient virtuelle. Pour chaque portrait, un dessin réalisé par un-e étudiant-e volontaire – principalement issue de leur Master ou de leurs entourages – une map monde situant la zone d’origine et de vie ainsi qu’un texte retaçant dans les grandes lignes le parcours de la protagoniste, en français et en anglais.

Un QR code est à flasher sur chaque figure présentée afin d’y trouver des ressources supplémentaires. Des sites d’infos, des vidéos des Culottées… cela permet d’en savoir plus, si on souhaite aller plus loin dans les recherches. Et pourquoi pas s’en inspirer pour d’autres projets.

« Ce serait bien que quelqu’un reprenne le flambeau après nous. Vraiment ! Il y a encore tellement de femmes à découvrir ! », s’enthousiasme Léa Tanner.

L’exposition est visible sur le site de l’université Rennes 2, jusqu’au 19 mars.

 

 

 

Célian Ramis

Réduire concrètement les inégalités femmes-hommes dans les sciences

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Quand on pense aux sciences, on a en tête l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort.
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Quand on pense au domaine des sciences, on a très souvent l’image d’un chimiste en blouse blanche dans son laboratoire, du mathématicien en train de noircir son tableau d’équations, de l’ingénieur qui conçoit les technologies de demain. On pense au masculin, à tort. Les filles et les femmes s’investissent dans les carrières scientifiques mais pâtissent d’un manque de visibilité et d’un manque d’encouragement, pouvant donner lieu à un sentiment d’illégitimité, sans oublier les violences sexistes et sexuelles qu’elles vont subir durant leurs études et l’exercice de leur fonction.

Les choses bougent. Lentement mais elles bougent. Ainsi, on constate ces dernières années qu’enfin des femmes obtiennent par exemple le Docteur Honoris Causa, un titre honorifique que l’université décerne à une personnalité éminente.

Entre 1987 et 2012, à l’université Rennes 1, 48 titres ont été remis. Uniquement à des hommes. Le 8 mars 2013, 3 femmes, dont la mathématicienne Hélène Esnault, ont accédé au DHC. Entre 2014 et 2019, le titre a été décerné à seulement 3 femmes contre 12 hommes. Ça progresse mais c’est largement insuffisant.

« Identifier et réduire les inégalités dans les sciences », c’est la thématique choisie par l’université Rennes 1 pour une conférence en ligne qui a eu lieu le 8 mars, journée internationale des droits des femmes.

Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy sont toutes les deux professeures émérites, respectivement de l’université Paris-Est Créteil et de l’université Rennes 1, engagées pour l’égalité femmes-hommes dans les sciences, et ont participé au projet international « The gender gap in science – A global approach to the gender gap in mathematical, computing and natural sciences : how to measure it, how to reduce it ? » dont l’ouvrage réalisé – publié il y a un an - est actuellement traduit en français par les deux intervenantes.

Entre 2017 et 2019, à l’initiative de l’Union internationale de mathématiques (à travers son Committee for women in mathematics) et l’Union internationale de physique, 11 coordinatrices et 1 coordinateur, issu-e-s de toutes les disciplines scientifiques et de différents pays ont mené une enquête auprès de 32 000 scientifiques répondant-e-s depuis 130 pays, ont analysé des millions de publications et revues depuis les années 70, ont créé une base de données des bonnes pratiques, référençant 68 activités, et ont dressé une liste de recommandations à destination des parents, des organisations locales et des institutions scientifiques.

DES DIFFÉRENCES CONSTATÉES SIGNIFICATIVES

Pour cette enquête, hommes et femmes ont été interrogées sur l’ensemble de leur vie universitaire et professionnelle. Résultat :

« Les expériences des femmes sont moins positives que celles des hommes. »
commente Colette Guillopé.

Les femmes sont souvent moins encouragées dans leurs études et carrières par leurs proches et leurs familles. Elles disposent de moins de rôles modèles, perçoivent un salaire moindre et voient leurs carrières évoluaient plus lentement que celles des hommes. 

Autre point non négligeable : un quart des femmes interrogées ont signalé avoir été victimes de harcèlement sexuel pendant leurs études ou au travail. Il est essentiel de travailler à la culture de l’égalité dans tous les secteurs de la société.

Dans l’analyse des publications de 1970 à 2018, Colette Guillopé constate une augmentation régulière de la proportion des femmes autrices d’articles scientifiques. Dans ce qui est considéré comme les meilleures revues, les plus renommées du moins, l’amélioration en astronomie et en chimie est nette (20% en 2020), tandis qu’il n’y a pas de progrès en mathématiques et en physique théorique où elles sont toujours moins de 10%.

En ce qui concerne la base de données des bonnes pratiques, Colette Guillopé établit qu’il est difficile de savoir ce qui relève de la « bonne » pratique et ce qui n’entre pas dans la catégorie : « Surtout qu’il y en a certainement plein mais qu’on ne les connaît pas forcément. »

L’intérêt n’est pas nécessairement de constituer une liste exhaustive mais surtout de sensibiliser les familles et les communautés pour promouvoir les carrières en science auprès des filles, surtout quand celles-ci vont à l’encontre des normes et des préjugés. Pour encourager les femmes à s’intéresser aux questions scientifiques. Pour promouvoir un soutien pour les femmes, via des systèmes de marrainage et de réseaux par les chercheuses et professionnelles confirmées dans les STIM.

LES AXES DE RECOMMANDATIONS

« Nous avons listé une trentaine de recommandations qui sont des choses plus ou moins déjà faites maintenant que, depuis 2013, les chargé-e-s de mission Égalité sont obligatoires dans les établissements d’enseignement supérieur. », explique la professeure de Paris-Est.

À destination des parents et des professeur-e-s, les préconisations concerneront le fait d’éviter les préjugés relatifs aux femmes et aux hommes et de plutôt promouvoir l’égalité des sexes et sensibiliser aux questions de genre.

Il y a également de nombreuses actions à entreprendre au niveau des organismes scientifiques et des établissements d’enseignement sur l’axe par exemple du harcèlement sexuel et de la discrimination afin de les empêcher, signaler et les condamner, mais aussi l’axe de la promotion de l’égalité des sexes dans les politiques de l’établissement ou encore l’axe de la parentalité, de son impact sur les carrières mais aussi de sa gestion avec l’environnement professionnel.

Concernant les recommandations formulées pour les unions scientifiques et autres organismes internationaux, Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy conseillent de travailler sur le changement des normes, d’encourager les bonnes pratiques, d’augmenter la visibilité des femmes scientifiques et de créer des comités pour les femmes en science.

« ÉGALITÉ EN SCIENCE ! »

Afin de pouvoir accès aux mesures concrètes proposées et aux résultats de l’enquête, il faudra attendre encore quelques temps. La traduction est en cours, assurent les deux expertes. Et elle sera partielle avec cependant l’ajout de deux chapitres, un sur les mathématiciennes africaines – grâce à l’African women in mathematics association – et un sur les mathématiciennes françaises – grâce à l’association Femmes et mathématiques.

Le livre en français s’appelle : Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et sciences : comment les mesurer ? comment les réduire ?

Concernant les mathématiciennes françaises, elles en ont sélectionnées 5 et les ont interrogées sur leur parcours, leurs résultats scientifiques et leur action phare pour l’égalité femmes-hommes en mathématiques. Figurent ainsi Anne Boyé, Clotilde Fermanian, Geneviève Robin, Olga Romaskevich, Anne Siegel.

On y trouve aussi des statistiques plutôt accablantes sur la proportion de femmes et d’hommes professeur-e-s de maths depuis 1996. Les femmes représentent moins de 10% et leur nombre diminue progressivement avec le temps.

« En 2075, il n’y aura plus une seule profe de maths à l’université en France si ça continue. »
déplore Marie-Françoise Roy.

FAIRE PROGRESSER L’ÉGALITÉ CONCRÈTEMENT

À l’occasion de la conférence, Marie-Françoise Roy s’appuie sur différentes situations et actions que l’on peut mettre en lumière dans le cadre des avancées dues à des mouvements en faveur de l’égalité femmes – hommes.

Elle prend l’exemple du CIRM – Centre international de recherches mathématiques – un centre de rencontres organisées sur une semaine, dans le sud de la France. Créé en 1981, « il était interdit depuis le début d’y amener des bébés. Si une mère voulait allaiter, elle devait sortir de l’enceinte de la structure. » Et quand elles venaient en famille avec des enfants même plus âgés que les nourrissons, elles devaient louer un hébergement en dehors du CIRM au lieu de loger avec les autres.

A coups de protestations et de pétitions, « l’impossible est devenu possible ». Depuis 2016, soit 35 ans après son ouverture et à la suite d’une rénovation des locaux, le CIRM autorise les bébés et les enfants, installés avec leurs parents dans des studios familiaux. Les familles peuvent donc depuis 5 ans manger et loger avec le reste des personnes présentes. « Quand ils ont changé le règlement, ils n’ont pas fait beaucoup de pub à ce sujet… », conclut la professeure qui embraye rapidement sur les initiatives positives mises en place sur le campus de Beaulieu.

L’université Rennes 1, en collaboration avec l’université Rennes 2, l’EHESP, l’INSA, l’ENSAB et l’ENSCR, ont mis en place un dispositif de prévention et de lutte contre le harcèlement sexuel. Sur le site de Rennes 1, un espace est dédié par exemple pour alerter une ou des situations de harcèlement sexuel, que l’on en soit victime ou témoin.

Une fois l’alerte effectuée, la présumée victime peut avoir accès à une cellule de soutien, composée de médecins, d’une assistance sociale, d’une psychologue et d’un soutien juridique. Elle pourra éventuellement être orientée vers l’association SOS Victimes. Si elle le souhaite, elle pourra suivre les mesures conservatoires et/ou disciplinaires avec l’établissement.

Autre initiative en faveur de l’égalité femmes-hommes : l’inauguration en octobre 2019 de l’amphithéâtre Maryam Mirzakhani, pemière et seule mathématicienne à avoir obtenu la médaille Fields en 2014. Une exposition sur la vie et le travail de Maryam Mirzakhani a eu lieu au Diapason, à la Bibliothèque universitaire ainsi qu’à la MIR et deux tables rondes ont été organisées en 2019 et en 2020, dans le cadre du 8 mars à Rennes, sur la place des femmes dans les sciences, et notamment en mathématiques.

L’université Rennes 1 engage une politique de lutte contre les violences sexuelles, pour la visibilité des femmes scientifiques et œuvre plus largement contre toutes les formes de violences sexistes, dont celles qui concernent la grossesse des post-doctorantes, en soutenant financièrement les pertes éventuelles de rémunération (du contrat de recherche) pendant leur congé maternité. 

Un projet est à l’étude en ce moment concernant le congé pour recherche ou conversions thématique (CRCT) – qui permet une période de recherche à plein temps et dispense de l’enseignement et des activités administratives pendant six mois à un an – afin que celui-ci soit accordé de droit aux enseignantes-chercheuses de l’université Rennes 1 qui en font la demande au retour de leur congé maternité.

En 2021, ce sont des actions innovantes. Les mentalités évoluent. Lentement. Trop lentement. Mais les politiques en faveur de l’égalité femmes-hommes, à l’instar de toutes les politiques en faveur de la lutte contre les discriminations, doit être encouragée. Afin que ce soit les filles et les femmes qui en bénéficient. Dans leurs orientations scolaires, choix de métier, évolutions de carrières, possibilité d’articuler vie professionnelle et vie personnelle sans sacrifices visant toujours les mêmes individus.

 

Célian Ramis

Les premières de corvée, contre le patriarcat

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8 mars 2021. Poings et majeurs en l’air, l’espoir perdure, les forces s’organisent, le combat progresse. Les féminismes poursuivent l’écriture de notre Histoire. Commune.
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Pari risqué mais défi relevé : les personnes sexisées ont pris la rue, occupé l’espace public et élevé leurs voix ce lundi 8 mars, journée internationale de luttes pour les droits des femmes, et ont répondu à l’appel d’une grève féministe. À Rennes, elles étaient des milliers – entre 2500 et 3000 - à manifester, organisant pour la première fois un départ depuis l’université Rennes 2 à Villejean, traversant le CHU de Pontchaillou, avant de rejoindre le cortège massif à République. 

Lundi 8 mars, un peu avant midi. Les rayons du soleil transpercent la fraicheur saisissante de la fin de l’hiver. Le campus paraît endormi. Il est en réalité endolori du manque de ses étudiant-e-s, contraint-e-s au distanciel. À quelques centaines de mètres du métro, à l’arrière du bâtiment L, le potager de Rennes 2, géré par l’association Ar Vuhez, s’anime au son des luttes qui convergent en son sein.

« MORT AU PATRIARCAT, PAS AU CLIMAT – Luttes féministes et écologistes doivent s’unir. Nous proposons un premier pas en accueillant sur le potager des artistes rennais-es qui invitent à penser le féminisme par le prisme des identités, des violences, des revendications, le tout dans le cadre écologique du POTAGER. Car un potager ne fait pas que pousser des plantes, il fait aussi mûrir l’esprit. »
indique une pancarte trônant sur une butte. 

Du 8 au 15 mars, la Semaine interassociative contre le sexisme et Ar Vuhez permettent à des œuvres photographiques, des créations dessinées et des collages, de côtoyer herbes et plantes, y compris celles qui font du bien à la chatte comme l’explique Guillemette Bourdillon, herboriste toulousaine, dont le fanzine « Les amies plantes de ma chatte – Petits et grands maux de la vulve, du vagin, de l’utérus : les plantes qui soignent ! » est mis à disposition à l’entrée du potager.

On serpente le lieu, découvrant le collage de Céline Drouin sur le sexisme, les photos réalisées par Michaël Delavenne de personnes aux poitrines taguées de messages revendiquant la liberté des femmes à disposer de leur corps ou dénonçant l’analogie du corps des femmes et des proies comestibles.

Il y a aussi la série de dessins de Léa Julienne qui capte notre regard et attire notre attention de par leur esthétique semblable à celles des comics. Chaque planche dévoile une femme et est ornée d’une phrase qui souligne la toxicité des relations que la protagoniste a subi. « They will tell you you look like a whore » au dessus du visage d’une femme voilée qui se maquille les lèvres. « They will lie in order to possess you » au dessus d’une jeune fille en mini jupe qui semble converser sur son téléphone. « They will let you think you are the problem » au dessus d’une femme à la chevelure bleue, le corps nu. « They will tell you how you can or cannot dress » au dessus d’une femme noire en sous-vêtements dont le reflet du miroir atténue sa carnation.

Et puis, au fond du potager, deux photographies nous interpellent. Elles sont issues de la série Abysses, réalisée par Elodie Poirier. Ça nous effraie et ça nous subjugue. Des portraits pris jusqu’à la taille, les corps sont nus, épurés, dans un décor noir et sur la peau, des taches qui semblent provenir de l’intérieur même du sujet photographié et jaillir sur leur corporalité extérieure. Fascinant. 

CRÉATIVITÉS ET FORCES DÉBORDANTES

La journée démarre bien. Elle sera stimulante et émouvante. Inspirante. Enième preuve, s’il en fallait encore, de la créativité et de la force débordantes des militant-e-s féministes. Assises dans l’herbe, devant le potager, elles prennent marqueurs et cartons et fabriquent leurs banderoles pour la manifestation pendant qu’une autre bombe un clitoris géant confectionné par ses soins.

« Soyez FORT comme des femmes », « En moyenne, 94 000 femmes sont victimes de viol ou tentative de viol chaque année » ou encore « En 2019, 84% des mort-e-s en couple sont des femmes. ACABlé-e-s » et bien d’autres slogans, voilà le groupe paré qui rejoint le lieu de rendez-vous quelques mètres plus loin. 

Cette année, un cortège part de Villejean. Une nouveauté qui s’affiche comme un symbole. Désormais, le féminisme devra être pluriel et inclusif. On prône la solidarité avec les femmes du monde entier, on fait entendre la colère des féministes de l’université comme de celles des quartiers populaires, on dénonce les violences sexistes et sexuelles en appelant à une riposte féministe, on parle d’hétérorisme, on danse sur l’hymne des féministes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino », on s’affirme « fières, fortes, et radicales et en colère »,on réclame des moyens pour les travailleuses, « du fric pour la santé, pas pour les flics ni l’armée », on exige le respect de nos droits et de nos libertés. 

Une heure et demie plus tard, c’est plus d’une centaine de personnes qui déboule de la fac, après avoir traversé le site du CHU à Pontchaillou, et qui se joint au rassemblement à République qui démarre non pas en fanfare mais en chants tout de même avec Colectiva !,projet de la Ko-compagnie qui devait avoir lieu le week-end précédent place de la Mairie.

Si l’événement a été annulé en raison de la crise sanitaire, les voix s’élèvent malgré tout dans l’espace public à travers les textes engagés chantés par le chœur de femmes qui entraine de nombreuses militantes à se joindre à elles. Dans l’air, l’intensité des énergies festives et militantes qui bouillonnent et crépitent est palpable. C’est un jour de luttes. Il nous faut le rendre mémorable. Le marquer de nos ferveurs et de nos déterminations mais aussi de nos joies et de nos rages.

Les poings en l’air, les slogans au bout des lèvres masquées, les drapeaux flottent dans la froideur de ce début mars et la noirceur de nos réalités, les noms des femmes assassinées par leur compagnon ou ex compagnon siègent à nos pieds sur le sol pavé, les panneaux claquent et résistent au vent frais et à la fatigue des bras levés, les messages sont guerriers.

« Respecte mon existence ou affronte ma résistance », « Nos familles trans sont belles », « Le monde qui vient devra s’habituer partout à la présence de nos filles, de vos filles », « La révolution sera féministe ou ne sera pas »,« Mon corps mon choix », « Homos et hétéros égaux en droits – l’hétérorisme des intégristes ne fait pas loi », « Université sexiste ? Riposte syndicale et féministe », « Ovaires et contre tous », « On ne rasera ni les murs, ni nos chattes ».

On ne rasera ni les murs, ni nos chattes. Non, les murs serviront désormais de lieux d’expression féministe. Les colleuses ont prévenu : « Eduquez vos fils ». Impossible de rater le message qui trône sur la station de métro République. En chemin, lorsque le cortège s’élance vers la place de Bretagne, on croise aussi des affiches revendiquant la gratuité des protections menstruelles, disposées sur les devantures des restaurants fermés et façades des immeubles : « Saigner ne devrait pas être un luxe » et « Ras la cup de devoir payer – 24 €, c’est ce que paye en moyenne une personne pour ses règles chaque mois. »

LES PREMIÈRES DE CORVÉE À LA TRIBUNE

Précarité menstruelle et plus globalement précarité tout court. Voilà le thème au cœur de cette journée internationale de luttes contre le patriarcat qui met en lumière « les premières de corvée ». Le syndicat Solidaires le rappelle : « Premières de corvée à la maison, premières de corvée au travail, et à poste égal, on n’est toujours pas à salaire égal… », soulignant qu’il y a toujours 25% d’écart salarial entre les hommes et les femmes.

Sortir de l’invisibilisation. Prendre la parole et se faire entendre. Occuper l’espace public et le remplir de nos vécus, de nos corps, de nos identités de genre, de nos conditions, de nos oppressions, de nos discriminations. Les crier, les vivre, les faire résonner, les montrer.

À la tribune, les prises de parole, traduites également en langue des signes françaises, se succèdent et elles font du bien. Elles boostent nos motivations, complètent nos réflexions, alimentent nos imaginaires en terme de stratégies à mettre en place et de chemins encore à parcourir.

L’inclusion en est le maitre mot. Le départ du cortège depuis Villejean est un moyen d’y parvenir. « La voix des femmes des quartiers populaires est rarement entendue. J’aime autant vous dire qu’on va en parler longtemps de notre passage et j’espère qu’il y en aura d’autres. », scande Régine Komokoli, porte-parole de Kune, collectif des femmes de Villejean. Ensemble, elles œuvrent « pour continuer de gagner pas à pas (leur) place dans la société en tant que femmes, en tant que travailleuses, en tant qu’immigrées, en tant que femmes travailleuses immigrées. »

Elle poursuit : « Nous ne sommes pas de grandes intellectuelles, nous ne faisons pas de bruit, nous agissons sur notre quotidien, nous sommes représentatives de la diversité de la France d’aujourd’hui. Certaines d’entre nous sont bretonnes, normandes, d’Afrique du nord, de l’ouest et du centre. Certaines sont retraitées, d’autres sont salariées, en intérim, étudiantes en attente d’un premier emploi. Certaines sont des mamans solos, d’autres sont en couple. Pourtant nous nous sommes mises ensemble. Parce qu’au-delà de nos différences d’âge, de travail, d’origines, nous partageons l’immense bonheur d’être femmes entre nous. Nous nous sommes mises ensemble parce que nous avons du respect et de la considération pour les parcours de vie. Respect et considération, c’est ce qui nous manque le plus, nous les femmes des quartiers populaires dans cette société encore fortement marquée par le patriarcat. »

Précarité des familles, précarité des femmes. Mères ou non, célibataires ou non, ce sont toujours les plus mal payées, majoritairement employées à temps partiel, en intérim ou en CDD. Avec des écarts de salaire avoisinant les 25% entre les femmes et les hommes. « C’est comme si chaque jour, à partir de 15h40, les femmes travaillaient gratuitement. Nous voulons l’abandon définitif de la réforme des retraites qui constitue une double peine pour les femmes. Nous ne voulons pas payer les conséquences de cette crise. », signale la CGT.

« FAIRE DU 8 MARS UN POINT DE DÉPART POUR CONTINUER CETTE LUTTE ENSEMBLE »

Et ça, c’est quand elles peuvent travailler. Car Rachida, du Collectif Sans Papiers de Rennes le rappelle :

« Nous migrantes, réfugiées, sans papiers, demandeuses d’asile, nous les femmes et les personnes lesbiennes, gays, bis, trans, nous sommes parmi vous à l’appel international pour une grève féministe. Nous avons l’interdiction formelle de travailler pour survivre et pourtant nous sommes ici avec vous. »

Son discours est puissant. Elle démontre l’importance de l’inclusion de tou-te-s dans les luttes féministes. Parce que nombreuses sont celles qui ont été oubliées, négligées, méprisées. Rachida demande aux militantes de les soutenir et d’être à leurs côtés dans leurs combats :

« Il ne nous suffit pas d’avoir une place parmi vous sur vos estrades militantes. Nous féministes prolétaires que notre courage de survivre a amené ici pour trouver refuge, nous nous sommes échappées des guerres produites par le patriarcat et le capitalisme de nos pays. Nos pays maintenus dans la misère. Nous venons chercher parmi vous solidarité et refuge. Quelque soit les barrières qui nous opposent, il est en notre pouvoir de les affranchir. (…) Tant que l’imbrication de la violence patriarcale et raciste ne sera pas vaincue, nous ne pourrons pas triompher ensemble. Tant que la liberté des migrantes n’est pas prise de partout comme un combat général, nous ne pourrons pas être ensemble sur la place mais resterons divisées dans les maisons, les villes, les lieux de travail. C’est pourquoi le 8 mars nous nous joignons à vous, à la lutte des femmes, contre les violences, l’exploitation patriarcale, c’est pourquoi le 8 mars, nous demandons un permis de séjour illimité et sans conditions. Nous appelons tout le monde à soutenir cette demande. Faire du 8 mars un point de départ pour continuer cette lutte ensemble. De la force transnationale et la grève un instrument général ! Soutenez-nous, nous avons besoin de vous. »

Se soutenir. Avancer ensemble. Construire réflexions et stratégies à partir des récits et expériences des personnes concernées. Sans prendre la place des personnes concernées. Sans parler à la place des personnes concernées. Doris, travailleuse du sexe et trésorière du STRASS dont elle est la référente en Bretagne, et créatrice des Pétrolettes, association de développement communautaire, le formule parfaitement :

« Nous vous donnons rendez-vous pour poursuivre ensemble la réflexion et les luttes et trouver ensemble des solutions à notre émancipation. La libération des travailleuses du sexe sera l’œuvre des travailleuses du sexe elles-mêmes. »

Son discours analyse les rapports de domination hommes – femmes depuis le système féodal jusqu’à aujourd’hui. Le contrôle des femmes par les hommes. La protection offerte par les hommes aux femmes qui en échange offriront du travail gratuitement. Le viol comme arme de guerre pour détruire la crédibilité du protecteur. Le couple hétérosexuel et la famille comme seule garante de la sécurité des femmes, « alors même que la famille et le couple sont une des plus dangereuses (structures, ndlr)pour elles. »

Elle poursuit : « La théoricienne Silvia Federici explique comment les chasses aux sorcières, la criminalisation de la prostitution ou les viols en bande organisée participent de la même logique répressive au contrôle des femmes. Il s’agit d’interdire l’accès à l’espace public, d’enfermer dans la sphère domestique, familiale, privée. Au passage, cela permet de rendre acceptable aux hommes des classes inférieurs la transition vers un capitalisme moderne puisqu’il devient le chef de la famille, petite entreprise artisanale dont il est le patron. 

La criminalisation du travail sexuel représente une attaque contre une forme de solidarité organisée entre les femmes. Les lois sur le proxénétisme en particulier prétendent protéger les femmes prostituées contre l’exploitation, en criminalisant toute forme de relation et d’organisation avec des parties tierces, y compris les travailleuses du sexe entre elles. On se retrouve contraintes de travailler en toute isolation, à la merci de toute forme d’agressions. »

Les prises de parole sont riches de points de vue peu médiatisés et souvent décriés dans la société actuelle qui, comme le démontre Doris, trie les gentil-le-s et les méchant-e-s et marginalisent, voire criminalisent, toutes les personnes n’entrant pas docilement ou pas du tout dans les cases binaires d’une vision manichéenne.

DÉCONSTRUIRE LA NORME BLANCHE, MASCULINE, HÉTÉRO, CIS, VALIDE

Au sein des féminismes, les sujets sont multiples. Parce qu’on touche ici à un système de domination profondément ancré dans les mentalités, au même titre que le racisme, les LGBTIphobies, le validisme, etc. La norme est blanche, masculine, bourgeoise, hétérosexuelle, cisgenre, nourrie essentiellement à la viande rouge histoire de garantir sa virilité.

Ne pas répondre aux critères de cette norme occidentale qui se pense et se déclare universelle, c’est entrer dans la catégorie des minorités. Des minorités qui mises ensemble représentent bien plus de la moitié de l’humanité… Et pourtant, on reste inégales-inégaux en droits dans le quotidien.

« Pandémie, libéralisation, violences sexistes et sexuelles, injonctions et précarité, pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, nous sommes ici aujourd’hui pour occuper la rue et réclamer des mesures gouvernementales concrètes revendiquant notre place en tant que personnes essentielles et victimes du patriarcat. Merci d’être ici aujourd’hui pour les femmes incarcérées, les victimes des LGBTIphobies, les femmes sans papiers, les travailleuses, les étudiantes, les mères, pour toutes ! », déclare Rebecca, de Solidaires étudiants.

Elle prend place à la tribune avec Chloé, de la Fédération Syndicale Etudiante, qui dénonce la précarité des étudiants et notamment des étudiantes qui constituent 58% des boursier-e-s. Sans oublier la précarité menstruelle qui touche 1,7 millions de françaises et de français « amenant renoncement à toute vie sociale ou impérative comme aller en cours. » Pour elle, l’annonce gouvernementale concernant l’accès aux protections menstruelles dans toutes les cités universitaires du CROUS n’est qu’une « mesure pansement ». Elle conclut : 

« Puisqu’il faut travailler pour survivre, mettons fin aux restrictions légales des possibilités d’emploi pour les femmes voilées, afin de lutter contre les discriminations à l’embauche d’un gouvernement raciste et sexiste qui nous le prouve jour après jour. »

La parentalité est également abordée à l’occasion de ce 8 mars à Rennes. Parce que l’extension de la PMA à tou-te-s n’est toujours pas obtenue de manière satisfaisante. Ce combat de longue date et de longue haleine trouve évidemment sa place dans les revendications féministes. Dans la question du choix. Dans la question des libertés individuelles.

Alors, le Planning Familial 35 rappelle que ce que l’on veut c’est l’accès à la PMA « pour toutes les personnes en capacité de porter un enfant, seules ou en couple et (que cela, ndlr)mette fin à l’hypocrisie actuelle qui oblige encore ces personnes aujourd’hui à partir à l’étranger ou à se débrouiller toutes seules. »

La prise de parole est commune avec Iskis – centre LGBTI de Rennes qui ajoute :

« Cette loi qui contribue à la reconnaissance de la diversité des familles doit aussi acter l’égalité de droit entre toutes les familles, entre tous les parents quelque soit leur identité de genre ou orientation sexuelle, et entre tous les enfants quelque soit leur mode de conception. En effet, nous refusons qu’un enfant soit stigmatisé en raison de son mode de procréation. Nous refusons toute indication relative à la PMA dans l’acte de naissance des enfants. Nous voulons que les choix des personnes soient respectés, que la diversité des familles soit reconnue, nous voulons la PMA maintenant et dans de bonnes conditions. »

« EN ROUTE VERS LA FIN DU PATRIARCAT »

Les luttes féministes sont nombreuses et ce 8 mars, comme tous les autres jours de l’année, on est convaincu-e-s que la révolution sera féministe ou ne sera pas. Parce qu’elle concerne l’intégralité de la société. Les confinements, les multiples MeToo, l’accumulation des témoignages et les actions au quotidien le démontrent : les personnes sexisées existent, elles sont là, présentes, elles participent tout autant si ce n’est plus au vu de toute la charge mentale qu’elle porte à la société.

Les sortir de l’invisibilité, les sortir de la précarité, leur rendre leur dignité et leur droit de vivre comme bon leur semble est indispensable. Les rages s’expriment avec force et enthousiasme mais aussi failles et désespoir parce que les combats sont aussi complexes, entiers et paradoxaux que tout individu.

Sans oublier une touche d’humour avec la performance de NousToutes35 qui explique l’organisation du cortège à la manière des hôtesses de l’air munies de pancarte demandant aux mecs cisgenres de se placer derrière la tête de cortège :

« Le Service d’Autoprotection Pailletté – le SAP – et l’ensemble de son équipage repérable par des pancartes violettes portées en sandwich sont heureux de vous accueillir pour cette manifestation « En route vers la fin du patriarcat » Nous sommes le 8 mars, à Rennes, à République et la température actuelle est… chaud bouillante nan ?

Nous vous proposons d’assurer votre confort durant cette marche en encadrant un cortège de tête en mixité choisie. Pour cela, nous vous rappelons que le principe de ce cortège est de laisser les personnes concernées prendre la tête. 

Les consignes pour ce cortège vont vous être présentées. Accordez-nous quelques instants d’attention merci. Vous êtes une femme, une personne non binaire, intersexe, un homme trans, vous êtes les bienvenu-e-s devant. Vous êtes un homme cisgenre, c’est-à-dire que votre genre ressenti homme est celui qu’on vous a assigné à la naissance. Alors votre place, en tant qu’allié de nos luttes, est derrière le cortège de tête. Vous pensez que le patriarcat c’est du pipi de chat et vous êtes arrivé-e-s ici par hasard, alors nous vous demanderons d’évacuer la manifestation. 

Le covid étant toujours parmi nous, merci de faire bien attention à mettre vos masques. Le SAP se tient à votre disposition en cas de difficulté dans le cortège de tête. Un service d’ordre plus classique se tient également à votre disposition dans le reste de la manifestation. Nous vous invitons à regagner la place qui vous sie dans la manifestation et nous vous souhaitons un très bon parcours. 

Car le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule !!! »

Poings et majeurs en l’air, l’espoir perdure, les forces s’organisent, le combat progresse. Les féminismes poursuivent l’écriture de notre Histoire. Commune.

Célian Ramis

Contre l'aliénation capillaire, la tête haute !

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Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ».
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Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat, provoque parfois des réactions violentes et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ». Hélène Jayet, artiste photographe, présentera dès mars 2021 son exposition « Colored Only – Chin up ! » à l’université Rennes 2, mais avant cela, elle était au Tambour, sur ce même campus, pour inaugurer la saison des Mardis de l’égalité avec une conférence intitulée « Relever la tête : afro-descendance et estime de soi », le 29 septembre dernier.

« Avec mon projet, je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Quand d’autres personnes souhaitent participer, je réponds : « Désolée mais vous n’avez pas le potentiel capillaire. » Cette phrase est choisie sciemment. La plupart des gens ne comprennent pas cette phrase. On me dit « Mais c’est raciste », alors je leur dis « Bienvenu-e dans mon quotidien ». Parfois, je me fais insulter : « raciste », « ségrégationniste »… ».

Créer le débat, inviter les gens à se questionner, c’est un des objectifs de la photographe Hélène Jayet : « Mon rôle en tant qu’artiste, c’est l’impertinence. J’aime bien chatouiller… C’est ma façon de créer le dialogue. La première action je crois, c’est de parler. On peut ne pas être d’accord mais il faut parler. La parole est libératrice pour beaucoup de traumatismes. »

Depuis 10 ans, elle développe son studio « Colored Only », un espace convivial invitant les personnes noires à se faire photographier. Elle leur tire le portrait à la manière des peintres de la royauté. Inspirée par les œuvres étudiées lors de son parcours aux Beaux-Arts, Hélène Jayet positionne les participant-e-s dans une posture royale. Ce qui fait jaillir de la fierté et de la dignité.

« Je veux que les gens se trouvent beaux. Que leur self estime remonte. Il y a presque 180 personnes dans le projet déjà et tou-te-s sont porteurs/euses du message, je ne suis pas toute seule. L’idée c’est de s’accepter, de ne pas se laisser faire, prendre la place à laquelle on a le droit au même titre que tout le monde. C’est une fierté pour les participant-e-s de voir leur portrait voyager et donner de l’énergie positive à d’autres. », souligne Hélène Jayet. 

« Cheveux relaxés, frisés, rasés, tissés, nattés, twist, Bantou knot, dreadlocks… » Elle le dit clairement, elle ne prend pas parti : « Chacun-e fait ce qu’il/elle veut avec ses cheveux. » L’objectif n’est nullement de provoquer un débat entre cheveux naturels et cheveux lissés. Ça ne l’intéresse pas. 

CONSTRUCTION ET DÉVELOPPEMENT

Au début de la conférence, l’artiste photographe revient sur la genèse de « Colored Only – Chin Up ! ». Elle est issue d’une famille de 5 enfants adoptés, « de toutes les origines », ce qui lui a permis de se questionner sur la relation aux autres et l’humanité. 

« L’adoption m’a coupée de mes racines. J’ai eu besoin de comprendre, de connaître mes racines et de partir à la rencontre de mon propre challenge capillaire. Parce que des salons afros au pays basque… il n’y en avait pas. Sans méthode et routine capillaires, c’est impossible d’avoir l’afro d’Angela Davis. », explique-t-elle. 

Elle décide alors de faire des recherches, d’enquêter, de lire sur le sujet. En tirant le fil, comme elle dit, elle réalise et constate la vision occidentale du corps noir, les violences quotidiennes que subissent les personnes noires, femmes, gays… « Pourquoi la différence pose problème alors que pour moi c’est une richesse ? », s’interroge-t-elle alors. 

Hélène Jayet parle de cette chance qu’elle a de pouvoir rencontrer plein de gens très différents : « Les grands écarts sont le plaisir de ce métier. » Ce métier, c’est évidemment celui de photographe. Un secteur qui la fascine depuis l’enfance :

« Le labo argentique de mes parents était ma chambre de bébé. On allait avec eux, on expérimentait, j’étais toujours la première au pied du bac révélateur. Ils étaient fans de caméras, etc. J’ai développé une curiosité pour l’image. »

L’ALIÉNATION CAPILLAIRE

Sa curiosité se transforme en soif d’apprendre, à laquelle elle allie sa quête d’être différente. Dans son village, personne n’a la même texture de cheveux qu’elle. « Je n’ai pas eu le même développement que les femmes autour de moi. », ajoute-t-elle, soulignant que « le corps enregistre tous les stigmates de génération en génération. »

Elle entend parler d’aliénation capillaire et ce terme, qu’elle trouve juste, la questionne. Elle établit un lien avec l’esclavage et la colonisation :

« Sur 400 ans, la violence physique sur le corps noir a eu lieu. En gros, c’est la période de l’esclavage. L’histoire des coiffures en Afrique me fascine. A partir d’une coiffure, on détermine la fertilité, la virilité, la religion, la classe sociale… Pour faire ces coiffures, il faut des heures de travail mais ce sont des temps de sociabilité qui créent des liens entre les gens pour ensuite créer une solidarité entre eux. Les colons ont rasé tout ça pour maintenir la dépendance de ces personnes. »

Les esclaves étaient dépourvus de moyens et de temps pour s’occuper de leurs cheveux. Peu de produits efficaces pour hydrater leurs chevelures et des brosses qui détruisent les poils.

Elle poursuit :

« Pour moi, c’est une déshumanisation de la personne, de tout ce qui fait sa culture, tout ce qui fait cette personne. Kidnapper des gens et leur enlever leurs cheveux est un crime indescriptible. On a dégradé l’estime de ces personnes. Ce sont des violences physiques et psychologiques. Les esclaves ne pouvaient plus parler leurs langues, danser, maintenir leurs cheveux comme ils le voulaient. C’est une mise à nu, une aliénation capillaire très profonde. »

Hélène Jayet aborde également la question de la santé mentale induite par la hiérarchisation des individus : « Et puis, il y avait aussi la notion de couleur de peau. Les esclaves à la peau plus claire et les métisses étaient vendus plus cher pour être domestiques dans les maisons. Ils avaient alors accès à une meilleure nourriture, un meilleur hébergement… C’est comme ça qu’on crée des clivages entre les gens. C’est comme ça qu’on devient fou en fait ! »

Quand de telles violences ont été commises durant plusieurs siècles – et perdurent - difficile de continuer à aimer ses cheveux et sa peau et ne pas transmettre cela en héritage inconscient aux générations futures.

Stéphane Héas, sociologue à l’université Rennes 2, participe ce jour-là à la conférence et parle du contrôle du poil :

« Le poil est la cible des institutions. La tonte dégrade immédiatement la personne. Dans la logique de destruction massive et frontale d’un groupe qu’on veut s’accaparer, mobiliser le poil n’est pas anecdotique. »

CONTRE LE DÉNI ET LA RÉSISTANCE…

La photographe axe son art autour du portrait et utilise son studio pour fabriquer un lieu à double usage. Il a un côté convivial et empouvoirant pour les personnes noires qui se prêtent au jeu du « Colored Only ». Si dans l’intitulé figure « Chin up ! » (que l’on peut traduire par « tête haute »), c’est parce que c’est l’expression utilisée pour dire aux modèles photographié-e-s de relever le menton. Il a un côté également d’outil de débat. Parce que les personnes non noires ne comprennent souvent pas pourquoi elles ne peuvent pas participer au projet.

« Je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Ce qui m’intéresse quand je dis aux gens qu’ils n’ont pas le potentiel capillaire, c’est qu’ils restent pour observer ce qui se passe et qu’ils se questionnent. »
commente Hélène Jayet. 

Depuis 10 ans, son exposition circule dans le monde. Au Pays-Bas, en Belgique, au Brésil, au Mali, au Sénégal… Et en France, ça coince. En 2021, elle exposera à l’université Rennes 2 et ce sera seulement la 3efois que l’Hexagone l’accueille. Quand elle demande des aides à la recherche et à la production, « c’est niet. »

On lui répond que le projet n’intéresse personne, on lui demande de changer le titre, on lui rétorque qu’il n’y a pas tellement d’intérêt à montrer des portraits de personnes noires. Elle n’est pas la seule, la réalisatrice Amandine Gay témoigne également de ce vécu lorsqu’elle a voulu faire un film sur une viticultrice noire lesbienne, la réponse a été nette et raciste : en France, ce profil n’existerait soi-disant pas.

Le manque d’images et de modèles concernant les personnes noires – et de manière plus globale toutes les personnes non blanches – est flagrant. On constate soit une vision très stéréotypée, réductrice et raciste, soit l’absence totale de représentation. Entre les lignes, une consigne : se rapprocher du modèle dominant qui dans les publicités, les médias, les films, les séries, etc. va valoriser davantage les peaux plus claires et les cheveux lisses.

« Il y a un problème de représentation. Dans le sport, dans les arts, partout. En France, j’ai l’étiquette de « photographe noire ». J’aimerais voir plus de fluidité, de profils différents. Ça n’en sera que plus intéressant ! On sait que quand on n’a pas quelqu’un qui nous ressemble un peu pour s’identifier, on va avoir plus de mal à se construire. Le mythe du corps noir très sportif, du corps sauvage… C’est terrible ! »

Le racisme est systémique et institutionnalisé. Il est dans le quotidien des personnes que l’on racise, partant du principe que la norme est blanche. « Je n’ai jamais pu louer un appartement moi-même. À 43 ans. C’est violent ! », souligne Hélène Jayet qui note que le racisme est également dans notre quotidien, à travers le langage : 

« On parle de la France « black, blanc, beurre ». Le seul mot en français, c’est « blanc ». Pourquoi a –t-on peur de dire noir ? »

Elle conclut alors : « On est devenu-e-s noir-e-s parce qu’on a été colonisé-e-s. C’est l’histoire et la colonisation qui ont fait que c’est devenu stigmatisant pour nous. » Elle chatouille en effet et nous invite à nous questionner, et par là même à nous remettre en question. Et surtout à nous plonger dans son travail qui sera présenté à l’université Rennes 2 du 22 mars au 31 mai 2021, si tout va bien. Croisons les doigts et déconstruisons nos imaginaires.

Célian Ramis

Les luttes féministes en voix et en mots

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Organisée par le collectif Nous Toutes 35 le 21 novembre dernier, la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles a rassemblé plus d’un millier de personnes sur l’esplanade Charles de Gaulle.
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Depuis plusieurs dizaines d’années, le 25 novembre est la journée internationale de lutte contre les violences faites aux personnes sexisées, en référence à l’assassinat, ce jour-là de 1960, des sœurs Mirabal commandité par le dictateur de la République dominicaine, Rafael Trujillo. Organisée par le collectif Nous Toutes 35 le 21 novembre dernier, la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles a rassemblé plus d’un millier de personnes sur l’esplanade Charles de Gaulle. 

Au sol sont placardés des messages. « Jessica, travailleureuse du sexe, écrasée volontairement au Bois de Boulogne à Paris ». « Manon, 19 ans, poignardée par son compagnon ». « Magdalena, 33 ans, poignardée par son ex compagnon, confinement ». « Korotoune, 30 ans, poignardée par son mari ». « Célène, 55 ans, tuée et dissimulée 4 mois par son conjoint ». « France, 56 ans, tuée par son ex ». « Lucette, 78 ans, abattue par son compagnon, 2econfinement ». 

Le 19 novembre, le compte du Collectif Féminicides par compagnons ou ex recensait, depuis le 1erjanvier 2020, 87 assassinats de femmes. Des meurtres perpétrés par leur conjoint ou ex conjoint. Deux jours plus tard, le 21 novembre, le procès de Jonathann Daval – assassin de Alexia Fouillot, son épouse au moment des faits en 2017 - se concluait sur la condamnation de ce dernier à 25 ans de réclusion. Le 20 novembre, à l’occasion du Jour du Souvenir Trans, les associations militantes listaient les 350 prénoms de personnes trans assassinées ou poussées au suicide. 

Dans la lutte conte les violences sexistes et sexuelles, pas de trêve. Les périodes de confinement exacerbent les violences patriarcales. L’isolement renforce les dangers, dans l’espace privé principalement, mais également dans l’espace public. Au sein de la foule masquée, des cartons sur lesquels sont écrits une lettre sont brandis, formant ainsi la phrase : « Covid à l’extérieur, violences à l’intérieur ».

OCCUPER L’ESPACE PUBLIC

Ce jour-là, la distanciation physique est exigée. Heureusement, elle n’empêche pas de « crier notre colère, de faire du bruit, de dénoncer les rouages du système patriarcal », comme le soulignent les membres de Nous Toutes 35 qui rappellent qu’occuper l’espace public est indispensable pour être vu-e-s et entendu-e-s. Dans le mégaphone, un slogan retentit : « Le silence ne nous protégera pas, on sera dans la rue tant qu’il le faudra. »

Un endroit depuis lequel on peut également interpeler les pouvoirs publics et le gouvernement qui multiplie les effets d’annonce – l’égalité femmes-hommes « grande cause du quinquennat »… - mais qui s’apprête à créer un marché public pour mettre en concurrence le numéro national gratuit et anonyme d’écoute des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles (géré depuis 1992 par le 3919). 

Des moyens supplémentaires sont revendiqués. Pas du bla bla. Des hébergements alternatifs en nombre suffisant pour les personnes victimes de violences au sein de leur foyer, des formations pour les forces de l’ordre, les professionnel-le-s de la santé, du social, de l’éducation, etc., ainsi que des moyens financiers et humains pour toutes les structures accueillant et accompagnant les personnes sexisées.

REPRENDRE NOTRE SOUFFLE, DANS LA SORORITÉ

Militer peut être épuisant tant le combat et les souffrances infligées sont colossales. La mobilisation vient regonfler les motivations, renforcer les esprits et les envies, insuffler une énergie puissante et libératrice en soulignant l’importance du collectif. Durant plusieurs dizaines de secondes, les participant-e-s crient ensemble, lèvent les poings en l’air, dansent en reprenant l’hymne féministe créé par les militantes chiliennes de Las Tesis « Un violador en tu camino » (« Un violeur sur ton chemin »).

« Islamophobie et misogynoir, ne fuyons plus du regard », « Notre colère est dans la rue, riposte féministe », « Violeurs au pouvoir, police criminelle, révolution féministe », « + de meufs, - de keufs », « Real men are feminists », « Où est notre liberté ? », « Quand c’est non, c’est non », « Transwomen are women » ou encore « Dans 32 féminicides, c’est Noël ».

Les mots sont forts. Les mots sont justes. Ils sont écrits, brandis, lus, commentés. Ils sont aussi scandés, hurlés, étouffés, repris en chœur : « Femmes handis, face aux violences, tou-te-s uni-e-s ! », « Agresseur ! Violeur ! A ton tour d’avoir peur ! », « La rue elle est à qui ? Elle est à nous ! De jour comme de nuit, elle est à nous ! Avec ou sans voile, elle est à nous ! Avec ou sans poussette, elle est à nous ! », « Assez ! Assez ! Assez de cette société qui ne respecte pas les trans, les gouines et les pédés ! », « Ni patrie, ni patriarcat, solidaires, au-delà des frontières ! »

PRENDRE LA PAROLE

Et puis, il y a les discours. Les témoignages. Déclamés sur la scène ou enregistrés au préalable et transmis lors de la mobilisation. Les vécus sont poignants. Leur partage, émouvants. Ils démontrent l’ampleur des violences qui prennent des formes diverses et multiples et intègrent toutes les sphères de la société.

Le collectif Les dévalideuses dénoncent le validisme qui s’exerce au quotidien contre les personnes handicapées à qui l’accès à l’espace public est quasiment interdit :

« La question des violences qui s’accroit pendant le confinement touchait déjà majoritairement les femmes handicapées. Elles sont les grandes oubliées des campagnes de prévention. Le validisme existait avant le coronavirus, il n’a fait que s’amplifier par un phénomène de banalisation du mal. Le validisme existera sans doute encore après la crise mais nous, personnes handicapées, femmes, militantes, dévalideuses, nous nous battrons contre ce virus avec le féminisme comme meilleur remède. »

BRISER LE SILENCE

Plusieurs témoignages de femmes exilées en France sont diffusés. Leurs parcours sont différents mais ils sont tous jonchés de violences. Elles prennent la parole pour briser le silence et l’isolement dans lesquels on les enferme, en fermant les yeux sur leurs situations.

L’une (identité non diffusée) a fait le constat qu’elle avait épousé un homme violent, après le mariage. Elle a subi des violences pendant 4 ans : « Il me demandait pardon et je devais revenir car je n’avais nulle part où aller. À un moment, j’ai été hébergée 15 jours dans la famille et puis je me suis retrouvée dehors. D’abord dans un hôtel, puis dans un foyer. Avec mes deux enfants. Les enfants me disaient que c’était de ma faute, ça me faisait de la peine, je me sentais coupable car je m’étais mariée avec lui. »

Elle a ensuite été maltraitée et brutalisée par un homme qu’elle pensait être son ami. En échange d’une aide, il voulait de l’argent ou des faveurs sexuelles : « Il n’y avait pas de solution selon l’assistante sociale. Je devais retourner alors que je savais qu’il y avait des violences et du chantage. » Aujourd’hui, elle attend sa régularisation et sa santé se dégrade.

Une autre (identité non diffusée) parle en anglais et est traduite en français. Sa parole est retransmise à la 3epersonne : « Elle a vécu un mois dans la rue dans des endroits pas à l’abri, elle a appelé plusieurs fois le 115 mais ils n’ont jamais répondu. Maintenant, en ce moment, elle est dans un foyer avec des personnes âgées mais elle n’a pas beaucoup d’aide. Quand elle raconte son histoire, ils veulent profiter d’elle, lui disent de venir avec eux, de leur donner de l’argent mais elle n’en a pas, ou son corps. C’est vraiment difficile pour les femmes. »

DE LA DÉTRESSE AFFECTIVE À LA DÉTRESSE MATÉRIELLE

Régine Komokoli a 39 ans et élève seule ses trois filles. Elle est la co-fondatrice de Kune, un collectif de femmes de Villejean, à Rennes. Elle vient de la République centrafricaine et livre un témoignage poignant autour de son parcours, ses convictions et des raisons pour lesquelles la lutte contre les violences sexistes et sexuelles lui tient à cœur.

« Chaque histoire de vie est différente. Je vous livre mon témoignage. Je viens d’un pays où règne le chaos depuis plusieurs décennies. Je suis née en 1981, élevée dans une famille de tailleurs. J’ai vécu la brutalité économique, physique et psychologique dans mon enfance et adolescence. L’insécurité règne de jour comme de nuit. Violences sur les filles, le risque est permanent. Le viol est un moyen pour les milices de dominer les populations. J’ai payé cher ma condition de jeune adolescente. J’ai pris le chemin d’un exil sans retour. Je me suis sauvée dans tous les sens du terme. A 20 ans, je suis partie vers la France. »

Elle poursuit : « A l’issue d’un long parcours, j’ai acquis la nationalité française. J’ai été confrontée à la violence conjugale. Je suis actuellement en logement provisoire pour fuir les coups du père de ma 3efille. Je bénéficie d’une mesure de protection judiciaire grâce à une mesure d’éloignement de mon ancien conjoint violent. Les violences faites aux femmes ne s’arrêtent pas aux portes de l’Europe et de la France. Je connais la détresse des femmes. Je connais aussi l’angoisse terrible de devoir faire une valise avec les choses les plus importantes en quelques minutes. »

Elle détaille ensuite les diverses formes de détresses que les violences entrainent. Il y a la détresse affective, « faire comme si tout allait bien mais vivre l’angoisse des violences au jour le jour. »La détresse psychologique, « fuir le domicile conjugal est un saut dans l’inconnu et annonce des jours, des semaines et des mois difficiles. » La détresse familiale « car bien souvent les enfants sont témoins des violences et durablement marqués. » La détresse sociale « car fuir un conjoint violent c’est voir l’ensemble de sa vie bouleversée. Certains ont des difficultés de compréhension de l’administration, confrontés à un univers juridique qu’on ne connaît pas. » Et puis aussi la détresse matérielle, « c’est fuir avec le minimum pour soi et ses enfants, c’est régler une urgence l’une après l’autre et quand on a pensé avoir tout réglé, d’autres apparaissent. » 

Et la pire des détresses selon elle : « L’impossibilité d’expliquer une situation. Comment trouver les mots qui doivent être dits dans une langue qui est étrangère ? Il manque un travail de proximité, une maison des femmes comme à Saint-Denis. Un lieu sécurisé, un lieu où il existe un réel accueil, un lieu de paroles pour la mère et pour les enfants. Les coups ne blessent pas que le corps mais aussi les âmes. Il faut que les femmes issues de cultures différentes puissent être écoutées par des femmes issues de la même culture. »

Régine Komokoli conclut par des chiffres : « Entre 120 et 150 femmes se font tuer chaque année par leur conjoint ou ex conjoint, 220 000 sont victimes de violences. C’est une maladie sociale qui touche tous les milieux. C’est aussi le signe que la France reste un pays profondément patriarcal. Cela démontre aussi une chose : c’est à nous les femmes de prendre en main notre destin, c’est à nous de lutter pour nos droits ! »

LA TRANSPHOBIE TUE

La transphobie est également dénoncée lors des discours à travers une prise de parole d’Iskis – centre LGBT de Rennes. La veille, le 20 novembre, avait lieu comme chaque année la journée internationale du Souvenir Trans. Une occasion pour les personnes transgenres et leurs allié-e-s de célébrer la mémoire des personnes assassinées à cause de la transphobie. En un an, les associations ont recensé la mort de 350 personnes transgenres et non binaires.

« Cette année encore, les personnes exilées et les travailleureuses du sexe constituent la majorité des victimes qui ont été signalées. La transphobie trouve ses racines dans le sexisme. Quasi presque toutes les personnes victimes recensées sont des femmes transgenres ou des personnes féminines. Ce que les transphobes détestent ce sont les femmes, la féminité, la remise en question de la hiérarchie de genre. 

Si en France les meurtres sont moins nombreux que dans d’autres régions du monde, les violences à l’égard des personnes transgenres sont omniprésentes. Agressions, insultes sont monnaie courante. Mais la transphobie est parfois plus insidieuse. Les discriminations à l’embauche, l’accès au logement et l’accès à la santé. 

Les procédures légales de changement de prénom et de changement de mention de sexe sont longues, pénibles, parfois refusées sans raison. Les travailleureuses du sexe sont toujours laissé-e-s pour compte sans protection juridique. 

Cette transphobie systémique, étatique, tue partout dans le monde. Tue en France aussi. En 2020, en France, comme chaque année, on déplore dans notre pays le suicide de nombreuses personnes transgenres et notamment de jeunes femmes précaires, travailleuses du sexe, que l’Etat a laissé mourir dans le silence. 

Face à l’abandon des institutions, nous sommes obligé-e-s de compter sur le soutien communautaire. Avec la crise sanitaire, les demandes d’aide auprès des associations et des collectifs ont explosé. Soulignons la vulnérabilité de notre communauté. Certaines initiatives nous ont aussi montré à l’inverse sa résilience et sa force. 

Si nous ne pouvons pas compter sur le soutien de l’Etat, nous pouvons compter sur le soutien et l’entraide mutuelle. Stop aux violences sexistes ! Stop aux violences transphobes ! »

VALORISER LES PREMIÈRES DE CORVÉE

La commission Femmes de Solidaires 35 axe son discours sur « les premières de corvée ». Celles qui occupent des postes dévalorisés et pourtant essentiels, comme le prouvent les périodes de confinement : « La crise a eu un mérite, celui de révéler des métiers qui la plupart du temps sont invisibilisés parce qu’ils sont exercés par des femmes. Ces métiers ce sont ceux qu’on appelle les métiers du soin et des services à la personne. 

Quand on regarde les chiffres, ils sont assez parlants. À l’hôpital, les infirmières, à 87%, ce sont des femmes. Les aides soignantes, à 91%, ce sont des femmes. Dans les supermarchés, en caisse, à 76%, ce sont des femmes. Dans les métiers des services à la personne, les assistantes sociales, les aides à domicile, encore des femmes, à 97%. Ces métiers féminins sont des métiers parfois précaires, souvent sous-payés, très mal payés et très pénibles. 

Les métiers qui sont indispensables sont complètement dévalorisés, sous-payés. On se dit pourquoi ? On s’est trop habitué-e-s à ce que les femmes travaillent gratuitement. Gratuitement pour s’occuper des enfants. Gratuitement pour s’occuper des malades. Gratuitement pour s’occuper des personnes âgées. Ces métiers doivent être aujourd’hui reconnus à leur juste valeur. »

LES FEMMES KURDES COMBATTANTES POUR UNE SOCIÉTÉ LIBRE

Au tour des militantes de l’association des femmes kurdes à Rennes, Zin 35, de prendre la parole. Depuis la capitale bretonne, elles dénoncent la situation en Turquie et dans plusieurs villes du Kurdistan : « De plus en plus de femmes sont violées et massacrées. Des exécutions extra judiciaires ciblées ont même été effectuées contre des femmes ainsi même que des enfants et des familles entières. Une grande partie de ces massacres ont eu lieu au moyen d’attaques de drones utilisés à des fins militaires. Les incidents de violences policières, de tortures, d’harcèlements, de menaces de mort ou d’enlèvements qui servent également à détenir des militantes prouvent qu’une politique de guerre spéciale est appliquée à l’encontre des femmes. »

Elles rappellent que le nombre de femmes « qui ont été interdites de la sphère politique, de la vie publique ou du travail, uniquement pour des délits d’opinion et qui sont maintenant retenues en otage dans les prisons est d’environ 10 000. »

Les militantes revendiquent la justice contre les défenseurs des régimes fascistes qui commettent, comme elles le soulignent, systématiquement des massacres : « Nous déclarons que nous poursuivons notre résistance contre les féminicides par des campagnes de protestation. Il ne fait aucun doute qu’Erdogan a commis et continue de commettre non pas 100 mais des milliers de crime au cours de ces 18 années de pouvoir, c’est pourquoi nous allons régler nos comptes avec Erdogan, un des plus gros auteurs de féminicides avec notre campagne « 100 raisons pour le procès du dictateur ». » 

En tant que femmes kurdes, elles exigent « de l’ONU que les meurtres de femmes soient reconnus comme des féminicides génocides. Nous demandons que les féminicides soient officiellement reconnus comme un crime contre l’humanité au niveau international. En effet, les Nations Unies ont longtemps échoué à le faire encourageant les dictateurs comme Erdogan. Avec cette campagne, nous demandons justice et qu’Erdogan soit jugé. 

Nous accueillons la journée du 25 novembre sous la devise de l’auto-défense de la société libre contre les féminicides. Nous défendons un modèle de société libre contre les formes de violences envers les femmes. Du Kurdistan au Chili, de la Pologne au Soudan, des Etats-Unis à l’Iran, de l’Inde à l’Europe et en Turquie, unissons-nous pour mettre fin à l’ignorance, à l’oppression, aux harcèlements, aux violences sexuelles et sexistes, aux féminicides partout dans le monde. Les femmes, la vie, la liberté ! »

APPELS À LA SOLIDARITÉ CONTRE LES VIOLENCES POLICIÈRES ET CONTRE LES VIOLENCES FAITES AUX PERSONNES EXILÉES SANS PAPIERS

Le 25 novembre et le 8 mars ne constituent pas les deux seules dates durant lesquelles les militant-e-s se mobilisent et s’unissent pour protester contre les injustices. Lors des discours, deux appels au rassemblement et à la solidarité sont effectués. Le premier par Awa Gueye, fondatrice du collectif Justice et vérité pour Babacar Gueye, le 5 décembre 2020 à 14h, à Maurepas, à Rennes. Le rendez-vous est donné devant l’arrêt de bus Gast.

Elle lutte depuis 5 ans, avec et aux côtés d’autres familles de victimes « mutilées, assassinées par la police », comme l’a été son frère, Babacar. « En tant que femme noire, en tant que femme militante, je suis là avec vous, pour mener le combat ensemble. Depuis l’année dernière, depuis novembre dernier, je lutte avec Nous Toutes 35, avec le collectif Justice et Vérité pour Babacar et avec beaucoup d’autres collectifs un peu partout en France. Aujourd’hui, je ne me sens plus seule. Aujourd’hui, je vois que ma fille est là devant moi. Je ne me sens plus seule grâce à vous ! »

Le second par le groupe Femmes de la Marche des Solidarités, le 18 décembre 2020, à Paris, pour l’Acte IV des Sans-Papiers. En tant que combattantes, venues de différents pays, elles appellent toutes les femmes en exil en France à sortir de l’invisibilité et en tant que féministes portent les revendications pour la régularisation de tous et de tous sans conditions, pour la fermeture des prisons administratives, les CRA (centres de rétention adminstrative), qui les menacent, leur font peur et les obligent au silence et pour le droit de tou-te-s de vivre dans un endroit digne.

« Nous les femmes du monde entier subissons les violences patriarcales. Sur tous les continents, dans le monde entier. Celles d’entre nous qui parcourons le monde sans le droit de le faire à cause du préjudice de notre naissance, du lieu, de notre genre ou de notre sexe, nous sommes parties pour un monde meilleur au risque de nos vies. 

Une femme violentée administrativement mise à genoux est une femme affaiblie pour mieux l’abattre. Nous appelons à la sororité. Nous vous appelons nos sœurs à rejoindre notre combat pour la dignité. Ici en France, à la merci des hébergements contre services sexuels, des violeurs, des profiteurs de notre vulnérabilité administrative, du silence imposé par la situation d’illégalité. 

Nous dénonçons la violence institutionnelle qui construit notre misère et nous enferme dans la voix du silence. La honte doit changer de camp ! Soyons unies ! »

Rassemblons-nous. Mobilisons-nous. L’actualité démontre au quotidien la brutalité d’un système oppresseur aux multiples facettes. Croisons les vécus, écoutons nos adelphes, respectons les individus. Féministes tant qu’il le faudra.

Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.  

 

Célian Ramis

Que sea ley, pour que comptent les voix et les corps des femmes en Argentine (et pas que)

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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. Retour sur leur combat historique et puissant en 2018 à travers le film "Que sea ley", diffusé au cinéma L'Arvor, à Rennes.
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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. On se souvient de leur combat historique et puissant en 2018 alors que le 7projet de loi visant la légalisation de l’IVG était étudié par les parlementaires. Le réalisateur Juan Solanas rend compte de la marée verte dans son film Que sea ley – traduit en français par Femmes d’Argentine – présenté le 28 septembre 2020 au cinéma L’Arvor, à Rennes. 

En juin 2018, le monde braque ses yeux sur l’Argentine qui s’embrase dans les mobilisations féministes pour le droit de disposer de son propre corps - et donc de choisir de mener une grossesse à terme ou non - et retient son souffle lorsque le 8 août, le Sénat est amené à voter le projet de loi concernant la légalisation de l’avortement présenté pour la septième fois.

Pas de suspens, évidemment, nous connaissons depuis deux ans l’issue du vote. Le projet de loi est rejeté à 38 voix contre 31 voix en faveur de la légalisation. Une actualité en chasse une autre et petit à petit, le monde médiatique délaisse l’Argentine et son combat.

La soirée organisée au cinéma L’Arvor, en partenariat avec le Planning Familial 35 et Amnesty International, à l’occasion de la Journée internationale pour le droit à l’avortement, agit non seulement comme une piqure de rappel mais également comme une sonnette d’alarme.

Parce que plus de 3000 argentines sont décédées des suites d’un avortement clandestin. Parce qu’elles sont toujours plus nombreuses à être rendues coupables d’agir contre une grossesse non désirée. Parce qu’elles sont sévèrement punies de ne pas vouloir mener cette grossesse à terme. Parfois – souvent - au prix de leur vie.

Aussi parce que la loi permettant l’avortement en cas de viol et/ou de danger pour la vie de la femme concernée n’est pas appliquée. Parce qu’en Argentine, les femmes qui ont de l’argent réussissent à avorter dans des « conditions plus acceptables », tandis que les plus pauvres – 36% de la population vit sous le seuil de pauvreté et 48% des mineur-e-s – risquent leur vie parce que l’Etat ne prend sa responsabilité face à l’Eglise.

On se rappelle donc ce mouvement argentin mais sans le connaître réellement. De loin. Ce lundi soir, on se le prend en pleine gueule. L’engouement, la révolte, la détermination. Les témoignages de femmes qui ont avorté clandestinement. Les parcours de combattantes rendues coupables par avance.

Les familles qui ont vécu et vivent encore le drame de leur-s fille-s décédée-s à la suite d’un avortement clandestin et d’une mauvaise prise en charge ensuite à l’hôpital dans le but de les punir. Les enfants, rendus orphelins de leurs mères.

Toutes ces paroles s’entremêlent aux sons et aux rythmes des batucadas qui rythment les manifestations et les mobilisations de milliers de femmes réunies dans l’espace public. Elles le disent, elles le savent, le combat se gagnera dans la rue. Alors, elles la prennent cette rue. Elles l’envahissent, crient leur colère, leur désarroi, chantent leur rage et prônent leur droit. Leur droit à disposer de leur propre corps. Leur droit à choisir si oui ou non, elles veulent mener la grossesse à terme et garder l’enfant.

Mais le poids du discours catholique et des évangélistes est encore trop lourd dans cette Argentine qui doit mener de front la lutte pour les droits des femmes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le couperet tombe, les larmes coulent. En août 2018, le projet de loi visant à légaliser l’avortement est rejeté. Mais le mouvement n’est pas figé, pas stoppé, pas affaibli.

LES ARGENTINES MÈNENT PLUSIEURS COMBATS DE FRONT

Après la projection, un temps d’échange est organisé. La présence de Marie Audran est une aubaine. Elle a vécu en Argentine pendant trois ans et notamment durant cette période. Son expérience et ses connaissances permettent ainsi de situer ce combat dans un contexte politique plus global.

Elle explique la symbolique du foulard vert qui s’inscrit dans « une tradition de luttes ». Elles rendent hommage (femmage, devrait-on dire) aux foulards blancs « des mères et des grands-mères qui se réunissaient pendant la dictature en Argentine, place de mai à Buenos Aires, et qui réclamaient la vérité et la justice pour leurs enfants disparus. »

« Elles ont repris le symbole du foulard blanc sur le foulard vert et établissent un lien entre le corps des femmes et l’État. Elles dénoncent la souveraineté de l’Etat sur le corps. Il y a aussi un foulard orange pour la lutte pour l’état laïc. Beaucoup de combats sont menés de front. Elles croient en l’importance de déconstruire le lien avec l’église.»
souligne Marie Audran.

Elle était sur place avant ce mois de juin 2018. Elle raconte : « Les anti avortements se sont mis à occuper la place à partir du moment où le congrès a voté le projet de loi. Avant, devant le congrès et partout ailleurs, c’était le vert qui était présent. »

Tous les mardis, les militantes au foulard vert se rassemblaient dans l’espace public, le lieu changeait en fonction des dates, et organisaient un débat. Marie Audran se souvient de « ce gros bouillonnement de mobilisation », impressionnée justement par la capacité de mobilisation et d’organisation des Argentines. 

En 2015 déjà, elles se soulevaient contre les féminicides et les violences machistes avec la naissance du mouvement Ni una menos. Le film le rappelle : en Argentine, une femme meurt toutes les 26h. Parce qu’elle est femme.

« À cette époque, arrive un président de droite libérale, après plusieurs mandats de centre gauche. Les femmes poussent un cri de rage avec Ni una menos. Et ce mouvement a essaimé dans différents pays d’Amérique du Sud. Dans un contexte d’explosion sociale, les militantes féministes luttent contre le néo-libéralisme. Elles vont prendre un grand protagonisme contre le néo-libéralisme. Ici, on assiste à une vraie révolution des consciences. Comme une des femmes le dit dans le film, une fois qu’on commence à regarder les choses sous l’angle féministe, on ne peut plus revenir en arrière. », commente Marie Audran. 

UNE LUTTE INSPIRANTE ET PUISSANTE

Marie-Françoise Barboux, membre de l’antenne rennaise d’Amnesty International ajoute : « C’est la 7fois que le projet était présenté mais c’était la 1èrefois qu’il prenait cette ampleur. Première fois que les femmes ont convaincu autant de député-e-s de tout bord politique. Espérons que le 8eprojet soit présenté en 2020. »

L’ampleur est colossale. Non seulement pour l’Argentine mais également pour l’Amérique du Sud. Dans le public, une spectatrice intervient à ce propos :

« Grâce aux Argentines, nous au Chili, on a pu lutter. La couleur verte, on l’utilise nous aussi maintenant. On a eu notre mai féministe. On a fait la grève contre le harcèlement des professeurs. Pour une éducation non sexiste. On veut toutes être vivantes ! Au Brésil ou au Mexique par exemple, le patriarcat est très très fort. Mais les femmes sont organisées. Elles utilisent des performances, grâce aux Argentines et à Las Tesis. Les luttes sont les mêmes. C’est très important et ça a commencé par l’Argentine. Que sea ley ! »

Que ce soit loi ! Que le droit de disposer de son propre corps soit le même pour tou-te-s, partout, peu importe le genre, le sexe, le milieu social, la province ou le pays dans laquelle / lequel on vit, son orientation sexuelle, son identité de genre, sa couleur de peau, etc. Que ce droit à l’avortement soit libre et gratuit. Sans condition. Que les femmes disposent de leur corps et accèdent à la santé. Que ce soit loi !

« L’avortement est légal lorsqu’il y a danger pour la vie de la femme. Mais en réalité, les recours en justice sont plutôt faits contre les médecins qui pratiquent des avortements clandestins. Il y a un poids très lourd qui pèse sur les médecins et les gynécos. La Cour Suprême a pourtant redit en 2012 qu’une femme n’a pas besoin de prouver le viol subi ou la mise en danger sur sa santé pour avorter. Mais dans les faits, les autorités n’appliquent pas la loi. », poursuit Marie-Françoise Barboux.

Marie Audran précise : « En 2019, deux filles de 11 et 12 ans ont été obligées d’accoucher à la suite des viols qu’elles ont subis. La loi n’est pas appliquée. »

Il faut se battre et il ne faut rien lâcher. Et surtout, s’informer. Si on le peut. Car on le sait, l’absence d’information, la problématique de l’accès à l’information et la mauvaise information constituent souvent la base des inégalités.

INFORMATIONS ET SOLIDARITÉ AVEC LES FEMMES DU MONDE ENTIER

Entre le discours prôné par les conservateurs qui utilisent l’argument de « la vie » (pro-life), l’absence d’éducation à la vie sexuelle et affective, l’accumulation des tabous autour de la sexualité et de la contraception (dont l’information ne circule pas toujours correctement) et les idées reçues sur la contraception et l’avortement, le débat est loin d’être apaisé.

Sans oublier le traitement médiatique réservé à ces thématiques qui véhicule bien souvent des clichés. Depuis quelques jours en France, la presse s’affole avec des titres chocs concernant le taux de recours à l’IVG qui en 2019 a atteint son chiffre le plus élevé. Depuis 2001, entre 215 000 et 230 000 avortements étaient pratiqués. L’an dernier, le chiffre était de 232 000.

Evidemment, la plupart des articles établissent ensuite un lien entre le recours à l’IVG et l’évolution des modes de vie de la société. Mais on crée un mouvement de panique, une gêne - par rapport à ce chiffre qui a légèrement augmenté – incitant au malaise, au pointage du doigt de ces jeunes filles qui auraient recours à l’IVG comme un moyen de contraception et à toutes ces femmes qui prendraient cette interruption volontaire de grossesse à la légère (oui, nous sommes dans une société où si une femme n’est pas traumatisée par un avortement, c’est qu’elle est certainement un être monstrueux).

Lundi soir, Lydie Porée du Planning Familial 35 le rappelle : « 72% des personnes qui ont recours à l’IVG avaient une contraception. » Voilà qui casse d’emblée un stéréotype visant à toujours rendre irresponsables les femmes et à justifier qu’on les infantilise, par conséquent.

En 2020, il faut le rabâcher encore et encore : les femmes ont le droit de disposer de leur propre corps. Ce droit, elles l’ont conquis. Ce droit, elles se battent pour le conserver. Face à la double clause de conscience des professionnel-le-s de la santé, face aux fermetures des centres d’IVG, face à une période de crise sanitaire (et économique par la même occasion) qui comme toujours retombe de plein fouet sur les femmes.

En France, l’avortement a été légalisé en 1975 mais la loi n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Au départ, elle était votée pour 5 ans. Avec certaines conditions. Les militantes se sont battues, ardemment, pour faire progresser la loi et les mentalités. Elles se battent toujours et revendiquent aujourd’hui son accès libre et gratuit, pour tou-te-s, et l’allongement du délai légal à 14 semaines au lieu de 12 actuellement.

En Équateur, le président refuse aujourd’hui encore la dépénalisation de l’avortement, même en cas d’urgence médicale, alors que les Parlementaires avaient voté le projet de loi le 25 septembre dernier.

En Irlande, les Irlandaises peuvent choisir d’interrompre volontairement et légalement leur grossesse depuis le 1erjanvier 2019. En décembre dernier, seulement 10% des médecins acceptaient de pratiquer l’avortement là-bas. 

En Italie, l’accès à l’IVG se dégrade et les polémiques se multiplient quant à l’avortement médicamenteux, notamment.

Le droit à l’IVG, qui implique le droit à disposer de son propre corps, le droit à choisir d’avoir un enfant quand on veut, si on veut, est un combat du quotidien. Il souligne des inégalités profondes entre les hommes et les femmes d’un côté et entre les femmes du monde entier d’un autre.

Lundi 28 septembre, au cinéma L’Arvor, les trois intervenantes, Marie Audran, Marie-Françoise Barboux et Lydie Porée, prônent la solidarité et la circulation de l’information. Qu’uni-e-s, nous fassions bloc. Parce que nos voix comptent. Parce que nos corps comptent. Que sea ley.

Célian Ramis

Valeurs hip-hop : danser les maux

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"Peace, love, unity and having fun" sont les valeurs du hip-hop, défendues par les chorégraphes et danseuses qui prônent la recherche d'individualité au sein du collectif.
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Pour la danseuse et chorégraphe Sandrine Lescourant, faire partie de la culture hip hop est un acte social en soi. Puisque c’est accéder, accepter et transmettre les valeurs « Peace, love, unity and having fun ». Comment et sous quelles formes les corps en sont-ils des vecteurs et transcendent-ils cet engagement ? À travers l’histoire et plusieurs propositions artistiques, la démonstration en a été donnée à Rennes début février. Reportage.

Voilà l’idée que prône la culture du hip-hop, selon les artistes interviewées. Exprimer et assumer son individualité, sans la pression de la conformité. La scène devient alors un espace d’expression dans lequel se croisent différents corps et langages.

Du 28 janvier au 13 février, plusieurs créations, proposées à Rennes dans le cadre du festival Waterproof porté par le Triangle et le collectif FAIR-E, ont suscité notre curiosité de par les engagements et les réflexions qui s’en dégageaient. Féminités, masculinités, intimités, singularités, recherche de sa place dans le collectif, fragilités et puissances.

Du popping à la danse contemporaine, en passant par le locking, le voguing, la dance house et le waacking, les multiples facettes et identités d’une culture riche de son histoire et de son évolution ont ébranlé notre vision jusqu’ici trop réductrice du hip-hop français. 

Sur un rectangle blanc entouré de lumières pointées vers le centre, sept danseuses soutiennent un regard de guerrières. Elles s’observent et se tournent autour. Se jaugent, s’imitent et s’entrainent jusqu’à la formation d’une masse finalement non toxique dans laquelle les individualités s’expriment librement. Chaque mouvement témoigne de leur force et de l’intensité de leurs intentions.

C’est une véritable prouesse technique qu’elles entreprennent à plusieurs reprises sur le plateau du TNB, du 28 au 30 janvier. Il y a quasiment un an, les membres de Paradox-sal dévoilaient pour la première fois Queen blood à Rennes, après deux semaines de résidence au Garage, avant de présenter officiellement la création à La Villette à Paris, fin mars 2019.

De retour dans la capitale rennaise, elles s’affirment toujours prêtes à sublimer les danses dont elles sont des pointures. Hip-hop, dance house, krump, popping, locking, danse contemporaine et danses africaines, s’entremêlent, se confrontent et s’enlacent. Quelle puissance ! Quelles énergies !

Pendant près d’une heure entière, on retient notre respiration au son des leurs qui résonnent lors du tableau électrisant sur lequel elle danse, alignées face au public sur la chanson « Four women » de Nina Simone. La tension est palpable, l’émotion grandissante. Entre les instants suspendus de ce type et les moments d’accélération, les danseuses sont toujours en mouvement, seules, à plusieurs ou toutes ensemble.

C’est viscéral, ça prend aux tripes et ça nous saisit les entrailles ce qu’elles racontent, sans filtre et sans solution de repli, puisque même une fois sorties du rectangle blanc, on les voit encore, sur les bords du plateau imaginés comme des coulisses. Tout au long de cette performance qui nous hypnotise littéralement, elles se confrontent à nos regards mais aussi à leurs propres regards sur elles-mêmes.

L’émotion nait et grandit constamment de par la violence des affrontements, collectifs et individuels, mais aussi de par les instants partagés d’écoute, de solidarité et de sororité. Avec toujours ce sentiment planant de liberté, cette volonté de dépassement de soi et cet esprit d’équipe au sein de laquelle s’affirment des personnalités différentes et combattantes, à l’instar des lignes qu’elles exécutent durant leurs chorégraphies : jamais droites, elles présentent toujours une multitude de trajectoires possibles.

L’ESPRIT COLLECTIF DE PARADOX-SAL

« Je voulais cette frontalité. Vous voyez, y a pas de loges, rien, vous les voyez même quand elles sortent du plateau. Tout ça, c’est assumé, pour se rendre compte de l’effort physique. Envoyer ce qu’elles envoient, moi, je peux pas le faire ! », avait commenté Ousmane Sy, chorégraphe de Paradox-sal et membre du collectif FAIR-E, après la représentation au Garage.

En 2012, il fonde un crew exclusivement féminin qui rassemble des danseuses issues du hip-hop, du popping, du locking, du dancehall, du krump, des danses africaines ou encore de la danse contemporaine, autour d’une base commune : la house.

« J’ai souvent fait partie de groupes essentiellement masculins. Je travaillais avec des filles comme Allauné Blegbo et Anaïs Imbert-Clery, elles m’ont parlé d’autres filles qu’elles connaissaient, etc. La house, c’est très androgyne. Le talent est là, peu importe le sexe. Ce que je veux avec elles, c’est apprendre et échanger. Pas diriger. Ce qui m’intéresse, c’est de décortiquer les états de corps. C’est la gestuelle, pas le corps finalement. », analyse-t-il.

Avec Fighting Spirit, premier spectacle de Paradox-sal, créé en 2014 – lire notre article « Fighting Spirit, l’esprit guerrier des danses urbaines à l’Opéra » publié sur yeggmag.fr le 16 février 2015 – « le challenge était de monter sur scène et d’impressionner par nos techniques et nos talents. Ousmane ne nous a pas formées, il nous a choisies pour nos forces individuelles, quelque soit la danse. », précise Odile Lacides, également assistante chorégraphe sur la création Queen Blood.

FÉMINITÉ PLURIELLE

C’est l’acte II de l’exploration à laquelle le groupe contribue, autour des gestuelles et des énergies féminines. Des énergies animales et combattives qui réussissent toujours à allier collectif et individuel, qui vont s’exprimer également dans les propositions d’Anne Nguyen et de Sandrine Lescourant également programmées lors du festival.

Ici, c’est la notion de féminité qui est développée à travers les techniques, la performance et la scénographie. Et surtout, elles s’expriment. Dans le processus de création comme sur la scène. Dans les parties dansées en groupe comme dans les solos. Si la dance house est leur langage commun, aucune ne danse comme sa voisine, aucune ne ressemble à une autre même dans les mouvements synchronisés et chaque spectacle de Paradox-sal fait jaillir la puissance de cette diversité des parcours, des profils et des propos.

Comme le souligne la chorégraphe Anne Nguyen, l’imitation n’a pas sa place dans la culture hip-hop. « Dans nos solos, on a carte blanche pour exprimer qui on est. », signale Allauné Blegbo qui poursuit : « Je me suis posée des questions sur qu’est-ce que c’est la féminité ? Qu’est-ce qu’on attend de moi dans cette féminité ? Qu’est-ce qu’on attend de nous ? Qu’est-ce que c’est savoir être soi ? Ça m’a fait réfléchir et évoluer, pas que professionnellement, mais personnellement aussi. Aller au-delà de la caricature. »

Le corps des danseuses au fil de la création passe par tous les états, emprunte les codes normés, genrés et sexués mais aussi et surtout les chemins de traverse puisque sept ou huit danseuses – cela dépend des représentations - sur scène impliquent par conséquent sept ou huit féminités différentes qui se rencontrent, se confrontent, s’allient jusqu’à la libération, en marge de la scène, montrant que tous les espaces peuvent être investis par les femmes.

« Il y a un tableau qu’on fait toutes ensemble, qui s’appelle « Dolce & Gabbana », où on est dans la caricature avec des gestes de diva. C’est aussi une vision de la féminité. Quand on fait notre solo, par contre, là, on exprime notre féminité à nous et on dit qu’il n’y a pas besoin d’être féminine dans le sens où tout le monde l’entend pour être féminine. »
détaille Odile Lacides.

Qu’elles jouent l’exagération, qu’elles incarnent une féminité normée ou singulière, qu’elles dévoilent une partie masculine plus ou moins prégnante et dominante, elles ne définissent aucune limite à une féminité plurielle et évolutive, non figée dans le temps et l’espace. Une féminité All 4 House qu’elles visitent avec hargne et sensibilité, qui nous reste viscéralement à l’esprit. Puissant et bouleversant.

S’INSPIRER DU HIP-HOP POUR RÉCONCILIER LA SOCIÉTÉ

Dans son article, publié sur le site du HuffingtonPost en septembre 2016, la philosophe Benjamine Weill, spécialiste du rap et co-fondatrice de l’association « Nous sommes Hip-Hop », aborde la question de l’engagement comme base d’émancipation dans la culture hip-hop.

Ainsi, dans son introduction, elle écrit que « depuis son émergence, le Hip-Hop, consiste à mettre en avant notre capacité à l’émancipation collective, malgré nos déterminants initiaux. En exprimant son point de vue, chacun prend parti dans le monde sans attendre que cette place soit laissée. »

Si elle analyse particulièrement le prisme du rap, elle conclut tout de même en élargissant à la culture hip hop qu’elle voit comme « moyen par lequel chacun s’extrait de ses déterminants de départ pour aller plus loin, faire valoir sa dignité humaine en transformant sa souffrance en force, sa haine en rage, sa solitude en rencontre. L’émulation et la compétition entendues comme le moyen de se confronter à l’autre, non pour soi-même mais pour que l’un et l’autre s’augmentent, favorisent une forme d’émancipation et de dépassement de soi ainsi que la rencontre. C’est une manière de « s’ouvrir sur le monde » et de « changer les parcours » à partir de son vécu, de son histoire, mais aussi d’une conscience que je ne suis rien sans l’autre et que cet autre même s’il est différent de moi, vaut autant que moi. Rien ne sert de l’écraser, mieux vaut s’y associer. »

En août 2019, un collectif d’acteurs des cultures urbaines publie une tribune dans Le Monde, appelant à « s’inspirer du hip-hop, né dans la rue et qui n’exclut personne, pour réconcilier une société française en morceaux. » 

HIP-HOP OLD SCHOOL

Le 5 février 2020, au Garage à Rennes, la breakeuse et chorégraphe Anne Nguyen animait une conférence sur les danses hip-hop et revenait rapidement sur l’histoire de celles-ci. Le break, c’est pour elle la « seule et vraie danse hip-hop ». Pourquoi ? Parce qu’elle nait en même temps que la musique éponyme.

Mais d’autres danses existent, comme le popping et le locking, qui vont être assimilées à la culture hip-hop. Ce sont ce qu’elle appelle les trois danses old school hip-hop, et chaque style puise dans des inspirations différentes, entre rites ancestraux et culture populaire.

« L’inspiration se retrouve dans d’autres disciplines. Dans ces danses, on a le droit de tout faire, les mouvements appartiennent à tout le monde, on fait appel à un patrimoine. On voit que dans le break, il y a de l’inspiration indienne, dans le popping, qui consiste en des contractions musculaires, il y a de l’inspiration égyptienne, et dans le locking, qui est une déformation du popping, on retrouve l’inspiration des danseurs de claquettes et des cabarets noirs américains. », explique-t-elle, en introduction.

Aux Etats-Unis, quand une nouvelle musique envahit le continent, celle-ci est toujours assortie d’une nouvelle danse. De nouveaux styles se créent, et parfois restent à l’état de mode, et parfois perdurent et évoluent. Le popping et le locking apparaissent un tout petit peu avant les années 80, lorsque les Eletric Boogaloos (style funk) déboulent dans l’émission Soul Trainet initient une danse empreinte de mouvements militaires et robotiques.

C’est le début du popping, reconnaissable grâce à ses mouvements très carrés et ses contractions musculaires qui marquent le beat, le son, « comme du pop corn qui éclate ! » Le locking est un dérivé de cette danse : « En fait, il y avait un mec qui n’arrivait pas à popper et quand les gens se moquaient de lui, il les pointait du doigt, c’est pour ça que dans le locking, on a souvent des mouvements comme ça avec les bras. »

FUSION DE GENRES ET D’INFLUENCES

On aurait pu en rester là. Le popping et le locking auraient pu n’être que des modes. Quelques temps plus tard, le break arrive. Nous sommes dans les années 70, à New York, et « c’est la première fois que les gens sont amassés comme ça, dans les quartiers. Quelque chose de nouveau se crée. ».

Et ce quelque chose, c’est une Block Party. Ça éclot dans différents secteurs de la ville : les DJs organisent des soirées en bas des immeubles et repèrent que c’est au moment du solo du batteur ou du percussionniste que les gens se mettent à danser. Ils vont rapidement se mettre à isoler ces parties, appelées « break », afin de créer des boucles avec ces morceaux : « Ça donne naissance au break et à la musique hip-hop ».

Là aussi, les influences sont multiples puisque les danseurs puisent leurs mouvements dans les films de kung fu mais aussi dans la guerre des gangs qui sévit à New York, utilisant le « rocking » comme technique visant à faire croire aux flics que les membres dansaient en imitant le combat, sans se toucher.

Les mouvements sont saccadés, la musique également. « Les battles vont naitre de la compétition entre la communauté afroaméricaine et la communauté latina. Selon l’histoire, ce serait plutôt les afroaméricains qui auraient inventé le break et les latinos les auraient défié. A force, les groupes essayaient de se renouveler et aller de plus en plus vers la performance, d’où les tours sur le dos, les mouvements plus acrobatiques. Ensuite, le break s’est fluidifié, réunissant l’esprit des clubs – parce que ça part des danses de clubs, puis de la rue – et l’esprit des battles. », souligne Anne Nguyen.

En parallèle, il existe un gang dans le Bronx, le Black Spades, dont Afrika Bambaataa est le chef. Il crée l’Organization dans le but de proposer une alternative pacifiste aux différents gangs. En 1975, lorsque son cousin est tué par la police, il quitte les Black Spades et concrétise son organisation en la nommant Zulu Nation, qui réunit des jeunes dont les moyens d’expression sont la danse, le graffiti, le rap et le djing :

« Peace, love, unity and having fun. Ce sont les valeurs du hip-hop et c’est sous la houlette de ces valeurs que vont se rassembler les trois danses old school. La danse est alors une alternative pour ne pas rentrer dans un gang. On peut arriver à un statut, sans avoir besoin de tuer. En battle, on se défie mais on mime, on ne violente pas. Et c’est par le biais des battles que le hip-hop sort du Bronx et se propage. »

ARRIVÉE EN EUROPE ET ÉVOLUTION

Les JI américains importent le hip-hop en Allemagne. En Angleterre, ça prend également et en 1984, TF1 lance une émission qui popularise le hip-hop en France. Mais aux Etats-Unis, dans les années 90, les journalistes commencent à le critiquer de manière péjorative :

« Là-bas, ça meurt quasiment. Alors qu’ici, ça continue. Le hip-hop monte sur la scène du théâtre. Depuis plusieurs années en France, il existe le groupe Black Blanc Beur, fondé par une ancienne danseuse classique, Christine Coudun, qui a rassemblé une trentaine de danseurs de Trappes avec qui elle a monté un spectacle. »

Aujourd’hui, la compagnie compte une vingtaine de créations à son actif et des milliers de représentations et d’ateliers. Le hip-hop prend racine et poursuit son chemin.

« On a beaucoup fait venir des danseurs américains, des pionniers, pour transmettre des informations. On a créé notre propre style ici et là-bas, ils n’ont quasi plus de break. Mais le flexing est né, le krump aussi. Le hip-hop est maintenant la fusion des différentes danses adaptées aux musiques d’aujourd’hui. Le beat a ralenti, c’est pour ça qu’on voit des vagues, des déplacements, des effets spéciaux dans les clips. Mais aux USA, c’est devenu de l’entertainment. », précise-t-elle.

En marge de toute cette évolution, se trouve différentes communautés qui ne se retrouvent pas dans les battles et vont alors créer et développer leur propre culture de la danse dans les clubs. Ainsi, le voguing, le waacking, la house dance, etc. sont issues du milieu queer, underground, gay et des personnes racisées. On les assimile aujourd’hui au hip-hop. 

HOMMAGE À LA CULTURE HIP-HOP

De ce bouillonnement et de cette histoire, Anne Nguyen va s’en inspirer pour créer son spectacle, À mon bel amour, présenté le 4 février au Triangle, dans lequel elle rassemble huit virtuoses – quatre danseuses et quatre danseurs - de différentes disciplines. Elle convoque le popping, le locking, le waacking, le voguing, la danse contemporaine, la danse classique et le krump (ce soir-là, Emilie Ouedraogo était malheureusement absente et était donc remplacée).

Les regards sont francs et frontaux. Le public regarde les artistes qui eux aussi fixent l’assemblée spectatrice. La pièce est chorégraphiée comme un défilé et les interprètes se prêtent au jeu jusqu’à pousser leurs mouvements à l’extrême. En solo, en duo ou à plus, iels s’affirment, occupent l’espace, s’affranchissent des regards et prennent leur liberté à travers des corps et des gestuelles affranchi-e-s.

Tou-te-s représentent des archétypes, revendiquent leur appartenance à une culture et défient qui que ce soit de leur interdire l’accès à la beauté. À mon bel amour est un hommage à la culture hip-hop et à ses valeurs, telles que les défend la chorégraphe qui manifeste régulièrement ses inspirations multiples.

Elle a fait de la gymnastique et des arts martiaux. Elle a entrepris des études de maths et de physique. Et elle a rencontré le monde du break, en commençant interprète et en faisant ses classes lors de battles. Elle lâche la physique pour se consacrer au hip-hop mais ses spectacles seront souvent très imprégnés de l’esprit scientifique.

Revenons dans les années 90. Anne Nguyen prend le calendrier des radios libres et enregistre toutes les émissions sur sa passion. À la télé, elle voit du break dans les clips mais ce n’est pas suffisant pour en apprendre les tenants et les aboutissants.

« Je voyais les breakeurs à Chatelet, j’osais pas y aller… J’ai fait des cours de hip-hop mais y avait pas de break et je n’arrivais pas à trouver le truc. Je suis partie un an à Montréal, en 98/99, où j’ai fait de la capoeira. Dans ma fac, il y avait des filles qui faisaient du break, elles m’ont emmenées avec elles. Je ne suis pas restée longtemps dans leur groupe, j’ai rejoint un autre groupe, dans lequel là j’étais la seule fille. », nous raconte-t-elle.

De retour en France, elle aborde les danseurs et les danseuses avec qui elle a envie de continuer son apprentissage : « J’alternais, c’est comme ça qu’on se forme. Je regardais les gens danser en entrainement et en battle, j’allais leur parler, ils m’invitaient, c’était comme ça que ça fonctionnait ! Comme une sorte de culture orale, de chemin qu’on doit faire. Il n’y a pas de cursus académique, c’est un parcours qu’on doit faire soi-même, en fonction de sa sensibilité. »

RÉFLEXION SUR LA DANSE ET L’ARTISTE

Elle voit les danseuses et danseurs comme des super-héroïnes et des super-héros, chacun-e-s avec des supers pouvoirs, chacun-e-s avec son propre style. Pendant les 5 années durant lesquelles elle est interprète, Anne Nguyen commence à se poser des questions sur la danse et son sens, et de ses réflexions émerge le Manuel du guerrier de la ville, un recueil de poèmes décortiquant le ressenti de la danseuse qui par le mouvement et l’énergie de ses pieds et jambes choisit et déplace son centre de gravité afin de transcender sa réalité et trouver sa liberté.

Et c’est souvent par la contrainte qu’elle va sublimer ses créations, comme Racine carrée(née de son recueil poétique) par exemple ou d’autres, dans lesquelles elle cherche à limiter le déplacement d’une seule manière (danser dans un espace géométrique réduit, faire circuler les interprètes sur des lignes, que ce soit de profil ou face au public…).

Pour autant, elle n’a pas envisagé tout de suite de chorégraphier des spectacles : « Ça ne m’intéressait pas trop. Souvent, les danseurs hip-hop sont des esprits libres qui n’aiment pas trop être dirigés. À ce moment-là, je sortais beaucoup dans les soirées, j’avais des groupes de potes dans le funk, dans le rap… Des lockeurs ont monté un spectacle et m’ont proposé qu’on fasse une créa’. Je l’ai fait, le spectacle n’a pas tourné mais ça m’a donné envie de continuer. J’ai compris que j’avais un rôle à jouer. »

Depuis, avec sa compagnie Par Terre, elle a chorégraphié de nombreux spectacles, largement salués par la critique. « Avant ça, j’ai fait du journalisme. Analyser, parler, vient avant de chorégraphier. C’est important car le milieu de la danse est atypique, libre. Les gens qui en font partie s’expriment rarement. Personnellement, j’ai toujours été frustrée qu’il y ait une vision faussée du hip-hop dans les journaux. Cette vision d’une danse réduite à une danse de cités. Je me suis posée en défenseure des valeurs du hip-hop pour dire « Parlons de danse, parlons des artistes, parlons des principes. » Ce que je veux, c’est sortir, à travers la danse, l’essence des différents styles. Le hip-hop, ce n’est pas juste des jeunes des cités qui n’ont rien d’autre à faire. Il y a un état transcendantal quand ils dansent. Ce sont des êtres humains qui font des choses profondes. C’est un langage pour exprimer quelque chose de plus universel. », scande-t-elle. 

DIVERSITÉ DE CARACTÈRES

Son engagement est là et il est gravé en elle. Et il transpire dans la pièce À mon bel amour, qui porte une réflexion sur l’individualité et l’individualisme de chaque danseur-euse et le collectif :

« La culture de la différence, c’est ça qui m’attire. Pourquoi des choses me limitent ? J’ai voulu voir ce que ça donnait quand on enlevait ces limites-là et comment on se rassemblait, sans niveler par le bas. On crée avec nos différences et on n’essaye pas de ressembler à des normes de beauté. On joue avec ce qu’on a, ce qui nous constitue. Un danseur qui va être plutôt nerveux par exemple, il va jouer la vitesse dans son mouvement, sa gestuelle. Un danseur plutôt mastoc, il va jouer la puissance. L’idée, c’est de mettre en valeur ce qui nous différencie. C’est comme ça qu’on apporte quelque chose. Dans chaque archétype, j’ai quand même essayé d’aller vers des individualités originales. Avoir un danseur de danse classique, une danseuse de krump… »

Parce que les choses évoluent et que le genre interagit encore aujourd’hui avec le regard que l’on porte sur les sociétés. On parle de diversité, de mixité mais pour Anne Nguyen, les critères de sexe, de couleur de peau, d’âge, etc. sont superficiels, ils ne sont qu’une enveloppe.

C’est vrai qu’ils le sont et pourtant, ils sont l’objet d’une multitude de discriminations et le terrain privilégié des rapports de domination. Pour elle, la diversité se joue dans les valeurs.

« Mon pari, c’est que quand on a une diversité de caractères dans le collectif et que chacun assume sa personnalité, on peut agir ensemble et chacun peut avoir sa place. »
souligne-t-elle, précisant qu’il s’agit là d’un idéal de collectif.

« C’est super compliqué de parler des relations femmes-hommes mais pour moi, ce qui est hyper important, c’est d’assumer son caractère, dire ce qu’on est. C’est très sensible quand on parle de ça. La diversité pour moi, c’est avant tout la diversité de caractères. Accepter les différences dans le caractère des gens. Juger les gens sur leur caractère avant tout. C’est ça le message du hip-hop. Moi, je n’ai pas très envie de dire que je suis engagée car quand on dit « engagée », ça devient souvent synonyme de militante. Et quand on est trop dans une pensée engagée, on se laisse vite limiter par le biais de ne voir que ce qui confirme notre idée. », répond la chorégraphe, que l’on sent pas très à l’aise sur la question.

Elle poursuit néanmoins : « Je suis engagée pour l’art comme pensée créatrice. C’est ça que je veux défendre. La personnalité des artistes est parfois politiquement incorrecte, et c’est là l’essence de l’artiste : aller au-delà des bornes. Il faut leur laisser la chance d’aller trop loin dans leurs paroles. »

Et quand on lui demande si l’artiste a le droit, parce qu’il est artiste, d’aller trop loin et cela même aux dépens d’une partie de la population, elle confirme sa pensée : « Je suis engagée pour le droit d’avoir tort. »

ARME DE PAIX, POUR LA PAIX

La réalité, et elle le dit elle-même, c’est « qu’on n’accepte pas la différence. » Elle revient à sa vision de super-héro et super-héroïne : « Il faut essayer de ressembler le moins possible aux autres danseurs et danseuses. On est dans une danse qui est à l’antithèse de l’académisme ! Le principe du hip-hop, c’est la réunion d’individualités fortes dans un collectif. Un collectif qui ne se conforme pas ! »

Sandrine Lescourant, danseuse et chorégraphe, est convaincue que le hip-hop est un engagement social. Et c’est d’ailleurs bien ce qui la motive. « C’est une arme de paix, pour la paix, pour éloigner les violences. La danse hip-hop, elle part de rien, elle est dans la rue et sa culture, c’est le vivre ensemble, faire ensemble. Les valeurs, peace, love, unity and having fun, sont essentielles pour tout un chacun. Dénuer de tout ça, ça n’aurait pas d’intérêt. », explique-t-elle.

Au départ, elle pratique plutôt le dancehall et le modern jazz. Elle est alors en BTS communication des entreprises et sur le parvis du musée d’art moderne à Nice, des danseurs hip hop s’entrainent : « L’entrainement de rue va me faire grandir en tant que danseuse et en tant que personne. J’ai pris des cours au début et puis, j’ai acheté une sono. Je mélangeais les styles, je travaillais sur la musicalité. Je suis née dans le 93 et on écoutait beaucoup de hip-hop. »

Elle se demande alors comment faire corps avec cette musique, se forme en faisant des battles et aussi en enseignant, « parce qu’en réfléchissant à une pédagogie, on continue d’apprendre tout le temps. »

Le hip-hop est pour elle un endroit de transfert des bonnes énergies, un espace de liberté, un lieu fédérateur qui a la capacité de transcender le quotidien, les vécus et les conditions de vie et qui nourrit son âme. Dans le cadre du festival Waterproof, on retrouvait deux fois Sandrine Lescourant.

En tant que chorégraphe et danseuse, elle présentait le 6 février au Triangle, son spectacle Acoustique, défini comme la conclusion d’un triptyque, qui au départ n’était pas fait pour l’être.

« C’est en fonction de ce que j’apprends de mon parcours initiatique de vie que je fais un spectacle. Personnellement, j’ai beaucoup voyagé toute seule et j’ai fait beaucoup de chose toute seule. Les filles ont été mes cobayes. En exprimant le « je », il y a eu un magnifique « nous » qui est apparu. »
précise-t-elle.

Quelques explications : en 2015, elle fonde la compagnie Kilaï et s’accompagne de quatre danseuses pour sa première création chorégraphique, intitulée Parasite. Comme Anne Nguyen et comme Paradox-sal, elle s’appuie sur l’essence même du hip-hop pour développer une réflexion autour du collectif et comment organiser ce collectif quand nos différences parasitent la rencontre de l’autre.

Dans un second temps, c’est en regardant de nombreux documentaires qu’elle va créer Icône : « Je voyais un côté très sombre de l’être humain et j’en voulais à la terre entière de toutes ces injustices. C’était une période très dure et j’en voulais aux icônes d’aujourd’hui, mis et mises en avant mais qui n’aident pas le commun des mortel-le-s. »

La conclusion est là, dans Acoustique, œuvre basée sur l’échange et le partage. Sur ces six protagonistes – quatre danseuses et deux danseurs – qui observent le public de très très près. Puis s’observent entre eux. Iels n’ont pas la parole mais le regard et le corps. Les mouvements s’enchainent, s’intensifient et se répètent.

Comme un apprentissage, comme une recherche d’un vocabulaire commun tout en conservant une gestuelle propre à chacun-e. Il y a de la confrontation, de l’échange, de l’incompréhension, du mime sans qu’il soit poussé au jeu de miroir, et cela va jusqu’à l’amusement, le plaisir d’être ensemble, de communier.

C’est heureux cette légèreté et cette allégresse. Puis vient le balbutiement du langage, des premières sonorités aux premières phrases d’un discours clair et puissant : « Nous ne sommes pas que des silhouettes insignifiantes. Nous sommes âmes, nous sommes elles, nous sommes eux… »

La découverte de l’autre, l’affirmation de soi, la rencontre et le partage. Sandrine Lescourant amène tout ça sur le plateau avec une énergie communicative réjouissante. Elle le dit, elle croit fortement en l’être humain et ça transperce ses chorégraphies, qu’elle en soit la créatrice ou l’interprète.

Et c’est un vrai moment de communion lorsque les participant-e-s de son atelier, donné durant la semaine, montent sur scène et envahissent le plateau, démontrant l’aspect participatif et inclusif de l’esprit du hip-hop dont se nourrit Sandrine Lescourant qui parle régulièrement du côté fédérateur de cette culture. 

ENTRE VIOLENCES ET ESPOIR

Le 31 janvier, au CCNRB, elle incarnait un panel de personnages qu’elle résume ainsi : « Je fais beaucoup le côté fragile du mec qui a pas encore confiance et qui pense que c’est par la violence et l’agressivité qu’il va trouver sa liberté. »

Cette pièce, c’est Hope Hunt, créée et dansée par la chorégraphe nord-irlandaise Oona Doherty, et pour la deuxième fois, Sandrine Lescourant campe le rôle du multiple protagoniste. Ce n’est pas vraiment une reprise de rôle, ce serait plutôt une sorte d’adaptation, façonnée par les deux artistes.

Dans les deux tableaux, c’est une danse de l’impuissance et de la virilité, comme l’annonce le programme. De son côté, Oona Doherty a puisé dans les mots et les attitudes corporelles des jeunes exclus de Belfast pour en révéler plusieurs stéréotypes de masculinité.

Elle tend ensuite à proposer un renouveau, atteindre une rédemption. Le travail de Sandrine Lescourant n’a pas simplement été d’apprendre une chorégraphie et de se l’approprier, il a également été de transcender l’histoire de par son histoire à elle, de par le contexte dans lequel elle évolue.

« Je suis seule au plateau mais je ne me sens pas seule du tout. Il faut dépasser le solo et incarner toutes ces personnes, ces violences de la rue, ces situations vécues par les plus démunis. Ça s’est fait rapidement, j’ai appris le rôle en 3 jours. Ça a été une très belle rencontre avec Oona, c’est une chorégraphe très engagée et très investie qui m’a nourrie de ses images et avec qui on a échangé à partir de mes images, de mes influences. Ça a fait grandir en moi une lumière, l’universalité de nos engagements. Je me considère comme un vecteur pour faire apparaître tous les personnages et sublimer la beauté de leurs fragilités. J’ai de l’amour pour ces gens-là, surtout que j’en connais beaucoup. J’ai donc puisé dans ce que j’aime, dans ce que j’ai pu traverser, sans me laisser ensevelir par ce sac d’émotions et d’inspirations. », développe-t-elle.

Cet après-midi là, entourée de Lise Marie Barry, régisseuse lumières qui la guide dans ses placements, et de Joss Carter, son binôme au démarrage du spectacle qui l’accompagne dans ses intentions et ses attitudes masculines lorsqu’elle est encore « too girly », elle engage tout son être pour atteindre les états de corps et de psyché nécessaires à cette incroyable performance qui nous frappe de son intensité.

Elle dégage l’espoir qu’elle prône, elle nous donne envie de chialer et de rire en même temps, et surtout elle nous donne envie de tendre la main. Que ce soit dans Acoustique ou Hope Hunt. « Danser pour transcender sa vie, ses conditions de vie, en terme d’énergie et de partage, c’est hyper fort ! Faire partie de la culture hip-hop, c’est déjà être engagé-e, c’est un acte social en lui-même. Et à partir du moment où on pose nos yeux sur ce qui nous intéresse, ça prend de l’ampleur. Alors, en hip-hop, il y a aussi des propositions plus légères mais pour ma part, l’engagement est quand même ce qui m’anime. C’est essentiel. Et plus je m’intéresse à tout ça, plus j’ai l’impression que la plupart des propositions sont engagées. », conclut la danseuse et chorégraphe. 

LA SORORITÉ, SUR ET EN DEHORS DU PLATEAU

Le trio de Mon âme pour un baiser, réuni par le chorégraphe Bernardo Montet et présenté au Triangle le 11 février, élargit l’horizon et la réflexion dans une danse qui mêlent violences des vécus, émancipation par le récit corporel et énoncé et puissance de la sororité. Les trois danseuses sont engagées corps et âmes dans leurs mouvements.

On sort ici du hip-hop pour s’approcher de la danse contemporaine. Ou plutôt d’une danse hybride qui ne répond plus à des codes normatifs. Seulement à un propos intérieur et intime que les danseuses choisissent de mettre en partage. Nadia Beugré par exemple ne définit pas sa danse, par volonté de ne pas se cloisonner.

Isabela Fernandes Santana a entrepris des études chorégraphiques et a collaboré avec des chorégraphes dans le champ de la danse contemporaine, mais ne définit pas pour autant sa danse non plus. Suzie Babin, elle, se dit danseuse, mettant tout son être au service de ce qu’elle relate sur le plateau. 

« J’aime ce côté interprète, il y a une liberté d’être et de décloisonner. La pièce m’a aidée et les filles aussi. Je me sens vecteur de quelque chose. C’est le côté psychologique de la danse. A l’école, je ne savais pas ce que j’étais. J’ai fait jazz et contemporain et puis maintenant j’évolue. », dit-elle.

Pour élaborer cette pièce chorégraphique, le trio a dû se plonger dans leur intimité, comme l’explique Isabela Fernandes Santana : « Cette matière fonde notre travail et on avait besoin de cet endroit très intime pour aller au-delà et déconstruire. Qu’est-ce que c’est qu’être ces trois personnes et avancer ensemble, trouver des solutions aux conflits, etc. Il y a trois corps différents entre eux, comment être interprètes ensemble, avec Bernardo qui travaille comme s’il était le réalisateur d’un documentaire ? Nous sommes les sujets de ce documentaire et c’est intéressant. »

Nadia Beugré est traversée par le portrait de la Vierge à travers les sociétés et les époques. Isabela Fernandes Santana est traversée par le portrait du leader du peuple autochtone brésilien krenak. Et Suzie Babin est traversée par le portrait d’un frère qu’elle aurait eu.

« Nous sommes trois femmes différentes, trois femmes qui vivons le fait d’être femme de façon différente. Le Brésil est un des pays qui tue et viole le plus de femmes au monde. Quand tu grandis en tant que femme dans ce contexte, faut toujours être attentive. J’ai eu tout un entrainement pour me protéger. Il y a un poids et un pouvoir sur le corps des femmes. Tu ne peux jamais lâcher, tu dois toujours cacher. C’est très libérateur de pouvoir être à l’aise avec elles deux. On peut toucher dans des endroits parfois intimes sans sentir le danger et sans avoir peur d’être sensuelles. », indique Isabela, rejointe par Suzie :

« Je suis une femme mais je ne revendiquais pas le côté artiste femme. C’est pas ce qui était important. On peut prendre part de sa part masculine et c’est d’autant plus valorisant. J’étais complexée par ça et aujourd’hui, je ne me définis pas garçon manqué, je me définis femme. »

Nadia, elle, se définit « comme un être tout d’abord. » Ce qui prime, c’est le fait de s’exprimer :

« Nos frustrations, nos désirs, il faut dire ce qu’on pense, on a le droit de parler d’orgasme, on a le droit d’être maladroit. Sans être jugé-e-s. Il y a urgence de dire car ce monde est en danger. Urgence de dire qu’on n’a plus peur. »

Au sein de cette pièce, de nombreux sujets sont abordés de front ou non. De par leurs propos, leurs gestuelles, leurs êtres, ce qu’elles sont, ce qu’elles dégagent, ce qu’elles interprètent, on voit poindre des corps blancs, des corps racisés, des corps musclés, des corps non épilés, des masculinités, des féminités, des sexualités, et puis les histoires s’affinent et les paroles nous envahissent :

« Il n’y aura pas de trêve, de soumission, de oui mais, de renoncement, de colère, de murmure, de territoire volé, de clitoris coupé. Il y a aura de la joie d’être là, d’être moi, de crier, de pleurer, de bouger le cul (…) de transgresser, de s’assumer, de piétiner, de se défoncer, de prendre du plaisir, d’être fou, de danser. »

Et dans les mots et les corps des danseuses résonnent des multitudes de violences sexistes, sexuelles, racistes et colonialistes. Elles déconstruisent les mythes et tissent les liens d’une sororité libératrice et émancipatrice. Autant sur le plateau qu’en dehors de la scène. Partant d’histoires personnelles, fictives ou non, contemporaines ou non, elles dénoncent les conditions des femmes et se libèrent des carcans en osant exprimer ce qu’elles sont individuellement et ce qu’elles représentent dans le collectif.

C’est souvent là la portée de l’art en général. Véhiculer des messages forts, reflets de la société qu’il vient mettre en exergue pour la critiquer et/ou la transcender. « En tant qu’artiste constamment en mouvement, on ne peut pas arriver sur le plateau pour dire que tout va bien. Dansons les maux ! », réagit Nadia Beugré.

CONSTRUIRE À PARTIR DE L’EXISTANT

Qu’elles revendiquent un engagement social ou non, elles expriment cependant toutes la même idée : la culture hip-hop prône l’affirmation de soi au sein d’un collectif qui ne cherche pas à nous conformer. On aime cette idée, même si on ne peut s’empêcher de penser que la notion d’appartenance à une culture est déjà en soi une forme de conformité.

Toutefois, sur scène, on voit effectivement se mouvoir des corps dont les gestuelles divergent sans pour autant s’opposer. Elles cohabitent et vont même plus loin - et c’est là le propos des diverses propositions auxquelles nous avons assisté – en cherchant à construire ensemble, non pas dans le compromis qui pourrait s’apparenter à l’élaboration d’une norme, mais à partir de ce que chacun-e est et comment iel l’exprime. C’est brut et c’est puissant.

Peut-être utopique en l’état actuel de la société telle que nous la subissons mais elle a au moins le mérite de transcender notre réalité pour la rendre meilleure, sans être si inaccessible que ça. Elle nous montre que chacun-e a des spécificités et des spécialités. Et que l’on peut en tirer de nombreuses richesses, dans le respect et la reconnaissance de celles-ci et non pas dans l’imitation et dans l’appropriation.

Tab title: 
L'engagement dans la danse hip-hop
Exprimer qui on est, sans se conformer
La danse au cinéma

Célian Ramis

Cécile Cayrel : un grand bol d'air littéraire

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Un instant de liberté. Une évasion. Une respiration à pleins poumons. Voilà ce que nous offre Cécile Cayrel avec son premier roman "La couleur de l’air a changé". Un road trip, une quête de soi, des rencontres, des découvertes…
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Un instant de liberté. Une évasion. Une respiration à pleins poumons. Voilà ce que nous offre Cécile Cayrel avec son premier roman La couleur de l’air a changé, publié, aux éditions Stock, quelques jours avant le confinement. Un road trip, une quête de soi, des rencontres, des découvertes… On voyage avec Camille, Jen et Michel, on s’installe dans le camion avec elleux et on se laisse guider par la plume vive et habile de Cécile Cayrel qui alimente le moteur des périples du trio avec une fraicheur décapante. Ça faisait bien longtemps qu’on ne s’était pas autant régalé-e avec un bouquin ! 

Camille trompe David un soir, elle lui avoue, il tente de l’étrangler. Elle se barre. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas pris sa vie en main, longtemps qu’elle n’avait pas envisagé une porte de sortie à un confort qui la comprimait. Elle se casse de l’appartement, se tire de Rennes, éprise par un besoin de souffler et de respirer.

Au bord du chemin, Jen et Michel. Devant elleux, la route mais aussi l’aventure et l’inconnu. Pour Camille, c’est l’ouverture des possibles, une voie hors du cadre, une confrontation face à soi-même et une riche émancipation. On embarque dans ce voyage avec elle, on aime la fraicheur de ce village dans le Cantal dans lequel iels vont établir un squat chez Mamie, les journées paisibles rythmées par le farniente, les balades, les dessins de vulves et les explorations corporelles d’abord entre Jen et Camille, puis avec Michel.

On se rend sans enthousiasme à Paris, et on retrouve notre entrain au sein d’une communauté autonome, en Bretagne. Surtout, on s’attache à nos compagnon-ne-s de route qui se dévoilent non pas dans un héroïsme débordant et outrageant mais dans une simplicité libératrice qui nous cueille tout doucement.

UN RÉCIT POSITIF

Cécile Cayrel signe son premier roman avec La couleur de l’air a changé. Avec celui-ci, elle avait profondément envie d’offrir un récit positif. Certes, la situation initiale ne l’est pas. Un couple malheureux, enfermé dans une routine pointant un déséquilibre entre les deux individus, mais Camille accepte.

Puis les coups, la violence, le sursaut, le départ. Précisons néanmoins que tout cela n’est pas présenté comme une opportunité positive mais comme un contexte réaliste qui ne nie pas la complexité des violences conjugales ni la difficulté à partir du domicile.

« Ce n’est pas un mode d’emploi pour s’en sortir. Elle s’en sort parce qu’elle rencontre des personnes qui vont rendre ça possible. Sans Jen et Michel, elle rentrait certainement chez elle. Je n’avais pas envie d’explorer la figure qui affronte tout toute seule et qui s’en remet uniquement grâce à elle-même, à elle seule. Je voulais un récit positif jalonné de hasards positifs. », explique l’autrice qui dépeint des personnages, des trajectoires et des décors peu commun-e-s.

« Le roman traverse la France et c’est agréable de ne pas avoir un récit dans un Paris intra-muros. Ils traversent des lieux inspirés par des endroits réels. C’est une manière très concrète de montrer un cheminement qui passe par le voyage. », souligne-t-elle. 

DES THÈMES MILITANTS

Ce n’est pas un manifeste qu’on tient entre nos mains, c’est bien un roman de fiction. Et le talent de Cécile Cayrel, c’est de nous donner l’impression que c’est réel. Parce que son style est vivant mais aussi parce que chaque élément est réaliste. Elle nous emmène voir des coins et des gens qu’on n’a pas l’habitude de croiser, pas l’habitude de romancer, comme la ZAD, la rue, les sexualités ou les milieux autonomes.

Elle n’en fait pas des caisses pour nous convaincre, elle nous nourrit de ce qu’elle en connaît, ressent et imagine, aussi. Et le mélange fonctionne. « Je me suis basée sur ce que je connaissais parce que quelque part c’est plus facile d’écrire quand on ne se sent pas encore légitime face à son premier roman. », précise Cécile Cayrel.

Elle le dit elle-même, le roman est traversé par des idées militantes, il « aborde des thèmes qui se basent effectivement sur du militantisme mais ce qui m’a plu, c’est de pouvoir ajouter des avis différenciés de ce que moi je peux penser, j’ai pu faire parler des gens avec qui je ne serais pas d’accord. »

Et cela participe à nous rendre accro au bouquin. La justesse, l’équilibre, l’humilité, l’humanité. Sans jugement projeté sur les personnages, ils peuvent exister tels qu’ils sont. Ils peuvent se tromper, essayer, se chercher, assumer, s’affirmer, gueuler, explorer leur complexité et se frotter à leurs paradoxes, Cécile Cayrel les rend visibles et vivants. Comme les vulves que Camille et Jen dessinent et affichent dans les villages :

« J’étais au musée de Grenade et il y avait des vidéos d’hommes et de femmes nu-e-s. La femme était intégralement épilée. J’étais choquée. Je suis donc rentrée avec mon énervement. Parce que c’est acquis la manière dont on représente les sexes féminins. C’est une lutte de visibilité. Ça peut faire du bien de se redécouvrir et j’ai mis ça en parallèle avec Camille qui est au départ une femme timide et qui prend sa source de pouvoir dans l’énergie que lui donnent ses deux compagnons. Je cherchais un moyen de rendre palpable et visible la transformation de Camille qui, elle-même, ne sait pas où elle va. J’avais besoin de montrer l’évolution qui se passait en elle, et ça, c’était très visuel. J’aimais bien. »

LE PLAISIR DE L’ÉCRITURE

Nous aussi, on aime bien. On aime surtout ce naturel et cette authenticité qui se dégagent de la lecture de ce roman, dont les sensations nous accompagnent régulièrement, comme une diffusion progressive de bien-être dans les veines. Ça nous ravigote le corps et ça approvisionne nos batteries quand l’énergie vient à manquer.

On se ravit de ce jour où Cécile Cayrel a choisi de participer à ce concours de nouvelles, organisé il y a deux ans. Elle n’a, alors, presque jamais écrit, « à part quelques poèmes comme tout le monde, à 8 ans… ». Pour autant, elle participe et remporte le premier prix. « J’en étais sincèrement la première surprise », rigole-t-elle. Elle poursuit : « J’ai pris beaucoup de plaisir en écrivant. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille creuser ça. »

Elle quitte son boulot, dans le milieu culturel, elle a déjà la scène de cette femme qui vient d’être frappée. Le reste viendra au fur et à mesure. Dans un petit bar espagnol, à Grenade précisément, où elle s’installe tous les jours durant deux mois pour se consacrer à l’écriture.

Elle laisse passer l’été, le retravaille encore, et envoie le manuscrit à la directrice du concours de nouvelles, également directrice des éditions Stock. Celle-ci dévore le livre en une nuit et la recontacte dès le lendemain pour la publier.

« J’ai vraiment eu de la chance de pouvoir lui envoyer en direct. Pour moi, le livre était terminé. C’est dur d’écrire sans savoir si ça va être publié ou non. On arrive à un point de grosse fatigue. Mais grâce aux questions et aux conseils de l’éditrice, j’ai pu faire aboutir le travail. », s’enthousiasme Cécile Cayrel qui ne se définit pas encore comme autrice :

« J’ai l’impression que ça vient avec le temps. C’est trop rapide là pour me sentir autrice. On verra si ça continue. Pour l’instant, je suis pionne et ce qui allume mon feu intérieur, c’est d’écrire. » C’est dit. 

 

 

 

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