Célian Ramis

Diversifier les figures féminines dans le cinéma de genre

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Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné, à l’occasion du festival Court Métrange.
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Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné (podcast, média papier, ciné-club féministe), à l’occasion du festival Court Métrange, le 28 septembre dernier. 

Le cinéma, à l’instar des arts et de la culture, est un monde genré. Les chiffres en témoignent. Un quart des réalisateur-ice-s sont des femmes tandis qu’en école de cinéma, elles représentent la moitié des effectifs. À la sortie, elles seront 40% à réaliser un court-métrage, 30% un long-métrage et moins de 5% à diriger un film à gros budget. « C’est un secteur très masculin. Le cinéma d’horreur est pourtant le genre dans lequel il y a le plus de personnages féminins : très souvent, il s’agit de femmes poursuivies par des hommes avec des objets pointus », introduit Julia Lerat, membre de l’équipe du festival. Pour Manon Franken, « le cinéma s’ancre dans une culture occidentale très genrée autour d’artistes majoritairement masculins. »

Pas étonnant que les femmes soient représentées « en final girl – la survivante dans les slashers ou surviving movies – ou en vengeresse et que les thématiques comme les règles soient saisies, bien qu’elles ne soient pas souvent bien abordées. » Et pourtant : « Il suffit d’un tout petit pas très léger pour que ça change tout ! » Pour preuve : Riplay est la final girl d’Alien mais, interprétée par Sigourney Weaver, elle incarne aussi l’intelligence, la force et la détermination. Pour Julia Lerat, un seul bémol : « Elle est super forte mais elle a quand même le droit à sa scène en culotte qui n’apporte rien au film… » 

UN PROCESSUS D’IDENTIFICATION

En sous-vêtement dans Alien, en tenue sexy dans Star Wars ou en combinaison latex et talons aiguilles chez Marvel ou DC, le sans faute se fait rare. D’autant qu’il est difficile pour un film de faire l’unanimité, tant le cinéma en appelle aux subjectivités et sensibilités, même si les ressorts principaux résident sur des codes bien établis, dont le patriarcat tire profit, parfois même à coup de feminism washing...

« Il y a une grosse mouvance depuis MeToo quand même. On constate que les femmes sont prises plus au sérieux et que certaines ont moins de craintes pour se lancer. On est sur une bonne pente mais on commence à peine à l’entamer ! »
analyse Manon Franken, journaliste auprès de Sorociné.

Elle cite Titane, long-métrage de Julia Ducournau, qui en 2021 remporte la Palme d’or au festival de Cannes. « Ce film se situe dans la continuité du mouvement, il symbolise les changements qui se déroulent actuellement et baigne dans une époque en quête d’inclusivité », poursuit-elle. Pour Cyrielle Dozières, directrice de Court-Métrange, les personnages féminins forts fleurissent sur les écrans du cinéma de genre depuis plusieurs décennies. Elle s’interroge sur l’impact de cette représentation : « Suffit-il de montrer des femmes badass pour faire évoluer les mentalités ? »

Une question dont saisit Manon Franken pour témoigner de son envie de voir davantage de femmes médiocres, comprendre ici normales, avec leurs forces, leurs ambitions, leurs vulnérabilités, fragilités et leurs contraintes : « Ces femmes-là, elles constituent 90% de la population ! Il y a d’un côté la femme victime du tueur et de l’autre, la femme qui tue des aliens dans l’espace. Entre les deux, il y a un vide ! »

DES CORPS ET DU GORE

Dans le body horror, les personnages féminins sont fréquemment utilisés. La grossesse, l’accouchement, les menstruations, le post partum sont des thématiques récurrentes, « parfois abordées de manière catastrophique et parfois abordées de manière innovante ». Elle cite alors Ginger Snaps, de John Fawcett, dans lequel la protagoniste est griffée dans le dos par une bête. A l’approche de ses règles, la jeune femme devient de plus en plus monstrueuse. « Ce qui est drôle, c’est que finalement ce n’est pas parce qu’elle a ses règles qu’elle est comme ça, c’est parce qu’elle est devenue un loup-garou », s’amuse Manon Franken. Ce à quoi Cyrielle Dozières rétorque : « Le cinéma de genre a beaucoup exploité ça pour créer de l’horreur alors que pour les femmes, avoir ses règles, c’est quelque chose de banal… » Voilà qui pose la question du regard porté sur le propos cinématographique.  

DÉBOULONNER LE MALE GAZE

Les stéréotypes de genre sont intégrés par tou-te-s dès l’enfance. Toutefois, « le rapport au corps est différent quand il est filmé par des hommes ou par des femmes. D’autant plus dans le cinéma d’horreur, très en lien avec le corps et les fluides », souligne Julia Lerat. En 1975, la réalisatrice et critique de cinéma Laura Mulvey théorise le concept de male gaze, traduit en français par regard masculin. La culture visuelle – photo, cinéma, publicité, bande-dessinée… - est dominée par la vision masculine cisgenre hétérosexuelle et s’impose, par sa diffusion massive, auprès de tous les publics. Imprégnés de ce regard, les objets culturels transmettent les stéréotypes de genre et la culture du viol, validant les violences sexistes et sexuelles à l’encontre des personnes sexisées, soumises, victimes et réduites à leurs caractéristiques charnelles, érotiques et sensuelles.

« Heureusement, une nouvelle génération arrive. Elles travaillent depuis longtemps dans le domaine mais elles commencent à être de plus en plus médiatisées », signale Cyrielle Dozières qui fait référence à, entre autres, l’actrice, réalisatrice et scénariste Jennifer Kent, la réalisatrice Mary Lambert ou encore la réalisatrice et productrice Antonia Bird. « Le problème, c’est qu’on a souvent tendance à penser que si une femme réalise, le personnage sera féminin et vivra des choses « féminines ». Heureusement, non, ce n’est pas toujours aussi binaire ! », ajoute Manon Franken. Elle prend pour exemple Jennifer’s body, de Karyn Kusama :

« Après avoir joué dans Transformers, on accuse Megan Fox d’être juste une bimbo. Et là, elle joue une lycéenne séduisante et séductrice, enlevée par des gens veulent sacrifier une vierge alors qu’elle ne l’est plus. J’ai vu peu de films graveleux réalisés par une femme et franchement, c’est drôle et pas sexiste ! »

LA PRÉSENCE DES FEMMES

Le male gaze interroge le regard que l’on porte aussi bien devant que derrière la caméra. « Les réalisatrices s’imposent de plus en plus et des personnages féminins, plus intéressants et complexes, sortent de leurs plumes. Mais il y a aussi la question du public… », lance la directrice de Court-Métrange. En effet, « la cinéphilie n’est pas associée à une passion pour filles, surtout si on y ajoute le genre, on pense à des mecs nerds », répond Manon Franken. Et la difficulté à s’intégrer dans cette communauté, c’est du vécu pour Julia Lerat : « Plusieurs fois en festivals à Paris, on était 1 ou 2 femmes, de temps en temps. Réussir à oser y aller sans subir le regard mi admiratif mi amusé des mecs sur place, c’est pas si facile ! » Même discours du côté de Manon qui se souvient d’une séance avec pratiquement que des hommes dans le public : « Il y a une scène avec une femme qui enlève son tee-shirt et tout le monde se met à hurler « À poil ! », je n’ai pas compris… »

Le cercle est vicieux : manque de femmes dans la création, manque de femmes dans les représentations, manque de femmes dans l’assemblée… Néanmoins, les lignes bougent. « Les solutions ne sont pas simples pour atteindre la parité mais un changement profond a l’air d’être en route et d’ailleurs, c’est indispensable. Dégenrer, déconstruire… Le cinéma est un outil merveilleux pour rouvrir les champs ! », conclut Cyrielle Dozières. 

Célian Ramis

Sorcières : faire résonner la puissance invaincue des femmes !

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L’essai est brillant, l’adaptation en lecture musicale aussi. Parce qu’elles démultiplient les représentations des Sorcières, écrit par Mona Chollet, et invoque et diffuse la puissance des femmes.
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L’essai est brillant, l’adaptation en lecture musicale aussi. Parce qu’elles démultiplient les représentations des Sorcières et invoque et diffuse la puissance des femmes. À l’Antipode, ce 14 avril, le collectif À définir dans un futur proche met en scène quatre comédiennes, une batteuse et une chanteuse-clarinettiste et fait résonner l’œuvre résolument féministe de Mona Chollet. À l’occasion du festival Mythos.

En 2018, la journaliste et essayiste Mona Chollet publie Sorcières : la puissance invaincue des femmes. Nul doute, c’est un succès littéraire et féministe. L’année suivante, le collectif À définir dans un futur proche (Géraldine Sarratia, Elodie Demey et Mélisse Phulpin) adapte le texte dans un projet pluridisciplinaire : croiser les arts et les artistes. Chaque soir, quatre comédiennes montent sur les planches pour faire résonner les mots et argumentations de Mona Chollet, et deux musiciennes instaurent l’ambiance sonore et illustrent le propos en notes, rythmiques, mélodies et chansons. Elles sont plus d’une vingtaine à s’être succédées et appropriées l’essai pour le transformer en vibrations collectives et intenses. Ce soir-là, à l’Antipode, ce sont Anne Pacéo à la batterie, P.R2B au chant et à la clarinette, Louise Orry Diquero, Marie Sophie Ferdane, Constance Dollé et Christiane Millet à la lecture. 

SUR LE BANC DES ACCUSÉES

« Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous, alors vous êtes une sorcière. », écrit Mona Chollet. Cette phrase entame le spectacle après une introduction musicale nous plongeant directement au cœur d’un instant décisif, d’un moment duquel on ne peut pas revenir indemne. Une révélation, une (re)découverte, une exploration de nos représentations collectives, une prise de conscience sur le poids et l’ampleur de l’horreur des chasses aux sorcières, une mise en miroir contemporaine interrogeant les stigmates de cet héritage patriarcal dont les normes dominantes perdurent aujourd’hui encore dans des archétypes d’une féminité jugée douteuse. Et surtout dangereuse pour l’équilibre de la domination masculine. Femmes sans enfants, femmes célibataires ou encore femmes aux cheveux blancs… elles sont sur le banc des accusées, incarnant pleinement la figure monstrueuse des sorcières de nos sociétés. La première lecture nous rappelle que des siècles de souffrance ont contribué à façonner le monde qui est le nôtre. Des chasses aux sorcières aux 16e et 17 siècles et de nombreux procès en sorcellerie auront permis de tuer massivement des femmes, dénoncées pour leurs agissements suspects. Parce qu’elles avaient un fort caractère, une sexualité libre ou qu’elles répondaient à leurs voisins. Parce qu’elles allaient tous les dimanches à la messe ou parce qu’elles n’allaient pas tous les dimanches à la messe… : « Chaque comportement et son contraire pouvaient se retourner contre vous » Tandis qu’à cette époque, elles soignent par les plantes et leurs connaissances de la nature et du corps et aident aux accouchements, leurs agissements sont transposés en œuvres du diable. Il suffit d’être une femme pour être suspectée. Jetée à l’eau pour révéler si oui ou non, elle était une sorcière. Innocentée, si elle coule à pic. Exécutée, si elle flotte. Torturée aussi, et mise à nue pour chercher la marque du diable. Dans la majorité des cas, la suspecte est assassinée. 

TROIS FIGURES CONTEMPORAINES

Et de ce passé, nous n’avons gardé que peu de traces. On présume les persécutions au Moyen-Âge, préférant laisser cela à des temps obscurs et peu éclairés, et on garde les représentations négatives de la sorcière qui vole sur son balai, s’adonne à des actes malsains en pactisant avec le diable, a le nez crochu, le visage plein de verrues et vit avec ses chats. À quelques détails près, on décrit précisément une femme célibataire, âgée et sans enfant. L’héritage de haine et de défiance envers celles qui ne se conforment pas à l’attendu d’une féminité unique et rigide se transmet de génération en génération. Jusqu’à aujourd’hui où la société poursuit sa culture punitive envers toutes celles qui se rebellent, comme le chantera l’autrice et compositrice P.R2B. Refuser le statut de seconde ou assistante, outrepasser sa condition de femme altruiste et dévouée aux autres, c’est risquer d’être méprisée, jugée, traitée de prétentieuse ou de mégère, si cela intervient dans le cadre familial. « Le seul destin concevable pour une femme : le don de soi » et l’abandon de toutes ses capacités et ambitions. Renoncer à la maternité, c’est aller à l’encontre même de la nature, de l’essence de la femme. C’est impossible. Cette « orgie de temps à soi » est intolérable pour notre société patriarcale dont la propagande omniprésente en faveur de la famille n’échappe pas non plus aux sphères militantes et féministes. Pour réussir sa vie, l’autrice le dit : il faut assurer sa descendance. Elle assume le contraire.

« Ne pas transmettre la vie permet d’en jouir pleinement. », affirme-t-elle. Elle prône le choix pour tou-te-s mais constate que la tolérance ne s’applique qu’à celles qui, « programmées pour désirer être mères », le seront. Tout comme la société n’accepte que la jeunesse des femmes. Pas un visage ridé ne doit venir entacher la beauté d’une femme dans la fleur de l’âge. Elle représente bien trop de danger, cette femme vieillissante, assumant pleinement les marques du temps qui passe. Lynchées, moquées, pointées du doigts, les femmes sans enfants, les femmes célibataires et les femmes aux cheveux blancs sont encore et toujours des sorcières. Parce qu’elles représentent des femmes libres. Puissantes et invaincues. 

DIVERSIFIER LES REPRÉSENTATIONS

Mona Chollet nous dit de rêver et de poursuivre nos rêves. Elle décortique minutieusement, avec intelligence, argumentation et humour, le mécanisme de nos biais de genre et les injonctions patriarcales que nous adoptons et intégrons. Que nous nous infligeons. « Nous n’avons pas de passé de rechange » mais nous avons les moyens de ne pas répéter les schémas dominants, moralisateurs et jugeants. Accepter la pluralité des individus et modes de vie, diversifier nos représentations pour éclater l’étroitesse des esprits conservateurs et des catégories binaires de genre qui gâchent des existences et engendrent des drames, célébrer les féminités d’aujourd’hui et celles du passé, ainsi que les compétences et connaissances acquises par nos ainées sacrifiées et oubliées. Les voix des comédiennes et des musiciennes se multiplient et s’accumulent sans jamais déborder. Parce qu’il n’y a rien de trop ou de pas assez dans ce spectacle.

 

 

Célian Ramis

Le combat bouleversant contre l'écocide vietnamien

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Marine Bachelot Nguyen retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant la population sur plusieurs générations.
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Coup de cœur assuré pour ce spectacle coup de poing écrit et mis en scène par Marine Bachelot Nguyen, joué le 14 avril au théâtre du Vieux St Etienne, au festival Mythos. Dans Nos corps empoisonnés, l’autrice retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant et condamnant la population sur plusieurs générations. 

Tribunal d’Evry, mai 2021. Tran To Nga a 79 ans et cela fait 6 ans qu’elle attend l’ouverture de ce procès intenté à l’encontre de 14 multinationales, semeuses de souffrances et de morts et représentantes de l’impérialisme occidental. Des millions de corps exposés et contaminés à l’agent orange, destiné à détruire le maquis et stopper la guérilla communiste lors de la guerre du Vietnam.

Un diabète de type 2, un cancer du sein, un cancer du foie… Son corps comme pièce à conviction, elle incarne l’ensemble des victimes dont le mal s’est répandu de génération en génération. Avec tout le talent qu’on lui connait, Marine Bachelot Nguyen tisse son théâtre documentaire au croisement de l’histoire personnelle de Tran To Nga et du drame collectif, humain et écologique, dû à l’épandage de l’agent orange. Entre fiction narrative et faits réels documentés, on embarque dans ce récit poignant et bouleversant.

UNE VIE D’ENGAGEMENTS

Sa vie entière est liée aux combats. Enfant lors de la guerre d’indépendance, ses parents intègrent la résistance. La mort de son père, l’arrestation de sa mère, son départ de Saïgon – seule – pour rejoindre son beau-père à Hanoï, sa rencontre avec la forêt, l’obtention de son diplôme de chimie… et puis son engagement dans la lutte contre l’impérialisme américain. Tran s’engage dans le Front National de Libération du Sud Vietnam, prend le chemin de la piste, rejoint le comité central, travaille pour l’agence de presse et termine agente de liaison avant d’être arrêtée, interrogée et torturée alors qu’elle est enceinte de 4 mois et déterminée à ne pas parler. Après la libération et le départ des soldats américains, Tran To Nga devient directrice d’une école de jeunes filles et n’en perd pas sa conscience politique et militante, désillusionnée par le renouveau du parti qui vient d’accéder au pouvoir.

C’est la période des guerres qu’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné nous raconte minutieusement. Accompagnée d’images d’archives et de vidéo, elle décrit le paysage, l’engouement, la force et le courage, l’enthousiasme, la peur, le désarroi. Le climat de guerre, la tension mais aussi les joies, les liens qui se nouent, les vécus qui s’embrasent et s’entrelacent. Elle nous embarque avec elle dans les galeries souterraines, dans la forêt vietnamienne, on traverse le pays avec elle et ses compagnons d’unité, on vibre avec elle lorsqu’elle retrouve sa sœur, puis sa mère, on pleure la mort de son bébé, on craint les bombardements et puis on sent cette pluie gluante qu’elle reçoit sur les épaules et on sait que ce n’est pas un herbicide quelconque.

LE CHOC

Les feuilles tombent, puis les troncs, et enfin les racines. Tout est dévasté, la terre est devenue hostile, les eaux et les nappes phréatiques sont contaminées. Le vivant est détruit. Les vivants, aussi, à petit feu. « Le mal a commencé à faire son nid dans mon corps », dit la protagoniste dont le corps et l’état de santé qui se dégradent et se délitent sont « la preuve vivante de l’écocide ». La guerre ne s’est pas arrêtée en 1975 pour Tran comme pour les millions de victimes atteintes des syndromes inventoriés comme conséquences de l’agent orange. Le combat se poursuit depuis la France où elle agit, manifeste, fédère et milite, jusque dans ce tribunal d’Evry où elle s’entoure en pensée de toutes les femmes qui l’ont inspirée et accompagnée et de toutes les personnes pour qui elle se bat. Elle est vivante, clame-t-elle. On la trouve également courageuse, forte et digne. Ses paroles - de sa bouche ou de celle de la comédienne - croisent les mots de son avocat dont des extraits de plaidoirie sont restitués dans le spectacle. Le récit est puissant, porté à la fois par l’écriture de Marine Bachelot Nguyen et par le jeu d’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné.

La trame narrative met en résonnance la vie d’engagement politique de Tran To Nga pour son pays et sa liberté avec le combat juridique et moral qu’elle mène. Tout est lié, certes, mais le spectacle fait jaillir l’évidence, la brutalité et la violence de tous ces événements. Ne reste plus que le choc et la sidération. Ainsi que l’admiration pour cette personnalité déterminée et inspirante mais aussi pour l’autrice et metteuse en scène et pour la comédienne. Un spectacle bouleversant.

Célian Ramis

La langue kurde, pour briser le silence de son existence

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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense.
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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense dans La langue de mon père, joué à La Parcheminerie, vendredi 14 avril, dans le cadre du festival Mythos.

Une langue peut-elle être un gilet de sauvetage ?, interroge la comédienne. Le français, elle le parle depuis plusieurs années. Cinq ans précisément. Le turc, depuis toujours. C’est sa langue maternelle, elle y est née et a grandi à Istanbul. Non autorisée à travailler durant la procédure administrative lui permettant d’obtenir sa carte de séjour, elle décide d’apprendre le kurde en France. Un retour aux racines. Celles de son père et de sa famille paternelle. Celles auxquelles elle n’a pas eu d’attaches puisqu’il lui a fallu cacher son origine. Elle se souvient des grands-mères envoyées en prison pour avoir chanté dans la langue interdite durant plusieurs années en Turquie et elle se souvient se taire dans la cour face à un autre enfant roué de coups par ses camarades d’école qui hurlent « kurde ! kurde ! kurde ! » comme une insulte fracassante.

Apprendre le kurde « pour savoir qui je suis, pour assumer que j’ai été, non pas par la haine mais par la honte, une petite raciste. » Apprendre le kurde pour parler à son père, pour le retrouver. Lui qui était si fier de son peuple. Lui qui est né dans un village à l’est de la Turquie, près de la frontière arménienne et qui rêvait de cinéma. Lui qui est parti, laissant ses 3 filles et sa femme au pays et fondant au Kazakhstan une autre famille. Lui qui petit à petit a oublié le turc et le kurde au profit du russe. 

S’AFFRANCHIR DE LA HONTE

Sultan Ulutas Alopé entame une démarche qui dépasse largement le simple apprentissage d’une langue. Elle plonge au cœur de son histoire personnelle et familiale, emprunte des chemins intérieurs qu’elle seule peut explorer et nous livre ses souvenirs au fil de sa quête d’identité, à la croisée de ses deux vies : « celle avant que je quitte mon après et celle après. » Par cette traversée, elle renforce son attachement à sa mère, à ses sœurs, à Istanbul, aux olives – « les vraies ! » - aux chansons de son enfance, « surtout celles qui parlent des tomates et des aubergines », et à l’absence de son père.

Elle dialogue avec cette figure fantomatique dont l’ombre a toujours pesé sur ses épaules et l’a toujours accompagnée. Des blessures infligées par ses multiples et fréquentes disparitions, elle en parle sans en dissimuler la violence et la colère. La peur aussi, parfois. Elle compose et se construit avec. Mais pas en dehors.Contrainte à devenir « l’homme de la maison », à la fois « le mari de ma mère et le père de mes sœurs » s’est extirpée de cette condition qu’elle a refusé afin de ne pas succomber à la folie de la situation. Sultan Ulutas Alopé exprime ses questionnements, ses doutes et son cheminement vers l’enracinement de son histoire. De sa propre histoire. Elle fait des choix et les assume, s’affranchissant de toute cette honte ressentie face à ses origines et toute cette amertume face à ce mauvais père. Aujourd’hui, elle a « honte d’avoir eu honte d’être kurde. » Aujourd’hui, elle assume : « Assumer d’être kurde, c’est assumer que ton existence fait partie de la mienne. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de baisser le son de ma voix quand je parle de mes origines. »

UNE PIÈCE VIBRANTE

Sobre, épuré, poignant… le spectacle nous capte et nous captive. La force du récit de Sultan Ulutas Alopé réside bien évidemment dans sa source - son vécu - mais aussi dans la manière dont la comédienne le transpose et le porte sur la scène face à nous, complétement happé-e-s par ce qu’elle narre avec tant de justesse et d’équilibre dans le jeu et les intentions. Les émotions jaillissent sans jamais être forcées. On ressent, on vibre, on pleure, on rit, on sourit, on tremble. Surtout, on l'écoute avec beaucoup d'attention parce qu'elle nous saisit les entrailles.

La fragilité accompagne l’apaisement, l’émancipation se lie à l’enracinement, la puissance tourbillonne dans un mélange de colère et de joie. Et tout s’imbrique, tout trouve sa place. Cette histoire personnelle résonne dans une expérience collective de souffrances, de rejets et de discriminations. La comédienne monte seule sur les planches et brise le silence, pour enfin embrasser la fierté revendiquée par sa lignée. 

Célian Ramis

À la recherche du corps (im)parfait !

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Fanny Chériaux revient sur ce qui a marqué et forgé son corps et son esprit, et décortique la construction sociale de la féminité et ce qui se joue dans les interstices de nos inconscients pétris de clichés et de complexes qui en découlent.
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Dans Venise, un corps à soi, Fanny Chériaux – entourée de Thomas Couppey et Sébastien Dalloni - revient sur ce qui a marqué et forgé son corps et son esprit, et décortique avec autodérision, en musique et en danse, la construction sociale de la féminité et ce qui se joue dans les interstices de nos inconscients pétris de clichés et de complexes qui en découlent. Un spectacle présenté au théâtre du Vieux St Etienne le 13 avril, dans le cadre du festival Mythos.

Alors qu’elle chante sur scène une de ses chansons, deux danseurs improvisent une chorégraphie. Elle aime le moment, elle aime l’idée d’y donner une suite, et puis soudain, elle prend conscience qu’elle aussi, elle va devoir danser. De là, nait l’introspection dans laquelle elle nous propose de plonger dans Venise, un corps à soi. Le rapport au corps, le rapport à soi quand celui-ci est mis à mal par les injonctions paradoxales et patriarcales, par les complexes que l’on intègre et développe, par les étapes de vie qui transforment nos enveloppes corporelles en ennemi public n°1. Au lieu d’en faire un allié, on le rejette, on le déteste, on le maltraite. Et pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a bien eu un avant l’obligation à se soumettre au poids de la conformité. Surtout pour une femme en devenir.

ATTENTION : INJONCTIONS !

Pas encore bridée, l’enfant qu’elle est aime sauter. Partout, tout le temps, de toutes les manières. Elle aime se bagarrer aussi. Plus le temps passe, plus elle grandit, plus les injonctions pèsent. La pression sociale, c’est dans le fait de ne pas avoir encore ses règles, c’est dans le fait de ne pas encore avoir de hanches et de lolos, c’est dans le fait de ne pas encore avoir fait l’amour. Et pourtant elle va comprendre assez rapidement que c’est une vraie liberté en tant que fille de ne pas encore avoir les attributs de ce qui nous fait basculer dans la catégorie des femmes. Le physique, le physique, le physique. Le physique avant tout. Être sexy mais pas trop, être mince mais pas trop, ne pas être trop grosse non plus, être accessible et disponible mais sans l’être. Répondre à des canons de beauté sans jamais parvenir à atteindre l’idéal requis, ne pas être celle dont tous les garçons sont amoureux, s’imprégner de la culture populaire qui objectifie les femmes… Fanny Cheriaux remonte dans son enfance, nous raconte son adolescence, les chanteurs des années 80 et 90 qui chantent sur les femmes, les films qui sexualisent les corps féminins, et nous livre ses complexes, ses questionnements et ses blessures. 

EXPLOSER LES BARRIÈRES

Accompagnée de Thomas Couppey et Sébastien Dalloni sur le plateau, qui apportent un effet comique, léger et décalé non négligeable, Fanny Chériaux utilise la chanson et le piano, ses outils d’expression depuis de nombreuses années, mais ne se cache pas derrière pour autant. Elle se dévoile, autant qu’elle module son organe vocal. Elle joue avec beaucoup d’autodérision et de sincérité et au fil de son récit renforce sa confiance en elle et en son corps. Le plaisir et la jouissance découverts sur le tard, la PMA à 44 ans qui étouffe le corps et la santé mentale à coup d’injections et de remarques désobligeantes et jugeantes, un avortement et les litres et les litres de sang qui coulent, le temps perdu à cultiver la haine de sa propre enveloppe charnelle parce que trop ceci ou pas assez cela… elle en aborde tous les aspects en décryptant au prisme de la société ce que devenir une femme signifie quand on n’a pas les codes de la bonne meuf. Et puis, elle s’en affranchit et nous émancipe au passage des regards malveillants, culpabilisants et moralisateurs. Venise, un corps à soi est un spectacle qui fait du bien, qui nous fait rigoler et nous insuffle une dose dynamisante de bonne humeur. Qui nous offre un souffle léger, une respiration, une profonde réflexion sur le sexisme et le poids du patriarcat que l’on fait peser sur nos corps et nos esprits. Les blessures infligées pourraient être évitées si on s’y autorisait. Alors osons être douces, être tendres, à l’aise et non conformes aux attendus d’une féminité unique, réductrice et contraignante. Sur l’idée de Virginia Woolf, offrons-nous un espace de bien-être et de liberté. Un espace dans lequel être soi est permis, accepté et assumé. Le grain de folie de Fanny Chériaux, Thomas Couppey et Sébastien Dalloni nous réveille et nous secoue, agissant en nous comme un catalyseur nécessaire à l’expression de nos individualités. Loin de la binarité du genre qui nous enferme et nous oppresse.

Célian Ramis

Le mythe de la sirène, un coup de queue dans le patrimoine

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Premier spectacle de la compagnie rennaise 52 Hertz, Sirènes est un succès burlesque revisitant les monuments mythologiques et patrimoniaux sur lesquels se basent nos fictions, représentations et imaginaires.
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Premier spectacle de la compagnie rennaise 52 Hertz, Sirènes est un succès burlesque revisitant les monuments mythologiques et patrimoniaux sur lesquels se basent nos fictions, représentations et imaginaires. Les 11 et 12 avril, c’est sur la scène du théâtre de La Paillette qu’Hélène Bertrand, Margaux Dessailly et Blanche Ripoche ont charmé le public de Mythos à travers une performance muette, originale et drôle.

Si, aujourd’hui, on pêchait des sirènes ? Elles seraient, pour sûr, enfermées dans un vivarium et vendues en attraction à un public avide de les observer sous toutes les coutures. Qu’y verrait-on dans ce jardin d’acclimatation ? Des créatures glamour et douces au chant redoutable ? Des monstres assoiffés du sang des humains noyés par leur incapacité à résister à l’attirance et au désir éprouvés ? Des êtres hybrides rêvant d’appartenir à la race humaine et prêts à tout pour transformer leur queue en jambes ? Point de départ de la pièce Sirènes, écrit et mis en scène par Hélène Bertrand, Margaux Dessailly et Blanche Ripoche, on assiste, quelque peu désemparé-e-s, à cette situation incongrue et ubuesque. Et pourtant, la compagnie 52 Hertz nous rappelle que nous, les humains, fonctionnons ainsi, enfermant derrière des vitres des animaux mais aussi nos semblables que l’on infériorisera au titre de la race. Pas de pitié donc pour ces figures mythiques qui naviguent en eaux troubles dans nos imaginaires. Pas de traitement de faveur non plus. On les réduit à un espace clos qui n’a rien de naturel et on les dresse, armé-e-s d’un poisson frétillant en guise de récompense. Pour le show. Pour le sensationnel. Pour le frisson. Mais aussi pour nous rappeler qui sont les conquérant-e-s et qui sont les vaincu-e-s. 

INTERROGER NOTRE PATRIMOINE

Ici le fantasme de la sirène s'émiette. Parce que les comédiennes s'amusent à tordre le cou aux clichés qui perdurent au fil des mythes et légendes, sur lesquelles elles se sont fortement documentées et appuyées, allant même jusqu'à un road trip finistérien sur les pas de la première sirène bretonne, Dahut et la légende de la Cité d'Ys. Ici les sirènes paraissent ensuquées et primaires. Des otaries plutôt que des femmes élégantes et gracieuses... Elles explorent l'animalité de la créature rendue servile et domestique, au service de l'attrait humain pour le voyeurisme et la domination. Mais sont-elles sauvages, animales, manipulatrices, cruelles, différentes ? Ou portons-nous simplement des regards biaisés sur elles par rapport à nos propres représentations à travers les siècles ? C'est là ce qu'interroge la compagnie 52 Hertz qui inconsciemment nous amène à nous situer. 

De quoi sont faites nos histoires et quel point de vue parlons-nous ? A l'instar d'Alice Zeniter qui dans Je suis une fille sans histoire (livre qu'elle a brillamment adapté sur scène) décrypte le schéma narratif pour analyser nos rapports et relations avec la fiction et l'Histoire, le spectacle Sirènes revisite par le mime et le burlesque les grandes figures, les batailles, conquêtes, victoires et les heures sombres de nos récits au passé colonialiste et ravageur. Semeur de morts et de souffrances. Que disent-ils, ces récits, de l'animalité et du sauvage ? De l'altérité ? De la féminité ? De notre manière de bâtir nos narrations collectives et communes ? 

ÉCLATER NOS LIMITES

Par la caricature, les comédiennes démystifient la virilité de notre Histoire et déconstruisent les barrières que la masculinité hégémonique a bâti, empêchant l'expression de la pluralité et d'un autre possible, voire même deux ou trois ou plus. De par leurs talents de scénographie, l'humour triomphe et l'espoir surgit. Elles éclatent les limites minimales instaurées par notre patrimoine étriqué. En revenant sur ce qui nous a amené là, elles forgent un futur plus éclairé et optimiste. Où les êtres peuvent exprimer leurs individualités, où les féminités peuvent être plurielles et où la symbiose des vivant-e-s n’est pas qu’une légende : « Hérédité, je te refuse. Je ne suis pas un mythe, une réécriture, pas une femme, pas une surfemme, pas une muse, pas un monstre. Je ne suis pas fini-e. Rien n’est fini. »

 

 

 

 

Célian Ramis

L'empouvoirement des musiciennes

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Le talent n’a pas de genre et pourtant, les chiffres révèlent une faible présence des femmes dans les musiques rock et actuelles. Comment (re)penser l’accompagnement des musiciennes ?
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Le talent n’a pas de genre et pourtant, les chiffres révèlent une faible présence des femmes dans les musiques rock et actuelles. Dès l’adolescence, les garçons sont plus nombreux à créer des groupes là où les filles se détachent des loisirs et par conséquent, de la pratique musicale et instrumentale. Comment (re)penser l’accompagnement des musiciennes ? Sans doute à travers la sororité, la formation des équipes et les ateliers non mixtes…

Fougue et énergie rock sur la scène des Transmusicales, le 4 décembre 2021, grâce aux artistes musiciennes d’Ottis Cœur ! Elles se sont rencontrées en formation, ne sont pas appréciées tout de suite et puis, elles ont fini par se confiner toutes les deux, en mars 2020. Sans intention professionnelle au départ, elles ont composé, expérimenté et chanté ensemble. Ça a matché et de là est née la créativité rugissante montrée à l’Étage du Liberté. Elles prônent l’identité DIY, le rock et le féminisme. Et on se régale autant en visionnant le clip de « Je marche derrière toi » qu’en l’écoutant en live. À la différence que là, on savoure leur panache et leur dynamisme électrisants ! Ça sent bon le garage, le rock alternatif, les influences pop rock et la colère débordante au service d’une créativité rythmique et explosive. Leurs voix s’unissent, les harmonies renforcent leur proposition musicale et accentuent leur discours, scandé en français, dénonçant les violences sexistes et masculines. Leur ras-le-bol des histoires fumeuses, des mecs qui ne pensent qu’à leur gueule – oubliant le plaisir et l’orgasme des femmes - du mensplaining et on en passe, elles l’expriment avec hargne, saisissant et brandissant leurs émotions catapultées sous la forme de forces libératrices et empouvoirantes. Elles bondissent, guitare électrique, basse et batterie saturent et vrombissent, et l’énergie envahit très vite la salle. L’enthousiasme gagne la foule, convaincue par ce mélange de calme, d’amertume et de fureur. Les tripes sur le plateau, laissant entrevoir également leur jovialité, légèreté et humour entre les morceaux, Camille et Margaux signent un set puissant, qui retient notre attention et surtout alimente notre curiosité pour Ottis Cœur, qu’il faudra suivre, c’est certain, dans les prochaines années. Ce sont là les prémices d’un duo bien décidé à chanter fort sans s’excuser. 

PLONGÉE DANS LA SORORITÉ

Pourtant, il ne leur a pas été aisé d’arriver jusque-là. Du talent, elles en ont. De la volonté et de la détermination, également. Des expériences, aussi. Et pas toujours heureuses. Les réflexions sexistes et misogynes du type « T’es une fille, tu ne sais pas jouer » de la part des mecs ou les remarques non appropriées d’un producteur décidant de transformer la musicienne « en diva », elles en ont fait les frais. En formation, via le Studio des Variétés à Paris, dédié au perfectionnement et l’accompagnement des artistes de musiques actuelles, elles découvrent la puissance de la sororité. « La promo était quasi uniquement féminine. Ça a été un levier le côté collectif avec que des meufs qui développent des projets. Ça nous a soudées, on allait se voir en concert. Quand je suis arrivée, j’étais en dépression, prête à arrêter la musique. Ça m’a reboostée de fou ! », rigole Camille.

Le premier confinement arrive, elles s’installent à la campagne dans sa maison familiale et se mettent à composer et à enregistrer ensemble. Isolées, elles vont s’affranchir du regard masculin qui peut mener à l’hésitation ou l’auto-censure et lever les freins éventuels qui pourraient s’interposer avec leur création. « Sans le confinement, on aurait peut-être fait mais plus tard. Être là toutes les deux, préservées des remarques et des doutes, c’était sans barrières. On n’avait jamais joué de batterie avant, on a testé. On avait l’étincelle de l’expérimentation ! », soulignent les membres d’Ottis Cœur. Et pour Margaux, cela marque un tournant décisif dans sa manière d’agir : « Camille m’a inspirée. Avant, je n’aurais jamais osé faire un solo de guitare sur scène. Elle m’a aidée à prendre confiance en moi, à me sentir légitime dans le travail. On discutait beaucoup et c’est important, car un mot positif de quelqu’un-e que tu estimes beaucoup peut tout changer ! » Même son de cloche du côté de sa co-musicienne : « Je n’osais pas sortir de moi-même pour exprimer ma parole et ma voix. J’avais du mal à m’exprimer et à me faire entendre. Margaux m’a permis de libérer plein de trucs ! On trouve des idées à deux, en rebondissant sur ce que dit l’autre… C’est vachement bien ! »

SOLIDIFIER LA CONFIANCE ET LA LÉGITIMITÉ

Découvrir le plaisir de faire de la musique ensemble, de pratiquer d’un instrument, de prendre place dans un groupe de rock… c’est l’objectif du Girls Rock Camp organisé pour la première fois du 7 au 11 février 2022, au Jardin Moderne (et du 13 au 18 février 2023 pour la seconde édition). Parce que comme le rappelle Audrey Guiller, batteuse et coordinatrice de l’événement, « sur les 900 musiciens qui répètent ici, seulement 12% sont des femmes, il est temps que ça change ! » Les chiffres sont édifiants. Selon HF Bretagne, 82% des artistes qui se produisent sur scène, dans le secteur du rock, sont des hommes. Pour pallier à ce sévère déséquilibre, le Jardin Moderne s’engage dans une démarche autour de l’égalité des genres et, en coopération avec l’Antipode, lance son premier Girls Rock Camp, destiné à des adolescentes rennaises âgées entre 14 et 18 ans, sous la forme d’un stage dédié à la pratique instrumentale. Durant une semaine, les huit participantes ont été accompagnées par des musiciennes et techniciennes professionnelles et amatrices. Batterie, basse, guitare, coaching vocal, coaching scénique, flyer, yoga, prise de parole en public… Elles ont découvert les bases et les fondamentaux du rock, son énergie, sa vitalité, l’apprentissage des instruments et la création de musiques originales. Et surtout ont pu prendre confiance en elles. 

Le 11 février, en fin d’après-midi, elles sont prêtes. Elles osent, elles montent sur scène, divisées en deux groupes. Snakes 4, tout d’abord. Main Towanda, ensuite. Timides au départ, on sent rapidement que le stress se dissipe pour faire place au plaisir d’être sur scène. Elles prennent des postures rock, s’affranchissent d’une part de leurs appréhensions et saisissent l’instant pour emporter le public dans l’aventure vécue. Et pour finir, c’est ensemble qu’elles entament a cappella une chanson d’amour que Sam déclame en algérien à sa copine, installée au premier rang. Elle a 17 ans et a décidé de s’inscrire au Girls Rock Camp « par goût de la musique ». La faible présence des femmes dans le milieu musical, elle en avait déjà conscience avant de venir. « C’est clair que ça doit changer ! », poursuit-elle. À ses côtés, Jeanne, 17 ans, a été séduite par le côté « être entre meufs dans un groupe » et Pome, 13 ans, est convaincue que cela a permis « de se mieux se lâcher, s’exprimer et se rendre compte qu’on peut se libérer ! J’aurais beaucoup moins osé avec des hommes autour, c’est certain. » Ce qu’elles retiennent de leur stage, c’est l’ambiance et la sororité, la confiance que cela procure. « Il y en avait une qui avait une idée, la disait, on rebondissait. On était ensemble. On a fait ensemble. On a écouté, testé, beaucoup testé… Là, on voyait du soutien partout, on s’encourageait. On n’était pas en rivalité comme on nous fait croire que les femmes sont. On s’est bien entendues et c’est là, quand tu te sens libre que tu sors ton talent à 100% ! », signale Sam.

CONTRE LES VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES

C’est certain, mettre entre les mains des filles et des femmes les clés vers leur autonomisation participe à établir les bases d’une égalité entre les genres. La formation de tou-te-s les professionnel-le-s de la musique et des équipes encadrant les événements musicaux et festifs, la sensibilisation aux thématiques féministes ainsi que l’accompagnement des personnes concernées par les structures dédiées dès le plus jeune âge sont nécessaires et essentielles pour prévenir, réduire et éliminer les violences sexistes et sexuelles à l’encontre des personnes sexisées. On la voit l’urgence. Dans la création de labels et maisons de disque féministes et queer tel-le-s que Elemento Records, Warriorecords ou encore Cartelle, dans l’impact des associations comme le mouvement HF, dans les campagnes prônant le consentement en festivals et concerts, dans l’émergence et l’importance des réseaux non mixtes à l’instar de She Said So, dans les projets qui se développent comme Musiciennes au Bastion à Besançon, dans les ateliers d’empowerment et de musique pour les femmes, personnes trans et non binaires tels que les conçoit Salut les Zikettes ou encore les engagements pris par divers-es lieux et scènes de musiques actuelles en faveur d’une égalité matérielle, financière, d’accessibilité aux résidences, scènes, etc… Partout, la sororité doit être au cœur du processus de valorisation des musiciennes.

 

  • Vers plus d’égalité des genres

En janvier 2022, le Jardin Moderne a convié ses adhérent-e-s et partenaires à une assemblée générale extraordinaire afin de lutter ensemble contre les violences sexistes et sexuelles et plus largement les inégalités dans les musiques actuelles. Cet événement s’inscrit dans le projet porté par la structure rennaise initié depuis 2020 autour de la construction d’un plan d’action concret pour aller vers plus d’égalité. L’association indique : « Accompagnée par les structures La Petite et Pluségales, des formations des équipes et du conseil d’administration sont menées ainsi que des groupes de travail pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, favoriser la pratique musicale des femmes, mettre en place une communication plus inclusive et travailler en partenariat autour des démarches d’égalité. » L’assemblée générale extraordinaire était l’occasion de dresser un premier point étape et de débattre ensemble des avancées à venir. 

Célian Ramis

Vers la reconstruction du corps et de l'esprit

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Les Marie Rose, c'est un salon de tatouage solidaire et thérapeutique, accessible à tou-te-s. Depuis, il est devenu un tiers-lieu safe d’accompagnement pluridisciplinaire post-traumatique.
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En août 2019, Marie Disserbo et Marie Charuel fondent les Marie Rose, un salon de tatouage solidaire et thérapeutique, accessible à tou-te-s. Depuis, il est devenu un tiers-lieu safe d’accompagnement pluridisciplinaire post-traumatique.

« Cette journée-là, j’ai fait 3 tatouages. Les dates de naissance en braille de mes trois enfants sur le poignet, un cœur pour mon conjoint sur le talon et une phrase « nec plane eadem nec plane altera » - « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre » - pour moi sur la colonne vertébrale. » Cette journée-là, Emilie Lebrun, 38 ans, l’a passée au salon des Marie Rose, à Rennes. Parce qu’elle a combattu le cancer du sein et qu’elle a entendu parler de l’association, dont elle a immédiatement apprécié le projet : « J’avais déjà l’idée d’un tatouage avant de les contacter. Leur projet m’a plu. Le fait de pouvoir contribuer financièrement par ce biais à aider d’autres personnes m’a emballée. » Et puis, c’est pour elle une avancée, « une autre étape dans la reconstruction. » Emilie le formule : « Les tatouages m’aident à me réapproprier mon corps après l’épreuve de la maladie. » Une vraie démarche de reconstruction qui fait du bien, conclut-elle.

ENCRER, RESPIRER, PARTICIPER

Point majeur des Marie Rose, c’est bien un lieu d’accueil, d’écoute et d’accompagnement que le duo fondateur propose. Quand Marie Charuel rencontre Marie Disserbo, elles sont toutes les deux à un tournant important de leurs existences. La première est en pleine reconversion professionnelle, avec la volonté forte d’être tatoueuse, et la seconde, est récemment guérie d’un cancer du sein et réfléchit à l’idée d’un lieu non médicalisé. « Je venais de perdre ma mère, décédée de la maladie de Charcot, et j’avais lu un fabuleux article dans Causette sur le tatouage réel. Je voulais du sens ! Devenir tatoueuse pour aider les gens à se reconstruire après la maladie. », souligne Marie Charuel, alias James Blonde. Ainsi, en 2019, elles fondent leur structure d’accompagnement post traumatique, tout d’abord sous la forme d’un salon de tatouage solidaire et thérapeutique, ouvert à tou-te-s. « Tout le monde peut venir. Que ce soit pour un besoin thérapeutique ou esthétique. Une partie du prix est reversé dans un pot commun, ce qui permet de financer des tatouages pour des personnes qui n’en ont pas les moyens. », ajoute-t-elle.

Au départ près de la gare, les Marie Rose ont recherché un nouveau local et ont déménagé à Cleunay, leur permettant de développer leur projet dans un espace plus grand, afin d’y accueillir un panel d’activités pluridisciplinaires, dédiées à la diffusion d’informations mais pas uniquement : « Il y a un vrai trou dans la raquette dans les parcours de soin. Quand on est guéri-e-s physiquement, ce n’est pas forcément la fin. Psychologiquement, on en est où ? Surtout que les traumatismes sont divers et variés. On souhaite créer un lieu, toujours non médicalisé, qui permette de trouver un max d’infos mais aussi une écoute et un accueil particulier. Avoir un panel de professionnel-le-s, composé d’avocat-e, diététicien-ne, psychologue, sophrologue, sexologue, et des pratiques qui peuvent apporter des réponses à des traumas spécifiques. » A travers le tatouage notamment mais aussi un centre de ressources, « peut-être aussi une friperie solidaire avec des vêtements non genrés et un lieu de vie ouvert à tout le monde encore une fois, dans lequel on pourrait organiser des événements, des conférences, etc. » Il est toujours possible de les soutenir et de les aider via une campagne de financement participatif.

DES PARCOURS MULTIPLES ET PLURIELS

Deuil, maladies, accidents, grossesses extra-utérines, fausses couches, kyste enflammé, handicap dû à un traumatisme crânien non traité dans les temps, violences verbales, transition de genre, cicatrices, volonté de participer au projet… Nombreuses sont les raisons qui amènent les personnes à pousser la porte des Marie Rose. « Le tatouage est un acte qui permet de décider d’être maitre de son corps. Reprendre l’emprise sur son corps, ça revient quasiment à chaque fois dans les discussions. Car pour beaucoup, ils et elles ont subi des drames qui sont vécus comme imposés, puisque la personne n’a pas le contrôle dessus. On parle bien de subir des violences, subir la maladie, subir un accident. », commente la tatoueuse qui dans son quotidien rencontre tous les cas de figure. Pas de parcours type. Que des histoires de vie personnelles portées et ressenties de manière singulière. Qui donnent lieu à des dessins uniques, symbolisant ou non l’expérience de la personne. « Une femme malgache, adoptée à 14 mois, cherche à retrouver ses parents biologiques. Elle est venue pour se faire tatouer l’île de Madagascar. Une femme est venue pour une grossesse extra-utérine, elle a souhaité une étoile dans le bas du dos, au même niveau que l’utérus. Chaque personne est différente et chaque dessin aussi. », signale Marie. Elle le dit : il n’y a pas de règle dans le chemin de la reconstruction qui demeure propre à chacun-e. « Une femme a fait une fausse couche et est venue ici une semaine après. Une autre qui a eu un accident de cheval est venue des années après. Encore une autre est venue deux mois après le décès de son frère. Chacun-e fait son chemin différemment. », précise-t-elle.

UNE ÉTAPE LIBÉRATRICE          

Le tatouage, tel que le pratique James Blonde, peut s’avérer comme une étape importante vers l’apaisement moral, vers la sérénité d’un corps meurtri à un moment donné. Sans oublier le pouvoir d’une écoute bienveillante et non jugeante. Ce dont témoigne Emilie Lebrun : « Le contact avec Marie a été super dès les premiers échanges. Les temps passés en sa compagnie sont un réel plaisir. On se sent libre de poser les questions, de se livrer, on est en confiance. » Avoir le choix. De parler ou pas. D’expliquer leurs motivations ou non. Chacun-e est libre de livrer son récit ou de le garder pour soi. « C’est déjà une grosse étape d’être parvenue à nous contacter. Personnellement, j’estime que c’est bénéfique de parler mais chacun-e l’entend comme il ou elle peut. Nous, on propose une oreille attentive et un espace safe. Chaque personne est libre de parler ou pas. Tout le monde n’a pas envie de cette écoute et on respecte. », confie Marie Charuel. Faire en fonction des besoins. Un terme qui revient régulièrement dans les propos et les échanges. Des besoins qui peuvent être psychologiques et/ou physiques. De reprendre la main sur son corps. De ne plus subir ce qui fait le trauma.

« C’est une forme de catharsis. De résilience. Modifier son corps pour l’enjoliver ou le faire différent de ce qu’il a été. Le corps qui vieillit, le corps qu’on vient marquer… Il s’agit vraiment de la vie du corps ! »

Que l’on vienne pour un tatouage thérapeutique ou esthétique, Marie Charuel y voit là une vraie affirmation de la personne vis-à-vis de son corps : « C’est un acte puissant, de s’encrer le corps pour se le réapproprier ! Dans cette vie qui est la notre, le corps est exposé à tout va et en même temps, il est tabou. C’est hyper politique selon moi de dire « Mon corps m’appartient ! » !!! »

Célian Ramis

La résilience, entre rage, rap et paillette

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Un cri. Un hurlement. Une fête. Une pente glissante. Un tourbillon. Un spectacle coup de poing. Un spectacle qui fait du bien. Une histoire noire aux couleurs de l’arc-en-ciel. Trou témoigne du parcours d’une femme victime de viol en chemin vers la résilience.
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Un cri. Un hurlement. Une fête. Une pente glissante. Un tourbillon. Un spectacle coup de poing. Un spectacle qui fait du bien. Une histoire noire aux couleurs de l’arc-en-ciel. On pourrait s’y perdre mais pas du tout. Mathilde Paillette et Lauren Sobler nous ont guidé, le 15 mars dernier, à la MJC Bréquigny, avec agilité dans Trou, témoignant du parcours d’une femme victime de viol en chemin vers la résilience. 

« Je ne ferme pas ma gueule ! Je suis une enfant tombée du nid… Je ne ferme pas ma gueule ! » Elle chante de plus en plus fort. Avec ses samples, les voix et rythmiques prennent l’espace. Elles amplifient l’effet et donnent le ton : Paillette est une jeune femme libre, qui conduit des poids lourds, n’est pas biodégradable et est « méga giga indestructible. » Elle brille à l’infini et scintille, partout. Liberté, grain de folie, jovialité, légèreté… Paillette cultive tout ça en elle. Elle ne ferme pas sa gueule et elle a bien raison. Il y a chez elle cette insouciance et cette candeur de l’enfance. Et puis il y a aussi cette pression et ces injonctions de l’âge adulte, en particulier quand on est une femme. Elle passe beaucoup de temps sur les chantiers avec sa chatte, Cindy, qui adore regarder les grues et flirter avec. Mais ce jour-là, aux abords des travaux près de la gare, une grue écrabouille sa chatte et se barre, laissant Cindy meurtrie…

UNE QUÊTE COMPLEXE

Point de départ de l’histoire, le viol n’est pas directement au centre du spectacle qui s’attache, avec rage et panache, à valoriser la quête de Paillette vers la résilience. Pour cela, elle sera accompagnée de la resplendissante sirène, aux gros jambons, à l’allure décapante et aux airs de diva. Dans l’océan de larmes, le trou, le chemin qui pue, le pays magique… Paillette le dit : « Il ne faut pas mourir, je ne courberais pas l’échine. » Annihiler la souffrance. La faire disparaitre. La nier pour ne plus y penser. La colère, contre la culture du viol. L’ivresse, pour s’en échapper et ne plus étouffer. Mais même dans un pays enchanté, sans grues et sans mort-e-s, Paillette est hantée par les questions incessantes et culpabilisantes. Se justifier. Sans arrêt. Elle, la femme qui jouit sans honte et sans détour, la femme qui prend le mic’ face à un gang de mecs qui rappent, la femme qui n’a pas peur de se lancer à l’aventure, d’assouvir ses désirs et de l’ouvrir… Elle se perd. Ne sait plus ce qu’elle veut. Assaillie par la dureté des jugements, elle manque de souffle dans un univers qu’elle croyait bon mais qu’elle découvre nauséabond. Dès lors, une seule obsession : retrouver Cindy.

DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

Cabossée, apathique… Sa chatte est abîmée. Comme les bras de Paillette et son cœur paillasson. Alors, face à la grue, elle se confronte et affronte sa colère, qu’elle libère dans un flot de paroles assassines. Elle renverse le stigmate et lui jette à la figure. Le propos est cinglant et cathartique. Empouvoirant. La sirène peut s’en aller désormais : « Tu sais la défendre maintenant et elle, elle te guide partout ». Cindy et Paillette ne font plus qu’une et avancent, conjointement, sur le chemin de la résilience. Puisqu’il est là le sujet principal de l’histoire de Trou qui déploie humour, poésie, rap et rage dans une pièce musicale contée qui nous happe et nous saisit avec force et finesse. Au fil de ses concerts, spectacles et travaux d’écriture, Mathilde Paillette a fini par réunir tous les morceaux en un seul, Trou en est l’aboutissement. Avec Lauren Sobler, dans le rôle de la sirène, la comédienne et musicienne nous propose une exploration d’émotions diverses et contradictoires qui mènent tout droit à l’explosion et l’apaisement. C’est riche, intense et éblouissant. Parce que le duo s’autorise à puiser dans l’imaginaire enfantin, à tirer les fils de l’insouciance et de l’innocence, à dire, hurler, mimer, danser, rapper… à entremêler le rire et l’horreur, à affirmer que non c’est non et à assumer de continuer à dire oui. Parce que le duo touche au cœur, sans user la corde sensible ni les cordes vocales. Là où le bât blesse, elles trouvent les mots pour renforcer le propos. Dans des situations pourtant si difficiles à décrire, elles parviennent à doser le témoignage tout en poésie, réalisme et en ressenti. 

PLONGER SANS FILET AVEC UN DUO DE TALENT

Paillette, protagoniste et artiste créatrice, s’affranchit des codes et des étiquettes. Elle convoque les émotions, les paroles, les styles, les notions et les concepts, les secoue et se les approprie. Ne pas déranger. Ne pas faire de bruit. Ne pas bouleverser l’ordre établi. Ne pas baigner dans la vulgarité. Ne pas déborder. Paillette et Sirène envoient tout péter. Elles prennent leur place et leur espace, elles vont trop loin, elles sombrent dans la caricature, elles crient, elles tapent des pieds, elles éclatent les carcans de leur condition de femmes, elles ne revendiquent pas un engagement en particulier. Elles disent, elles font, elles cherchent, elles questionnent, elles avancent, elles s’aident, elles expérimentent et ressentent, elles s’accompagnent, elles nous embarquent avec elles, dans leurs peurs, angoisses, combats, forces, singularités, univers artistiques, succès, etc. Et on plonge. On plonge avec elles dans le trou. On tombe dans le désarroi et la solitude et on comble le vide et le trauma. On remonte à la surface, avec la puissance de l’espoir et la force de la sororité. On se délecte de cette proposition sensible qui explore les recoins d’une âme en souffrance sur le chemin de la résilience. Avec son lot de doutes, de contradictions, de faiblesses, de déni mais aussi de forces, de capacités à rebondir, à s’adapter et à sublimer et à nuancer la noirceur de la réalité. Sans la renier. Ne pas juste survivre. Remonter à la surface, respirer et vivre.

Célian Ramis

Écrire les luttes féministes algériennes au pluriel

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Le 13 mars, Amel Hadjadj, militante féministe et co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, est revenue sur l'histoire des luttes des femmes, d'hier et d'aujourd'hui, en Algérie, à la Maison Internationale de Rennes.
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Le 13 mars, l’association de Jumelage Rennes-Sétif invitait Amel Hadjadj, co-fondatrice du Journal Féministe Algérien, à la Maison Internationale de Rennes pour une conférence sur les luttes féministes, d’hier et d’aujourd’hui, en Algérie. 

« L’Histoire a été écrite par les hommes, pour les hommes. », rappellent la militante féministe Amel Hadjadj. « On manque de ressources et d’archives. On retrouve toujours les mêmes figures féminines dans l’Histoire. Il y en a 6 ou 7 qui reviennent régulièrement. », précise-t-elle. Le matrimoine algérien est minimisé. Ainsi, dans le récit féministe que les militantes entreprennent de raconter, un grand travail est effectué à ce niveau-là. « Les femmes sont la moitié de la société. 44 millions de personnes en Algérie. 22 millions de femmes donc… », souligne-t-elle. Une moitié d’humanité qui a besoin de connaitre son héritage sans que celui-ci soit amputé d’une partie de son histoire et sans que celui-ci soit dénaturé par les stéréotypes de genre. « On décrit les femmes pendant la guerre comme infirmières. C’est très bien, il en fallait mais on minimise leur rôle. Pendant la guerre de libération, les femmes poseuses de bombes ont pris des risques énormes ! Certaines sont mortes, SDF, dans l’anonymat… Pour transporter les armes, il fallait des femmes car les hommes se faisaient fouiller. Si elles se faisaient prendre, elles étaient violées, emprisonnées, etc. », scande Amel Hadjadj. Aux détracteurs qui estiment que la réhabilitation des femmes à travers l’Histoire est un argument biaisé pour simplement se donner une légitimité, elle répond :

« Je veux qu’on rende justice à ces femmes ! » 

SCOLARISATION ET TRAVAIL 

C’est en 1947 qu’est créée la première association de femmes en Algérie - l’Association des femmes musulmanes algériennes – venant préciser ici la spécificité de la condition des femmes. Quelques années plus tard, l’indépendance est déclarée et l’Algérie organise sa première assemblée constituante. Les femmes y sont quasiment absentes. « Elles sont 5 ou 6 sur plus d’une centaine de personnes ! Même les progressistes disaient que les femmes devaient retourner en cuisine… », signale Amel Hadjadj. L’Union des femmes organise la première manifestation le 8 mars 1965. Les pancartes prônent le soutien à toutes les femmes dans le monde vivant encore sous l’oppression du colonialisme mais ce jour-là est aussi l’occasion de revendiquer leur droit de travailler. 

« Seulement 3% des algériennes travaillaient après l’indépendance. Le patriarcat et la mentalité algérienne acceptaient les enseignantes et les infirmières… » Elles se battent également pour la scolarisation des filles et des ainés, de manière générale, souvent envoyés tôt au travail pour aider le patriarche. À Alger, elles marchent du centre de la ville jusqu’à la baie où elles jettent leurs voiles : « C’est un acte éminemment politique mais cela n’a rien à voir avec le débat sur le port du voile. Il s’agit là d’un symbole : elles jettent le voile que portent les femmes au foyer. Les travailleuses, elles, ont une autre tenue. Elles luttent ici pour le travail. »

INSTAURATION DU CODE DE LA FAMILLE

Vont se multiplier les projets de loi concernant un code de la famille. Les codes français (civil, pénal, etc.) seront traduits. « Cela ne s’inscrivait pas du tout dans le reste des progressions du pays. Cela amenait la société vers quelque chose qu’elle n’avait jamais vécue ! », explique la militante. Après deux versions avortées – que les femmes des parlementaires ont faites fuiter auprès des étudiantes pour qu’elles les dénoncent – le code de la famille est promulgué en 1984. Dedans figure, entre autres, « le devoir d’obéissance à son mari et à la famille de son mari et tout un tralala… ». Amel Hadjadj réagit :

« C’est toute une idéologie qui opprimait les femmes des autres pays qu’on a importé ici. Aux luttes pour la scolarisation et le travail, s’ajoute l’abrogation du code de la famille. »

À cette époque, c’est un parti unique qui gouverne le pays. D’autres mouvances s’organisent en souterrain, dans la clandestinité, et font naitre à la fin des années 80 – à la création du multipartisme - des associations luttant contre cette répression politique à l’encontre des femmes. « Mais les années 90 arrivent et avec elles, le terrorisme. » Les féminicides se multiplient. Elles meurent parce qu’elles refusent de porter le voile. Elles meurent parce qu’elles s’assument féministes. Le mouvement est meurtri et entame les années 2000 fatigué. Les associations historiques des années 80/90 disparaissent quasiment toutes. 

UNE NOUVELLE DYNAMIQUE

La société algérienne n’est plus la même, signale Amel Hadjadj : « Il y a eu une rupture. On n’est plus dans l’organisation. Certains traumas de l’Histoire du pays n’arrivent pas à être dépassés. Beaucoup de féministes de ces années sont d’ailleurs venues vivre en France. Ma génération arrive et finalement, on revient inconsciemment à la clandestinité. Des associations naissent, les sujets ne sont plus les mêmes… » On y parle harcèlement, communauté LGBT, violences, etc. mais le contexte ne les rend ni visibles ni audibles. Un tournant s’opère en 2015 et, comme elle le dit, la force des réseaux sociaux met en lien des féministes d’hier et d’aujourd’hui et fait la lumière sur l’ampleur des féminicides. « On organise des rencontres intergénérationnelles féministes algériennes. Ce n’est pas simple de se comprendre et de comprendre les traumatismes des anciennes. », poursuit-elle.

En 2016, à Constantine, sa ville natale, un nouveau féminicide pousse les militantes à organiser un sit-in : « L’assassin était en cavale, il fallait qu’on diffuse partout sa photo. Des sit-in ont été organisés à Constantine, à Alger, à Oran et ailleurs. Le bruit incroyable que ça a suscité a permis d’arrêter l’assassin. Et ça nous a obligé à sortir du cocon des réseaux sociaux ! » En 2019, elles réalisent qu’un mouvement d’ampleur s’organise : « J’ai déménagé à Alger pour avoir plus de liberté et pour pouvoir lutter. Un mouvement grandiose se passe. Le collectif féministe d’Alger se cache toujours mais il y a une vraie volonté de rencontrer les autres. » Un besoin immense de reprendre en main l’histoire effacée de toutes les femmes dont le rôle a été minimisé, bafoué, méprisé, écarté, etc. Des carrés féministes s’instaurent dans la capitale mais aussi à Oran et en Kabylie. « Les survivantes des années 90 reprennent les associations qui avaient disparu. Ce qui n’a pas plu à tout le monde. Mais tant pis, le principal, c’est de s’organiser. », se réjouit la militante féministe. 

DES FÉMINISMES, AU PLURIEL !

Né ainsi le renouveau des dynamiques féministes. Elles sont de plus en plus dans l’espace public mais aussi dans les sports et d’autres secteurs de la société. Elles s’imposent. Mais cela n’est pas suffisant. De nombreuses revendications perdurent et les militantes sont sans cesse attaquées et décrédibilisées. « On a essayé de mettre les féministes dans les cases de tous les traumas, y compris ceux qui n’ont pas été traités. Pour moi, il y a une urgence à décoloniser les luttes. La peur des autres, de son passé et la violence sont encore présentes. En plus du patriarcat… La révolution, c’est pas les bisounours. Il faut continuer de sortir et de s’organiser malgré les divergences et les rejets. », commente Amel Hadjadj. Les médias et partis politiques adaptent leurs discours, intégrant de plus en plus les problématiques et revendications féministes. En parallèle, est créée l’association du Journal Féministe Algérien. « En 2015, on a ouvert une page sur les réseaux sociaux pour annoncer le sitting. On a eu de l’impact. On couvre tout ce qui se fait, les mouvements féministes, les lettres ouvertes, etc. Il faut continuer à s’organiser. », insiste-t-elle. Elle poursuit :

« Le vécu nous a poussé à réaliser qu’il n’y a pas un seul féminisme, mais plusieurs. C’est pour ça qu’on a fondé l’association. On veut rassembler toutes les femmes, qu’elles soient toutes représentées, qu’elles puissent toutes s’exprimer. »

L’idée : aller à la rencontre des groupes locaux, à travers tout le pays, afin de les accompagner dans leurs luttes. « On travaille à un manifeste des mouvements féministes algériens, pour créer le rapport de force. », signate-t-elle. Intrinsèquement liées aux territoires, les revendications diffèrent selon les zones : manque de gynéco, taux minime de travailleuses, absence de maternité… « Il y a des luttes qui sont plus visibles que d’autres. Notre association lutte pour qu’on ait toutes le même niveau d’informations. », insiste Amel Hadjadj. Visibiliser tous les combats sans les hiérarchiser et les prioriser. Valoriser les militantes, leur courage, leur diversité, leur pluralité, singularité et résilience. « En 2019, proche d’une des frontières Sud de l’Algérie, a lieu un viol collectif d’enseignantes dans leur logement de fonction. En mai 2021, une manifestation est organisée contre le viol. Des femmes sont venues de partout ! Elles n’ont pas simplement dénoncé les viols, les violences et l’insécurité, elles ont aussi réaffirmé leur volonté de travailler. Malgré le drame, elles ont dit : « On n’arrêtera pas de travailler ! » Il n’y a pas une seule région dans le pays où il n’y a pas de femmes en mouvement. », poursuit-elle avec hargne.

De nouvelles générations de militantes féministes émergent en Algérie et Amel Hadjadj témoigne de l’ampleur grandissant de l’engouement. Les revendications se multiplient. Les mouvements prônent la liberté d’être et d’agir, la pluralité des voix et des voies de l’émancipation, la diversité des identités et l’importance de la reconnaissance et de la prise en considération de toutes les personnes concernées, leurs spécificités, leurs trajectoires, traumatismes, souffrances et moyens d’organisation. 

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