Célian Ramis

La ville des femmes : loin d'une science-fiction, une réalité urgente !

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Lysa Allegrini, architecte-urbaniste engagée pour la ville des femmes
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Lysa Allegrini, chargée d’études en architecture et en urbanisme au sein de l’agence En Act à Rouen, propose une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.

Le postulat de départ : la ville et les espaces publics sont des lieux de rencontre, de mixité sociale, ouverts à tou-tes, conscient-es et porteur-euses des divers enjeux existants au sein de la population. Pourtant, le constat est bien différent dans la réalité du quotidien que dans la théorie couchée sur le papier : les espaces ne sont pas totalement publics et surtout pas neutres. Ils excluent principalement les publics vulnérables et les femmes. « La ville est faite par et pour les hommes », explique la spécialiste du genre, de l’urbanisme et de l’architecture égalitaire. C’est la thèse également développée dans l’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, avec la non moindre anecdote des toilettes non adaptés aux femmes. Un sujet a priori amusant et anecdotique, et qui révèle pourtant une réelle volonté d’exclure une grande partie de la population.

UN SENTIMENT D’INSÉCURITÉ

Bien que, statistiquement, moins souvent victimes d’agressions dans la rue que les hommes, les femmes partagent pourtant à 65% un sentiment d’insécurité, se caractérisant par un sentiment d’anxiété face à ce qui pourrait advenir. En clair, les femmes font l’expérience « commune et quotidienne » de la peur dans l’espace public. Une peur nourrie et alimentée par « l’éducation, les médias, les répressions du gouvernement, etc. », autant de signaux envoyés et de messages martelés dès l’enfance visant à faire intégrer aux femmes l’idée qu’elles sont « des cibles potentielles » lorsqu’elles sortent de chez elles. Ainsi, « elles s’imposent des limites et des restrictions, élaborent des stratégies pour faire face aux inconvénients » qu’elles pourraient rencontrer et la nuit, elles « doivent toujours jaugées du danger », activant une vigilance mentale constante.

La ville n’étant pas pensée et conçue pour elles, selon des échelles de mesure basées sur la carrure moyenne des hommes mais aussi leurs activités, besoins et comportements, elles développent un sentiment d’illégitimité à occuper les espaces publics. Elles ne flânent que rarement dans les parcs et sur les places et elles bougent d’un point A à un point B, dans des déplacements généralement destinés aux tâches du care (amener les enfants à l’école ou aux activités, aller faire les courses, aider une personne âgée, etc.), comme une extension du foyer. 

Dans un espace où les noms d’homme sont gravés à chaque coin de rue (seules 6% des rues en France portent des noms de femmes), les femmes subissent un rappel à l’ordre : leur place est à la maison. Si elles transgressent cette injonction, les hommes leur rappellent qu’ils disposent de leur corps comme ils l’entendent à travers le harcèlement de rue, notamment. « Elles ont la crainte d’être interpelées ou agressées. Il y a tout un continuum de signaux masculins : dans les noms de rue, les images publicitaires au caractère sexuel explicite, etc. Qu’est-ce que ça donne comme images aux jeunes filles ? Sans oublier que dans les statistiques, les violences sexistes ne sont pas prises en compte ! », s’insurge Lysa Allegrini. 

DES ESPACES NON ADAPTÉS

Avec l’émergence d’une nouvelle population urbaine, la création de nouvelles structures familiales et le bouleversement du quotidien des femmes qui travaillent de plus en plus, les villes n’ont pas réussi, ni même lancé, le challenge d’une adaptation adéquate aux changements de comportements. « Les architectes et urbanistes doivent pouvoir répondre aux besoins ! Aujourd’hui encore, les femmes subissent la ville plus qu’elles ne l’occupent ! », souligne la professionnelle. 

Ainsi, les city stade, les skate parks ou encore les terrains de pétanque, soi-disant à destination d’un public mixte, viennent satisfaire majoritairement les préoccupations des hommes, sans se soucier des difficultés des femmes à investir ces espaces. Lysa Allegrini y voit là « le prolongement de l’hégémonie masculine », conséquence d’une éducation genrée dans laquelle on favorise la motricité et l’exploration de l’environnement chez les garçons tandis qu’on mettra en garde les filles de tous les aspects dangereux et insécurisants :

« Dès l’enfance, les garçons apprennent à occuper l’espace et les filles apprennent à le partager. »

Heureusement, elle souligne la volonté de certaines municipalités et collectivités territoriales de réaménagement des lieux en faveur de l’égalité et de la mixité, intégrant les critères de genre dans leurs politiques publiques. « C’est aussi une question de représentations. A Rouen, par exemple, il y a une association de roller derby qui organise des événements dans l’espace public pour que les femmes se le réapproprient », précise l’architecte-urbaniste. 

Au même titre que de nombreux collectifs féministes ou des équipements (skate, réparation de vélos, salle d’escalade, soudure, mécanique, etc.) proposent des ateliers en mixité choisie afin de partager les vécus et les compétences, développer l’empouvoirement des femmes, leur sentiment de confiance et de légitimité, favorisant ainsi un retour plus serein dans les lieux identifiés comme potentiellement dangereux (remarques, jugements, insultes, agressions physiques et/ou sexuelles, etc.). Cela peut aussi passer, comme le précise Lysa Allegrini, par de la communication visuelle à travers des campagnes dans les transports en commun ou espaces publicitaires de la ville « pour montrer aux femmes qu’elles ont leur place ».

LA VILLE DES FEMMES

« J’ai pu construire un guide à appliquer au quotidien. Il est important de penser au confort du public et à sa diversité, en donnant la possibilité de marcher ou de circuler tranquillement, de pouvoir s’asseoir, observer… Ça nécessite un travail sur le champ de vision pour mieux voir les alentours et ainsi réduire le sentiment d’insécurité », signale-t-elle. D’autres éléments sont à prendre en compte, comme la présence de sanitaires et de points d’eau, la diversité et variété des aménagements et de l’offre proposée, les moyens de rendre un quartier attrayant à travers des couleurs, des échelles à taille humaine, la richesse des rez-de-chaussée, etc. mais aussi les services de mobilité et bien sûr l’accessibilité aux personnes en situation de handicap, aux poussettes, aux personnes à mobilité réduite, etc. 

Il est essentiel de développer des méthodes pour construire des projets égalitaires. Elle cite notamment les méthodes participatives, les balades urbaines et les ateliers de concertation, « dès la conception du projet ! » pour impliquer et faire avec les habitant-es et surtout les personnes concernées. « Il faut prendre en compte les avis de tout le monde pour que ce soit le plus mixte possible ! », dit-elle, animée par cette réflexion autour de sa pratique professionnelle : « Se poser des questions en amont, écouter, innover, tester, évaluer, corriger… Il faut savoir se remettre en question et corriger. Chaque projet urbain reste unique et notre travail n’a pas d’intérêt si notre projet ne fonctionne pas. »

Il n’y a pas de réponse unique. Mais plein de possibilités pour inclure davantage. C’est ce qu’elle appelle « La ville des femmes ». Pas en opposition avec la ville des hommes. « C’est un endroit où on vient prendre en compte les enfants, les personnes à mobilité réduite, les personnes âgées, les femmes et les hommes. On l’appelle comme ça par engagement, pour montrer qu’en s’intéressant à la question du genre, on propose quelque chose de plus inclusif. C’est une ville pour tou-tes ! », répond Lysa Allegrini, interrogée sur l’aspect potentiellement jugé excluant de l’intitulé, tandis qu’on ne se demande majoritairement pas si la ville actuelle, faite par et pour les hommes, répond aux besoins et enjeux de toute la population et pas uniquement à sa catégorie dominante. La professionnelle le souligne :

« Beaucoup de gens pensent que c’est un non sujet. Parce que personne ne nous empêche frontalement d’aller en ville, de sortir de chez nous. C’est en en parlant qu’on va prendre davantage en compte la question des femmes et des minorités. »

Dans plusieurs villes de France, la démarche a été enclenchée : augmentation du nombre de rues et d’équipements sportifs, sociaux et culturels portant des noms de femmes, végétalisation des cours d’école intégrant également les enjeux de genre, concertation des habitant-es dans les projets d’aménagement urbain, etc. Pour Lysa Allegrini, il est important, dans sa pratique professionnelle, de livrer un projet répondant aux critères cités précédemment mais aussi d’être en capacité d’évaluer la réussite et les points d’amélioration pour corriger le tir. « En tant qu’architectes-urbanistes, on dessine des espaces mais on ne peut pas forcer les gens à se les approprier comme nous on le voudrait. C’est beau aussi de voir que les espaces sont ouverts et servent à d’autres activités que celles prévues au départ ! », conclut-elle. 

 

  • Lysa Allegrini intervenait au Diapason, à Rennes, dans le cadre de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée le 11 mars par l’Université de Rennes.

Célian Ramis

Endométriose : "Non, ce n'est pas normal d'avoir des douleurs pendant ses règles !"

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Krystel Nyangoh Timoh, chirurgienne gynécologue-obstétricienne au CHU de Rennes
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Chirurgienne gynéco-obstétricienne, Krystel Nyangoh Timoh s’engage au quotidien pour faire évoluer la recherche, les techniques et les approches médicales, au service de la santé et du confort des personnes atteintes d'endométriose.
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Chirurgienne gynéco-obstétricienne au CHU de Rennes et maitresse de conférences en anatomie à l’université de Rennes, Krystel Nyangoh Timoh s’engage au quotidien pour les femmes atteintes d’endométriose. Amélioration et individualisation de la prise en charge globale, précision des connaissances en anatomie et en chirurgie robotique (mini invasive), prise en considération des besoins et envies de la personne concernée… Elle œuvre pour faire évoluer la recherche, les techniques et les approches médicales, au service de la santé et du confort de la patiente.

Elle parle de l’invisible souffrance des femmes et surtout de leur prise en charge. Krystel Nyangoh Timoh œuvre, au quotidien, pour l’amélioration de l’accompagnement global de ces 2,5 millions de françaises atteintes d’endométriose. « C’est extrêmement fréquent, vous avez tou-te-s une cousine, une mère, une amie… qui a une endométriose », souligne-t-elle, précisant :

« On parle de 10% des femmes à en être atteintes, c’est une estimation car il y en a probablement plus. » 

Davantage encore demain. De par la médiatisation du sujet, la diffusion de l’information auprès des patient-e-s, la formation des professionnel-le-s, permettant ainsi une plus rapide prise en considération des symptômes et douleurs pour établir, plus vite, un diagnostic plus précis. Mais aussi de par l’augmentation et le développement des perturbateurs endocriniens, mis en cause dans la maladie en tant qu’hypothèse puisqu’il n’existe, à l’heure actuelle, pas de certitudes sur les causes de l’endométriose.

UN QUOTIDIEN DE SOUFFRANCES

On en connait, néanmoins, les conséquences : première cause d’infertilité féminine, la maladie chronique peut empêcher les porteur-euses de « mener leur vie comme elles le souhaitent ». La gynécologue-obstétricienne dresse une liste non exhaustive des effets : fatigue, santé mentale qui peut se dégrader plus rapidement, troubles digestifs, troubles urinaires, obligeant parfois à l’absentéisme (à l’école, dans les études, au travail…) mais aussi l’isolement dans la vie sociale. 

Sans oublier « le coût pour la patiente, les soins complémentaires (sophro, acupuncture, réflexologie, par exemple) qui participent au bien-être ne sont pas pris en charge » et le coût également pour la société estimée à environ 10 000 euros par femme et par année (coûts directs relatifs aux soins et à la perte de productivité pour l’employeur, selon une étude de la Fondation mondiale de recherche sur l’endométriose, réalisée en avril 2012). « On devrait tou-te-s la prendre à bras le corps cette maladie ! », s’exclame alors Krystel Nyangoh Timoh. Et plus le diagnostic est long à établir, plus la prise en charge tarde à être mise en place et adaptée à la personne concernée, plus les douleurs pelviennes peuvent devenir chroniques et invalidantes. 

« Nous, les chirurgiens, et je m’inclus dedans, on prend en charge la maladie comme un nodule. On a besoin de prendre en charge de manière globale. Avoir une endométriose, ça amène les femmes à se poser des questions. Sur la possibilité d’avoir ou non un enfant, sur la pratique de tel ou tel métier… Elles ont besoin d’un accompagnement individualisé qui s’adapte à leur vie, leurs envies, etc. »

PETITE HISTOIRE DU SILENCE…

En 2024, l’évolution est lente. L’endométriose, elle, a pourtant toujours été là. « Dès l’Antiquité, il y a des textes qui parlent des douleurs que certaines femmes avaient pendant leurs règles », précise la gynécologue-obstétricienne. Et puis, il faut attendre 1860 pour que le docteur Rotikansky observe, à l’occasion d’une autopsie, des lésions sur le péritoine et identifie ainsi l’endométriose. En 1921, John A. Sampson théorise sur la maladie « et depuis, il ne s’est pas passé grand-chose ».

Krystel Nyangoh Timoh se souvient, lors de ses études à Paris, avoir vu des patientes atteintes d’endométriose. Souhaitant comprendre, elle cherche dans son ouvrage de référence sur la gynécologie : « Il y avait 2 lignes seulement alors que beaucoup de femmes souffraient ! » Les années 2000 voient des associations de patientes se créées, à l’instar d’EndoFrance puis récemment, en Bretagne, EndoBreizh, une filière de soins pour la prise en charge de l’endométriose. Grâce à ces structures et aux personnalités publiques ayant médiatisé la maladie – Laëtitia Millot, Lorie, Enora Malagré, etc. – Emmanuel Macron a annoncé, en 2022, une première stratégie nationale pour lutter contre l’endométriose.

BIAIS ANATOMIQUES ET CHIRURGICAUX

S’attaquer aux origines de la maladie figure comme un objectif de ce plan. Car aujourd’hui, « on ne sait pas comment elle arrive ». Ce que l’on sait : chez les personnes menstruées, atteintes d’endométriose, des lésions se développent dans et en dehors de l’utérus, pouvant se propager, comme des métastases, et atteindre d’autres organes. « Mais des jeunes filles ressentent des douleurs dès les premières règles. Cela signifie que l’endométriose était déjà présente », souligne la gynécologue-obstétricienne, pointant ici les potentiels facteurs génétiques et la possibilité que les lésions se soient créés lors de la vie intra-utérine du bébé. 

L’essentiel pour elle, dans son quotidien de praticienne : améliorer la prise en charge des personnes endométriosiques. Et cela passe par l’obtention et la diffusion de connaissances pointues en termes d’anatomie et de chirurgie. Elle constate, à force de recherches et d’expériences, une connaissance plus aiguë de l’organe masculin que de l’organe féminin, rejoignant les revendications féministes à se réapproprier les savoirs concernant le corps des femmes et à en explorer tous les recoins, afin que chacun-e puisse reprendre son pouvoir d’action et de consentement. 

Elle l’applique à son métier : « Quand on fait de la chirurgie, il est important de comprendre où est-ce se situent les lésions et comment elles sont innervées. » Elle le dit, la chirurgie de l’endométriose est une des plus complexes tant « il faut connaitre son anatomie par cœur ». Dans l’opération, elle observe deux missions : enlever la maladie et préserver l’innervation pelvienne. Passionnée d’anatomie, Krystel Nyangoh Timoh veut comprendre. Avec son étudiante en médecine, elles ont traqué les nerfs de la zone un par un et ont ainsi réalisé une cartographie, « un travail colossal et fondateur pour la suite ». 

En parallèle, elle identifie un autre biais de la médecine face à l’endométriose, celui de la chirurgie. Actuellement, l’évaluation de la chirurgie s’effectue sur la base d’un questionnaire des symptômes « et non pas sur un questionnaire détaillé des douleurs, ce qui en fait une évaluation peu ou pas appropriée, pas précise ou pas représentative ». Toutes les personnes atteintes d’endométriose ne sont pas opérées (mais il existe aujourd’hui des techniques mini invasives – par la chirurgie robotique par exemple – permettant de limiter les séquelles des patient-e-s).

UN DÉFI SOCIÉTAL

Ainsi, attention est portée à l’élaboration d’une grille d’analyse plus adéquate et plus cohérente à la pluralité des symptômes, des douleurs, des patientes et des endométrioses. Œuvrer à l’amélioration de la prise en charge passe donc par la recherche, en matière de connaissances anatomiques, et surtout par l’étroite collaboration avec les personnes concernées. Afin d’identifier les besoins et les intentions. Parce qu’elles n’ont pas toutes les mêmes modes de vie, les mêmes ambitions, les mêmes âges et les mêmes enjeux. 

« Si on en parle autant, c’est parce que c’est un défi sociétal et culturel », analyse la professionnelle. Elle raconte : « J’ai pris en charge une patiente de 36 ans qui n’avait pas d’enfant. Jusque-là, tous les praticiens lui avaient conseillé de ne pas retirer l’utérus car elle n’avait pas d’enfant. Je ne dis pas qu’il faut systématiquement pratiquer l’hystérectomie mais ça nous pose la question de nos propres croyances. À quel âge, on peut enlever l’utérus d’une patiente ? Selon quels critères ? Quand est-ce que le désir de la patiente compte ? » Elle s’interroge et attire l’attention sur la projection des croyances de chaque praticien-ne renvoyée sur la patiente. 

« Il me semble que nous, on est là pour que les femmes puissent accomplir leur vie, comme elles, elles l’entendent »
ponctue-t-elle. 

Son questionnement est indispensable dans la pratique d’une médecine - encore empreinte des stéréotypes de genre – à destination d’une population souvent et longtemps reléguée au second plan. Elle cite les apports et les travaux de la chercheuse Camille Berthelot et de l’épidémiologiste Marina Kvaskoff, œuvrant à l’avancée et l’évolution des connaissances mais aussi des mentalités : « Heureusement, il y a aujourd’hui plus de femmes, plus de diversité et plus d’opportunités pour rendre le sujet visible et écouter les patientes. » 

UNE ÉVOLUTION LENTE

Krystel Nyangoh Timoh, investie et engagée dans de nombreux projets pour l’amélioration de la prise en charge globale des patientes, la précision des données scientifiques, anatomiques, chirurgicales et numériques ou encore la création (longue) d’une maison de l’endométriose à Rennes (et pour tout ça, élue Rennaise de l’année 2023 par les lecteurs d’Ouest France), reconnait l’évolution des pratiques mais semble regreter la lenteur de celle-ci. 

« On avance. Le but des filières comme EndoBreizh, c’est de sensibiliser, informer, former nos collègues pour qu’on puisse mieux prendre en charge les patientes. Et à partir du moment où la médiatisation est importante, on en parle davantage. Dans la formation, en médecine, et je le sais parce que c’est moi qui anime le cours au CHU de Rennes, ça a augmenté la partie sur l’endométriose. Mais ce n’est pas assez… C’est 4h, c’est pas énorme ! » 

Sans compter la longue procédure pour obtenir un diagnostic. Peu d’experts en échographie travaillent en France, a contrario des pays germaniques, ce qui rend la tâche compliquée pour précisément poser le diagnostic. Ainsi, dans l’hexagone, il est établi l’ordre suivant : « L’interrogatoire, l’examen clinique, l’échographie en première intention afin d’éliminer d’autres pathologies comme un kyste ou autre, tenter le traitement hormonal puis si celui-ci ne fonctionne pas, faire l’IRM… »

En moyenne, on estime à 7 ans la durée moyenne d’un diagnostic d’endométriose. À prendre en compte également, comme le souligne la gynéco-obstétricienne : toutes les femmes qui ont mal ne sont pas atteintes d’endométriose. « C’est le sommet de l’iceberg, l’endométriose. Mais il y a une vraie nécessité à pousser les recherches sur les douleurs de la femme. Ce n’est pas normal d’avoir mal pendant ses règles ! », conclut Krystel Nyangoh Timoh.

 

  • Krystel Nyangoh Timoh intervenait au Diapason, à Rennes, dans le cadre de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée le 11 mars par l’Université de Rennes.

Célian Ramis

Michelle Perrot, l’histoire et la mémoire des femmes

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Michelle Perrot à Rennes
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8 mars 2024. Journée internationale des droits des femmes. Et désormais grève massive et féministe. Rencontre en ce jour militant, à Rennes, avec Michelle Perrot, historienne des femmes, professeure émérite, autrice et féministe.
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8 mars. Journée internationale pour les droits des femmes. Issue d’une tradition socialiste et ouvrière au début du XXe siècle, elle est désormais un jour de grève général et féministe, appelant les femmes à stopper travail productif et travail reproductif. En ce 8 mars 2024, des milliers de manifestant-e-s occupent l’espace public et en Bretagne, on célèbre le centenaire des Penn Sardin, ces ouvrières ayant profondément lutté, à Douarnenez, pour la dignité et l’amélioration des conditions de travail dans les conserveries. À Rennes, on célèbre également la venue de Michelle Perrot, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine et militante féministe, organisée par l'association Champs de Justice.

Un siècle de combats et de révoltes pour dénoncer les inégalités entre les femmes et les hommes, exiger des droits et gagner en liberté. Un siècle de révolution féministe pour faire entendre les voix des femmes et pour faire reconnaitre leurs existences. Toutes les existences. Un siècle de résistances pour affronter les retours de bâtons, les discours haineux et conservateurs, sans jamais rien lâcher. Un siècle aussi de transmission entre les générations pour poursuivre les luttes, réhabiliter les femmes du passé et construire un futur plus égalitaire, inclusif et sans violences. Un siècle que Michelle Perrot a, à quelques années près, entièrement vécu, observé et analysé.

Engagée en historienne - pour reprendre le titre de son dernier livre (S’engager en historienne, janvier 2024) - elle a marqué, de son empreinte, de ses travaux et de ses engagements, l’Histoire des femmes qu’elle a elle-même débroussaillée et mise sur le devant de la scène. A l’université dans un premier temps, permettant à la France de s’équiper d’études féministes en créant dans les années 70 à Jussieu le premier cours intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Mais aussi sur la scène médiatique et littéraire, valorisant par ce biais un matrimoine riche et varié, mis sous silence et longtemps méprisé et ignoré. 

« Exhumeuse de vies oubliées », comme la définit Nathalie Appéré, maire de Rennes, lors de la cérémonie d’ouverture du 8 mars, elle est une pionnière de l’Histoire des femmes, « une passeuse de mémoires » dont le professionnalisme n’a d’égales que sa curiosité et soif de découvertes. Michelle Perrot, elle veut comprendre. Les ouvrières, le système carcéral, les différentes générations de féministes et les féminismes pluriels. Comment les marges s’inscrivent dans le temps long du passé pour aborder l’époque présente et se forger un avenir commun respectueux des individualités et spécificités de chaque groupe. Fine observatrice, elle manie les documents historiques avec intelligence et subtilité, les interrogeant d’un point de vue situé, les faisant parler sans jugement de leur propre histoire pour en révéler ce qui a trop longtemps été invisibilisé, minimisé et déprécié. 

UNE TRADITION MILITANTE

Dans sa quête insatiable de vérité, elle envisage le présent comme un pont entre le passé et l’avenir. Le 8 mars est un instant de bilan, comptabilisant les incontestables évolutions et les incontournables combats à poursuivre. « Quel que ce soit ce qu’il reste à faire, beaucoup de choses ont changé ! », souligne Michelle Perrot, en introduction de la discussion qu’elle entame, dans le grand salon de l’Hôtel de Ville, avec Geneviève Letourneux, conseillère municipale déléguée aux Droits des femmes et à la lutte contre les discriminations. L’inscription de l’IVG dans la Constitution figure dans les premières mentions : « À « liberté », j’aurais préféré « droit » mais déjà, par rapport aux années 70, c’est une avancée. À l’époque, ce n’était même pas imaginable ! » 

Celle qui a écrit l’an dernier Le temps des féminismes, avec Edouardo Castillo, connait bien l’histoire du patriarcat et ses progrès vers l’égalité, le droit à disposer de son corps, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’importance de reconnaitre le pluralisme du mouvement, etc. « Déjà, il faut dire que les féministes, en France, ont toujours eu une conscience du Droit. Qui n’a peut-être pas toujours été très clair. Parce que le Droit, c’est l’État et l’État, ce sont les hommes. Mais elles ont pris conscience du Droit comme moyen d’organiser la société et elles ont demandé des droits. Les militantes féministes ont souvent été réformistes, légalistes », analyse l’historienne. Elles sont des conquérantes : 

« Les droits des femmes sont des droits conquis. Pour elles, il y avait toujours des frontières. Dans l’instruction, dans les droits civils, dans l’accès à la propriété, dans les droits du corps… Il fallait franchir les obstacles et les féministes françaises l’ont fait globalement de manière pacifique, en demandant que ce soit inscrit dans le droit. » 

Elle relate les années d’effervescence, de créativité et de contestation en 1980 et 1990, l’arrivée des socialistes au pouvoir, le soulagement et la joie des féministes, « plutôt à gauche », et la mandature d’Yvette Roudy, ministre de 81 à 86 des Droits de la femme, que l’on retiendra notamment pour la loi sur le remboursement de l’IVG et la loi pour la parité. « Moi, j’ai toujours été pour la parité. C’est très intéressant de voir que le féminisme s’est divisé à ce moment-là. Pour moi, le féminisme est porteur de tolérance et d’ouverture aux discussions. Ça a beaucoup apporté, la parité est un moyen pour les femmes d’avancer. C’est une expérience. Et ça demande aussi de prendre en compte les risques », poursuit-elle.

L’HÉRITAGE DES FEMMES

C’est un bonheur de l’écouter parler. Chacun de ses mots opère comme une libération. Dans cette salle marquée par le patrimoine breton – au plafond, trônent les noms de Surcouf, Laennec et tant d’autres hommes, aucune femme – Michelle Perrot rééquilibre la balance. De son savoir, de son travail, de sa présence et de sa vivacité d’esprit mais aussi de la mémoire de toutes celles qui ont œuvré pour faire bouger les mentalités, de toutes celles qui ont milité pour les droits des femmes et l’égalité et de toutes celles qui ont laissé traces dans l’Histoire de leurs passages et de leurs théories et/ou activismes. Elle cite Simone de Beauvoir et son Deuxième sexe encore aujourd’hui d’actualité, elle cite Françoise Héritier et son apport féministe à l’anthropologie et elle cite notamment la philosophe Geneviève Fraisse : « Elle dit que le féminise est une pensée. Ce n’est pas seulement une agitation mais c’est aussi une action. Le féminisme, c’est une vision sur la société ! » Les féminismes ont un matrimoine dense et riche qui mérite d’être connu et valorisé. 

« Le féminisme, c’est la pensée de la déconstruction. D’où est-ce qu’on parle ? D’où est-ce qu’on vient ? C’est une pensée pour analyser le présent et envisager l’avenir »
s’enthousiasme l’autrice des cinq volumes d’Histoire des femmes en Occident. 

Toutefois, elle reste lucide et réaliste : dans l’exercice du pouvoir, être femme ne signifie pas être nécessairement juste. « Elles sont confrontées aux difficultés du pouvoir. Elles passent du langage au concret. De l’idéal à la réalité. Ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles ont toutes les solutions et toutes les vertus. Dans le monde actuel, il y a des formes totalitaires du pouvoir qui sont exercées par des femmes… », commente Michelle Perrot. Garder ce qui vient de l’expérience des femmes, à travers les vécus dans le temps, dans les difficultés et dans les obstacles qu’elles ont eu à affronter, lui apparait comme essentiel pour le futur. 

REGARD SUR LA NOUVELLE GÉNÉRATION

À bientôt 96 ans, elle en a vu et vécu des parcours jonchés d’embuches, d’injonctions, d’interdits et de tabous mais aussi de ripostes, de résiliences, de combats et de révolutions. À chaque époque, Michelle Perrot pose un regard bienveillant sur les récits recueillis, les modalités d’actions des générations qui se succèdent, les manières de s’organiser collectivement et les luttes à mener. « Je regarde avec beaucoup d’intérêt et de sympathie les militantes d’aujourd’hui. Je les trouve créatives et oui, plus radicales que nous avons été, ce qui est normal car des pas ont été franchis et elles affrontent maintenant des différentes plus grandes que celles que nous avons connues. Je suis fascinée et émerveillée par toutes ces associations, journaux, manifestations, événements, etc. qui existent », signale-t-elle. 

Et dans toute l’humilité qui la caractérise, elle précise : « Je vois dans le passé et je me vois timide. Je pourrais vous faire rire avec des anecdotes de l’époque, où on n’aurait jamais osé penser ou dire ce qu’elles disent aujourd’hui… Alors oui, de temps en temps, notamment aux USA, j’ai des amies qui me disent qu’elles ne savent plus trop où elles en sont. On n’arrive plus, parfois, à distinguer si on fait bien ou si on fait mal. » 

Michelle Perrot et Geneviève LetourneuxIl est aisé et presque normal que les générations précédentes critiquent, souvent avec sévérité et amertume, leurs successeuses. Au sein des féminismes, exception n’est pas faite autour de ce qui semble être un douloureux passage de flambeau, où règne incompréhensions et manque de dialogue entre les militantes des années 70, du Mouvement de Libération des Femmes, et les militantes de l’ère numérique et des #MeToo, qui n’hésitent à dénoncer et nommer leurs agresseurs, à revendiquer leur liberté de choisir et à crier leurs rages et colères, sans s’excuser. Dans ce marasme, Michelle Perrot prend du recul et, avec intelligence, analyse un par un les éléments qui viennent encombrer et polluer le débat public et médiatique. 

La pensée wok, l’intersectionnalité, la culture de l’effacement… Tout ce que les conservateur-ices et réactionnaires fustigent, elle vient les décortiquer pour s’élever par rapport à un discours qui tend à diviser : « L’intersectionnalité vise à croiser ensemble plusieurs variables. C’est scientifique ! C’est important, il me semble. Quand on parle de la « cancel culture », en tant qu’historienne, ça me gêne. Parce qu’on n’efface pas les traces. Mais quand, dans certains pays comme l’Algérie, par exemple, on ne veut pas de statues de certains généraux qui ont été horribles, je peux comprendre. Je trouve ça compréhensible. »

En interviews ou dans ses écrits, l’historienne décrypte les féminismes, sans les opposer à la notion d’universalité, qu’elle détache de l’universalisme prôné par certaines militantes des années 70. Faire des droits des femmes un combat universel, oui, mais lisser les vécus, expériences et ressentis des femmes en ne prenant pas en compte leurs spécificités (selon la couleur de peau, l’orientation sexuelle et affective, l’identité de genre, le handicap, la classe sociale, etc.), non. 

POURSUIVRE LES COMBATS

L’entendre en parler devant cette salle comble est vibrant et émouvant. Parce qu’elles sont rares les femmes de son expertise, de son âge et de sa fonction à engager un tel discours d’ouverture. Celle qui ne se livre que rarement sur son histoire personnelle, préférant faire entendre les voix venant des marges, nous offre encore une fois une démonstration de son regard si doux et perçant, percutant et bienveillant. Une main tendue vers le passé, une main tendue vers le futur, elle représente un présent traversé par un héritage profondément humain, par des récits de violences et de souffrances mais aussi par des espoirs et des ambitions hautes et porteuses. 

Elle reconnait les failles et les vulnérabilités d’un système, elle en fait état dans ses travaux et ne se prive pas de faire parler les faits : « Pour la question des programmes et des manuels, l’institution scolaire est conservatrice. Elle l’a toujours été. C’est très compliqué de faire évoluer les programmes à cause de la rigidité de l’institution. Ceci étant, il me semble quand même que certaines choses ont bougé. » Elle a plusieurs fois participé à des réflexions visant à l’évolution des manuels scolaires et des apprentissages, allant jusqu’à établir des propositions pour réintroduire les femmes dans chaque période de l’Histoire. « Mais cela n’aboutissait pas à grand-chose… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer », précise-t-elle. Elle poursuit :

« Il y a eu quelques progrès en littérature, qu’on doit à l’action de nos collègues littéraires, féministes ou pas. En Histoire, les programmes sont très chargés et il est nécessaire que les femmes apparaissent dans toutes les époques. L’action des jeunes profs finira par aboutir ! » 

Elle n’oublie pas non plus les scientifiques qui figurent parmi les femmes les plus oubliées et minorées : « On fait émerger plus facilement les littéraires ou les artistes. Parce que ce qui est compliqué, c’est que pour faire émerger des femmes scientifiques, il faut un peu l’être soi-même… » Questionnée sur l’intelligence artificielle, Michelle Perrot avoue ses lacunes dans le domaine et malgré tout, elle rebondit sur le sujet pour parler d’Alice Recoque, une pionnière oubliée de l’IA, qui fait l’objet d’un livre publié fin février (Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, de Marion Carré), dont elle signe la préface. « Au début de l’informatique, il y avait beaucoup de femmes car le secteur n’était pas encore valorisé. À partir du moment où ça devient plus mathématisé, plus huppé, les hommes reviennent. Et tant mieux qu’ils reviennent. Mais il faut faire attention car aujourd’hui, nous sommes à 80% d’hommes et 20% de femmes. Il faut dire aux filles et aux femmes de ne pas hésiter devant les carrières scientifiques, tout autant que devant toutes les choses qu’on pense masculines ! », conclut-elle. 

Un phare dans le jour comme dans la nuit, Michelle Perrot nous guide de ses bons mots et de ses analyses fines et précieuses. Son regard se porte là où, en général, la société le détourne pour ne pas voir ce qui saute aux yeux. Avec elle, on est serein-es et fort-es, accroché-es et passionné-es par son savoir et son art de la transmission. Un modèle pour de très nombreuses générations.

Célian Ramis

Broder le matrimoine

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Photo de deux femmes blanches qui brodent
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier…
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier… 

C’est l’histoire de Louise et dans cette histoire, il est question d’un chien avec qui il faut partager sa nourriture, d’un ogre qui veut la dévorer et à qui elle doit donner le pouce, de ses sept frères transformés en pigeons, de sa voix perdue, d’un amour rencontré, d’oiseaux tissés sur des rubans... Cette histoire, c’est celle du conte en vers Les sept frères de Jeanne Malivel qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse ont interprété durant l’été en français et en gallo dans une lecture théâtrale, au musée de Bretagne à Rennes, au musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc et à la Cité audacieuse à Paris, avant de convier les participant-e-s à un atelier de broderie sur du linge de maison. 

REVENDIQUER L’HÉRITAGE DES FEMMES

Par une belle journée estivale, elles s’attablent autour des motifs issus du conte, illustrés par Maïlis Michel. Sur une taie d’oreiller, un mouchoir, une serviette... elles vont pouvoir réaliser points arrière, points de tige, points de chainette, points de feston ou encore points de nœud pour tisser leurs ouvrages. Tandis que la brodeuse Delphine Guglielmini leur prodigue des conseils et s’attèle à donner les bases aux moins aguerries ou en guise de piqure de rappel, les femmes – sans que l’atelier soit en mixité choisie, ce jour-là, elles sont exclusivement des femmes – discutent entre elles et échangent autour de ce qu’elles ont pensé du conte, de celles qu’elles ont vu brodé durant leur enfance et de celles qui les ont initiées à cet art tombé, à tort, en désuétude.

Les temps de broderie créent une proximité favorable aux échanges. De par les propositions artistiques de la compagnie Sentimentale Foule, la comédienne et autrice Inès Cassigneul réhabilite la broderie au sein d’un matrimoine qu’elle défend et prône. On se souvient du travail, à la fois gigantesque et minutieux, de la carte géographique et de la tapisserie du jeu de l’oie, deux œuvres brodées en dehors et sur la scène dans le cadre de La carte d’Elaine et de Vierges maudites !, spectacles dans lesquels récit et broderie se mettent au service de la réécriture de la légende arthurienne d’Elaine d’Astolat. Un personnage secondaire et oublié. Invisibilisé. Comme l’a été Jeanne Malivel, artiste bretonne effacée de la mémoire régionale et nationale. Inès Cassigneul revendique l’héritage des femmes et convoque celles du passé et du présent pour ensemble tisser l’Histoire et sauvegarder le matrimoine.

« C’est compliqué de parler de la broderie sans en évoquer le côté féminin et sans en évoquer le côté oppressif puisque c’était fait pour garder les femmes sages, à la maison. », signale-t-elle. Sa mère tricotait, sa grand-mère brodait. Cette histoire de fil et de filles, Delphine Guglielmini l’a vécue également :

« J’ai même vu faire mon arrière-grand-mère ! Depuis petite, j’expérimente les arts du fil. Dès qu’une pelote se transforme, ça me passionne. Tricoteuses, couturières, brodeuses… Toutes sont des faiseuses ! »

Tantôt activité professionnelle, tantôt activité domestique. Parfois même les deux. Dévaluées financièrement et socialement parce que reléguées aux femmes et à l’artisanat. Et pourtant, cet art ancien et ce savoir-faire attribué au féminin recèle de vertus techniques et thérapeutiques aussi créatives qu’émancipatrices. 

TISSER DES LIENS

« Croiser écriture et broderie va de pair avec mon entrée dans l’écriture. Prendre le temps d’orner, de raconter des histoires… L’écriture a accompagné mon rapport à la broderie et j’ai eu besoin d’interroger cet héritage-là. », confie Inès Cassigneul. Avec L’Histoère Couzue, entre autre, elle fait sortir la broderie de l’espace domestique pour aller vers un ouvrage collectif. Elle poursuit : « Depuis 2017, on fait des spectacles intégrant cet art. C’est une réappropriation de cet artisanat féminisé et une réhabilitation du linge de maison. Dans les ateliers, chaque personne choisit un modèle différent et un support selon son goût, son envie, etc. Quelque chose de personnel s’exprime dans ce choix. Il y a une part de transmission importante. C’est un mélange de plein de femmes – parce que ce sont majoritairement des femmes qui viennent – pour broder. Parfois, des discussions émanent sur la condition féminine mais ce n’est pas un atelier de pensées féministes. Je préfère que ça vienne spontanément dans la conversation. Que ça vienne d’elles. L’idée, c’est d’être dans le lien. Avec Delphine, on injecte de la bienveillance et de la solidarité. »

La brodeuse, qui avait déjà pris part aux créations précédentes, est séduite instantanément par la démarche de l’autrice. La réflexion autour de la broderie, le ralentissement du temps pendant la pratique, les recherches autour de Jeanne Malivel, les discussions qu’elle définit comme « remarquables » constituent pour elle autant d’intérêt que le résultat. Elle est animée par « tout ce moment de transmission, de parlotte, de liens qui se tissent entre des inconnues qui brodent en commun. » Et puis, elle assiste à des moments suspendus : « Ça détend. Les participantes parlent du quotidien et ça va résonner chez les unes et les autres, même chez les silencieuses. L’une lance que sa grand-mère faisait ci ou ça et d’autres rebondissent. Ça nous fait du bien à nous aussi. Et ça fait du bien pour le matrimoine et l’histoire locale ! » Ce qui compte, c’est le ressenti provoqué. Ce que l’ouvrage a stimulé en elles. « On n’est pas dans l’excellence. Ce n’est pas le but. On cherche à désacraliser la pratique pour mieux se la réapproprier. Aller dans l’expressivité, ne pas défaire l’ouvrage… », ajoute Inès. 

UN ORCHESTRE QUI S’ACCORDE

Du chaos de l’expérimentation nait un moment de grâce. L’ouvrage méticuleux requiert concentration et rigueur. Les artistes dénouent la difficulté imposée par l’envie de perfection en rendant l’espace et la pratique accessibles et décontractées. L’important ici, c’est la participation au collectif. Delphine Guglielmini brode les points de départ, les participantes s’en emparent et apportent leur touche pour en faire un objet personnel et personnifié. « Je leur apprends les poings arrière, les points de tige, les points de chainette, et l’apothéose : le point de nœud. Ce qui est d’ailleurs antinomique car faire un nœud, c’est bafouiller. Mais non ! C’est joli un nœud. Ici, elles ont le droit au tâtonnement et à l’expérimentation. On leur confie un bout de tissu, je décortique les mouvements et elles en font ce qu’elles veulent. Elles font, refont, elles observent, elles refont encore. A force, elles trouvent leur propre écriture. », se réjouit-elle.

On les écoute, on s’enthousiasme. On assiste à un moment de joie et de bonheur d’être ensemble et de faire collectivement, tout en affirmant sa singularité. Elles écoutent, posent des questions, s’entraident, se donnent des conseils, interpellent Inès qui regardent avec attention leurs travaux, se lèvent et foncent sur Delphine, impatientes, pour lui demander des précisions. La magie opère : « C’est comme un orchestre qui s’accorde. Il y a beaucoup d’excitation, ça parle fort, ça discute broderie et souvenirs. Et puis, il y a un moment de silence. Autour de la table, elles ont partagé et là, elles se taisent. Ce n’est pas un silence lourd. C’est un silence très agréable. Un silence concentré. Elles se sentent en confiance, c’est un moment tout doux, où on est ensemble. C’est émouvant. »

L’esprit se détend. Le corps également. De la méditation active, comme le définit la brodeuse, qui permet de prendre de la distance face au stress du quotidien mais aussi du rythme effréné de nos sociétés de plus en plus productivistes. Ici, la réalisation de l’ouvrage peut rimer avec lâcher prise, temps long et développement des compétences douces. « On devient plus curieux, ça développe les qualités d’observation, d’écoute et ça améliore les rapports au monde et aux autres. », souligne-t-elle, en citant un exemple : « Je travaille dans un centre de formation à l’entreprenariat. Beaucoup font du tricot, du crochet, etc. Et j’ai eu un homme qui allait devenir papa, c’est lui qui fabriquait la couverture du bébé. Rien que d’être dans ce type de démarche fait qu’il va vivre différemment sa parentalité. »

UNE FIGURE MILITANTE ET IMPACTANTE

Par la broderie passe l’expression de soi. Par les choix, le style, les tissus, les points, etc. on fabrique, on crée, on personnalise. Le temps consacré à l’ouvrage et la concentration renforcent la capacité des un-e-s et des autres à résoudre certaines choses : « On a des pensées, des idées qui viennent. On ressasse, on trouve des solutions. Et puis c’est thérapeutique ! Personnaliser, c’est s’exprimer, c’est faire avancer le monde ! », scande Delphine Gugliemini. Se plonger dans une confection à long terme permet de laisser libre cours à son imagination et à ses réflexions. Inès Cassigneul s’immerge dedans : « Ça me donne la sensation de réparer quelque chose, des blessures, un manque, un vide… » Elle l’affirme et le revendique : « Oui, je reprends cet outil pour le questionner et pour me révolter ! »

Et de cette révolte jaillit la créativité collective. Et de cette révolte jaillit la sororité. Et de cette révolte jaillit le partage et l’envie de réhabiliter et de partager le matrimoine. Un matrimoine dont fait pleinement partie Jeanne Malivel, d’abord graveuse et peintresse « qui designait du mobilier ! » Nous sommes au début du XXe siècle et l’artisane-artiste, originaire de Loudéac, se proclame féministe. Elle étudie aux Beaux-Arts de Paris, rencontre de nombreux-ses artistes et devient professeure aux Beaux-Arts de Rennes. Elle lutte contre l’exode des bretonnes vers Paris en permettant aux jeunes filles de travailler sur des métiers à tisser. Elle fonde le mouvement Des Seiz Breur (Les Sept Frères) afin de participer à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes.

Broderie, faïence, gravures sur du mobilier en bois, ornements des tissus… Elle défend les techniques artisanales auxquelles elle se forme et les modernise, réinventant la culture bretonne dont elle s’inspire et dont elle prône le côté populaire. Sans oublier ce conte qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse lisent et interprètent au premier étage des Champs Libres, dans une partie du musée de Bretagne. « Écrire en gallo, c’est assez exceptionnel ! C’était une langue qui était très jugée. L’uniformisation de la langue a participé à dénigrer la culture rurale. Et elle, elle en a fait un grand ouvrage de mise en vers et d’édition ! Elle a permis de donner de la noblesse à cette langue sur le déclin. », rappelle l’autrice et comédienne. Fascinée et admirative de son parcours et de son engagement pluriel, Inès se passionne pour Jeanne Malivel, figure emblématique de l’artisanat et de la culture bretonne populaire, oubliée, ignorée, reléguée aux oubliettes de l’Histoire.

UN OUVRAGE COLLECTIF ET PUISSANT

L’Histoère couzue vient secouer l’absence, briser le silence, réparer les blessures infligées par le mécanisme de l’oubli et ses conséquences, combler le vide. Faire entendre le gallo, faire vibrer la mémoire de Jeanne Malivel, faire resurgir une époque, une manière d’être, une façon de vivre, un territoire et sa population, rendre justice à celles qui ont été dévalorisées en raison de leur sexe et de leur genre, mettre en mouvement et en sororité celles du présent qui reprennent le fil de l’Histoire pour réaliser leur propre ouvrage. Pour laisser une trace. « Broder des histoires, piquer, se plonger dans la confection, marquer leurs initiales… Les femmes ont laissé leurs traces sur leurs ouvrages ! », souffle Delphine Guglielmini.

Elle constate qu’aujourd’hui dans les arts bruts, une grande place est accordée au fil. Valorise-t-on davantage ce matériau utilisé majoritairement par les femmes jusqu’alors ? « Tout dépend des cultures. Par exemple, dans les pays d’Europe, dans les arts textiles, on voit bien que ce sont souvent les hommes qui sont exposés. En France, au niveau de la broderie, quasiment le seul nom qu’on entend, c’est celui de Pascal Jaouen. Il y a aussi des artistes brodeuses, comme Annette Messager, Nadia Berruyer, etc. Il faut aller les chercher ! Elles font souvent l’objet de plus petites expos. En Angleterre ou en Australie par exemple, on s’ouvre davantage et les femmes artistes textiles sont plus mises en valeur. », précise-t-elle. Elle poursuit : « La catégorisation hommes / femmes me dérange. On est des amoureux-ses du fil, des praticien-ne-s du fil. Il y a plein de critères qui entrent en compte, pas juste une histoire d’hommes et de femmes. Je viens du secteur de l’architecture et sur les chantiers, c’est encore compliqué en tant que femme. C’est la figure de l’autorité qui est à interroger ! Pourquoi certaines productions sont mises en valeur par rapport à d’autres ? »

La binarité, le système patriarcal, le productivisme capitaliste… doivent être remis en question pour laisser place au ressenti procuré par la réalisation de l’ouvrage, à la concentration requise par le travail minutieux du fil, à l’apprentissage des techniques et des langages qui constituent notre héritage commun. Broder le matrimoine pour faire corps avec notre passé et réinventer ensemble nos histoires pour la mémoire de demain. Un ouvrage jamais achevé, toujours vivant, mouvant, en perpétuelle construction, et surtout très puissant. 

Dans le cadre de la programmation 8 mars à Rennes, Inès Cassigneul proposera un atelier les 16 et 17 mars de 13h à 18h à la MJC Grand Cordel pour une réécriture brodée de la légende arthurienne d'Elaine d'Astolat.

A noter également, une conférence le 17 mars à 10h30, dans le cadre de la programmation 8 mars et du festival Rue des livres, sur "Jeanne Malivel et les Seiz Breur, figure d'un matrimoine breton d'avant-garde" (aux Cadets de Bretagne).

 

  • Broderies féministes
  • « J’adore la broderie féministe, les broderies anatomiques de vulves, la broderie militante ! On voulait faire un atelier broderie porno mais il y a eu le covid… Le militantisme passe par la créativité. », lance Inès Cassigneul. Reprendre des insultes sexistes, libérer les mentalités autour de la sexualité, déconstruire le tabou des règles, coudre des slogans militants, en se réappropriant une activité manuelle attribuée aux femmes et donc dévalorisée et déconsidérée pour cela… Il en va là du retournement du stigmate. Ce qui permet de questionner notre Histoire, notre place dans celle-ci et dans notre société actuelle, comme le décrit l’artiste Céline Tuloup : « En utilisant une pratique liée au confinement des femmes dans la sphère privée, j’opère un retournement de cet héritage par un basculement vers des questions politiques propre à la sphère publique, autrefois réservées aux hommes. De par ce croisement, mes réalisations questionnent aussi les stéréotypes de genre propre à notre époque contemporaine et relatif au système patriarcal dans lequel nous évoluons. » 
  • On retrouve ce processus chez Marnie Chaissac qui coud au fil rouge et à l’aiguille les figures féminines représentées sur des cartes postales, des catalogues d’exposition, des pages des Beaux-Arts… « Le fil rouge, couleur du sang, celui des blessures ou des menstrues, ligote les mains, couvre les visages ; il vient entraver les corps, clore lèvres et paupières, et crever les cœurs. L’aiguille laisse des impacts de son passage approximatif, blesse tissus et peaux. Avec son geste parfois maladroit, et ces portraits toujours cousus et recousus, elle souhaite comme souligner une vérité effacée, réhabiliter ou rendre hommage à ces figures. », peut-on lire dans le dossier de son exposition Plates Coutures, présentée en janvier 2023 à la MJC de Pacé aux cotés de la tapisserie d’Inès Cassigneul et des brodeur-euse-s. De nombreux comptes fleurissent sur les réseaux sociaux, et notamment Instagram sur lequel circulent les créations originales, inspirées et inspirantes des militant-e-s féministes qui valorisent le savoir-faire et la transmission de leurs ainées mais aussi transgressent l’ordre établi de l’image passive, sage et vieillotte de la broderie.

Célian Ramis

Visibiliser les silencié-e-s

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Sookie, femme noire qui danse sur la scène à l'occasion de l'événement Visibles
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Elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.
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Réduire la moitié de l’humanité au silence porte à conséquence. Effacer une partie de la société à travers les siècles porte à conséquence. Celle de croire en la légitimité de son invisibilité. Celle de penser que les personnes concernées n’ont ni histoires passées, ni récits à relater. Alors, elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.

« Ce qu’il y a de plus redoutable dans l’invisibilisation des femmes, c’est qu’elle est invisible. », écrit la journaliste Lauren Bastide dans Présentes. Quelques pages et de nombreux chiffres plus loin, elle récapitule : « Les femmes sont invisibilisées partout où l’on produit de la connaissance, partout où l’on contribue à modeler l’inconscient collectif de la société. Et il ne peut pas y avoir de société juste si les représentations collectives se construisent en oubliant la moitié de l’humanité. » Ainsi, fin 2016, elle crée le célèbre podcast La Poudre pour faire entendre les voix, les discours, les réflexions, les engagements, les expertises, les revendications, les vécus, les analyses et les parcours des femmes. 

« Je les ai interviewées, détail important, sans les interrompre, ni leur expliquer la vie, ce qui est reposant dans un espace médiatique où tout être féminin doit composer, en permanence, avec les aléas du manterrupting (dû à ces hommes qui interrompent systématiquement les femmes) et du mansplaining (dû à ces hommes qui expliquent la vie aux femmes). Ces femmes à qui j’ai donné la parole, je les ai choisies extraordinaires, guerrières, créatrices, inspirées. Je voulais graver dans le marbre leurs accomplissements actuels pour que personne ne puisse les effacer ensuite. » 

MANQUE DE (RE)CONNAISSANCE

La question de la visibilité des femmes, à l’instar de la visibilité de toutes les personnes oppressées et marginalisées, constitue un enjeu majeur dans la lutte pour l’égalité entre les genres. L’Histoire est écrite par des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides, pour des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides. Elle exclut plus de la moitié de la population, la réduisant au silence, aux rôles secondaires, voire à la figuration. Les récits, qu’ils soient littéraires, cinématographiques ou encore médiatiques, sont articulés autour des hommes qui sont également experts sur les plateaux télévisés, dirigeants des grandes et moyennes entreprises, élus dans les lieux de décisions et de pouvoir… 

L’incidence entre l’apprentissage d’une Histoire à laquelle les femmes ne participent pas ou peu, le manque de représentations féminines dans les instances politiques, la presse, les arts et la culture ou encore le sport et l’absence de parité dans les événements publics, les comités de direction, les scènes conventionnées, les médias ou encore dans l’hémicycle, n’est ni anecdotique ni pure coïncidence. Loin de là.

« Les femmes ne sont pas suffisamment visibles et ne se sentent pas suffisamment légitimes. Elles manquent parfois de rôles modèles. »
souligne Fanny Dufour, fondatrice des Nouvelles Oratrices, entreprise de formations dédiées à la prise de parole des femmes. 

Et elles manquent souvent de reconnaissance. Si de nombreux films ne passent pas le test de Bechdel-Wallace (qui requiert d’avoir au moins 2 personnages féminins, nommés de la même manière que les personnages masculins, qui parlent entre elles d’un sujet autre que des hommes…), les articles de journaux sont des champions de cette invisibilisation. La spécialité : mentionner « Une femme », dans les titres, sans la nommer. L’outil de veille Meltwater révèle ainsi qu’en un mois – juin 2020 - 39 titres d’articles y ont eu recours. On lit par exemple que « Une femme (est) nommée à la Direction des missions d’exploration et d’opérations humaines à la Nasa », qu’il y a désormais « Une femme à la tête de l’École de l’air » et que « Pour la première fois de l’Histoire, le PDG le mieux payé du monde est une femme ». 

Kathryn Lueders, Dominique Arbiol et Lisa Su ne sont pas des cas isolés du processus de minimisation et d’effacement. Une page Wikipédia parodique a été créée en l’honneur d’Une femme, décrite comme « journaliste, dirigeante d’entreprise, chimiste, diplomate, économiste, évêque, rabbin, imam, physicienne, sportive de haut niveau, directrice sportive, pilote de chasse, brasseuse, ouvrière, autrice de bande dessinée, footballeuse, handballeuse, cheffe d’orchestre, DJ, directrice de musée, astronaute et femme politique possédant au moins une vingtaine de nationalités. » 

OÙ SONT LES FEMMES ?

Les hommes laissent leurs empreintes. Dans les exploits de guerre, la gouvernance des pays, la musique, la peinture, la littérature, les découvertes scientifiques, le cinéma. En couverture des médias, ils sont le monde d’après le Covid 19 (tout comme ils étaient le monde d’avant le Covid 19) et ils sont l’espoir de la Reconquête du cinéma français (tout comme ils étaient l’espoir de la Conquête du cinéma français). Ils représentent et symbolisent toute notre culture et nos références collectives. Ils sont le liant de toutes les civilisations passées et sociétés actuelles. 

« Où sont les femmes ? », interroge la comédienne Catherine Bossard, en projetant les photos de classe post conseil des ministres, post G20, post comité de direction d’une entreprise du CAC40… Réponse : « Derrière, sur les côtés ou absentes ! » Dans la Halle de la Brasserie, sur le mail Louise Bourgeois à Rennes, elle donne le ton à la première édition de Visibles, l’événement organisé en 2022 par Les Nouvelles Oratrices qui en avril 2023 a renouvelé l’expérience et reviendra en avril 2024, à l’Antipode. Ici, elles ont des prénoms, des noms, des visages, des corps, des émotions, des choses à dire, à raconter, à partager. Ici, elles montent sur scène et prennent la parole. 

Pour parler d’elles, pour parler d’autres femmes. Pour créer la rencontre, provoquer les discussions et les échanges, favoriser la prise de conscience. « Avoir un plateau composé exclusivement de femmes, c’est possible. La non mixité, ça interroge les gens alors que quand il s’agit de plateaux composés uniquement d’hommes, on ne se pose pas la question… À un moment, il faut faire des efforts pour tendre vers une parité systématique dans les événements et ça passe par des événements comme Visibles. », analyse Fanny Dufour, faisant référence, entre autres, aux conférences TedX, qu’elle a présidé à Rennes pendant plusieurs années. Prendre la licence TedX Women, elle y a pensé. 

« C’est une marque puissante mais enfermante. Je voulais qu’on puisse bouger les formats. Qu’il y ait des prises de paroles en solo, des interviews, des duos, etc. Parce que l’idée, c’est qu’elles se sentent à l’aise sur scène, c’est ça qui servira au mieux leurs propos. On veut faire notre événement. Avec des femmes invisibilisées dans la société et des femmes qui œuvrent pour visibiliser les femmes. », souligne la directrice des Nouvelles Oratrices. Elle part de ses intérêts personnels et élargit ensuite le champ d’action : 

« Pour montrer que les femmes sont partout. Ça concerne le monde de l’entreprise mais aussi de l’éducation, la politique, les médias, les réseaux sociaux, etc. Ce que j’espère, c’est que les gens repartent en ayant saisi ce qui a déclenché chez les unes et les autres l’envie de se rendre visible. Ou de rendre d’autres femmes visibles. C’est cette émulation-là que je veux. Et que l’on prenne conscience de la diversité des déclencheurs. Qu’est-ce qui fait franchir le pas à un moment donné ? Comment se sentir une femme forte et oser se lancer ? »

ÉNERGIE ET DÉTERMINATION

Dix femmes montent sur scène pour se raconter. La première, c’est Clothilde Penet, 34 ans, elle vit à Marseille et, depuis 2 ans, elle fait du krump, une danse qu’elle a choisie et pour laquelle elle a passé des mois et des mois à observer les danseurs. Elle relate son parcours, son obstination, sa persévérance. Le rituel de la cage, le regard des danseurs, la colère qui monte, le lâcher prise, la transcendance. Elle ressent l’énergie. Elle ne baissera jamais les bras. Elle intègre sa famille de krump. Les questions qu’elle pose résonnent en chacun-e : 

« Comment tu es toi-même dans une discipline qui a déjà plein de codes ? Comment tu deviens visible alors que tu as peur jusqu’au bout des doigts ? » 

Elle tape du pied, plie les genoux, fixe un point d’horizon, elle recommence, elle tape du pied, de l’autre pied, elle envoie un uppercut, elle percute nos viscères de sa volonté et détermination, elle répète les pas de bases. Sans cesse. Elle ajoute des mouvements de bras, elle active son corps avec maitrise. Elle teste, expérimente. Elle n’abandonne jamais. « Dans le krump, je peux être moche, monstrueuse, faire des grimaces. Ça change des endroits où il fallait être sage et fermer sa gueule. J’ai peur de ne pas être à la hauteur, j’ai peur de vos regards sur moi. J’ai peur de ma vulnérabilité comme de ma puissance, j’ai peur d’être essoufflée quand j’ai des choses à dire. » Silence. 

Elle nous coupe le souffle, elle nous bouleverse. Son vécu, on le transpose. Son vécu, il résonne. Il diffère de celui d’Aicha et pourtant, il le croise. Algérienne âgée de 55 ans, elle se dit traversée par 3 choix essentiels dans sa vie : être autonome financièrement, divorcer, quitter son pays pour s’installer en France. Son bac S en poche, elle se marie à 18 ans pour satisfaire ses parents. Son époux refuse sa poursuite d’études, elle devient mère l’année suivante. Elle apprend la couture et en cachette, gagne de l’argent grâce à ça. Deux accouchements plus tard, elle ouvre son atelier et embauche des ouvrières. Elle divorce. Tant pis si c’est mal vu ! 

En 2017, elle rencontre son mari et l’année d’après, quitte l’Algérie. Aicha s’installe à son compte en 2020, juste avant le confinement. « J’ai un handicap, je marche avec une canne. En mars 2022, j’ai dû trouver un travail après une formation. J’ai choisi d’accompagner les personnes en situation de handicap dans la recherche d’un emploi. Ce qui m’a aidée, c’est mon ambition et le soutien de mes proches. Sans oublier les stages pratiques que j’ai fait en insertion. » Elle le dit, elle n’avait pas confiance en elle au départ mais avec le temps, la motivation et la formation, elle a développé et acquis les compétences nécessaires. « Je me suis reconvertie. Je me suis ouverte et intéressée aux autres. On a toutes des capacités à quitter, recommencer à zéro et choisir sa vie. »

RENDRE VISIBLE L’INVISIBLE

Sur la scène, les intervenantes brisent le silence et les tabous. Brisent l’absence de pluralité des modèles et des trajectoires. C’est ainsi qu’Hélène Pouille, facilitatrice graphique depuis 9 ans, et Anne-Cécile Estève, photographe depuis 15 ans, partagent l’espace. La première a lancé un blog féministe. La seconde, une association nommée Diapositive, autour de la photographie thérapeutique. Elle réalise à travers l’exposition Mue – pour laquelle elle a photographié les corps de femmes atteintes du cancer du sein – que cela participe à leur réparation et contribue à changer leur regard sur leur propre corps. 

Hélène Pouille aussi s’intéresse à une maladie qui touche principalement les femmes : le cancer du col de l’utérus. Son projet s’intitule Frottis chéri à la suite du diagnostic posé, en sortant d’un banal rendez-vous gynéco, du papillomavirus. « C’est un nom limite mignon. », rigole-t-elle. De l’humour et du dessin mais surtout beaucoup d’informations composent le fascicule illustré qu’elle a créé : « Parce que ce n’est pas naturel encore aujourd’hui de parler de ça et de rendre visible le fait qu’on a une IST… Et d’ailleurs, le prochain sujet que je veux traiter de cette manière-là, c’est la vie sexuelle et affective des personnes âgées. » Chacune trouve sa place au croisement de ses qualités professionnelles et de ses engagements. Et ça fait du bien. Beaucoup de bien. 

« La légitimité, ça a été le problème de toute ma vie. J’ai mis beaucoup de temps à me sentir légitime. Déjà j’ai mis 20 ans à me sentir photographe. Je m’approprie enfin le terme d’artiste. Je suis tellement à ma place aujourd’hui ! », scande, soulagée, Anne-Cécile Estève. Fière et puissante. 

ALTÉRITÉ ET RENCONTRE

Sans se connaître, des ponts se construisent. Quitterie et Myriam, elles, se côtoient depuis plusieurs années déjà et partagent ici leur rencontre. Celle de deux femmes qui n’ont a priori rien en commun. Myriam est de nationalité indéterminée, très probablement palestinienne. Elle vit dans un orphelinat jusqu’à ses 3 ans environ et a « la chance d’être adoptée par ses parents de cœur ». Quitterie est née en France « avec une cuillère en argent dans la bouche » et est adoptée elle aussi par des familles de cœur, au pluriel, car au total, elle compte 6 parents autour d’elle. Myriam subit le racisme à l’école puis les violences conjugales. Elle est une « femme violée et battue » mais surtout « pas abattue ». Quitterie n’a pas vécu ou subi les mêmes violences. 

Être femmes les réunit. Chacune poursuit le récit de ce qui l’a amenée en résistance. « Je suis devenue une guerrière grâce aux paroles de Jacques Prévert et aux récits de ma mère. », signale Myriam. « Aimer une femme m’a sorti de la tyrannie de la norme. », poursuit Quitterie. Résist-tente est le nom de la pièce que joue Myriam, dans laquelle elle raconte sa vie dans la rue. Quitterie assiste à la représentation : « En la rencontrant, les préjugés que j’avais sont tombés. Les SDF sont soudain devenu-e-s visibles à mon regard. » Elles sont toutes les deux engagées dans l’action pour la dignité et le respect de tous les êtres humains. Elles sont toutes les deux engagées dans la lutte contre le patriarcat. 

« Notre rencontre nous a transformées. L’altérité et la rencontre enrichissent la vie. », concluent-elles, avant que Sookie ne vienne secouer les corps légèrement ensuqués au contact des chaises. L’idée qu’elle met en pratique dans ses stages : danser comme dans les clips. Celui de Britney Spears, en l’occurrence. De quoi se sentir reine du dancefloor et des fantasmes.

Autant que Judith Duportail qui rêve d’une vie de glamour et de cocktails et qui télécharge Tinder, réfléchissant à sa phrase de présentation : « 5 étoiles sur Blablacar ». Elle annonce la couleur : « Je ne m’étais jamais sentie aussi désirable. Ça n’a pas duré. » Elle est journaliste et va mener une enquête très approfondie sur l’algorithme de l’application : « Nous avons tous une note secrète de désirabilité sur Tinder. J’ai décidé de partir en quête de ma note. » Elle accède ainsi à toutes les informations collectées à son sujet par le site de rencontre : 804 pages précisément. Ses données personnelles, toutes les conversations, les matchs, la manière de s’exprimer, les sujets évoqués… Tout contribue à ce que Tinder catégorise les participant-e-s, bien évidemment, en fonction du sexe et du genre. 

« La communication de Tinder se base sur une prétendue libération des femmes alors que leurs algorithmes créent des couples où l’homme est toujours supérieur à la femme soit en matière d’âge, soit en matière de catégorie socio-professionnelle et donc supérieur financièrement… Exactement pareil que dans la société hétérosexuelle… », lâche Judith Duportail, hypnotisante de vitalité. 

FAVORISER L’EXPRESSION DES FILLES ET DES FEMMES

Elle aussi citoyenne engagée, Marie Blandin plante le décor de son plaidoyer : « Imaginons un diner chez des amis, l’ambiance est excellente. Vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un cambriolage dont vous avez été victime. Tout le monde vous comprend. Imaginons le même diner mais vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un inceste dont vous avez été victime. Cela crée un malaise. » En tant qu’avocate, quand elle parle à son entourage d’une affaire de divorce, on raffole des détails. Mais quand il s’agit d’une affaire de violences à l’encontre d’une femme ou d’un enfant, on lui dit qu’elle plombe l’ambiance. 

« En 2022, il y a encore des choses qu’on peut dire ou pas. »
constate Marie Blandin, avocate.

Pourtant, deux élèves par classe, en moyenne, sont victimes de violences. Le plus souvent, dans le cadre familial. « Difficile d’en parler, le fléau perdure ! », scande-t-elle, avant d’impulser son discours vers le collectif. Tout le monde peut agir en apprenant à un enfant que la politesse consiste à dire bonjour et non obligatoirement à faire un bisou ou un câlin, en apprenant à un enfant les mots exacts qui désignent les différentes parties de son corps et en apprenant à un enfant que son corps lui appartient, à lui et à lui seul. 

Quasiment deux heures se sont écoulées et c’est à la marraine de Visibles de conclure. Najat Vallaud-Belkacem, ex ministre des Droits des femmes, de l’Education Nationale et actuelle directrice de l’ONG One, fait un tour d’horizon qui n’est pas sans rappeler celui de Catherine Bossard. Dans les conseils de défense, des hommes ! Sur les couvertures de magazines, des hommes ! Sur les plateaux télévisés et débats entre experts, des hommes ! Dans les métiers essentiels, des femmes ! Elle parle d’un « choc » de ne jamais leur donner la parole et dénonce « l’invisibilisation et l’absence des femmes dans les lieux de décisions. » Il n’y a pourtant « rien de mieux que de les mettre autour de la table pour les prendre en considération. » Néanmoins, elle pointe les conséquences sous-jacentes à la visibilité des femmes : 

« Même quand les femmes prennent la parole et se rendent visibles, elles se prennent la violence des réseaux sociaux. Souvent, elles se retirent de la scène, de la visibilité et de l’oralité qu’elles avaient en étant sur la scène. Et ça, c’est particulièrement dangereux car les droits à l’expression des femmes reculent ! »

LA PUISSANCE DES PODCASTS

Faire entendre les voix des concernées devient un enjeu majeur dans l’égalité des sexes et des genres. Une urgence. Depuis plusieurs années, les podcasts se multiplient. Facilité d’accès, simplicité technique, gratuité de l’écoute… Les ingrédients sont réunis pour tendre le micro et diffuser massivement, à travers les réseaux sociaux, les témoignages des personnes sexisées et plus largement des personnes oppressées et minorées. Des outils dont se saisissent Aminata Bléas Sangaré et Suzanne Jolys qui le 1er octobre 2022 ont organisé la première édition du festival Haut Parleuses, à l’Hôtel Pasteur à Rennes, et se sont ensuite attelées à la construction d’une deuxième édition, à l’automne 2023. 

L’occasion de valoriser toutes celles qui l’ouvrent, toutes celles qui disent et toutes celles qui permettent de parler. Et c’est ainsi que dans l’espace Lauren Bastide a lieu la conférence réunissant Marine Beccarelli, historienne et co-créatrice de la série radiophonique Laisse parler les femmes, diffusée sur France Culture, et Aurélie Fontaine, journaliste et fondatrice du podcast Breton-nes et féministes. Toutes les deux expriment « l’aspect parisiano-centré » des médias. Et évoquent « le manque de parole de l’ordinaire. » Alors, Marine Beccarelli et 3 consœurs sont parties à travers la France, en milieu urbain comme en milieu rural, à la rencontre des femmes du quotidien : 

« Pour les 8 épisodes, on a décidé de ne pas choisir nos interlocutrices en amont. L’idée, c’était d’aller dans des lieux et de donner la parole à des femmes de milieux différents, d’âges différents, etc. » 

Aurélie Fontaine acquiesce. De retour il y a quelques années dans le Finistère, elle souhaite explorer son territoire sous l’angle du féminisme et « laisser la parole et faire entendre des femmes qui n’ont pas forcément conscientisé ou intellectualisé le féminisme. » Croiser les voix, multiplier les regards, rendre compte de la diversité des profils, de la pluralité des parcours. Transmettre des vécus et des récits peu relatés dans la presse. « Il y a un problème au niveau de la formation des journalistes. Dans les rédactions, on manque de pluralisme social. Ce sont majoritairement des hommes blancs, hétéros, parisiens, de 40 – 50 ans… Ils ont des biais de genre, des visions et des formations élitistes. La formation en alternance permet d’amener des étudiant-e-s qui n’ont pas les moyens financiers pour les écoles de journalisme… », analyse Aurélie, rejointe par Marine : 

« Dans les représentations, il y a peu de diversité. Dans l’animation des émissions, comme dans les invité-e-s. » 

Alors, oui, la puissance des podcasts retentit du côté des personnes silenciées. Tout comme les réseaux sociaux offrent un medium immense de visibilité et de diffusion rapide et massive de cette visibilité. « Pouvoir rencontrer ces femmes, les écouter et les faire entendre à la radio, ça nous a bouleversées et émues. Cette expérience m’a transformée et a eu un impact fort dans ma vie et dans mon sentiment de légitimité. Les retours qu’on a eu nous donnent envie de continuer ! », s’enthousiasme Marine Beccarelli. La journaliste, Aurélie Fontaine, partage son émotion : « En fait, ça me procure des sensations opposées. Je ressens de la colère car on constate à quel point on est encore loin de l’égalité. Mais je ressens aussi beaucoup de joie de rendre visibles ces femmes, de donner de la représentativité à cette parole dans l’espace public. »

Pour parvenir à l’égalité, la société a besoin d’entendre les voix et les parcours de celles qu’on a intimé de taire, de celles que l’on a réduit au silence, de celles que l’on a enfermé dans l’espace privé, relégué à la maternité, conditionné à l’infériorité… « Le vent souffle dans les branches et toutes les feuilles de la forêt émettent des sons différents, des froissements soyeux, des crissements secs. Et si je tends l’oreille, il y a parmi les bruits du vent des histoires qui, un temps, ont été jamais-dites mais qui ont fini par venir à la parole. Parce que Toni Morrison. Parce que Maya Angelou, Monique Wittig. Parce que Maryse Condé, Sarah Kane, Virginie Despentes, Leonora Miano, Zoe Leonard, Rosa Montero, Zadie Smith, Anne Carson, Chimamanda Ngozi Adichie… Leurs noms et leurs voix, un peu partout au milieu des arbres, une assemblée de Guérillères, comme une autre forêt, mouvante, que je peux emporter avec moi sur le chemin du retour… jusqu’à la table où je me remets à écrire. », conclut Alice Zeniter dans son livre Je suis une fille sans histoire, adapté par l’autrice également sur les scènes des théâtres. Raconter, donner à entendre, visibiliser. Pour que toutes aient une histoire.  

 

Célian ramis

Le coût de la virilité : toute une éducation à repenser

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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.
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La virilité a un coût. Exorbitant. Chaque année, la France dépense 95,2 milliards d’euros pour colmater les trous béants d’une société patriarcale bercée aux idéaux virilistes. Une estimation calculée par l’historienne et essayiste Lucile Peytavin.

« Nous en sommes tous et toutes victimes. Les chiffres ne secouent pas la société : ça en dit long sur celle-ci ! » Il y a quelques années de ça, Lucile Peytavin rédigeait – dans le cadre de ses études en histoire – une thèse sur le travail des femmes et des hommes dans l’artisanat et le commerce aux XIXe et XXe siècles. Au fil de ses recherches, elle tombe sur une statistique à l’origine de son essai Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes : la population carcérale française est composée de 96,3% d’hommes. Pour elle, c’est un choc. « Les prisons sont remplies d’hommes et ce n’est même pas un sujet. À partir de ce moment-là, je n’ai plus du tout vu la société de la même manière », signale-t-elle. Sa prise de conscience se poursuit et le déclic se produit le jour où passent devant elle, dans la rue, des véhicules de police, sirènes hurlantes : « Je me dis alors qu’ils vont intervenir pour un délit probablement commis par un homme. Et à ça, il faudra ajouter l’intervention des pompiers puis de la Justice, des services pénitentiaires, des services de santé, des services d’insertion, etc. Je me suis demandée combien nous dépensions chaque année pour ça ? Et je me suis lancée dans le calcul de ce que j’ai appelé le coût de la virilité ! »

UNE ESTIMATION ALARMANTE ET POURTANT EN DEÇA DE LA RÉALITÉ

Les chiffres sont effarants. Et cerise sur le gâteau, l’essayiste précise que son estimation est en deçà de la réalité. Elle parle « d’un gouffre statistique ». Les hommes représentent 83% des 2 millions d’auteurs d’infractions pénales traitées annuellement par les parquets, 90% des personnes condamnées par la Justice, 86% des mis en cause pour meurtre, 99% des auteurs de viols, 84% des auteurs présumés d’accidents routiers mortels, 95% des auteurs de vols avec violences, 97% des auteurs d’agressions sexuelles… « Tous les hommes ne sont pas des délinquants et des criminels mais majoritairement les délinquants et les criminels sont des hommes ! Et il y a là un point d’aveuglement car quand on étudie la violence, on ne prend pas ça en compte », souligne Lucile Peytavin qui prend l’exemple d’un soir de match de foot : jamais dans les médias, par exemple, on ne mettra en exergue le fait que dans 98% des affaires de violence sont commises par des hommes.

« Il a donc fallu chercher les chiffres au-delà du point d’aveuglement. Le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice fonctionnent majoritairement pour des hommes, en fait ! J’ai donc calculé les coûts directs et les coûts indirects. Le coût de la virilité correspond à la différence entre les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des hommes et les sommes dépensées pour faire face aux comportements asociaux des femmes », explique-t-elle. Et ce coût s’élève à 95,2 milliards par an, en France. Dans son livre, elle détaille tous les éléments, toutes les formules mathématiques et toutes les dépenses, qu’elle récapitule dans un tableau aux résultats vertigineux. Il y a tout d’abord les dépenses de l’État : 9 milliards d’euros pour la défense et la sécurité (dont les forces de l’ordre avec 8,6 milliards d’euros), 7 milliards d’euros pour la justice (incluant l’administration pénitentiaire) et 2,3 milliards d’euros pour la santé.

Et puis il y a les coûts humains et matériels selon la méthode qu’elle détaille dans les pages précédentes : 18 milliards d’euros pour les coups et violences volontaires, 17,8 milliards d’euros pour les crimes et délits sexuels (hors famille), 13,3 milliards d’euros pour l’insécurité routière, 7,5 milliards d’euros pour le trafic de stupéfiants, 8,4 milliards d’euros pour la maltraitance des enfants ou encore 3,3 milliards d’euros pour les violences conjugales. D’autres lignes viennent noircir le tableau : les homicides et tentatives d’homicide, les vols, la traite humaine ou encore les atteintes à la sureté de l’État (attentats du 13 novembre 2015).

« Le surcoût de 95,2 milliards d’euros par an est colossal ! C’est une somme largement sous-estimée puisqu’il est très difficile d’avoir accès aux données par sexe et qu’un grand nombre de délits et crimes ne font pas l’objet d’une procédure pénale… »
déplore Lucile Peytavin.

LA VIRILITÉ : MYTHES ET IDÉES REÇUES

Mais l’idée de la co-fondatrice de l’association Genre et statistiques est d’aller encore au-delà des chiffres. Ou plutôt de les faire parler, ces chiffres explosifs. De les mettre sur la table et de les analyser. Décrypter ce qu’ils nous disent des comportements des hommes et surtout des injonctions sociales à la virilité. Car c’est là que réside tout l’intérêt du travail titanesque effectué par Lucile Peytavin : déconstruire les mythes et idées reçues qui fondent l’éducation patriarcale et genrée, obligeant les garçons dès le plus jeune âge à se construire dans la violence et le mépris d’autrui, en particulier des femmes. « Il y a des hommes pacifiques et des femmes violentes. Nous ne sommes pas prédéterminé-e-s. Des idées reçues circulent pour expliquer et légitimer les violences des hommes », explique l’historienne.

Dans sa ligne de mire : le temps des cavernes confrontant les chasseurs et les cueilleuses, l’impact de la testostérone dans le processus de violence et le cerveau soi-disant différent entre les femmes et les hommes. Au fil des pages comme de sa conférence, elle détricote tous les stéréotypes et préjugés essentialistes visant à établir une nature de la femme et une nature de l’homme. Exit la douceur et l’instinct maternel qui caractérisent le genre féminin et la bravoure et l’agressivité qui caractérisent le genre masculin. « Le paléolithique est la période la plus étendue de notre histoire. Les femmes aussi chassaient et avaient du pouvoir. Et surtout, attention à l’importance qu’on accorde à la chasse ! A cette époque, les populations se nourrissent principalement d’une alimentation végétale », rappelle-t-elle, non sans lien avec l’essai de Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme.

Autre notion à manier avec précaution : la testostérone et son influence viriliste. « Des études récentes ont montré que chez un individu, l’hormone peut être attribuée aussi bien à un comportement violent qu’à un comportement altruiste. On le voit chez différentes espèces de singes. La fluctuation du taux de testostérone se fait en fonction du rôle social ! », insiste-t-elle, avant de déboulonner un dernier élément crucial : le cerveau n’a pas de sexe. « On a longtemps pensé que les hommes et les femmes avaient des cerveaux différents. Là encore, le XIXe siècle est passé par là… Aujourd’hui, on sait que ce n’est pas vrai. A la naissance, nous n’avons que 10% de nos capacités neuronales. Ensuite, la plasticité cérébrale s’effectue en fonction de nos expériences, de nos environnements, etc. » Il s’agit donc bien d’une construction sociale, fruit d’une éducation différenciée dès le plus jeune âge entre les filles et les garçons, qui induit des différences de comportements chez les individus en fonction de leur genre. 

LE FLÉAU DE LA VIRILITÉ

Les injonctions pèsent, dès la petite enfance. Partout, la virilité est brandie du côté masculin. Un idéal normatif, défini selon les termes d’Olivia Gazalé, philosophe et autrice de l’essai Le mythe de la virilité. Une norme à atteindre et à travers laquelle on éduque les garçons, les poussant à des rapports de domination, intégrant les violences, les discriminations, la haine des autres, etc. Dès les premiers jours de vie du bébé, on attribuera davantage d’importance à la tonicité d’un garçon, on prendra ses pleurs pour de la colère – là où on verra de la tristesse pour une fille – on sera plus permissif, on communiquera moins avec l’enfant et on misera, grâce à des vêtements confortables et adaptés, sur sa motricité – là où les filles seront plus restreintes à cause des robes et des collants – on les sanctionnera moins et on les mettra moins en garde face aux potentiels dangers.

« On se dit que c’est innocent tout ça, que ce n’est pas très grave ! », ponctue Lucile Peytavin. Pourtant, les jeux de bagarre et les armes factices qu’on fournit aux garçons délivrent des messages de violence, imprimés dans leurs esprits dès qu’ils sont petits. « La violence s’exprime très tôt ! La majorité des héros sont des hommes qui s’adonnent à une violence légitime : ils sauvent le monde donc c’est normal », poursuit l’historienne. Par la suite, à l’adolescence, la virilité se joue dans le regard des pairs. Se donner des coups, s’insulter, résister aux douleurs physiques et psychologiques ressemblent à des rites initiatiques. Le passage dans le monde adulte. Dans le monde de l’homme. Invectiver les femmes, les mépriser, rejeter tout ce qui est attribué au féminin. Apprendre que ce dernier est méprisable : « C’est encore tabou d’offrir du rose à un garçon. Quand on compare avec une fille, c’est pour humilier. Quand on dit ‘Tu cours comme une fille’, c’est rabaissant. On intègre ça et ça crée des comportements sexistes. »

Si les femmes subissent majoritairement les conséquences des violences sexistes et sexuelles, les hommes aussi payent le prix de la virilité, à une échelle différente et non comparable. Mais le risque sur la santé - et sur la vie - est élevé. « À l’âge de 14 ans, les garçons ont 70% de risque supplémentaire d’avoir un accident que les filles. 80% des cancers (dus à l’alcool, au tabac, etc.) atteignent les hommes », souligne-t-elle. Dès les premières lignes de son livre, elle écrit : « Le taux de mortalité évitable est 3,3 fois plus élevé que celui des femmes. »

Face à ses conséquences dramatiques figure l’absence de prévention. L’absence de remise en question. L’absence de prise de conscience. L’absence d’évolution et de changements nécessaires et indispensables au bon déroulement de la vie des filles et des garçons. « Les filles sont éduquées à l’empathie, au respect d’autrui et à la gestion des émotions. Ce qui favorise le capital humain et une meilleure cohésion sociale. Nous avons donc la solution : pourquoi ne pas éduquer les garçons comme les filles ? Ça revient simplement à donner une éducation plus humaniste. Nous vivrions dans une société plus riche et plus apaisée ! », questionne Lucile Peytavin.

COUPER LES ROBINETS DE LA VIOLENCE

Sa réflexion dérange, bouscule, remet les choses en perspective. Pourquoi pousser les filles à recevoir une éducation plus « masculine » alors que celle-ci est synonyme d’exposition à la violence et mise en danger de sa vie et de celle des autres ? L’historienne, convaincue et convaincante, vient interroger nos représentations, nos modes d’éducation et de pensées et les conséquences de toutes les injonctions sexistes et virilistes que nous transmettons aux enfants de génération en génération.

« Ces chiffres sont un excellent outil de sensibilisation. Je fais beaucoup de plaidoyer pour agir sur les politiques publiques et maintenant je veux intervenir à l’échelle européenne »

Son livre, Le coût de la virilité – Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes, vient d’être traduit en Italie et adapté à la réalité du pays voisin, tout comme le travail est en cours de réalisation du côté de la Suisse. « Le problème est d’avoir accès aux ressources chiffrées. Il y a encore beaucoup d’études à mener pour qu’on précise les coûts de la virilité. Notamment pour le coût des violences conjugales qui a été estimé il y a 10 ans… », poursuit Lucile Peytavin. Pour elle, le problème majeur et le drame principal de l’immensité de ces dépenses réside dans le fait qu’elles sont réalisées pour colmater les conséquences de la virilité mais non pour les endiguer.

« On augmente les budgets de l’Intérieur et de la Justice mais on ne réfléchit pas aux sources du problème. On ne dépense pas pour prévenir ces comportements. On ne coupe pas les robinets des violences ! On peut se douter que si le surcoût venait des femmes, ce serait beaucoup moins dans l’impunité totale… », déplore-t-elle, sourire froissé. Si on peut se réjouir d’une légère évolution – notamment dans la campagne de la sécurité routière prenant en considération les chiffres – il faut poursuivre les luttes féministes, compter encore et toujours, ne rien lâcher et « jouer sur tous les tableaux ! »

 

  • Lucile Peytavin était en conférence à l'hôtel de Rennes Métropole le 21 novembre dans le cadre de la journée d'études autour des violences sexistes et sexuelles : "Violences de genre : s'en sortir "

Célian Ramis

Exploration des désirs, censure patriarcale et libération des femmes

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Anne-Laure Paty entrelace son rapport au désir sexuel aux relations et vécus d’autres femmes pour faire émerger la pluralité des possibles, silenciés et contraints au tabou et aux injonctions patriarcales.
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Dans Désirs Plurielles, Anne-Laure Paty entrelace son rapport au désir sexuel aux relations et vécus d’autres femmes pour faire émerger la pluralité des possibles, silenciés et contraints au tabou et aux injonctions patriarcales.

« Une tension entre état présent et ce vers quoi tu voudrais aller », « Devenir complétement débile », « Quand tu as envie de la personne », « On ne désire pas les personnes de la même façon… Physique, psychique… De la tête au cœur, au sexe » Ici, Il est question d’amour, d’épanouissement, de corps, de sexe, de fantasmes, d’absence, de doute, de lâcher prise, de tension, de joie, de frissons. À travers une mise en scène épurée, la comédienne Anne-Laure Paty prête sa voix, et mêle la sienne, aux récits de Sandrine, Michèle, Inès, Catherine, Audrey, Nolwenn, Martha, Anne-Françoise, Colette, Justine ou encore Camille, Léa, Céline, Vanessa, Selma et Delphine. 

« Le désir dérange. On ne l’apprend pas aux petites filles. On les éduque à être des objets » Leurs témoignages résonnent à mesure que la comédienne extirpe de différentes boites des objets symbolisant de près ou de loin le rapport au désir de la personne concernée. Photo de mariage, collier de perles, shooters, talons aiguilles, sac à main, bougie ou encore collants… ils sont liés à leurs histoires personnelles, cristallisent la séduction, évoquent le passé et les éventuelles difficultés, sans oublier les tabous et les injonctions dont la sexualité est imprégnée. 

LA NÉCESSITÉ DE S’EXPRIMER

Créé fin 2022, le spectacle Désirs Plurielles nait d’une enquête réalisée auprès de 25 femmes et d’une nécessité personnelle, ressentie par Anne-Laure Paty. « En 2020, on a lancé le projet autour d’une grille d’entretiens abordant la question des femmes et de leur relation aux désirs à travers l’axe du transgénérationnel, du rapport à la transgression et du vécu », souligne la comédienne. Résultat : 25 témoignages, 40 heures de dérush… et une matrice globale pour écrire le spectacle. Elle poursuit : « Après ma première grossesse, le sujet du désir était très compliqué pour moi. J’ai fait une thérapie et c’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse un spectacle ! » Dire sa relation au désir passe aussi par l’exploration des ressentis d’autres femmes. Parce que si ce rapport au désir est intime, il relève également d’une expérience collective pour les jeunes filles et femmes grandissant et se construisant dans une société patriarcale. 

De l’éducation genrée à la culture du viol, le corps des femmes est assailli d’obligations-interdictions permanentes auxquelles répondre et se plier constitue une violence permanente et inouïe. « Ce qui m’intéresse, c’est après le spectacle – qui est une forme courte de 35 minutes – pouvoir échanger avec le public autour des thématiques abordées », précise Anne-Laure Paty dont la volonté est de créer, à chaque représentation et en présence de la metteuse en scène Leslie Evrad, un espace et un lieu de discussions autour des sexualités et du rapport que chaque individu, majoritairement des femmes, entretient avec ses désirs.

DÉSIRS, FÉMININ PLURIEL

La pièce vient briser les tabous, rompre le silence, interroger l’impact des stéréotypes patriarcaux sur la sexualité des femmes, bousculer la singularité de sa représentation. Dans un univers coloré et une ambiance feutrée, les voix s’élèvent. Pour dire le poids des traditions et des injonctions, pour dire le lâcher prise, pour dire l’ivresse quand le désir surgit après l’abnégation de la maternité, pour dire l’éveil sensoriel et la joie d’un désir festif et spontané, pour dire les chemins de travers, pour dire l’émancipation. Sur le plateau, une comédienne, des objets, des récits et des questions. La multiplicité des témoignages et expériences emportent les spectateur-ice-s dans une exploration profonde des sexualités, des imaginaires et des possibles. 

 

  • Spectacle présenté le 21 novembre à la Maison de quartier Villejean, à Rennes. Prochaine date : Le 20 décembre, à 19h30, à La Cordée, Rennes.

Célian Ramis

Algues vertes, entre chaos et résilience

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À travers l’exposition Algues maudites, a sea of tears, l’artiste photographe Alice Pallot présente sa vision d’un futur proche autour de la problématique des algues vertes et interroge l’omerta autour du sujet.
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À travers l’exposition Algues maudites, a sea of tears, l’artiste photographe Alice Pallot présente sa vision d’un futur proche autour de la problématique des algues vertes et interroge l’omerta autour du sujet. De la Belgique à la Bretagne, en passant par l’Occitanie, elle a réalisé un travail collaboratif en partenariat avec des militant-e-s écologistes et des scientifiques.

Il y a, dans les tableaux d’Alice Pallot, de la poésie, de l’onirisme. Mais aussi du monstrueux et du flippant. C’est une histoire horrifique. Celle de l’effondrement de la biodiversité, impactée par l’humain et sa capacité à détruire son environnement. En Bretagne, dans les eaux littorales comme dans certains fleuves, les algues vertes prolifèrent. Pollution visuelle et pollution olfactive, elle est aussi mortelle lorsqu’elle relâche de l’hydrogène sulfuré (gaz H2S) qui, hautement concentré, devient toxique et fatal. Une arme résultant des déchets de l’agriculture intensive et du réchauffement climatique. Dans la bande dessinée Algues vertes – l’histoire interdite, la journaliste Inès Léraud – accompagnée par Pierre Van Hove aux illustrations – relate une enquête hyper documentée au cœur du lobby de l’agroindustrie bretonne et de l’omerta qui plonge les expert-e-s dans le silence, laissant le danger se propager. 

UNE HISTOIRE PEU DOCUMENTÉE EN IMAGES

Choquée par la lecture de cette BD, Alice Pallot se lance dans des recherches sur Internet. « Je me suis renseignée et pour un tel enjeu, il n’y avait pas grand chose sur le sujet. Du point de vue de la photo, la documentation était faible en tout cas ! », explique-t-elle. Elle se souvient de quelques photos d’animaux morts. « Mais si on ne connait pas le sujet, qu’on n’habite pas en Bretagne par exemple, on ne sait pas qu’il y a une omerta », ajoute Alice Pallot qui habite et travaille entre Bruxelles et Paris. Pourtant, elle va vite y goûter à la loi du silence : « Un jour, sur la plage, j’étais toute seule et je prenais des photos des algues. Une personne m’a interpelée et a appelé la police pour me dénoncer. J’ai eu un peu peur… » Elle souhaite alors entreprendre sa propre investigation. A travers sa propre lecture de la problématique. 

La série Algues maudites, a sea of tears se développe dans le cadre de la résidence 1 + 2 à Toulouse, mêlant travail artistique et travail scientifique. Aller sur le terrain, observer, prélever, échantillonner, analyser et restituer. Dans une optique de transmission, vulgarisation et prise de conscience, elle choisit son médium de prédilection : la photographie et, au travers d’une narration spécifique, invente à partir de faits réels un scénario d’anticipation. Aux côtés de militant-e-s écologistes breton-ne-s et de chercheur-euse-s toulousain-e-s, elle trace son sillon entre le réel et la fiction, pour en faire ressurgir le morbide et la beauté, le vert et le noir, le vivant et la putréfaction.

Au plus près du sujet, elle embarque dans l’aventure auprès de l’association Sauvegarde du Trégor Goëlo Penthièvre, en baie de Saint-Brieuc. L’objectif ? « Aller comprendre, sentir la problématique », souligne la photographe. C’est là qu’elle capte et crée les images d’une plage rouge, sur laquelle « les algues ont proliféré en masse et où il n’y a plus assez d’oxygène dans les sols pour la biodiversité. » Elle part d’un invisible néfaste et toxique pour imaginer le futur : « Les algues vertes sont présentes même quand on ne les voit pas. Je ne fais pas de retouches sur les photos, je ramasse des déchets, comme les algues et des bouteilles et je créé, à partir de ça, un univers science-fictionnel. »

AU-DELÀ DU SILENCE, LA RÉSILIENCE DE LA NATURE

Elle veut parler de l’invisibilité de la toxicité des algues vertes, du manque d’informations de certain-e-s passant-e-s, de l’omerta flagrante, du travail des scientifiques. « Comme je n’avais pas le droit de montrer les images de leur travail officiellement, j’ai recréé des scènes par le prisme de la fiction, en demandant à des modèles de refaire les gestes. Je ne voulais pas perpétuer l’omerta à mon tour », explique Alice Pallot qui souhaite également présenter la vision d’une algue verte : « Elles sont diabolisées mais ce n’est pas leur matière qui est toxique. C’est la réaction au soleil et aux déchets de l’agriculture intensive. » Au fil de la narration, l’artiste photographe offre un regard qu’elle définit « désanthropocentré ». Elle dézoome le propos de l’intervention humaine et de ses conséquences sur l’environnement pour réduire la focale sur les micro-organismes vivants passés au microscope : « Ils sont en mode pause, par manque d’oxygène par exemple, mais ils vont revivre lorsqu’ils auront les bonnes conditions. On voit là la résilience de la part de certains organismes ! » 

En récréant, avec l’aide du CNRS de Toulouse, les marées vertes dans des zones réduites, elle a pu les observer et en photographier les échantillons. Force est de constater que le résultat de la prolifération des algues ressemble de très près à des figures extraterrestres. « Pas du tout ! », rigole Alice Pallot. « Il s’agit d’escargots et autres organismes. L’idée est de questionner les conditions d’habitabilité de la Terre. C’est drôle et humain. Et surtout, ça montre la résilience ! La situation est ce qu’elle est mais à côté, il y a de belles choses. C’est un peu une beauté malade ! » Pour elle, les algues vertes, c’est une histoire d’urgence, clairement, mais dans laquelle on peut trouver de l'espoir.

UN UNIVERS ESTHÉTIQUE POUR RÉVÉLER LA PROBLÉMATIQUE

Et puis, elle expérimente. En faisant pousser des algues sur des tirages. Plus précisément, sur une photographie d’un marcassin mort, intoxiqué par les algues vertes en 2011 : « C’est important de montrer l’invisible en photographie. D’utiliser le pouvoir narratif de la photo pour donner autre chose. C’est aussi un autre moyen de se poser des questions. » L’esthétique comme appât. La création visuelle pour embellir le sujet afin d’attirer les spectacteur-ice-s et d’attiser leur curiosité jusqu’au point de bascule. Le moment où ils et elles se rendent compte que derrière l’image léchée se trouve un animal mort, tué par le gaz toxique d’une masse d’algues vertes. 

L’esthétisation du sujet peut poser problème. Notamment dans les milieux militants qui cherchent à dénoncer la réalité de la situation. « Sur Instagram aujourd’hui, ce sont les belles images qui dominent. J’utilise le pouvoir esthétique de l’image pour poser questions. Ça permet aussi de créer de l’empathie. Et l’empathie permet de créer des conversations, de la synergie collective et par la suite, de l’action. Le sujet est fort et l’image doit elle aussi être super forte ! », conclut Alice Pallot. 

 

  • Présentée à l’université Rennes 2 (à la Chambre claire) jusqu’au 15 décembre dans le cadre du cycle Verdoyons ! et de la première édition du festival photographique Glaz, dont la thématique est axée autour de l'urgence.

Célian Ramis

Secouer le tabou du post partum

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Les militantes féministes s’emparent d’un sujet longtemps silencié, minimisé ou biaisé et dévoilent témoignages et astuces démontrant l’adversité et la diversité des situations et des vécus. Libérer la parole, l’écoute et faire circuler l’information.
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La claque ! C’est souvent le terme employé par les personnes ayant accouché et découvrant, dans un mélange d’émotions, de fatigue et d’ignorance, le post partum, période suivant « la délivrance », à laquelle la plupart des nouveaux parents ne sont préparés ni mentalement ni physiquement. Les militantes féministes s’emparent d’un sujet longtemps silencié, minimisé ou biaisé et dévoilent témoignages et astuces démontrant l’adversité et la diversité des situations et des vécus. Surtout, elles entendent libérer la parole, l’écoute et faire circuler l’information.

Quinze jours après son accouchement, l’humoriste Camille Lellouche publie sur les réseaux sociaux une photo d’elle dans une cabine d’essayage. Elle écrit avec ironie : « J’ai essayé un jean. 3 tailles au dessus de ma taille, il me va nickel #Postpartum » Sur le cliché, elle pose en soutien-gorge et pantalon, qu’elle n’arrive pas à boutonner, dévoilant son ventre et la ligne légèrement foncée de grossesse encore présente. Actuellement, dans la société, la question est obsédante : la nouvelle mère a-t-elle retrouvé sa ligne ? L’injonction tonne. Elle est le cœur d’une tempête d’éléments qui se déchainent. Le post accouchement est un tourbillon pour de nombreux parents qui font face à une nouvelle réalité à laquelle rien ne les prépare. La confrontation entre le vécu imminent et l’image sacralisée de la Mère épanouie avec son nourrisson suscite chez certain-e-s des ravages conséquents. Libérer la parole autour des vécus, visibiliser les expériences et ressentis et montrer la pluralité et la diversité des situations sont les objectifs du #MonPostPartum, lancé en 2020 par Morgane Koresh, Ayla Saura, Masha Sexplique, toutes les trois autrices du livre Nos post-partum – Un guide pour accompagner en douceur les mois de l’après-accouchement et Illana Weizman.

LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT

Le bébé pleure, la mère se réveille. Elle sort de son lit et marche difficilement jusqu’aux toilettes. Il faut laver les points dus à la déchirure ou à l’épisiotomie, aller remplir le flacon au lavabo, remettre une protection périodique, enfiler à nouveau la couche filet avant d’aller nourrir le nouveau-né… Le 9 février 2020, la publicité de Frida Mom, spécialisée dans les produits post accouchement, est censurée par la chaine américaine ABC le soir de la 92e cérémonie des Oscars. Finalement, le spot est diffusé sur le compte Instagram de la marque qui précise qu’il n’y a là aucun caractère violent, politique ou sexuel, ni même religieux, obscène ou pro-armes. Mais il est jugé trop « graphique », trop « cru ». Pourtant, il dévoile simplement la vie d’une femme fraichement rentrée de la maternité, le ventre encore bombé et alourdi, ainsi qu’une cicatrice à vif au niveau de la vulve et du sang qui s’écoule de l’utérus. En clair, il brise le tabou du post-partum et à l’instar de celui des menstruations, ça ne se fait pas.

La mannequin Ashley Graham ne tarde pas à réagir à la polémique et s’affiche sans filtre après la naissance de ses jumeaux. Sur son compte Instagram, elle publie une photo d’elle en culotte de maternité, vergetures et cellulite apparentes et poils sous les bras, assortie d’une punchline bien sentie : « Levez la main si vous ne saviez pas que vous changeriez aussi vos propres couches ! » Elle poursuit : « Après toutes ces années dans la mode, je n’aurais jamais cru que les couches pour adultes seraient mes nouveaux sous-vêtements fétiches, mais nous y sommes ! Personne ne parle de la période de récupération et de guérison que traversent les nouvelles mamans. Je voulais montrer qu’il n’y a pas que des arcs-en-ciel et des papillons ! » Illana Weizman, sociologue et militante féministe, enclenche la même démarche. Tout comme Morgane Koresh, Masha Sexplique et Ayla Saura. « On s’est alors mises en contact toutes les quatre et on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire ensemble. On a lancé le hashtag et puis ça a été le déferlement ! », se souvient Ayla Saura, libraire et co-fondatrice de La nuit des temps, à Rennes, et militante féministe. Plusieurs dizaines de milliers de témoignages affluent sur les réseaux sociaux avec l’empreinte du #MonPostPartum :

« On a halluciné de l’ampleur que ça prenait ! On a eu des interviews et des articles dans toute la presse francophone. C’était la preuve que les femmes avaient besoin de ça pour ne pas se sentir seules. »

DES RESSOURCES POUR S’INFORMER

De son côté, la sociologue Illana Weizman publie en 2021 l’essai Ceci est notre post-partum et du leur, Ayla Saura, Morgane Koresh et Masha Sexplique rédigent depuis Rennes, Tel Aviv et Nîmes le guide Nos post-partum, paru en 2022 aux éditions Mango. Parce que clairement, l’information manque. Dans les commentaires et les témoignages, nombreuses sont celles qui expriment leur désespoir après coup de n’avoir reçu aucun cours sur le post-partum lors des séances de préparation à l’accouchement, que certaines sages femmes intitulent désormais « Préparation à l’accouchement et à la parentalité » afin d’englober quelques notions sur la période qui suivra la naissance. Mais là encore, ce n’est pas suffisant.

« Quand on a fait le livre, on avait toutes des enfants en bas âge. Ma fille avait quelques mois, on était dedans ! On a questionné nos mamans mais elles ont oublié cette période. Elles ont occulté. Et je me rends compte avec le temps que moi-même j’oublie. Et pourtant, j’ai vécu un accouchement traumatique. En parlant avec la sage femme, elle m’a dit qu’elle m’en avait parlé du post-partum. Mais je crois quand même que ce n’est pas assez abordé. Et si tu cherches des infos dessus, en effet, tu ne trouves pas grand chose. », réagit Ayla Saura. Les recherches mènent souvent à la dépression post-partum. Uniquement. Et résument cette période à 6 à 8 semaines suivant l’accouchement. Mais qu’en est-il des post-partum qui s’étalent sur deux années ? De l’absence d’attachement face à son nouveau né ? De l’écoulement de sang continu pendant plusieurs semaines ? De l’incapacité à marcher ? De la douleur à chaque passage aux toilettes ? Des picotements dus aux points de suture ? De la fatigue intense, des traumas émotionnels, de la chute hormonale, du miroir reflétant un corps étranger, des engueulades (très/trop) fréquentes dans le couple, de l’envie de secouer le bébé pour le faire taire, des seins durs comme de la pierre, des crevasses aux aréoles, du lait qui coule à chaque fois que vous pensez à votre enfant ou qu’il s’approche de vous avec la faim au ventre, des fuites urinaires quand vous éternuez ou riez, des pressions du périnée sur la vulve et on en passe ?

Dans Nos post-partum – Un guide pour accompagner en douceur les mois après l’accouchement, on trouve toutes ces notions par ordre alphabétique. Accessibilité, allaitement, amour pour son bébé, bébé secoué, couple et baby clash, dépression, deuil périnatal, estime de soi, identité, kilos, lectures, mort inattendue du nourrisson, périnée, retour au travail, saignements… figurent parmi les chapitres abordés et développés, dans lesquels on trouve des ressources sous la forme de QR code - permettant d’accéder à des sites délivrant des informations complémentaires et détaillées – et surtout des messages déculpabilisants, basés sur la liberté et le droit de choisir. Le droit de faire comme on veut et comme on peut. « J’ai eu l’idée de l’abécédaire qui permettait de lister les mots essentiels et de se répartir les sujets par affinité. C’est un livre doudou, qui fait du bien, dans lequel on peut piocher les passages qui nous intéressent. Après l’accouchement, j’étais incapable de lire un livre de A à Z. On a voulu le faire le plus complet possible avec des liens vers des articles, vers des podcasts, etc. », commente Ayla Saura. Le guide se veut pratique et rempli de conseils et astuces apprises au débotté, sur le fil de l’expérience de la parentalité avec tout ce que cela implique en terme émotionnel et physique, sans oublier la charge mentale qui en découle.

BRISER LE TABOU POST-PARTUM

Informer les personnes concernées apparaît comme essentiel pour briser ce qu’Illana Weizman appelle le tabou du post-partum. « Les choses ne vont pas changer du jour au lendemain, car ce tabou est très ancré. On parle d’un système qui est en place depuis des siècles voire des millénaires. », indique-t-elle dans une interview accordée au Huffington Post, en février 2021. Le savoir constitue une forme de pouvoir. La création de la médecine moderne, née en parallèle d’une chasse aux sorcières ténue et destructrice, a pourtant dépossédé les femmes de leurs connaissances concernant leur propre corps. Et partout dans la société règne l’image virginale de la Sainte-Mère, entourée de blanc et d’un halo lumineux inondant l’air et l’espace. Force est de constater qu’il est quasiment impossible de détruire la vision enchanteresse de la maternité, celle-ci ayant été essentialisée dans le genre féminin par les idéaux patriarcaux, auxquels s’ajoute désormais l’injonction productiviste du capitalisme.

En résumé, la femme, nouvelle mère, remplit son rôle reproductif et doit également satisfaire les besoins de rentabilité économique du pays et donc retourner bosser avec la même hargne. « Le patriarcat et le capitalisme voudraient qu’on ferme nos gueules et qu’on soit toujours aussi productives qu’avant la grossesse. Mais entre les douleurs ligamentaires, le mal de dos, les reflux gastriques, le fait d’être essoufflées au moindre mouvement, potentiellement les nausées et les vomissements, puis tout ce qui survient lors du post-partum, ce n’est pas possible. J’ai mis du temps à accepter que ça déborde sur mon travail, à accepter que ma fille était là, que j’allais mal dormir, qu’elle allait être malade, que j’avais envie de passer du temps avec elle et être contente qu’elle prenne du temps et de la place dans ma vie. », souligne Ayla. Elle pointe du doigt le manque d’écoute, de compassion et de compréhension. Face aux professionnel-le-s de la santé mais pas que. La société étant imprégnée des stéréotypes entourant la grossesse et la maternité, les femmes qui cassent l’image d’épanouissement et d’accomplissement sont marginalisées et clouées au pilori des mauvaises mères.

« Si l’on se plaint de certains éléments de la maternité, on est considérées comme de mauvaises mères. Si des femmes osent dire qu’elles ne veulent pas d’enfants, elles sont vues comme des étrangetés. », précise la sociologue. Les difficultés existent, elles sont multiples et exacerbées par le tabou et l’injonction au silence et au sourire d’apparat, elles se répercutent sur la santé mentale et physique des personnes concernées. D’où l’importance de créer des espaces pour en parler, de diffuser le plus largement possible les informations et témoignages, d’interpeler les pouvoirs publics pour améliorer la prise en charge et l’accompagnement des personnes ayant accouché et réformer les congés parentaux pour une meilleure répartition des tâches. 

CHANGER LES REPRÉSENTATIONS

Parce que 28 jours ne suffisent pas aux co-parents face à cette nouvelle vie. Parce que plusieurs semaines ne suffisent pas, en général, à récupérer d’un accouchement et à appréhender ce nouveau corps. Parce que la « bébé box » prévue par le gouvernement ne pallie pas au manque d’informations en termes de post-partum. « On pourrait quand même nous en parler un peu plus à la maternité. On nous donne une liste de choses à amener, on pourrait nous donner une liste de choses à prévoir pour la sortie. On pourrait nous donner une brochure d’information, nous donner une pipette par exemple pour s’arroser la vulve avant de faire pipi… Bien sûr, on peut vivre toute sa grossesse sans se renseigner, ce n’est pas obligatoire. Je sais que moi, j’en avais besoin. C’est aussi un moyen de lutter contre les violences gynécologiques et obstétricales. », signale la co-autrice du guide Nos post-partum. Un titre au pluriel, comme dans le livre d’Illana Weizman, qui souligne l’importance de montrer la diversité et la pluralité des expériences.

Parce qu’aucune femme ne vit le même post-partum. Il est nécessaire et indispensable de faire évoluer les représentations et de désacraliser le post-accouchement, à l’instar de tout le travail de déconstruction réalisé et encore en cours autour des menstruations afin d’en lever le tabou, la portée culpabilisante et la précarité inhérente. Au sein du guide, c’est Morgane Koresh qui illustre la couverture et les chapitres. Les personnes dessinées sont racisées, voilées, en couple lesbien, ont le crâne rasé, sont grosses, tatouées, en culotte de maternité, endeuillées, en couche filet, ont le ventre rond, sont souriantes, au bord des larmes, parfois en pleurs, etc. Elles sont multiples et différentes, tant dans leurs morphologies que dans leurs expressions, leur religion ou non, leur couleur de peau, leur orientation sexuelle, etc. L’écriture y est également inclusive. Mais pas tout le temps : « Ayant voulu que ce livre soit le plus inclusif possible, nous utilisons le point médian lorsque la situation s’y prête. Mais il arrive que nous parlions spécifiquement des mères, car certaines injonctions pèsent davantage sur elles. »

Les vécus sont variés, les voix également, les visages et les identités de genre aussi. D’où l’importance d’une campagne comme celle du Planning Familial qui a fait couler tant d’encre et de souffrance dans une vague transphobe décomplexée. Pour rappel, l’affiche, réalisée par Laurier The Fox, montrant un homme enceint a été la cible d’attaques virulentes en août 2022. En finir avec le discours binaire, sortir du silence, donner la parole et écouter les personnes concernées, valoriser les vécus et expériences, prendre en compte et en considération les récits de post-partum dans leurs réalités toutes entières.

PARTAGER LES RÉFLEXIONS ET LES VÉCUS

Certain-e-s témoignent de difficultés qui s’entrelacent et ne les lâchent plus. D’autres, en revanche, vivent parfaitement et pleinement ce bouleversement. La plupart n’en parlent pas, pensant être seules face aux obstacles qui se présentent et s’accumulent. Par peur de passer pour de mauvaises mères. De mauvaises femmes. « Je pensais ressentir une vague d’amour, comme je l’avais lu, mais ça n’a pas été le cas. Il était là, je le regardais, mais j’étais surtout très fière de ce que je venais d’accomplir. J’avais une sensation de puissance de dingue, qui ne m’a pas lâchée pendant longtemps. Après cette longue nuit de travail, je me suis endormie sur le canapé au moment des soins, avec Ferdinand sur moi. J’étais épuisée par les 2h de poussée. Quelques heures après, la sage-femme est partie, nous laissant un peu hébétés face à ce qui nous arrivait. », relate Eve Simonet dans une interview publiée sur le site de Parlons maman.

Sa surprise face au manque d’informations, au sentiment d’isolement, l’absence d’amour pour son bébé à la naissance, la phobie d’impulsion… la pousse à s’interroger sur ce vécu traumatisant : « Avec du recul, j’aurais aimé savoir en amont qu’on peut ressentir tous ces sentiments, que c’est normal. J’aurais voulu qu’on me prévienne que j’allais avoir besoin d’aide, j’aurais pu en demander à mes parents ou prévoir une liste de docteurs à proximité. J’aurais aussi pu préparer des repas à l’avance. En fait, c’est trop peu de se préparer pendant son congé maternité, on ne peut pas tout organiser en quelques semaines. Mais ça on ne le dit pas. » Face à l’image de Wonder Woman et de Super Maman délivrée en permanence dans les médias, les publicités, livres, séries et films, etc., pas étonnant que les concernées déchantent, culpabilisent et craquent.

Les bouleversements secouent et les injonctions qui planent en permanence et en parallèle sont trop nombreuses. Trop pesantes. Eve Simonet, initiatrice des Clubs Poussettes, en fait un documentaire, intitulé Post partum, allant à la rencontre d’autres personnes souhaitant s’exprimer sur la question : « Je me suis mis en tête de proposer un contenu informatif, pédagogique et didactique sur ce moment de chamboulement vécu par quasiment la moitié de l’humanité. La violence de mon propre post-partum m’a convaincu de ne pas lâcher ce projet. De ne pas le lâcher et même de le réaliser. » Résultat en mars 2022 : 4 épisodes d’une trentaine de minutes chacun, donnant à voir et à entendre les centaines de parents et de professionnel-le-s rencontré-e-s durant 12 mois, en France et à l’étranger.

Briser le silence, briser le tabou, briser l’isolement. Mettre en avant les changements, la liberté d’agir, le droit de faire autrement, signifier la perte de repères, la stupéfaction face à un corps que l’on ne reconnaît plus mais aussi face à une personnalité qui se dévoile, celle du parent. Accepter les difficultés, pouvoir les dire, échanger autour des vécus et ressentis. Et puis aussi s’autoriser l’épanouissement et/ou la frustration, parfois les deux mélangés, sentir sa puissance et la faire jaillir. Ou pas. 

S’AFFRANCHIR DU JUGEMENT

« L’écriture du livre et le hashtag m’ont permis de recréer une identité de femme féministe. Je me sentais hyper seule en tant que parent et féministe. C’est un peu tabou ça aussi. En France, le féminisme a œuvré pour la régulation des naissances et la liberté de choisir et c’est une très bonne chose. Mais les mères ont un peu été écartées des réflexions féministes. », confie Ayla Saura. Heureusement, des associations comme Parents & Féministes voient le jour, permettant les discussions autour du post-partum mais aussi de la parentalité, des livres comme ceux de la journaliste Aurélia Blanc (Tu seras un homme féministe mon fils et, plus récemment, Tu seras une mère féministe) commencent à combler les lacunes, et des podcasts tels que La Matrescence, créé par la journaliste Clémentine Sarlat, ou Le quatrième trimestre, lancé par Sophie Baconin, éclairent cette période méconnue et placent les réflexions et vécus des concernées au cœur des mouvements de libération de la parole et de l’écoute mais aussi d’empouvoirement et de réappropriation des savoirs et des corps.

« On fait comme on peut. C’est ça qu’on a essayé d’insuffler dans le guide. Arrêtons de nous flageller et de nous empêcher de dormir parce qu’on ne correspond pas aux attendus ! », scande Ayla Saura.

Ouvrons nos gueules, parlons crevasses, lochies, rééducation du périnée, retour de couches, difficultés à reprendre une sexualité, découverte d’une facette que l’on ne soupçonnait pas forcément, fierté, puissance, pipi dans la culotte ou peur de faire caca. Affranchissons-nous de l’image sacrée et pure de la maternité. Délivrons-nous des injonctions patriarcales et capitalistes. Chacun-e a son rythme. 

Célian Ramis

"C'est important de dire qu'il existe des femmes scientifiques !"

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Delphine Leclerc, biologiste, et Mégane Bournissou, mathématicienne, croisent leurs regards et leurs parcours sur les trajectoires scientifiques et les problématiques liées aux inégalités persistantes entre les hommes et les femmes.
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Lauréates du prix jeunes talents L’Oréal-UNESCO – Pour les femmes et la science en 2022, Delphine Leclerc, 25 ans, doctorante en biologie moléculaire et cellulaire à Rennes, et Mégane Bournissou, 27 ans, post-doctorante en mathématiques à Bordeaux, croisent leurs regards et leurs parcours sur les trajectoires scientifiques et les problématiques liées aux inégalités persistantes entre les hommes et les femmes. 

Les chiffres sont édifiants : en Europe, seulement 14% des postes scientifiques à responsabilité sont occupés par des femmes. À l’échelle mondiale, elles ne représentent que 33,3% des chercheur-euse-s et moins de 4% des prix Nobel scientifiques ont été décernés à des femmes. Intégration des stéréotypes de genre dès la petite enfance, manque de représentation des personnes sexisées dans les matières scientifiques, violences sexistes et sexuelles difficiles à dénoncer et plafond de verre sont autant de freins à identifier qu’à lever pour permettre aux concerné-e-s d’accéder à des métiers restant aujourd’hui encore des bastions masculins. 

Même là où ça progresse, la figure du scientifique blanc, âgé, cisgenre, hétérosexuel et bourgeois prédomine encore dans les imaginaires collectifs. Ainsi, les revendications en faveur de l’égalité se multiplient. Financements équitables de leurs travaux, égal accès à la prise de paroles, opportunités de publications et de promotions, visibilité des femmes à travers la diversité des domaines et des profils sont les enjeux du programme Pour les femmes et la science, porté par la fondation L’Oréal, associée à l’Unesco, qui, à ce titre, récompensent chaque année plusieurs dizaines de doctorantes en France. Ainsi, elles obtiennent une reconnaissance financière et professionnelle et deviennent les ambassadrices de l’égalité femmes-hommes dans les carrières scientifiques. 

 

YEGG : Que signifie, pour vous, ce prix ? 

Delphine : C’est une très grande fierté. Ça récompense mon travail et permet d’offrir de la visibilité à mes travaux. Actuellement, les chercheurs académiciens sont récompensés plutôt vers le milieu ou la fin de leur carrière. Là, le fait de recevoir un prix dès le début de notre carrière, c’est vraiment très encourageant ! 

Mégane : Ça permet, je pense, d’asseoir une certaine confiance en nous et notre place dans le monde dans lequel on évolue. Ça permet de se rassurer sur sa légitimité. 

 

YEGG : Avant le doctorat, quel a été votre parcours ?

Delphine : Petite, j’ai été très stimulée par mes parents. Ma mère ne travaillait pas et j’ai fait beaucoup de jeux de logique et de stratégie avec elle. Mes parents m’ont très souvent emmenée au Palais de la Découverte et pour moi, c’était comme la caverne d’Ali Baba !

Je regardais les chercheurs qui réalisaient des expériences devant moi et c’était comme de la magie. J’avais envie de comprendre comment ils faisaient…

J’ai alors fait un baccalauréat scientifique à Caen et ensuite, j’ai décidé de m’orienter dans la biologie car j’étais intéressée par la recherche médicale. J’ai fait un IUT Génie Biologique à l’université de Caen et j’ai poursuivi mes études à Rennes où j’ai fait une licence 3 en Biologie, le master Biologie moléculaire et cellulaire et là je suis en 3e année de thèse au laboratoire INSERM U1242. 

Mégane : Pour moi, c’était moins clair, au sens où au lycée, j’aimais énormément l’école et apprendre de manière générale. Je me rappelle avoir été passionnée par les explications de texte en français autant que par les exercices de maths. J’aimais beaucoup apprendre et je pense que j’ai été très influencée par les professeur-e-s que j’avais. J’ai choisi les études scientifiques parce que j’aimais ça mais aussi parce que le discours c’était que ça ouvrait plus de portes. J’ai fait un bac S à Poitiers et après, dans la continuité, j’ai fait une prépa, à Poitiers toujours, en maths-physique. J’ai finalement choisi les maths et j’ai intégré l’ENS Rennes. Mais vu que je n’aime pas choisir, dans le département de mathématiques, j’ai fait une double licence de physique en parallèle. Puis, j’ai poursuivi en thèse à l’ENS Rennes.

 

YEGG : Pouvez-vous vulgariser vos travaux de thèse ? 

Delphine : Je peux partir d’un chiffre. Dans le monde, il y a 250 millions de personnes qui souffrent de maladies génétiques et malheureusement, la plupart n’ont pas accès à des traitements curatifs. Mon rôle en tant que biologiste, ça va être de concevoir de nouveaux traitements et de tester leur efficacité in vitro pour corriger les mutations dans l’ADN qui sont responsables de ces maladies génétiques. Pour ça, j’utilise la technologie, très connue dans mon domaine, CRISPR-Cas9, qui s’appelle également le « gene editing ». 

YEGG : Que fait cette technologie ? 

Delphine : Elle permet d’agir sur l’ADN pour modifier les nucléotides et réécrire à façon le génome pour corriger des mutations. La technologie existait déjà, moi je l’ai adaptée à la pathologie sur laquelle je travaille. 

YEGG : Vous avez testé ? 

Delphine : Oui, j’ai testé l’efficacité de cet outil sur les cellules d’un patient en particulier qui était atteint d’une maladie génétique qu’on appelle la gangliosidose. C’est une maladie neuro-dégénérative et les patients ne disposent pas de traitement. J’ai prouvé que la technologie utilisée était efficace pour corriger la mutation associée à cette pathologie. Je n’ai bien évidemment fait aucun test sur le patient. Uniquement in vitro sur des cellules en culture. Et l’objectif dans le futur, c’est d’apporter ces outils vers la clinique, tout en sachant qu’aux Etats-Unis, il y a déjà certains essais cliniques qui ont démarré pour le traitement notamment de la drépanocytose. On a encore peu de recul sur les résultats mais le peu qu’on a laisse sous-entendre que cette technologie est vraiment ultra efficace.  

 

YEGG : Et vous, Mégane ? 

Mégane : Avant d’expliquer mon sujet de thèse, je dois souligner que je fais de la recherche fondamentale en mathématique. Un des buts est d’améliorer la compréhension du monde au travers des mathématiques. Pour ma part, je suis à un niveau très très abstrait. Je vais étudier des modèles qui ont des difficultés mathématiques particulières et je vais chercher comment les résoudre. Comme je vous le disais, ça se situe à un niveau théorique abstrait parfois loin de la réalité. 

YEGG : Vous travaillez en théorie du contrôle…

Mégane : En théorie du contrôle, on s’intéresse à des systèmes physiques sur lesquels on a les moyens d’agir. D’abord un contre-exemple : sur la chute libre d’une balle, la force qui intervient est la force gravitationnelle et on ne peut rien faire à cette force-là, on peut seulement observer le mouvement de la balle. Nous, ça ne va pas nous intéresser. On va s’intéresser à des systèmes comme la voiture ou la trajectoire de la voiture. On n’a pas un rôle d’observateur mais de contrôleur puisqu’à chaque instant, en tournant le volant, en accélérant, etc. on peut influencer cette trajectoire. Sur ce genre de système, on se demande si l’action qu’on a sur la voiture est suffisante pour faire passer le système de n’importe quel état A à n’importe quel état B en un temps arbitrairement court. Pour la voiture, cela correspond à dire : est-ce qu’on peut faire Paris-Marseille en un temps arbitrairement court ? À cause de la phrase « temps arbitrairement court », la réponse est non puisqu’on a des limitations de vitesse ou de mécanique. Si on veut faire une trajectoire spécifique, est-ce qu’on a un moyen d’agir sur le système pour réaliser cette trajectoire ? Moi, je fais ça sur le modèle de la physique quantique, sur l’équation de Schrödinger, qui a une signification physique qui modélise le comportement d’une particule quantique. Je prends ce modèle physique non pas pour l’application qu’il pourrait avoir mais parce qu’il a une difficulté mathématique qui va m’intéresser et que je vais chercher à résoudre. C’est une particule quantique qui est soumise à un laser (une particule quantique a des niveaux d’énergie quantifiés) et on se demande si on a une manière d’utiliser notre laser pour faire passer la particule à un état d’excitation qu’on voudrait. 

YEGG : Pardon de poser la question, mais Schrödinger, c’est en lien avec le chat ? 

Mégane : (Rires) Avec Schrödinger oui, le physicien, mais pas avec le chat. En mécanique quantique, Schrödinger a fait beaucoup de choses ! Nous, on s’intéresse au comportement d’une particule quantique localisée spatialement qui est soumise à un laser. 

YEGG : Y a-t-il eu obtention d’un résultat ?

Mégane : On a eu plusieurs résultats. Le problème, c’est que la réponse n’est pas juste oui ou non, même si la question a été simplifiée à un niveau où on peut la comprendre. Mais la réponse est très technique et fait appel à des outils mathématiques. La chose qu’on peut comprendre, c’est qu’on a un modèle qui est compliqué et une façon de l’étudier, c’est de regarder des modèles simplifiés de l’équation générale. On a identifié des modèles approchés suffisamment précis pour en déduire des informations. 

 

YEGG : Qu’est-ce qui vous anime dans vos recherches ? 

Delphine : C’est un moteur au quotidien de me dire qu’un jour, mes recherches pourront peut-être servir à soigner des patient-e-s. C’est très appliqué et c’est de la recherche médicale donc il y a vraiment le/la patient-e derrière qui est là pour, peut-être, pouvoir bénéficier d’un traitement ou bénéficier d’outil pour améliorer son diagnostic.

Mégane : C’est de se dire qu’on contribue à améliorer la compréhension de l’outil mathématique et donc, de manière un peu simplifiée, à améliorer la compréhension du monde. C’est un peu un socle pour comprendre les phénomènes physiques, biologiques, etc. Et même si on est en amont de la chaine, on sait qu’on contribue à développer des outils que d’autres personnes après pourront utiliser pour comprendre des phénomènes et faire des choses avec. 

 

YEGG : Vous avez évoqué tout à l’heure la confiance en soi et la légitimité. Au fil de votre parcours, vous êtes-vous questionnées sur cette légitimité et sur votre place chacune dans votre domaine ? 

Delphine : En biologie, la parité n’est pas respectée, en tout cas dans mon laboratoire. Cependant, il n’y a pas non plus une femme pour 10 hommes. Il y a encore des améliorations à faire mais ce n’est pas catastrophique on va dire. En ce qui me concerne, je n’ai pas rencontré de difficulté particulière remettant en question ma place. En revanche, il m’est arrivé parfois d’arriver en stage et de me retrouver dans une équipe 100% masculine et c’est vrai que ça peut être intimidant. J’ai toujours eu des personnes bienveillantes dans mon entourage, à l’écoute et toujours prêtes à m’aider. J’aimerais souligner le fait qu’il y a des efforts qui sont faits dans le domaine. Depuis quelques années, je sais que les écoles doctorales demandent à ce que les jurys de thèse respectent la parité, par exemple. Il y a des petites actions comme ça qui font qu’on essaye d’améliorer les égalités hommes-femmes. Les sciences sont vraiment des disciplines créatives et on a besoin de diversité au niveau des profils pour innover et faire travailler l’intelligence collective. La diversité, c’est à la base de l’innovation.

Mégane : La situation est peut-être plus compliquée en mathématiques, c’est un monde majoritairement masculin. Je pense qu’à niveau conscient, ça n’a jamais impacté mon comportement. Quand j’ai décidé de faire ces études-là et d’intégrer ce monde-là, je ne me suis pas posée la question de si j’allais être minoritaire ou pas ni de l’impact que ça pourrait avoir. J’ai eu une chance incroyable de tomber dans des environnements très bienveillants. Après, il y a quand même quelque chose… J’ai eu à un niveau personnel pas mal de questions sur ma légitimité. J’avais l’impression de ne pas forcément me conforter à l’idée qu’on peut se faire d’un mathématicien. Un discours qu’on peut avoir sur soi-même et que j’ai sur moi-même, c’est que je suis très scolaire et très méthodique et en mathématiques, on a besoin de gens qui ont des intuitions, qui voient les choses… Et donc j’avais l’impression de ne pas me conforter à ça parce que c’était un peu l’image véhiculée. 

J’ai longtemps considéré que ces questions d’illégitimité étaient liées à des insécurités personnelles et intimes. Récemment, j’ai rencontré l’idée que l’intime pouvait être politique et ça m’a fait me poser beaucoup de questions. 

Notamment parce que j’ai des élèves, des jeunes femmes, que j’ai eu en cours, qui sont venues me parler et qui ont tenu exactement le même discours que moi j’avais tenu à leur place. Ne pas se sentir légitimes, ne pas correspondre aux attendus… La similarité de discours m’a fait dire que le problème n’est sans doute pas intime. J’ai l’impression que dans le parcours, il y a eu une intériorisation. 

 

YEGG : Durant la semaine encadrant la remise du prix, vous avez assisté à des ateliers et conférences. On vous a appris à répondre aux remarques sexistes et parlé des biais de genre. Est-ce que cela a résonné en vous ? 

Mégane : C’est durant la rencontre sur « Comment répondre aux remarques sexistes ? » que je me suis aperçue que j’avais eu la chance d’avoir un parcours bienveillant parce que je pouvais me dire que les situations présentées ne m’étaient jamais arrivées. Et bien sûr, ce n’est pas parce que ça ne m’est pas arrivé que ce n’est pas un problème. Là où ça m’a le plus frappée, c’est comme je l’ai dit par rapport à mes élèves, c’est de se rendre compte de la manière dont on se parle à soi, les voix méchantes dans notre tête… Même si on est différentes, on avait quand même toutes ce sentiment d’illégitimité, de doute, etc. Cette similarité de discours est frappante. 

Delphine : Il y a un environnement très bienveillant qui s’est instauré entre les 35 gagnantes et certaines ont pu livrer les difficultés rencontrées. Je suis un peu tombée des nues et je ne réalisais pas à quel point j’étais chanceuse. Ça m’a vraiment sensibilisée sur le sujet et j’ai pris conscience de l’importance de ce sujet. A l’avenir, je vais être plus vigilante. On nous a donné des clés de réponse à donner à la personne concernée lorsque l’on est victimes de remarques sexistes et je pense que je vais les utiliser si ça m’arrive à moi ou si ça arrive à une personne de mon environnement. 

 

YEGG : Est-ce que dans vos parcours, vous avez eu des figures un peu modèles ? 

Delphine : Les modèles que j’ai eu étaient souvent des maitres de stage (deux hommes et deux femmes). Ce sont elles et eux qui m’ont tout appris : à rédiger un rapport de stage, à mettre au point des expériences, etc. C’est grâce aux stages que j’ai évolué sur le plan personnel, humain, car j’étais très timide et ça m’a montré que moi aussi j’étais capable de donner des résultats à l’oral, devant les autres. Mais aussi sur les plans techniques et scientifiques. 

YEGG : Pendant vos études, on ne vous parle pas de personnes ayant œuvré dans ce domaine-là ? 

Delphine : Si, mais ça me paraissait un peu abstrait car ce ne sont pas des personnes que je connaissais… Les personnes qui se sont vraiment investies auprès de moi, je considère que ce sont elles qui ont participé à mon éducation. 

Mégane : C’est un peu pareil pour moi. Je me suis peu posée la question de « est-ce que quelqu’un d’autre avant moi l’a fait ? ». Je me suis dit « je vais là et puis on verra bien ». Je n’ai pas de personne qui corresponde à l’idée de modèle mais un peu comme Delphine, j’ai des gens qui au quotidien m’ont énormément soutenue et auprès de qui j’ai énormément appris. Je pense à certain-e-s de mes profs de prépa et puis mes encadrant-e-s de thèse qui au quotidien ont eu un impact énorme sur la personne que je suis maintenant. Ils et elles ont nourri des parts de moi qui avaient besoin d’être nourries.

 

YEGG : Vous avez un rôle de transmission désormais et même d’inspiration : quelle importance accordez-vous à ce rôle ? 

Mégane : Même avant le prix, là où j’ai eu l’impression de faire une différence même infime, c’était en tant que prof. Pendant ma thèse, j’ai donné des cours à l’ENS Rennes et je pense à ces jeunes femmes dont je parlais tout à l’heure : elles sont venues me voir parce que au-delà d’être entendues, elles seraient comprises et ça c’était très important. Je ne veux pas parler pour elles mais le fait de leur dire qu’elles ont le droit d’exister telles qu’elles sont dans ce monde-là, ça a été hyper fort. De manière générale, on rencontre beaucoup de réticence envers les mathématiques et les gens sont souvent hermétiques. C’est assez dur de savoir quel discours adopter pour montrer quelle peut être la beauté des mathématiques. 

Delphine : L’Oréal nous pousse fortement à rencontrer des jeunes. Par exemple, retourner dans notre école primaire pour parler de notre travail, les éveiller aux sciences et aux applications qu’il y a derrière. Je pense que c’est ce que je vais faire, aussi bien en primaire, au collège ou au lycée. On a vraiment un rôle d’ambassadrices et c’est ce que je vais essayer de remplir. Au niveau des conseils que je pourrais donner au niveau des jeunes filles qui souhaitent entreprendre des études scientifiques, c’est de ne pas trop se poser de questions, suivre la voie qu’elles aiment, écouter leur cœur et pas forcément ce que les autres vont dire. Il est important que les professeur-e-s et les parents les mettent en confiance dès le plus jeune âge. Faire attention aussi aux stéréotypes hommes-femmes véhiculés dans l’imaginaire collectif. Par exemple, quand on demande aux enfants de dessiner un scientifique, ils vont avoir tendance à dessiner un homme. C’est important de leur dire qu’il existe des femmes scientifiques. Et puis bien sûr, faire intervenir dans des classes des modèles, pour que les jeunes filles puissent s’identifier à ce genre de parcours et puissent se projeter plus facilement. 

Mégane : Moi comme conseil, j’ajouterais de ne pas oublier de prendre soin de soi. À cause de l’exigence scolaire ou l’exigence que l’on peut se mettre nous-même liée à notre position de femme, on a l’impression de devoir exceller pour prouver qu’on a notre place… On se sent aussi de devoir prendre soin de nos camarades, en leur passant nos notes ou je ne sais quoi… N’oublions pas de prendre soin de nous ! L’exigence ne doit pas avoir pour prix sa propre santé. On ne pourra pas apporter au monde quoi que ce soit si nous on ne va pas bien. 

 

YEGG : Qu’envisagez-vous pour la suite ? 

Delphine : Grâce à ce prix, en tant que doctorante, on gagne une bourse de 15 000 euros. Pour notre usage personnel. Mais on nous demande de l’utiliser pour promouvoir nos recherches. J’ai décidé de partir aux Etats-Unis pour assister à des conférences internationales parce que là-bas ce sont des leaders dans mon domaine de recherche. Et je vais profiter pour visiter des laboratoires dans lesquels je pourrais effectuer mon post doctorat. J’ai encore un an de thèse. 

Mégane : Je suis actuellement en post doctorat à Bordeaux. Le projet est de continuer à explorer le monde de la recherche. Après, je n’ai pas de plan fixe parce qu’en fait, il y a certaines difficultés aujourd’hui en France à trouver des postes permanents en recherche fondamentale. L’idée aujourd’hui est plus de voir quelles sont les opportunités qui vont se présenter et de suivre le chemin qui va se dessiner au fur et à mesure. 

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