Célian Ramis

Doully, l'humoriste pas comme il faut

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L'humoriste Doully en spectacle à Mythos
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !
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Addictions, handicap, voix de clocharde et orteils pourris… Dans son spectacle Hier j’arrête, Doully se met à nu (et les pieds aussi) avec une bonne dose d’autodérision, de cru et de trash. Et ça fonctionne, c’est hilarant !

Un style percutant, une voix facilement reconnaissable, un humour décapant, elle est la cheffe des « p’tits culs », une stand-uppeuse hors pair, la présentatrice de Groland à la tessiture de Garou (dans les karaokés dont elle raffole), la chroniqueuse déjantée du Grand Dimanche Soir – émission animée par Charline Vanhoenacker - sur France Inter. Et à celles et ceux qui ne la connaissent pas, elle précise qu’elle n’est pas bourrée, c’est simplement Dame Nature qui l’a dotée d’une voix qui lui valait, gamine, d’être prise « pour un pédophile nain » au jardin d’enfants, « surtout qu’à cause des poux, on m’a rasé la tête jusqu’à mes 7 ans… ». Avec l’âge, ça empire, raconte-t-elle, en se marrant face aux remarques et jugements dont elle écope, que ce soit sur scène ou dans un taxi à 4h du matin.

VOIX DE CLOCHARD ET HANDICAPS INVISIBLES

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrêteImpossible de contracter un prêt par téléphone, jamais le banquier ne la prendrait au sérieux. Avoir des enfants ? Non merci, pas pour elle, inutile de subir 9 mois de jugement pour que son gosse l’appelle papa. Par contre, gros avantage : sa voix lui a permis d’éviter une bonne dizaine de viols. « Si je hurle « Au viol ! », on prend ça pour un cri de ralliement… », précise-t-elle. Alors, elle a décidé d’en rire. Et pas uniquement de sa voix. Au rythme palpitant du stand-up, l’humoriste passe en revue ses failles et ses vulnérabilités. 

Des pieds pourris dus à une anomalie qui se dégrade, des tremblements constants depuis qu’elle est enfant, un passé d’héroïnomane et à présent, l’obtention de sa carte Handicap, Doully ne s’épargne rien et égratigne sans précaution l’image de la belle blonde aux yeux bleus. Et ça fait du bien. Hors des normes de genre, elle brise avec fracas le silence et les tabous et, loin du cliché de la prétendue douceur féminine, nous embarque avec elle dans sa vie de galères mais aussi de résilience et de puissance.

La thématique du handicap n’est pas sans retenir l’attention du public qui se cramponne à son siège et s’interroge, par regards plus ou moins discrets aux voisin-es, sur la légitimité à se poiler autour d’un sujet si sérieux et touchy dans la société qui invisibilise au quotidien les concerné-es. Doully, elle, met les pieds dans le plat et brandit avec impertinence un sketch sur les sites de rencontres pour personnes handicapées à qui elle reproche - gentiment -l’honnêteté dans la création des profils, qui affichent des photos en blouse d’hôpital psy ou des recherches très ciblées type « Valide cherche tétra qui s’assume ». Par l’absurde, l’humoriste nous saisit sur le manque de représentations concernant le sujet dans la société et de réflexions et réactions des valides face à l’invisibilité de la plupart des handicaps.

ADDICTIONS ET FLATULENCES 

Elle enchaine les sujets comme les punchlines et ne cesse de surprendre son auditoire avec des listes improbables de faits et d’anecdotes sur ces prouesses passées. A commencer par son CV, assurément singulier et impressionnant : gogo danseuse, dame pipi en boite de nuit, prof de français à Barcelone, doubleuse porno, « pute morte de dos et à contrejour » au cinéma… Sans oublier héroïnomane dans sa jeunesse, une addiction à l’origine de ses 3 overdoses. L’humoriste « déjà morte 3 fois » ne dort quasiment pas, ne se drogue plus, ne boit pas car ça lui fixe le fer dans le sang et s’évanouit en mangeant de la mozzarella, parce qu’entre temps, elle est devenue allergique au lait. 

L'humoriste Doully sur scène à Mythos, à Rennes, pour son spectacle Hier j'arrête« Il me reste la bite », lâche-t-elle au fil du décompte de ses tares, en enfonçant le clou : « Il me reste aussi la dépression et la laïcité ! » Doully, elle a ce don de créer des ruptures trash dans la montée des émotions qu’elle provoque. Le sens de la mesure. La veine de l’humour cru qui choque pour désacraliser, rire un bon coup et finalement, réfléchir autrement. Sans entraves ni pincettes, elle aborde la question de la sobriété et surtout de la difficulté que cela représente aujourd’hui en France dans une société qui banalise l’alcool, ses dérives et ses dangers. Elle parle de drogues sans jugement ou discours moralisateur et en fait même son plan vieillesse : « À 85 ans, je serais Porte de la Chapelle et je vais m’en foutre plein le buffet ! »

Elle se moque des carcans réducteurs d’une société genrée aux injonctions pesantes, refuse la vie de couple et surtout le pet décomplexé, n’oubliant pas de préciser la raison de son dégoût – « C’est le bâillement de ton caca, faut pas faire ça ! » - et raille les remarques qu’on lui fait autour de son choix de ne pas céder aux sirènes de la maternité : « En tant que femme qui choisit de ne pas avoir d’enfant, on te dit ‘Tu verras, tu changeras d’avis’ mais on ne me dit jamais ça quand je dis que je n’aime pas le choux fleur et les petites bites… »

Elle parle de cul, elle parle cru mais surtout, elle parle vrai et sans complexes. Et elle se marre quasiment autant qu’elle nous fait marrer. Doully joue sur le contraste d’un propos léger – en apparence – avec un langage trash, et maitrise à merveille, et à force de travail et de talent, les codes du stand-up et de l’humour sans barrière qui peut se permettre de rire de tout puisqu’avant tout, on rit de soi. 

L’humoriste fédère, embarquant ainsi avec elle un public hilare, de par cette mise à nu ubuesque qui jamais ne tombe dans la facilité ou la caricature. Au contraire, Doully emprunte des chemins de traverse pour nous faire entrevoir la vie autrement. Avec ses hauts et ses bas. Avec ses trajectoires pas droites mais ses plus ou moins bonnes tranches de vie qui font de nous ce que l’on est. Des gens pas comme il faut et c’est tant mieux.

 

 

  • Dans le cadre du festival Mythos, le 9 avril au Cabaret botanique.

Célian Ramis

"Backlash", dans le miroir d'un homme manipulé par le masculinisme

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Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2
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Dans la pièce "Backlash, le groupe Vertigo s’attaque au masculinisme, décortiquant avec brio les mécanismes âpres et insidieux d’un relent conservateur et nauséabond face aux avancées du féminisme.
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C’était mieux avant, parait-il. Pour qui ? Pour quoi ? Adapté de la pièce Angry Alan de Penelope Skinner, le seul en scène Backlash, du groupe Vertigo, s’attaque au masculinisme, décortiquant avec brio les mécanismes âpres et insidieux d’un relent conservateur et nauséabond face aux avancées du féminisme.

 

Kentucky, aujourd’hui. Divorcé, père d’un ado qu’il ne voit jamais, Danny est assistant manager et vit avec Courtney, sa nouvelle compagne. Quelques temps auparavant, il a été licencié d’un boulot bien payé. Ce matin-là, un lundi tout à fait standard, il envisage d’aller courir mais, à la place, il « tombe dans le vortex de Google » qui le fait naviguer d’article en article et sombrer dans les affres du numérique, là où le temps s’arrête et où le cerveau se nourrit avidement de tous les contenus proposés. Dont cette vidéo sur l’Histoire, racontée par Angry Alan, qui prône et revendique le mouvement de défense des droits des hommes. Une blague ? Non, une soi-disant évolution naturelle du mouvement des femmes qui est allé trop loin, jusqu’à imposer à toutes et à tous une société gynocentrée. Ici, « les hommes ordinaires souffrent », lâche Danny, convaincu de trouver dans les paroles de son gourou le sens de son malaise, la source de son inconfort physique et mental, la clé de son émancipation d’homme banal et frustré à un homme puissant et viril.  

PRISE DE CONSCIENCE OU MANIPULATION EFFECTIVE ?

Debout, sur son lit, les bras écartés, Danny goûte enfin à la liberté. Ce qu’il nomme « l’instant pilule rouge » crée le déclic en lui, lui permettant ainsi d’ouvrir les yeux sur son vécu et ressenti : « Les hommes ne sont pas autorisés à exprimer leurs sentiments. Cette douleur dans mes entrailles, c’est l’effet du poids de ma propre histoire ! » Ce n’est peut-être pas de sa faute alors s’il a été licencié ? Si sa femme l’a quitté ? Si son fils lui adresse à peine la parole ? Si sa vie est morne et monotone ? La cage qui l’emprisonne se figure à lui désormais : 

« La pilule rouge ne résout pas le problème mais je suis conscient de la cage. C’est tellement libérateur ! Les choses vont changer ! »

Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2Jusqu’ici, on se serait tenté-es de voir le positif de la situation et de penser en termes d’empouvoirement et d’empuissancement. Une émancipation individuelle nécessaire, au même titre que celle des femmes et des personnes sexisées qui s’affranchissent peu à peu des codes, normes et assignations de genre, dénonçant la construction sociale établie par le patriarcat et inventant de nouvelles manières de penser et de vivre, en dehors du sexisme et de la binarité. Pourtant, on ne se réjouit pas. Car on comprend dès le départ que Danny, paumé et en perte de repères, se jette dans les filets du masculinisme qui utilise la rhétorique du féminisme pour mieux la piétiner et la tourner en discours victimaire, avant de s’approprier celui-ci, au titre d’un soi-disant « sexisme gynocentriste ». 

C’est là toute la sève nauséabonde du « backlash », un concept théorisé au début des années 90 par Susan Faludi dans un livre éponyme qui décortique les réactions machistes et extrémistes, inquiètes des avancées féministes et de la perte des privilèges attribués jusqu’alors aux hommes (blancs, hétéros, cisgenres, valides, riches…). Ainsi, le patriarcat virulent brandit l’égalité acquise entre les femmes et les hommes et sème le trouble dans les esprits : pourquoi les femmes se plaignent-elles alors qu’elles « y sont arrivées » ? Et l’histoire se répète puisqu’en 1991, la journaliste américaine relate des discours, faits et événements similaires à ceux que l’on entend, connait et affronte aujourd’hui.

Des incels aux militants d’extrême droite, en passant par les participants aux stages de virilité, les « mascus » cultivent la haine des femmes et le rejet des féminismes, qu’ils estiment être la cause de tous leurs malheurs. Dans son essai, Susan Faludi écrit : « Lorsque le féminisme est au sommet de la vague, les opposantes ne se laissent pas emporter si facilement par le ressac ; elles résistent de toutes leurs forces, montrent le poing, construisent des remparts et des digues. Et cette résistance crée des contre-courants, fait surgir de redoutables lames de fond. » Elle s’attache à montrer les fluctuations dans l’Histoire américaine des droits des femmes, les levées de boucliers et retours acharnés de bâtons et démontre que non, l’égalité décriée par les masculinistes – et David Pujadas au JT de France 2 qui place l’égalité acquise dans les années 70 en France - n’est pas réelle et loin de l’être. Au contraire, l’époque est plutôt au recul et à la dégradation, un peu partout dans le monde, de la condition des femmes.

LA GUEULE BÉANTE DE LA MÉCANIQUE MASCULINISTE

Pourtant, dans Backlash, Angry Alan vient contrecarrer les faits, blindé et pétri dans des statistiques et données tronquées qu’il modélise et ajuste selon les besoins de son argumentaire. Bérangère Notta et Guillaume Doucet, du groupe Vertigo, ne le contredisent pas. Pas par acceptation ou approbation du discours, bien au contraire. Le duo nous confronte à la mécanique sournoise, nauséabonde et insidieuse du masculinisme et à la facilité avec laquelle elle peut toucher des hommes dont la vulnérabilité inadéquate à la virilité et masculinité toxique a laissé une plaie béante qu’il suffit de frôler pour activer et s’engouffrer dans les méandres d’un esprit agité et brisé. 

Et c’est la performance de Philippe Bodet qui est à souligner et à saluer, tant il incarne à merveille ce personnage floué et embourbé dans les failles de son ego si simple à manipuler qu’il va jusqu’à lâcher 900 dollars pour assister à un week-end de colloque organisé par Angry Alan : « L’écouter en vrai, c’est une belle source d’inspiration ! » En pleine admiration, il se perd dans son enthousiasme et son élan qui l’aveuglent et se déchainent rapidement en rage et en noirceur, se pensant héro des temps modernes « confronté à une grande adversité ». En réalité, c’est le portrait d’un homme un brin ridicule, influençable et écrasé par l’injonction à la virilité qui est dressé dans ce spectacle. Un raté, selon les normes patriarcales, qui pense reprendre sa vie en main, en accusant les féministes et s’adonnant à la mauvaise foi masculiniste qui prône sa résistance « face à l’oppression exercée par le régime gynocratique ». 

Perçant de contre-vérités, le discours de plus en plus acerbe d’Angry Alan – magnifiquement interprété par un Guillaume Trotignon troublant de réalisme néfaste – infuse doucement d’abord, profondément ensuite, en un Danny déconnecté de la réalité de la société et de son rapport systémique à la domination. Difficile de garder son calme, difficile de retenir et de contenir notre énervement. La boule au ventre grandit et affecte tous nos sens.

Pièce de théâtre Backlash, du groupe Vertigo, sur le masculinisme à Rennes 2Ça transpire la mauvaise foi et ça nous explose les neurones et les entrailles. On voudrait lui arracher la bouche à cet Angry Alan qui profite du monde virtuel pour répandre sa haine dans le monde réel. On voudrait le secouer ce Danny qui croit au regain de sa vitalité grâce à cet élan de brutalité et de violence qu’il n’entrevoit même pas. Jusqu’à braquer un fusil sur son fils qui lui s’interroge sur la fluidité des genres. Et la pièce nous laisse là, dans cette distinction entre une partie du monde refusant catégoriquement d’avancer et d’évoluer en regrettant l’ancien temps, le fameux « c’était mieux avant », et une partie du monde s’affichant progressiste et déterminée à s’affranchir des codes et normes du vieux monde patriarcal qui divise dans une guerre des sexes qui n’a pas lieu d’exister si chacun-e peut décider librement et en pleine conscience de son identité.

LES MASCULINISTES FACE À LEURS RESPONSABILITÉS

Ce moment de vacillement, le groupe Vertigo le sous-tend à chaque instant de la pièce, créant des ruptures franches dans une oscillation d’excitation, de stupeur, de colère, d’incompréhension et de tension. L’ambiance mise en scène, teintée de couleurs vives, de musiques enivrantes et de monologues dévorants, saisit l’auditoire qui régulièrement se fait interpeler par le protagoniste qui cherche validation du public. Constamment sur le fil de l’émotion, le spectacle est puissant tant il nous saisit de cette ambivalence entre colère et empathie envers Danny. 

Au fond, il est un pion. Un pion du patriarcat attaqué dans sa chair qui se défend en répandant toute sa haine misogyne par des bras armés tels que Angry Alan ou d’autres influenceurs - qui se doivent d’être mis face à leurs responsabilités - utilisant la confusion ambiante pour déverser leurs frustrations et les transformer en manipulation leur permettant de s’enrichir pendant que d’autres souffrent et meurent de ce rejet brutal et de la violence qui en émane. 

 

  • Au Tambour, université Rennes 2, en partenariat avec le festival Mythos et le festival Sirennes, le 12 avril 2024, et en lien avec la conférence de Mélanie Gourarier, Alpha Mâle : la pensée masculiniste et ses adeptes, dans le cadre des Mardis de l'égalité.

Célian Ramis

Eddy de Pretto, l'expression des masculinités entrecroisées

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Eddy de Pretto, en concert au Liberté, à Rennes le 6 avril 2024
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Auteur talentueux maniant le verbe qui claque, chanteur confirmé de la scène pop rappée, Eddy de Pretto est également un performeur incontestable. À l'occasion du Crash Coeur Tour, il nous a régalé d’un show moderne et empouvoirant.
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Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024Écouter un album d’Eddy de Pretto  - n’importe lequel - est une expérience. Assister en live à un concert d’Eddy de Pretto en est une autre. Et c’est à l’occasion du Crash Cœur Tour, honorant son troisième opus, qu’on en a pris plein la vue : auteur talentueux maniant le verbe qui claque, chanteur confirmé de la scène pop rappée, il est également un performeur incontestable. Le 6 avril dernier, sur la scène du Liberté, il régalait le public rennais d’un show moderne et empouvoirant.

Plongée dans le noir, la foule acclame l’artiste. Sur la scène, un écran rectangulaire à la forme de panneau publicitaire dévoile en gros plan les yeux du chanteur dont on entend la voix mais dont on ne voit pas encore la silhouette. A cappella, Eddy de Pretto interprète, à la manière d’un Jacques Brel, son nouveau titre « Love’n’Tendresse ». Le public, ébahi, retient son souffle. Hissé sur un échafaudage, l’auteur-compositeur de Crash Cœur bouge et danse, au rythme de la vidéo qui alterne image figée, effets visuels et chorégraphiés et affiche le groupe de musiciens, paraissant en live dans un studio différé. 

La scénographie, époustouflante de modernité, se met au service d’un artiste à l’énergie débordante et communicative. Sa dynamique nous embarque instantanément et nous cueille avec étonnement. Si on a l’habitude de vibrer au son de ses textes percutants et d’entrer en intimité avec les histoires racontées, on perçoit ici une autre facette de sa personnalité artistique. On plonge, sans retenue aucune, dans sa proposition. Une invitation au lâcher prise et à la joie militante.

ÔDE AUX MASCULINITÉS PLURIELLES

Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024De « Parfaitement » à « R+V », en passant par « Kid », « Papa sucre » ou encore « Être biennn », Eddy de Pretto casse l’image Colgate et sa représentation idyllique, blanche et lisse pour nous « emmener dans (sa) conception du bonheur, (sa) vie et (son) sourire ». Dans sa vision de l’avenir, « il n’y aura jamais d’espace pour enfant dans (son) planning », pas « ces dimanches où l’on étale beauté rustine » ou encore « ces vacances comme vendues dans les magazines ».

Dans son parcours, il a « cherché les exemples dans (sa) vie » et n’a « trouvé qu’une poignée de gens en or », qui heureusement parlent fort et l’accompagnent, le guident et lui parlent : « Rimbaud, Verlaine, Elton, Genet, RuPaul, Franck, Freddie, Warhol font partie de ma vie, me libèrent de tous mes ennuis / me libèrent de toutes mes envies ! » Depuis « Kid », son tube à succès sorti en 2017 - qui fait partie de « ces textes qui vous dépassent et finissent dans les manuels scolaires et à l’Assemblée nationale pour lutter contre les thérapies de conversion »- il en a fait du chemin et du bien à la scène musicale comme à l’explosion des codes de la virilité. 

La masculinité, Eddy de Pretto la convoque au pluriel pour s’approprier l’étendue du genre, en distordre les codes, en déconstruire les normes et en faire sa singularité. Auteur engagé, il parle d’intimité et celle-ci résonne en chacun-e de nous. Peu importe l’orientation sexuelle et affective, ses mots touchent au cœur et au plus profond des viscères. Ce qui est puissant avec Eddy de Pretto, c’est sa capacité à nourrir nos imaginaires d’autres formes de vécus, d’autres façons d’aimer que celle définie et martelée par l’hétéronormativité, d’autres manières d’appréhender le monde, d’autres voies d’épanouissement personnel. 

ET À L’AMOUR, TOUJOURS

Eddy de Pretto en concert au Liberté à Rennes le 6 avril 2024Dans ses textes, comme sur la scène ce soir-là, le chanteur se joue de la virilité pour nous livrer ses tripes, sa rage mais aussi ses failles et ses vulnérabilités, ses forces et ses espoirs. S’il clame que désormais son seul but dans la vie, « c’est d’être bien avec moi-même », il prône également l’acceptation de soi et des autres. Dans son et leur entièreté, noirceurs et addictions comprises, en parallèle du chemin éprouvé et de l’amour revendiqué.

Et cet amour, il le chante avec réalisme, désespoir, poésie, liberté et fierté. Sans oublier son parlé cru qui, allié à l’onirique sensualité et l’univers pailleté de Juliette Armanet, résonne dans une verve magistrale qui nous laisse bouche-bée de plaisir : « Quand je t’embrasse, je sens la tendresse qui s’étale et qui se crache / Sur les effluves lascives de nos salives jusqu’à en être dégouté / Quand je t’embarque, je sens le business de nos fluides qui s’éclaboussent / Sur le doux contour de nos bouches toujours mouillées. »

Il relate la complexité du système de pensée, du patriarcat de la société, des impacts de la virilité, il brise le silence autour de l’homosexualité, rompt les tabous autour de modes de vie prédéfinis par la charte de l’hétéronormativité, raconte la vie d’artiste. Il dévoile ses maux en mots et met son corps en mouvement, dans une sorte de rage festive qui nous invite à nous délester du poids des normes et à le suivre dans sa danse libératrice et émancipatrice. Il s’affranchit du regard jugeant d’un monde réducteur et nocif qu’il fracasse pour clamer son existence et son plein droit d’exister. Il nous montre une autre représentation de l’homme. Un homme qui embrasse le spectre large des masculinités pour se sculpter sa propre identité.

 

  • Dans le cadre du festival Mythos.

Célian Ramis

Joanna, guerrière sensible

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Joanna en concert au Liberté à Rennes
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Joanna, c’est la promesse d’une exploration authentique et féministe des failles et des forces humaines. Autrice-compositrice-chanteuse, elle était, le 6 avril dernier, en première partie d’Eddy de Pretto.
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Joanna en concert au Liberté à RennesRemarquée avec son EP Vénus, puis son premier album Sérotonine, Joanna transforme l’essai avec Where’s the light ?, opus paru fin 2023 et se positionne en artiste émergente et engagée sur la nouvelle scène pop française. De la poésie et des uppercuts dans les textes, de la puissance dans la voix, des mélanges dans les styles musicaux, de la poigne dans la revendication de son indépendance… Joanna, c’est la promesse d’une exploration authentique et féministe des failles et des forces humaines. Autrice-compositrice-chanteuse, elle était sur la scène du Liberté, le 6 avril dernier, en première partie d’Eddy de Pretto.

C’est dans une atmosphère vaporeuse, quasiment ésotérique, que Joanna entame ses premières envolées lyriques, sur la scène du Liberté le 6 avril dernier. « Protège-moi pendant que le monde s’écroule sous le poids des bombes », chante-t-elle dans Where’s the light, du nom de son deuxième album. Le cadre est posé, le ton annoncé. Ce disque, c’est celui de son cheminement personnel pour sortir de la dépression. La musique, brandie telle une démarche salvatrice, l’expression militante de sa résilience. Lentement, elle explore la tension grandissante qu’elle instaure en naviguant, par la puissance de sa voix et de ses textes percutants, dans des styles urbains et modernes mais aussi le rock et la pop. 

Joanna en concert au Liberté à RennesCe mélange, Joanna le défend et le revendique. Au même titre que sa liberté et son indépendance, au sein de l’industrie musicale mais aussi dans la représentation qu’elle incarne. Autrice, compositrice et chanteuse, elle est aussi vidéaste - marquée par son cursus scolaire au lycée Bréquigny en option cinéma et son parcours universitaire en histoire de l’art à Rennes 2 - et dans ses productions, elle n’oublie pas de jouer d’une esthétique du clair-obscur dont elle ne cesse, dans son rapport à l’art, de sonder les recoins, de la même manière méticuleuse et poétique qu’elle relate l’histoire d’une âme qui sombre. 

De cette mise à nu, sensible et vulnérable, Joanna nous dévoile les failles de ce « corps en souffrance » que représente l’ego lorsque celui-ci est poussé à son paroxysme, pour ne plus être qu’un amas de toxicité et d’égocentrisme. L’artiste-musicienne livre ici son combat pour remonter à la surface, s’attachant à toujours faire jaillir des profondeurs l’espoir et la nécessité de celui-ci. Enraciné dans les entrailles de son être, le faisceau vocal de Joanna libère sa verve viscérale pour saisir nos tripes et nous envahir de son énergie débordante de guerrière. 

REPRÉSENTATION ET EMPOUVOIREMENT

Parce que c’est ce qu’elle est, une guerrière. Qui monte sur la scène, à domicile ce soir-là confie-t-elle avec émotion : « Je joue ici, je viens d’ici donc c’est très spécial pour moi de chanter ici ce soir. Je suis très impressionnée, je n’ai pas l’habitude des salles aussi grandes ! » Elle saute dans le bain et ose révéler, face à plusieurs milliers de spectateur-ices - principalement venu-es pour assister au concert d’Eddy de Pretto - sa personnalité et son regard d’artiste en quête de son identité propre. Elle le dit avec humilité et sincérité, elle est en recherche et pour ça, elle explore, analyse, expérimente et ne s’interdit rien.

Surtout pas de s’approprier les codes de la féminité et de la sexualité dont elle tire les fils des paradoxes normatifs. Trop ou pas assez, elle déambule dans cette nébuleuse constituée des injonctions à la féminité aliénante et se libère des carcans pour exprimer ce qu’elle est, ce qu’elle a envie d’être, ce qu’elle veut montrer et représenter. Une personnalité à part entière et toujours en mouvement. 

DÉCONSTRUIRE LE MONDE PATRIARCAL

Joanna en concert au Liberté à RennesJoanne déploie une énergie puissante et communicative et nous propose une plongée dans son univers éclectique, marqué par des textes intenses qui sondent l’âme humaine en profondeur, dans sa plus grande noirceur autant que dans ses recoins les plus joyeux et jouissifs. Parce qu’elle parle, avec poésie et réalisme, du désir, de l’attirance, du plaisir et de la séduction, nom de sa toute première chanson qu’elle interprète ce soir-là sur la scène du Liberté avant de nous faire frissonner d’effroi et d’émotion en entamant « Ce n’est pas si grave ». 

L’histoire d’un viol et d’une victime rendue coupable par une société patriarcale pétrie de préjugés issus de la culture du viol. « Tout s’est passé dans le noir / Il est entré dans mon monde / J’en avais pas envie / Son visage devient immonde / J’lui dis laisse moi tranquille / Sur moi ses sous-vêtements tombent / Impossible de partir / Il m’a couvert de honte », chante-t-elle, face à un public mutique, bouleversé par la charge émotionnelle et la brutalité d’un texte qui raconte, dans la douceur de la mélodie, l’horreur d’un acte banalisé, minimisé et souvent nié. Le discours, résolument engagé de Joanna, perfore les questions de genre et de santé mentale pour mieux les reconstruire derrière et nous donner espoir en un avenir meilleur et plus égalitaire. Un avenir auquel elle appartient et participe ! 

Célian Ramis

Le patriarcat des objets, une histoire à pisser debout

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Rebekka Endler, journaliste franco-allemande blanche, autrice de l'essai Le patriarcat des objets
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L'essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, crée un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.
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C’est une plongée brutale dans un monde inadapté aux femmes. L’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, c’est la mise en mots et en exemples de ce malaise éprouvé intimement sans réellement le réaliser ou réussir véritablement à le formuler. La capacité à exprimer ce que le patriarcat fait endurer aux femmes, dans la matérialité de leur quotidien, permet un déclic. Un soubresaut nécessaire à l’élan collectif pour se soulever contre l’omniprésence de ces violences dans nos existences ébranlées.

Il s’agit, au départ, d’une histoire de toilettes publiques. Elle se souvient des longs trajets en voiture lors des grandes vacances d’été pour aller en France et elle se remémore la génance des arrêts pipi. « Avec ma mère, on devait faire la queue aux WC alors que mon frère et mon père pissaient dehors », se souvient-elle. Rebekka Endler pense alors qu’il s’agit d’un problème individuel : « Pour une femme, c’est plus long, elle doit peut-être changer de protection, le pantalon est peut-être plus difficile à enlever, etc. »

Mais elle s’aperçoit, à travers un documentaire audio qu’elle doit réaliser et pour lequel elle interviewe Bettina Möllring, designeuse spécialisée sur la question des toilettes publiques, qu’il s’agit en réalité d’un problème structurel et systémique. « Les racines de cette problématique sont patriarcales. Quand on a construit les canalisations, il y a 200 ans, on a pensé l’accès aux WC pour les personnes importantes : les hommes. Et depuis, il y a eu très peu de changement. En festival, quand il y a des urinoirs pour les personnes avec des vagins, c’est très joli mais ça a toujours un caractère événementiel et non durable », souligne-t-elle, précisant : « On veut un changement structurel, de grande surface. On attend ça mais il n’y a pas de volonté politique ! »

LE PROBLÈME, PRIS À L’ENVERS

Ni même médiatique. Après son entretien avec Bettina Möllring, la journaliste comprend que le sujet ne tiendra pas dans les 5 minutes dont elle dispose. Elle souhaite présenter, à la radio allemande, un documentaire d’une heure sur la question. Sa proposition est refusée dans plusieurs rédactions. Le motif : absence de pertinence sur le plan social et sur le plan politique. Une aberration qu’elle creuse avec le témoignage d’une étudiante hollandaise, punie d’une amende par la police pour le flagrant délit d’un pipi sauvage, en pleine nuit dans la rue. Celle-ci, choquée par l’injustice dont elle fait l’objet, refuse de payer et va plaider sa cause devant le tribunal. « Comme c’est la première femme à se retrouver là pour pipi sauvage, le juge en déduit que c’est un problème beaucoup plus important pour les hommes, plus nombreux à être jugés pour cet incident, que pour les femmes », explique-t-elle, bouche-bée. 

Ainsi, dans son livre, Rebekka Endler écrit : « Aussi révoltante qu’elle puisse paraitre à beaucoup d'entre nous aujourd'hui, cette façon de penser a une longue tradition. Elle correspond à une idée cultivée de longue date elle aussi, selon laquelle les femmes auraient, pour correspondre aux exigences de leur genre, le contrôle total de leurs fonctions corporelles. Elles ne se grattent pas quand ça démange. Elles ne bâillent pas quand elles s’ennuient. Elles ne pètent pas quand elles sont ballonnées, et elles ne pissent pas non plus. Une femme comme il faut sait se maitriser. » Au-delà de l’aspect humoristique et corrosif du ton employé, elle souligne la difficulté pour les femmes en territoires occupés ou frappés par des catastrophes naturelles d’accéder à des toilettes : en plus de la violence de la situation et de l’énergie mobilisée à encaisser et survivre, elles doivent affronter les souffrances liées au manque ou à l’absence de points d’eau pour elles et, possiblement, pour leurs enfants.

La journaliste élargit le propos : il ne s’agit pas là simplement d’une problématique genrée mais aussi de classes sociales et d’âges. Elle évoque les risques accrus d’agressions sexuelles pour les personnes n’ayant pas accès à un WC à son domicile ou son travail, l’impact pour une personne SDF de pouvoir trouver une source d’eau, pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les enfants… « Des personnes se limitent à sortir de chez elles car elles ne savent pas où elles vont pouvoir aller faire pipi. La mobilité publique est un droit ! », précise Rebekka Endler. Elle pourrait en parler pendant des heures, elle aurait pu y consacrer un livre entier. « Mais il n’aurait pas été édité ou traduit… Alors, j’ai décidé de regarder ailleurs et ça a été un choc, car partout où je regardais, je trouvais du design patriarcal ! », relate-t-elle.

LES CODES (NÉFASTES) DU GENRE

C’est un effet boule de neige auquel elle assiste et participe activement durant plus d’une année d’enquête. Pas de suspens : le masculin l’emporte sur le féminin, et pas uniquement en grammaire. Partout, tout le temps. Tout est pensé et conçu selon les caractéristiques physiques et virilistes du masculin et des valeurs que l’on attribue au genre supérieur, censé représenter la neutralité. Pourtant, on notera que les adaptations à destination des femmes sont souvent teintés de couleurs pastels (principalement roses ou violettes), fabriquées avec des matériaux de moindre qualité et vendues à des tarifs plus élevés. Une vraie arnaque mais aussi un vrai risque pour la santé, comme Rebekka Endler va le démontrer au fil des pages à travers la sécurité automobile, la recherche pharmaceutique, les équipements professionnels et bien d’autres champs explorés uniquement au prisme des biais de genre.

« Les catégories féminines et masculines sont désignées par le patriarcat de manière arbitraire. Les valeurs de genre que l’on attribue à ces catégories se traduisent dans le design, le langage, etc. »
signale l’autrice du Patriarcat des objets

Pour ça, elle se pare d’une série d’exemples illustrant le sexisme notamment d’un ordinateur, conçu en 2009, pour les femmes « mais sans parler aux femmes lors de la création du produit » : des couleurs pastels, des applications pour échanger des recettes et compter ses calories. Un désastre. « L’ordinateur coûtait plus cher que n’importe quel autre ordinateur en comparaison, en ayant moins de fonction que les autres. Mais, immense avantage : il tenait dans un sac à main ! », rigole Rebekka Endler. En quelques semaines, le backlash amène le fabricant à retirer le produit du marché. 

L’ALLIANCE DU CAPITALISME

Il suffit d’inverser les codes pour constater les projections genrées que les cibles du marketing renvoient sur les appareils. Avec la perceuse Dolphia et le mixeur aux 27 vitesses Mega Hurricane, le test est effectué sans préciser la nature des produits au panel interrogé. Le premier objet, conçu aux formes arrondies et aux couleurs claires, apparait comme un produit cheap, fragile, qui se cassera rapidement. Le second, à la silhouette d’un outil de bricolage, est perçu comme professionnel et puissant. « Les produits ménagers et de domesticité marquent la dichotomie de la technologie en fonction de son utilisateur ou de son utilisatrice », analyse Rebekka Endler, consciente que l’industrie, sous couvert de facilitateur du quotidien, a en réalité induit les femmes à davantage de charges domestiques : « Quand le mixeur est arrivé, on a commencé à faire des gâteaux plus complexes, sur plusieurs étages. Un simple gâteau ne suffisait plus à témoigner de l’amour d’une mère pour sa famille. Cela a monté l’exigence attendue d’une femme. » Même combat avec l’invention de l’aspirateur, de la machine à laver, etc. 

Parce que le capitalisme et le patriarcat se sont unis dans le challenge est né le marketing genré, avec les vêtements pour filles et pour garçons ainsi que les jouets pour filles et pour garçons. Une distinction qui s’est opérée avec le développement de la technologie spécialisée dans les échographies : « Les jouets genrés sont assez récents. Ils arrivent avec la possibilité de révéler le sexe du bébé lors de la grossesse… Patriarcat et capitalisme sont deux petites roues qui tournent bien ensemble et s’accentuent entre elles. » Ainsi, on connait les difficultés pour les petites filles à se mouvoir dans l’espace du fait de leurs tenues amples (robes, jupes) ou trop serrées et glissantes (collants) mais moins l’impact de la représentation mentale qui opère dans les esprits lorsque l’on voit une fille habillée de manière genrée. La journaliste prend le cas d’une étude réalisée dans laquelle on montre des petites filles à l’apparence ultra genrée et ces mêmes petites filles dans des tenues unisexes. Résultat :

« Les gens pensent que les filles habillées de manière genrée sont moins intelligentes. » 

Conséquence : le regard et le jugement vont influer sur la construction de ces femmes en devenir qui vont alors intégrer l’idée qu’elles sont moins intelligentes, voire idiotes, que les autres. « Je ne suis pas pour supprimer le rose ou le violet mais simplement d’enlever la valeur que les gens mettent à une chose et pas à une autre chose », ajoute-t-elle.

PAS LES BONNES CONDITIONS DE TRAVAIL

Cette valeur dont elle parle investit le champ du domaine professionnel qui vient appuyer la thèse d’un monde conçu et pensé uniquement pour les hommes cisgenres et qui vient renseigner, de par l’absence de réflexions et d’adaptations structurelles, la place que la société réserve aux femmes. « Tout, dans le design, des open space, la température, les bureaux, les chaises…, tout est fait en fonction de la taille moyenne de l’homme », résume la journaliste qui prend l’exemple de la station spatiale internationale, espace où les femmes éprouvent des difficultés à s’accorder avec l’aménagement de la capsule, les modules pour poser les jambes, se tenir, etc. étant entièrement pensé pour les hommes. 

A l’instar des équipements vestimentaires, concernant les combinaisons pour les astronautes mais aussi les accessoires, représentant là une difficulté pour se mouvoir et travailler mais aussi un danger pour leur survie : « En 2020, la première équipe féminine sort pour faire des travaux en dehors de l’ISS. L’une des deux astronautes explique, sur un plateau en Allemagne, que ça a été très compliqué car les gants sont trop grands. Et André Rieu, qui était présent ce jour-là (je ne sais pas si vous le connaissez en France, André Rieu, c’est une vraie peste qui joue du violon), lui demande : ‘Mais qui fait le ménage dans la station depuis que vous n’y êtes plus ?’ » De la blague sexiste arriérée aux embuches multiples pour réaliser à bien leurs missions, la misogynie couvre d’une cape d’invisibilité les besoins et les ambitions des femmes. On retrouve les mêmes mécanismes dans l’agriculture, le BTP, les secteurs ayant recours aux uniformes professionnels (pompier-es, avocat-es, policier-es…), l’aviation mais aussi dans le domaine du sport.

ROMPRE LE TABOU DE LA VULVE PARALYSÉE

C’est Hannah Dines, paracycliste Olympique, qui va venir rompre le silence concernant les conséquences d’une selle non adaptée à son organe génital. En 2018, après plusieurs opérations, elle brise le tabou. Le vélo, à haut niveau, lui a paralysé la vulve, à force de frottements répétés des lèvres sur la selle. « Elle n’en parlait pas au début car elle était entourée de médecins hommes. Quand elle a parlé, des cyclistes du monde entier lui ont écrit pour la remercier. Elles ont toutes pensé qu’il s’agissait d’un problème individuel alors qu’en fait, il s’agissait d’un problème de design, correspondant à des selles pour les hommes cisgenres », s’enthousiasme la journaliste, qui déchante en expliquant que par la suite, des selles « pour femmes » vont être vendues : plus larges et plus molles, elles sont, encore une fois, de moindre qualité et plus chères. 

« Mais il y a tellement de honte et de tabous autour de ces sujets qu’il est très difficile de prendre la parole ! » 

Côté foot, elle établit aussi une discrimination matérielle, en raison des chaussures souvent achetées au rayon enfants ou hommes, selon la pointure de la joueuse, afin de privilégier la qualité. Dans tous les modèles permettant de fabriquer des bottines, des escarpins, des baskets, etc. aucun n’existait jusqu’il y a peu pour le sport de course… : « Le risque de blessure est plus grand pour les femmes qui ne trouvent pas les bonnes chaussures. Pour augmenter la sécurité et la qualité du sport, il faudrait mettre l’effort, la science et l’argent. » 

Malheureusement, comme elle le démontre dans la grande majorité des cas qu’elle décrypte et analyse dans son livre, les prototypes, aménagements d’espace – à l’instar de l’espace public et des toilettes publics – objets, produits numériques, etc. sont quasiment toujours pensés et réalisés par des hommes « qui oublient, dans une application sur la santé, de prévoir un calendrier de règles… ».

DANGER POUR LA VIE DES FEMMES

C’est là que le défaut réside. Ne pas prendre en considération les femmes, les récits de leurs expériences, leurs ressentis et leurs expertises. Penser qu’elles sont simplement des versions réduites de l’homme cisgenre moyen. C’est déjà écarter une très grande et large partie de l’humanité. Mais c’est aussi mettre les vies concernées et non envisagées en danger. Jusqu’en 2010, signale Rebekka Endler, il n’existait aucune recherche genrée sur la mortalité lors des accidents de voiture. Si Lucile Peytavin, dans son essai Le coût de la virilité, montre que ce sont majoritairement les hommes qui créent des situations mortelles au volant, l’essai sur Le patriarcat des objets dévoile à son tour que les femmes et les personnes sexisées sont les principales victimes des habitacles non testées pour leur sécurité. « Elles ont 47% de risques en plus d’avoir des blessures graves, 71% de risques en plus d’avoir des blessures légères et 17% de plus de mourir », scande-t-elle. 

Où se loge le problème ? Principalement, dans l’ignorance : « Quand on ne sait pas, on n’a pas grand-chose à changer. Pour demander un changement, il faut des chiffres, des statistiques. On les a maintenant depuis 14 ans mais peu de chose bouge… » La journaliste creuse, explore des pistes et découvre que 5 crashs tests sont utilisés pour mesurer la sécurité d’un véhicule avant sa mise sur le marché. Tous sont réalisés selon le même mannequin, correspond, sans suspens, à la morphologie d’un homme cisgenre de 40 ans, d’environ 1m77 et de 80 kgs. « C’est le mannequin qui, quand il entre dans la voiture, n’a pas à avancer le siège, à baisser le volant, etc. Modifier les paramètres de la voiture nuit à la sécurité ! », alerte-t-elle. 

Et si, heureusement, une femme a réussi à développer d’autres types de mannequins, plus représentatifs et inclusifs de la diversité de la population et des spécificités qui en résultent, son invention est jugée trop chère, encore une preuve de l’absence de volonté de modifier l’équipement. L’industrie automobile a opté pour la création d’un mannequin, basé sur leur standard de test, en taille réduite, sans « prendre en compte la question de la répartition de la graisse, la densité des muscles, la densité des os, etc. ». Et la (mauvaise) blague va plus loin : « Le test est réalisé sur la place du passager. Parce que c’est là, la place de la femme… »

VIOLENCE ET RAGE

Dans un monde où on parle à des assistances vocales aux voix féminines, où l’intelligence artificielle rhabille les femmes dénudées sur Internet afin de les transformer en trad wife, où les réseaux sociaux « dépolitisent » leurs contenus (militants, de gauche…), où les habits de travail sont taillés pour un standard masculin normatif, où l’apparence genrée induit l’intelligence inférieure des filles et des femmes, où la sécurité des femmes n’est assurée par aucune vérification et aucun contrôle des produits vendus sur le marché, où le langage les invisibilise et les rabaisse, les femmes doivent sans cesse s’adapter et lutter doublement pour s’approprier un espace qui n’est pas taillé à leur mesure. Au quotidien, les femmes prennent place dans une chaise trop haute, de manière, inconsciemment, à leur rappeler que ce monde ne leur appartient pas et qu’elles n’y sont pas les bienvenues. Une violence inouïe qui se révèle au fil des pages et des chapitres que Rebekka Endler nous soumet comme une invitation à la prise de conscience, une invitation à comprendre ce malaise intimement ressenti sans jamais pouvoir le formuler aussi clairement. Une invitation qui nous met en rage et nous donne envie de nous soulever contre ce patriarcat des objets : 

« Avant de faire ce livre, je pense que, les femmes, on était seulement une arrière-pensée, qu’on passait après. En fait, je m’aperçois qu’on n’est pas seulement une arrière-pensée mais qu’il y a une volonté de carrément s’en foutre. Et c’est grave ! C’est grave d’être invisibles ou oubliées. On a du mal à rester civiles après ça. Parce qu’en plus, ça coûte des vies ! » 

Les solutions sont là, elles existent pour ne plus endurer, chaque jour, un parcours de combattant-es. Elles sont imaginées, fabriquées et promues par les personnes concernées pour les personnes concernées. Pour prendre en compte toutes les morphologies et les expériences. Pour considérer toutes les identités et toutes les existences. Pour rendre le quotidien non pas simplement supportable mais vivable et profitable à tou-tes. Comme le dit Rebekka Endler, le manque de volonté latent rend la tâche compliquée. Mais pas impossible. 

 

 

  • Le 12 mars, Rebekka Endler animait une conférence sur Le patriarcat des objets au Tambour à Rennes 2 dans le cadre des Mardis de l’égalité et du 8 mars à Rennes.

Célian Ramis

Pétrifier les injonctions à la maternité pour faire voler les mythes en éclats !

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Noémie Fachan, autrice et dessinatrice de la lande-dessinée Maternités : miracles et malédictions.
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Dans la bande-dessinée Maternités : miracles et malédictions, Noémie Fachan explore les injonctions à la maternité, composées des mythes qu’elle prend soin de déconstruire. Parce que les mythes, elle en connait un rayon.
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Dans la bande-dessinée Maternités : miracles et malédictions, Noémie Fachan explore les injonctions à la maternité, composées des mythes qu’elle prend soin de déconstruire. Parce que les mythes, elle en connait un rayon. 

Créatrice du compte Instagram maedusa_gorgon, elle est l’autrice d’un premier ouvrage intitulé L’œil de la gorgone, dans lequel elle présente une vingtaine de figures mythologiques sous un regard féministe. Mais son regard à elle ne nous pétrifie pas, au contraire, il nous libère. Son avatar, son alter ego, son alliée est une interprétation militante du célèbre mythe de Méduse, gorgone victime de viol, punie par la déesse Athéna d’une chevelure serpentée et d’un regard pétrifiant : 

« C’est une histoire qui me posait un grand problème quand j’étais ado. Cette rivalité entre les personnages féminins… Je ne comprenais pas Athéna, elle, la déesse de la sagesse, si bienveillante d’habitude. Pourquoi aurait-elle eu un geste si violent envers une victime de viol ? » 

Elle évoque les biais de traduction, notamment dans l’interprétation des mythes anciens : « Il n’y a pas d’histoire originelle dans un mythe, c’est toujours l’histoire d’une variation et Ovide, poète latin en l’an O, répond au modèle patriarcal. Mais ça n’a pas de sens de punir quelqu’un avec un super pouvoir ! C’est un cadeau en fait ! En tout cas, moi, j’ai envie de voir ça dans cette histoire. J’ai décidé d’en faire une variation féministe pour mettre la sororité au cœur de l’histoire. »

Ainsi, elle actualise et élargit la définition des gorgones à toutes celles qui sont confrontées au sexisme et qui sentent les serpents siffler face aux injustices. « Toutes les strates de colère et de frustration dans ma vie ont pris la forme de ces gorgones et sont devenues mon identité graphique », précise Noémie Fachan.

TIC, TAC, TIC, TAC… UNE BOMBE À DÉGOUPILLER

Au début de son deuxième ouvrage, Maternités : miracles et malédictions, son personnage se confronte à une question existentielle : « J’ai 40 ans et je ne sais pas si je veux des enfants. » Une phrase encore difficile à cracher en société tant la norme est instaurée dans les mentalités : une femme cisgenre hétérosexuelle, en âge de procréer, se doit de répondre à l’exigence attendue. Les childfree ? Des femmes qui, un jour, le regretteront. Et si elles ne le regrettent pas ? Des monstres, des marginales, des traitresses au genre. 

Embrumée par les injonctions à la maternité, le désastre écologique, la précarité latente et l’instabilité politique actuelle, Noémie Fachan et Maedusa éprouvent des difficultés à faire le tri entre la pression sociale et genrée de la fameuse « horloge biologique » qui pèse sur ses épaules d’une femme ayant dépassé la trentaine et ce qu’elle désire intimement, en tant qu’individu conscient et éclairé. 

« À 35 ans, j’étais une femme célibataire qui enchainait les histoires pas terribles et j’ai senti l’étau de l’injonction à la maternité se refermer sur moi. J’ai vu une psy et, comme par hasard, il m’a fallu 9 mois de thérapie pour adopter une posture plus philosophique : assumer d’être en dépression, que je travaille beaucoup et que j’écrive énormément. Je représente le peuple des contradictoires », confie l’autrice avec humour. 

Consciente des discriminations et des violences ordinaires qui bordent la parentalité dont les approches plurielles et sensibles ne sont que trop peu mises en valeur, elle décide de rassembler ses connaissances, de par son vécu et les témoignages de personnes de son entourage, et ses compétences, en matière de vulgarisation et de dessins, pour brosser 19 portraits – dont le sien – de personnes concernées, évoquant leurs expériences et ressentis dans le bureau de la gorgonologue. 

LE SEXISME, SOCLE DE LA SOCIÉTÉ PATRIARCALE

Noémie Fachan expose une galerie de personnages variés, pluriels, multiples et singuliers, dont le commun repose sur la parentalité et ses injonctions. Des injonctions régies par une norme patriarcale dans une société binaire basée sur la performance hétéro (dans le couple, au travail, dans la parentalité, etc.) : la famille se constitue d’un papa, d’une maman et au moins d’un enfant. 

S’en serait presque une caricature et pourtant, c’est encore la conception majoritaire et quasi unique de la famille nucléaire : la mère porte l’enfant et la charge globale du foyer, tandis que le papa, en bon chef de famille, travaille pour nourrir et subvenir aux besoins de sa famille. Prétendument, puisqu’un des besoins serait principalement de participer aux tâches domestiques, au même titre que sa partenaire qui elle, aussi, bien souvent, travaille. 

Socle de la société patriarcale, le sexisme est un système inégalitaire que tous les personnages du livre ont éprouvé d’une manière ou d’une autre. Parfois, les expériences se croisent, s’entrelacent, et parfois, diffèrent. Parce que les dominations s’imbriquent. Et malheureusement, les représentations, elles, ne se démultiplient pas. L’image principale de la personne en charge de la grossesse et de l’enfant une fois né-e restant une femme, hétéra, cisgenre, valide… et désormais active, l’idéal Super Maman ayant balayé et remplacé ces dernières années la si répandue Maman au Foyer (une figure qui revient en force dans le mouvement trad wife). 

Au milieu, difficile de trouver l’équilibre. Difficile de ne pas complexer face à la mère parfaite, la « momfluenceuse » (derrière laquelle pèse drastiquement une idéologie conservatrice), la sublime maman qui coche toutes les cases de la réussite normative et concilie toutes les missions que la société patriarcale et capitaliste lui assène. Difficile de ne pas se comparer. Difficile de ne pas vaciller sur cette route vertigineuse de la perfection féminine et maternelle. Difficile de ne pas sombrer ou de ne pas déclarer forfait. Difficile de ne pas regretter le temps de la liberté innocente. Difficile de ne pas tout plaquer. Mais difficile aussi de lâcher prise.

S’INTERROGER, S’INFORMER & SE FAIRE DU BIEN

Et c’est là que la BD Maternités : miracles et malédictions nous parvient comme un cadeau du ciel. Ou plutôt d’un cadeau d’une gorgone alliée, destiné à nous faire un bien fou. Parce qu’à travers une nuée de portraits et de témoignages, Maedusa nous enchante d’une variété de situations et de ressentis, faisant face et front aux injonctions à la parentalité, au sexisme ordinaire et aux très nombreuses discriminations qui viennent semer le trouble dans une réflexion profondément intime et personnelle.

« L’idée, c’est d’ouvrir les imaginaires. J’ai dessiné un couple avec un homme enceint parce que, quand on n’a pas des personnes queer dans son entourage, on ne sait pas que des gens peuvent être enceints sans être des femmes », souligne Noémie Fachan dont l’objectif est bien de « sensibiliser les personnes qui n’ont pas les informations », de « soulever des questions et se familiariser avec les discriminations qui ne nous concernent pas » et surtout pas « de faire un guide sur la parentalité ». 

Ainsi, chaque tranche de vie illustrée suscite l’empathie, l’adelphité et la solidarité. On sourit, on rit, on se crispe, on s’insurge, on pleure, on tape du poing, on gueule, on s’émeut, on s’identifie, on découvre, on dévore. Impossible de refermer le bouquin. A la fin de chaque portrait, on veut en explorer un autre, on veut en savoir davantage. Pas par curiosité malplacée, voyeurisme ou sadisme. Non. C’est là toute la force de Noémie Fachan : elle sait transmettre, raconter, informer, vulgariser. C’est le propre de son compte Instagram maedusa_gorgon qui lutte contre les préjugés sexistes et déconstruit les stéréotypes et biais de genre.

MATERNITÉS CONTRASTÉES

C’est une bouffée d’oxygène sa bande-dessinée. Si au quotidien, on peut se figer, pétrifié-es par le patriarcat, elle nous rappelle notre puissance, nous redonne le souffle de vie nécessaire pour poursuivre notre chemin. Elle dépeint des réalités et des quotidiens, plongé-es dans les affres de la vie, dans ses contradictions et ses forces et montre à quel point bonheur et ras-le-bol d’avoir des enfants ne sont pas incompatibles ni même contradictoires, à quel point être femme et ne pas vouloir d’enfant est une question de liberté individuelle et de choix personnel, à quel point les injonctions à la parentalité et les discriminations se mêlent en toute impunité dans une extrême violence ou encore à quel point il est essentiel et salvateur pour tout le monde de déconstruire les images erronées et biaisées de la mère parfaite… 

La maternité peut être heureuse (et encore, pas tout le temps) que si elle est choisie et éclairée par les expériences des un-es et des autres. Ni toute noire ni toute blanche, celle-ci est contrastée et mouvementée. Pleine de sentiments contradictoires encore difficiles à entendre dans la société actuelle. Aurélia Blanc, autrice de l’essai Tu seras une mère féministe ! – Manuel d’émancipation pour des maternités décomplexées et libérées, témoigne : 

« Quand je repense aux mois qui ont suivi la naissance de mes enfants, mille sensations me reviennent. La douceur de leur peau. L’odeur de leurs cheveux. La chaleur de leurs petits corps contre moi. Mon émerveillement de les tenir entre mes bras. Mais aussi l’épuisement. Le temps distordu, entre ces journées qui s’étirent et ces nuits qui n’en sont plus. L’attente, qui nous fait compter les heures avant la prochaine tétée, la prochaine sieste, l’arrivée de celui ou celle qui pourra prendre le relais. L’ennui de répéter encore et encore les mêmes gestes. Et puis la solitude, surtout. »

CONSÉQUENCES D’UN RÔLE ASSIGNÉ AUX FEMMES

Si on tend à ouvrir davantage l’écoute face aux vécus et ressentis des parents en situation de post-partum, ombre est faite sur ce qui tourmente ces instants bouleversants, que l’on banalise souvent, insinuant qu’il faut en passer par là pour la plus merveilleuse des raisons : l’intérêt de son enfant et le bonheur qui accompagne sa venue et son développement. La journaliste poursuit : 

« Dans un sondage réalisé fin 2021, seules 22% des mères (et 35% des pères) disent avoir vécu cette période de manière sereine et sans difficulté. Les autres, en revanche, ont eu du mal à s’adapter à leur nouvelle vie, jusqu’à connaitre un épisode dépressif (c’est le cas de 30% des mères et 18% des pères), voire, pour certain-es, une dépression post-partum. Non pas un baby blues passager, mais une dépression post-partum qui nécessite une prise en charge spécialisée. »

Ces difficultés, elles sont aussi « la conséquence du rôle assigné aux femmes dans la maternité ». Elle aborde, à travers la thèse de la sociologue Déborah Guy, le poids des attentes sociales sur la santé mentale des mères. L’injonction n’est pas seulement de se reproduire (« et de ne le faire qu’à condition de pouvoir garantir à leur(s) enfant(s) les meilleures conditions matérielles et relationnelles d’accueil ») mais aussi de se transformer pour « endosser avec bonheur et sérénité un nouveau rapport à soi et aux autres ». 

Les concerné-es, nous montre Noémie Fachan, s’impliquent en général corps et âme dans ces nouvelles missions et s’investissent durement pour parvenir à embrasser cette image d’Épinal. Mais dans la réalité, dans les méandres d’un quotidien trop chargé, la plupart d’entre elles échouent. Des mauvaises mères ? La réponse est simple pour Aurélia Blanc : 

« Evidemment, il n’en est rien. Mais le décalage entre ces mythes et leurs réalités maternelles est la source d’une culpabilisation très forte pour les mères. À l’arrivée, celle qui vivent mal – ou avec ambivalence – leur entrée dans la maternité subissent une double peine : à leur mal-être initial s’ajoute cette culpabilité, qui vient à son tour amplifier leurs difficultés. Difficultés qui, une fois encore, ont aussi à voir avec leurs conditions sociales dans lesquelles se déroule leur maternité. » 

Elle pointe « l’isolement, la responsabilité quotidienne du nouveau-né, l’épuisement, les informations et injonctions contradictoires permanentes, la difficulté d’accéder à un mode de garde… » Noémie Fachan, dans sa BD, illustre avec précision, justesse, humour et parfois légèreté tous ces aspects de la charge maternelle, sans jamais dénaturer et minimiser les difficultés vécues, les violences et souffrances éprouvées par les personnes concernées. 

L’INTIME EST POLITIQUE

Elle parvient dans ce marasme collectif à rendre chaque histoire unique. À appuyer les injonctions et contradictions patriarcales, les discriminations handiphobes, transphobes, lesbophobes, racistes, islamophobes qui s’imbriquent au sexisme latent d’une société qui reste conservatrice dans sa vision de la famille nucléaire. 

Et puis, elle nous éclaire d’une grande quantité – et qualité – d’informations qui viennent nourrir et compléter les récits, cheminements et réflexions des un-es et des autres. Si on connait les affres – et les joies – de la parentalité, on se reconnait, on s’identifie, on se soulage de ne pas – ne plus – être seul-es, et puis, on découvre d’autres situations, d’autres possibles, d’autres expressions des difficultés endurées, d’autres manières d’apprivoiser son rôle de parent, d’autres formes de résistance. 

On ne s’interroge que très peu sur la dimension politique de la parentalité mais aussi et surtout sur ce que l’on définit, individuellement, dans la parentalité. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire pour nous ? Comment souhaite-t-on s’investir dedans ? Pourquoi veut-on des enfants ? Sans prendre en compte le chamboulement (auquel personne n’est préparé) réel qu’il constitue. Sans prendre en compte que la parentalité est un apprentissage. Et parce qu’on souffre du regard insistant et réprobateur d’une société qui enjoint les femmes à devenir mères mais exclut de facto les lesbiennes, les femmes en situation de handicap, les grosses, les hommes trans. Un jugement sévère s’abat sur tou-tes celleux que l’on préjuge incompétent-es dans les qualités parentales requises, simplement parce qu’elles échappent à la norme patriarcale. Tout ça, elle le raconte avec humour, contraste, légéreté et bienveillance.

« Le maitre mot de cette BD, c’est la solidarité ! »
signale l’autrice et dessinatrice.

Noémie Fachan relate ici des parcours de combattant-es, témoins d’un côté de la charge immense, physique et mentale, qui incombe aux femmes – qu’elles soient mères ou non – et d’un autre de la force inouïe des personnes concernées, qui malgré les embuches, les épreuves et les difficultés, puisent dans leurs ressources pour affronter, résister, contourner, inventer, lutter, faire avancer, s’adapter. Éblouissant-es de créativité, adelphes d’épuisement, partenaires de galère… Des gorgones puissantes et ordinaires, dans toute leur combattivité et leurs vulnérabilités, dans leurs failles, leurs routines, leurs échecs et leurs victoires. Dans leurs individualités et leurs intimités. Et surtout dans leur diversité et leur pluralité. Et double dose de bonne nouvelle : un tome 2 est en préparation et devrait arriver à la rentrée prochaine. 

 

  • La rencontre avec Noémie Fachan, animée par Juliana Allin, était organisée le 15 mars par la bibliothèque des Champs libres, à Rennes, dans le cadre du 8 mars.

Célian Ramis

La ville des femmes : loin d'une science-fiction, une réalité urgente !

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Lysa Allegrini, architecte-urbaniste engagée pour la ville des femmes
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.
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La ville des femmes. L’opposé de la ville des hommes ? De la ville tout court ? Non, justement. Lysa Allegrini, chargée d’études en architecture et en urbanisme au sein de l’agence En Act à Rouen, propose une ville inclusive, dans laquelle les espaces publics, ses aménagements et ses équipements, sont pensés et réfléchis en amont pour tou-tes et par tou-tes.

Le postulat de départ : la ville et les espaces publics sont des lieux de rencontre, de mixité sociale, ouverts à tou-tes, conscient-es et porteur-euses des divers enjeux existants au sein de la population. Pourtant, le constat est bien différent dans la réalité du quotidien que dans la théorie couchée sur le papier : les espaces ne sont pas totalement publics et surtout pas neutres. Ils excluent principalement les publics vulnérables et les femmes. « La ville est faite par et pour les hommes », explique la spécialiste du genre, de l’urbanisme et de l’architecture égalitaire. C’est la thèse également développée dans l’essai de Rebekka Endler, Le patriarcat des objets, avec la non moindre anecdote des toilettes non adaptés aux femmes. Un sujet a priori amusant et anecdotique, et qui révèle pourtant une réelle volonté d’exclure une grande partie de la population.

UN SENTIMENT D’INSÉCURITÉ

Bien que, statistiquement, moins souvent victimes d’agressions dans la rue que les hommes, les femmes partagent pourtant à 65% un sentiment d’insécurité, se caractérisant par un sentiment d’anxiété face à ce qui pourrait advenir. En clair, les femmes font l’expérience « commune et quotidienne » de la peur dans l’espace public. Une peur nourrie et alimentée par « l’éducation, les médias, les répressions du gouvernement, etc. », autant de signaux envoyés et de messages martelés dès l’enfance visant à faire intégrer aux femmes l’idée qu’elles sont « des cibles potentielles » lorsqu’elles sortent de chez elles. Ainsi, « elles s’imposent des limites et des restrictions, élaborent des stratégies pour faire face aux inconvénients » qu’elles pourraient rencontrer et la nuit, elles « doivent toujours jaugées du danger », activant une vigilance mentale constante.

La ville n’étant pas pensée et conçue pour elles, selon des échelles de mesure basées sur la carrure moyenne des hommes mais aussi leurs activités, besoins et comportements, elles développent un sentiment d’illégitimité à occuper les espaces publics. Elles ne flânent que rarement dans les parcs et sur les places et elles bougent d’un point A à un point B, dans des déplacements généralement destinés aux tâches du care (amener les enfants à l’école ou aux activités, aller faire les courses, aider une personne âgée, etc.), comme une extension du foyer. 

Dans un espace où les noms d’homme sont gravés à chaque coin de rue (seules 6% des rues en France portent des noms de femmes), les femmes subissent un rappel à l’ordre : leur place est à la maison. Si elles transgressent cette injonction, les hommes leur rappellent qu’ils disposent de leur corps comme ils l’entendent à travers le harcèlement de rue, notamment. « Elles ont la crainte d’être interpelées ou agressées. Il y a tout un continuum de signaux masculins : dans les noms de rue, les images publicitaires au caractère sexuel explicite, etc. Qu’est-ce que ça donne comme images aux jeunes filles ? Sans oublier que dans les statistiques, les violences sexistes ne sont pas prises en compte ! », s’insurge Lysa Allegrini. 

DES ESPACES NON ADAPTÉS

Avec l’émergence d’une nouvelle population urbaine, la création de nouvelles structures familiales et le bouleversement du quotidien des femmes qui travaillent de plus en plus, les villes n’ont pas réussi, ni même lancé, le challenge d’une adaptation adéquate aux changements de comportements. « Les architectes et urbanistes doivent pouvoir répondre aux besoins ! Aujourd’hui encore, les femmes subissent la ville plus qu’elles ne l’occupent ! », souligne la professionnelle. 

Ainsi, les city stade, les skate parks ou encore les terrains de pétanque, soi-disant à destination d’un public mixte, viennent satisfaire majoritairement les préoccupations des hommes, sans se soucier des difficultés des femmes à investir ces espaces. Lysa Allegrini y voit là « le prolongement de l’hégémonie masculine », conséquence d’une éducation genrée dans laquelle on favorise la motricité et l’exploration de l’environnement chez les garçons tandis qu’on mettra en garde les filles de tous les aspects dangereux et insécurisants :

« Dès l’enfance, les garçons apprennent à occuper l’espace et les filles apprennent à le partager. »

Heureusement, elle souligne la volonté de certaines municipalités et collectivités territoriales de réaménagement des lieux en faveur de l’égalité et de la mixité, intégrant les critères de genre dans leurs politiques publiques. « C’est aussi une question de représentations. A Rouen, par exemple, il y a une association de roller derby qui organise des événements dans l’espace public pour que les femmes se le réapproprient », précise l’architecte-urbaniste. 

Au même titre que de nombreux collectifs féministes ou des équipements (skate, réparation de vélos, salle d’escalade, soudure, mécanique, etc.) proposent des ateliers en mixité choisie afin de partager les vécus et les compétences, développer l’empouvoirement des femmes, leur sentiment de confiance et de légitimité, favorisant ainsi un retour plus serein dans les lieux identifiés comme potentiellement dangereux (remarques, jugements, insultes, agressions physiques et/ou sexuelles, etc.). Cela peut aussi passer, comme le précise Lysa Allegrini, par de la communication visuelle à travers des campagnes dans les transports en commun ou espaces publicitaires de la ville « pour montrer aux femmes qu’elles ont leur place ».

LA VILLE DES FEMMES

« J’ai pu construire un guide à appliquer au quotidien. Il est important de penser au confort du public et à sa diversité, en donnant la possibilité de marcher ou de circuler tranquillement, de pouvoir s’asseoir, observer… Ça nécessite un travail sur le champ de vision pour mieux voir les alentours et ainsi réduire le sentiment d’insécurité », signale-t-elle. D’autres éléments sont à prendre en compte, comme la présence de sanitaires et de points d’eau, la diversité et variété des aménagements et de l’offre proposée, les moyens de rendre un quartier attrayant à travers des couleurs, des échelles à taille humaine, la richesse des rez-de-chaussée, etc. mais aussi les services de mobilité et bien sûr l’accessibilité aux personnes en situation de handicap, aux poussettes, aux personnes à mobilité réduite, etc. 

Il est essentiel de développer des méthodes pour construire des projets égalitaires. Elle cite notamment les méthodes participatives, les balades urbaines et les ateliers de concertation, « dès la conception du projet ! » pour impliquer et faire avec les habitant-es et surtout les personnes concernées. « Il faut prendre en compte les avis de tout le monde pour que ce soit le plus mixte possible ! », dit-elle, animée par cette réflexion autour de sa pratique professionnelle : « Se poser des questions en amont, écouter, innover, tester, évaluer, corriger… Il faut savoir se remettre en question et corriger. Chaque projet urbain reste unique et notre travail n’a pas d’intérêt si notre projet ne fonctionne pas. »

Il n’y a pas de réponse unique. Mais plein de possibilités pour inclure davantage. C’est ce qu’elle appelle « La ville des femmes ». Pas en opposition avec la ville des hommes. « C’est un endroit où on vient prendre en compte les enfants, les personnes à mobilité réduite, les personnes âgées, les femmes et les hommes. On l’appelle comme ça par engagement, pour montrer qu’en s’intéressant à la question du genre, on propose quelque chose de plus inclusif. C’est une ville pour tou-tes ! », répond Lysa Allegrini, interrogée sur l’aspect potentiellement jugé excluant de l’intitulé, tandis qu’on ne se demande majoritairement pas si la ville actuelle, faite par et pour les hommes, répond aux besoins et enjeux de toute la population et pas uniquement à sa catégorie dominante. La professionnelle le souligne :

« Beaucoup de gens pensent que c’est un non sujet. Parce que personne ne nous empêche frontalement d’aller en ville, de sortir de chez nous. C’est en en parlant qu’on va prendre davantage en compte la question des femmes et des minorités. »

Dans plusieurs villes de France, la démarche a été enclenchée : augmentation du nombre de rues et d’équipements sportifs, sociaux et culturels portant des noms de femmes, végétalisation des cours d’école intégrant également les enjeux de genre, concertation des habitant-es dans les projets d’aménagement urbain, etc. Pour Lysa Allegrini, il est important, dans sa pratique professionnelle, de livrer un projet répondant aux critères cités précédemment mais aussi d’être en capacité d’évaluer la réussite et les points d’amélioration pour corriger le tir. « En tant qu’architectes-urbanistes, on dessine des espaces mais on ne peut pas forcer les gens à se les approprier comme nous on le voudrait. C’est beau aussi de voir que les espaces sont ouverts et servent à d’autres activités que celles prévues au départ ! », conclut-elle. 

 

  • Lysa Allegrini intervenait au Diapason, à Rennes, dans le cadre de la journée « Égalité et sciences : la place des femmes », organisée le 11 mars par l’Université de Rennes.

Célian Ramis

Michelle Perrot, l’histoire et la mémoire des femmes

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Michelle Perrot à Rennes
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8 mars 2024. Journée internationale des droits des femmes. Et désormais grève massive et féministe. Rencontre en ce jour militant, à Rennes, avec Michelle Perrot, historienne des femmes, professeure émérite, autrice et féministe.
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8 mars. Journée internationale pour les droits des femmes. Issue d’une tradition socialiste et ouvrière au début du XXe siècle, elle est désormais un jour de grève général et féministe, appelant les femmes à stopper travail productif et travail reproductif. En ce 8 mars 2024, des milliers de manifestant-e-s occupent l’espace public et en Bretagne, on célèbre le centenaire des Penn Sardin, ces ouvrières ayant profondément lutté, à Douarnenez, pour la dignité et l’amélioration des conditions de travail dans les conserveries. À Rennes, on célèbre également la venue de Michelle Perrot, historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine et militante féministe, organisée par l'association Champs de Justice.

Un siècle de combats et de révoltes pour dénoncer les inégalités entre les femmes et les hommes, exiger des droits et gagner en liberté. Un siècle de révolution féministe pour faire entendre les voix des femmes et pour faire reconnaitre leurs existences. Toutes les existences. Un siècle de résistances pour affronter les retours de bâtons, les discours haineux et conservateurs, sans jamais rien lâcher. Un siècle aussi de transmission entre les générations pour poursuivre les luttes, réhabiliter les femmes du passé et construire un futur plus égalitaire, inclusif et sans violences. Un siècle que Michelle Perrot a, à quelques années près, entièrement vécu, observé et analysé.

Engagée en historienne - pour reprendre le titre de son dernier livre (S’engager en historienne, janvier 2024) - elle a marqué, de son empreinte, de ses travaux et de ses engagements, l’Histoire des femmes qu’elle a elle-même débroussaillée et mise sur le devant de la scène. A l’université dans un premier temps, permettant à la France de s’équiper d’études féministes en créant dans les années 70 à Jussieu le premier cours intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Mais aussi sur la scène médiatique et littéraire, valorisant par ce biais un matrimoine riche et varié, mis sous silence et longtemps méprisé et ignoré. 

« Exhumeuse de vies oubliées », comme la définit Nathalie Appéré, maire de Rennes, lors de la cérémonie d’ouverture du 8 mars, elle est une pionnière de l’Histoire des femmes, « une passeuse de mémoires » dont le professionnalisme n’a d’égales que sa curiosité et soif de découvertes. Michelle Perrot, elle veut comprendre. Les ouvrières, le système carcéral, les différentes générations de féministes et les féminismes pluriels. Comment les marges s’inscrivent dans le temps long du passé pour aborder l’époque présente et se forger un avenir commun respectueux des individualités et spécificités de chaque groupe. Fine observatrice, elle manie les documents historiques avec intelligence et subtilité, les interrogeant d’un point de vue situé, les faisant parler sans jugement de leur propre histoire pour en révéler ce qui a trop longtemps été invisibilisé, minimisé et déprécié. 

UNE TRADITION MILITANTE

Dans sa quête insatiable de vérité, elle envisage le présent comme un pont entre le passé et l’avenir. Le 8 mars est un instant de bilan, comptabilisant les incontestables évolutions et les incontournables combats à poursuivre. « Quel que ce soit ce qu’il reste à faire, beaucoup de choses ont changé ! », souligne Michelle Perrot, en introduction de la discussion qu’elle entame, dans le grand salon de l’Hôtel de Ville, avec Geneviève Letourneux, conseillère municipale déléguée aux Droits des femmes et à la lutte contre les discriminations. L’inscription de l’IVG dans la Constitution figure dans les premières mentions : « À « liberté », j’aurais préféré « droit » mais déjà, par rapport aux années 70, c’est une avancée. À l’époque, ce n’était même pas imaginable ! » 

Celle qui a écrit l’an dernier Le temps des féminismes, avec Edouardo Castillo, connait bien l’histoire du patriarcat et ses progrès vers l’égalité, le droit à disposer de son corps, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’importance de reconnaitre le pluralisme du mouvement, etc. « Déjà, il faut dire que les féministes, en France, ont toujours eu une conscience du Droit. Qui n’a peut-être pas toujours été très clair. Parce que le Droit, c’est l’État et l’État, ce sont les hommes. Mais elles ont pris conscience du Droit comme moyen d’organiser la société et elles ont demandé des droits. Les militantes féministes ont souvent été réformistes, légalistes », analyse l’historienne. Elles sont des conquérantes : 

« Les droits des femmes sont des droits conquis. Pour elles, il y avait toujours des frontières. Dans l’instruction, dans les droits civils, dans l’accès à la propriété, dans les droits du corps… Il fallait franchir les obstacles et les féministes françaises l’ont fait globalement de manière pacifique, en demandant que ce soit inscrit dans le droit. » 

Elle relate les années d’effervescence, de créativité et de contestation en 1980 et 1990, l’arrivée des socialistes au pouvoir, le soulagement et la joie des féministes, « plutôt à gauche », et la mandature d’Yvette Roudy, ministre de 81 à 86 des Droits de la femme, que l’on retiendra notamment pour la loi sur le remboursement de l’IVG et la loi pour la parité. « Moi, j’ai toujours été pour la parité. C’est très intéressant de voir que le féminisme s’est divisé à ce moment-là. Pour moi, le féminisme est porteur de tolérance et d’ouverture aux discussions. Ça a beaucoup apporté, la parité est un moyen pour les femmes d’avancer. C’est une expérience. Et ça demande aussi de prendre en compte les risques », poursuit-elle.

L’HÉRITAGE DES FEMMES

C’est un bonheur de l’écouter parler. Chacun de ses mots opère comme une libération. Dans cette salle marquée par le patrimoine breton – au plafond, trônent les noms de Surcouf, Laennec et tant d’autres hommes, aucune femme – Michelle Perrot rééquilibre la balance. De son savoir, de son travail, de sa présence et de sa vivacité d’esprit mais aussi de la mémoire de toutes celles qui ont œuvré pour faire bouger les mentalités, de toutes celles qui ont milité pour les droits des femmes et l’égalité et de toutes celles qui ont laissé traces dans l’Histoire de leurs passages et de leurs théories et/ou activismes. Elle cite Simone de Beauvoir et son Deuxième sexe encore aujourd’hui d’actualité, elle cite Françoise Héritier et son apport féministe à l’anthropologie et elle cite notamment la philosophe Geneviève Fraisse : « Elle dit que le féminise est une pensée. Ce n’est pas seulement une agitation mais c’est aussi une action. Le féminisme, c’est une vision sur la société ! » Les féminismes ont un matrimoine dense et riche qui mérite d’être connu et valorisé. 

« Le féminisme, c’est la pensée de la déconstruction. D’où est-ce qu’on parle ? D’où est-ce qu’on vient ? C’est une pensée pour analyser le présent et envisager l’avenir »
s’enthousiasme l’autrice des cinq volumes d’Histoire des femmes en Occident. 

Toutefois, elle reste lucide et réaliste : dans l’exercice du pouvoir, être femme ne signifie pas être nécessairement juste. « Elles sont confrontées aux difficultés du pouvoir. Elles passent du langage au concret. De l’idéal à la réalité. Ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles ont toutes les solutions et toutes les vertus. Dans le monde actuel, il y a des formes totalitaires du pouvoir qui sont exercées par des femmes… », commente Michelle Perrot. Garder ce qui vient de l’expérience des femmes, à travers les vécus dans le temps, dans les difficultés et dans les obstacles qu’elles ont eu à affronter, lui apparait comme essentiel pour le futur. 

REGARD SUR LA NOUVELLE GÉNÉRATION

À bientôt 96 ans, elle en a vu et vécu des parcours jonchés d’embuches, d’injonctions, d’interdits et de tabous mais aussi de ripostes, de résiliences, de combats et de révolutions. À chaque époque, Michelle Perrot pose un regard bienveillant sur les récits recueillis, les modalités d’actions des générations qui se succèdent, les manières de s’organiser collectivement et les luttes à mener. « Je regarde avec beaucoup d’intérêt et de sympathie les militantes d’aujourd’hui. Je les trouve créatives et oui, plus radicales que nous avons été, ce qui est normal car des pas ont été franchis et elles affrontent maintenant des différentes plus grandes que celles que nous avons connues. Je suis fascinée et émerveillée par toutes ces associations, journaux, manifestations, événements, etc. qui existent », signale-t-elle. 

Et dans toute l’humilité qui la caractérise, elle précise : « Je vois dans le passé et je me vois timide. Je pourrais vous faire rire avec des anecdotes de l’époque, où on n’aurait jamais osé penser ou dire ce qu’elles disent aujourd’hui… Alors oui, de temps en temps, notamment aux USA, j’ai des amies qui me disent qu’elles ne savent plus trop où elles en sont. On n’arrive plus, parfois, à distinguer si on fait bien ou si on fait mal. » 

Michelle Perrot et Geneviève LetourneuxIl est aisé et presque normal que les générations précédentes critiquent, souvent avec sévérité et amertume, leurs successeuses. Au sein des féminismes, exception n’est pas faite autour de ce qui semble être un douloureux passage de flambeau, où règne incompréhensions et manque de dialogue entre les militantes des années 70, du Mouvement de Libération des Femmes, et les militantes de l’ère numérique et des #MeToo, qui n’hésitent à dénoncer et nommer leurs agresseurs, à revendiquer leur liberté de choisir et à crier leurs rages et colères, sans s’excuser. Dans ce marasme, Michelle Perrot prend du recul et, avec intelligence, analyse un par un les éléments qui viennent encombrer et polluer le débat public et médiatique. 

La pensée wok, l’intersectionnalité, la culture de l’effacement… Tout ce que les conservateur-ices et réactionnaires fustigent, elle vient les décortiquer pour s’élever par rapport à un discours qui tend à diviser : « L’intersectionnalité vise à croiser ensemble plusieurs variables. C’est scientifique ! C’est important, il me semble. Quand on parle de la « cancel culture », en tant qu’historienne, ça me gêne. Parce qu’on n’efface pas les traces. Mais quand, dans certains pays comme l’Algérie, par exemple, on ne veut pas de statues de certains généraux qui ont été horribles, je peux comprendre. Je trouve ça compréhensible. »

En interviews ou dans ses écrits, l’historienne décrypte les féminismes, sans les opposer à la notion d’universalité, qu’elle détache de l’universalisme prôné par certaines militantes des années 70. Faire des droits des femmes un combat universel, oui, mais lisser les vécus, expériences et ressentis des femmes en ne prenant pas en compte leurs spécificités (selon la couleur de peau, l’orientation sexuelle et affective, l’identité de genre, le handicap, la classe sociale, etc.), non. 

POURSUIVRE LES COMBATS

L’entendre en parler devant cette salle comble est vibrant et émouvant. Parce qu’elles sont rares les femmes de son expertise, de son âge et de sa fonction à engager un tel discours d’ouverture. Celle qui ne se livre que rarement sur son histoire personnelle, préférant faire entendre les voix venant des marges, nous offre encore une fois une démonstration de son regard si doux et perçant, percutant et bienveillant. Une main tendue vers le passé, une main tendue vers le futur, elle représente un présent traversé par un héritage profondément humain, par des récits de violences et de souffrances mais aussi par des espoirs et des ambitions hautes et porteuses. 

Elle reconnait les failles et les vulnérabilités d’un système, elle en fait état dans ses travaux et ne se prive pas de faire parler les faits : « Pour la question des programmes et des manuels, l’institution scolaire est conservatrice. Elle l’a toujours été. C’est très compliqué de faire évoluer les programmes à cause de la rigidité de l’institution. Ceci étant, il me semble quand même que certaines choses ont bougé. » Elle a plusieurs fois participé à des réflexions visant à l’évolution des manuels scolaires et des apprentissages, allant jusqu’à établir des propositions pour réintroduire les femmes dans chaque période de l’Histoire. « Mais cela n’aboutissait pas à grand-chose… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer », précise-t-elle. Elle poursuit :

« Il y a eu quelques progrès en littérature, qu’on doit à l’action de nos collègues littéraires, féministes ou pas. En Histoire, les programmes sont très chargés et il est nécessaire que les femmes apparaissent dans toutes les époques. L’action des jeunes profs finira par aboutir ! » 

Elle n’oublie pas non plus les scientifiques qui figurent parmi les femmes les plus oubliées et minorées : « On fait émerger plus facilement les littéraires ou les artistes. Parce que ce qui est compliqué, c’est que pour faire émerger des femmes scientifiques, il faut un peu l’être soi-même… » Questionnée sur l’intelligence artificielle, Michelle Perrot avoue ses lacunes dans le domaine et malgré tout, elle rebondit sur le sujet pour parler d’Alice Recoque, une pionnière oubliée de l’IA, qui fait l’objet d’un livre publié fin février (Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, de Marion Carré), dont elle signe la préface. « Au début de l’informatique, il y avait beaucoup de femmes car le secteur n’était pas encore valorisé. À partir du moment où ça devient plus mathématisé, plus huppé, les hommes reviennent. Et tant mieux qu’ils reviennent. Mais il faut faire attention car aujourd’hui, nous sommes à 80% d’hommes et 20% de femmes. Il faut dire aux filles et aux femmes de ne pas hésiter devant les carrières scientifiques, tout autant que devant toutes les choses qu’on pense masculines ! », conclut-elle. 

Un phare dans le jour comme dans la nuit, Michelle Perrot nous guide de ses bons mots et de ses analyses fines et précieuses. Son regard se porte là où, en général, la société le détourne pour ne pas voir ce qui saute aux yeux. Avec elle, on est serein-es et fort-es, accroché-es et passionné-es par son savoir et son art de la transmission. Un modèle pour de très nombreuses générations.

Célian Ramis

Broder le matrimoine

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Photo de deux femmes blanches qui brodent
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier…
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier… 

C’est l’histoire de Louise et dans cette histoire, il est question d’un chien avec qui il faut partager sa nourriture, d’un ogre qui veut la dévorer et à qui elle doit donner le pouce, de ses sept frères transformés en pigeons, de sa voix perdue, d’un amour rencontré, d’oiseaux tissés sur des rubans... Cette histoire, c’est celle du conte en vers Les sept frères de Jeanne Malivel qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse ont interprété durant l’été en français et en gallo dans une lecture théâtrale, au musée de Bretagne à Rennes, au musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc et à la Cité audacieuse à Paris, avant de convier les participant-e-s à un atelier de broderie sur du linge de maison. 

REVENDIQUER L’HÉRITAGE DES FEMMES

Par une belle journée estivale, elles s’attablent autour des motifs issus du conte, illustrés par Maïlis Michel. Sur une taie d’oreiller, un mouchoir, une serviette... elles vont pouvoir réaliser points arrière, points de tige, points de chainette, points de feston ou encore points de nœud pour tisser leurs ouvrages. Tandis que la brodeuse Delphine Guglielmini leur prodigue des conseils et s’attèle à donner les bases aux moins aguerries ou en guise de piqure de rappel, les femmes – sans que l’atelier soit en mixité choisie, ce jour-là, elles sont exclusivement des femmes – discutent entre elles et échangent autour de ce qu’elles ont pensé du conte, de celles qu’elles ont vu brodé durant leur enfance et de celles qui les ont initiées à cet art tombé, à tort, en désuétude.

Les temps de broderie créent une proximité favorable aux échanges. De par les propositions artistiques de la compagnie Sentimentale Foule, la comédienne et autrice Inès Cassigneul réhabilite la broderie au sein d’un matrimoine qu’elle défend et prône. On se souvient du travail, à la fois gigantesque et minutieux, de la carte géographique et de la tapisserie du jeu de l’oie, deux œuvres brodées en dehors et sur la scène dans le cadre de La carte d’Elaine et de Vierges maudites !, spectacles dans lesquels récit et broderie se mettent au service de la réécriture de la légende arthurienne d’Elaine d’Astolat. Un personnage secondaire et oublié. Invisibilisé. Comme l’a été Jeanne Malivel, artiste bretonne effacée de la mémoire régionale et nationale. Inès Cassigneul revendique l’héritage des femmes et convoque celles du passé et du présent pour ensemble tisser l’Histoire et sauvegarder le matrimoine.

« C’est compliqué de parler de la broderie sans en évoquer le côté féminin et sans en évoquer le côté oppressif puisque c’était fait pour garder les femmes sages, à la maison. », signale-t-elle. Sa mère tricotait, sa grand-mère brodait. Cette histoire de fil et de filles, Delphine Guglielmini l’a vécue également :

« J’ai même vu faire mon arrière-grand-mère ! Depuis petite, j’expérimente les arts du fil. Dès qu’une pelote se transforme, ça me passionne. Tricoteuses, couturières, brodeuses… Toutes sont des faiseuses ! »

Tantôt activité professionnelle, tantôt activité domestique. Parfois même les deux. Dévaluées financièrement et socialement parce que reléguées aux femmes et à l’artisanat. Et pourtant, cet art ancien et ce savoir-faire attribué au féminin recèle de vertus techniques et thérapeutiques aussi créatives qu’émancipatrices. 

TISSER DES LIENS

« Croiser écriture et broderie va de pair avec mon entrée dans l’écriture. Prendre le temps d’orner, de raconter des histoires… L’écriture a accompagné mon rapport à la broderie et j’ai eu besoin d’interroger cet héritage-là. », confie Inès Cassigneul. Avec L’Histoère Couzue, entre autre, elle fait sortir la broderie de l’espace domestique pour aller vers un ouvrage collectif. Elle poursuit : « Depuis 2017, on fait des spectacles intégrant cet art. C’est une réappropriation de cet artisanat féminisé et une réhabilitation du linge de maison. Dans les ateliers, chaque personne choisit un modèle différent et un support selon son goût, son envie, etc. Quelque chose de personnel s’exprime dans ce choix. Il y a une part de transmission importante. C’est un mélange de plein de femmes – parce que ce sont majoritairement des femmes qui viennent – pour broder. Parfois, des discussions émanent sur la condition féminine mais ce n’est pas un atelier de pensées féministes. Je préfère que ça vienne spontanément dans la conversation. Que ça vienne d’elles. L’idée, c’est d’être dans le lien. Avec Delphine, on injecte de la bienveillance et de la solidarité. »

La brodeuse, qui avait déjà pris part aux créations précédentes, est séduite instantanément par la démarche de l’autrice. La réflexion autour de la broderie, le ralentissement du temps pendant la pratique, les recherches autour de Jeanne Malivel, les discussions qu’elle définit comme « remarquables » constituent pour elle autant d’intérêt que le résultat. Elle est animée par « tout ce moment de transmission, de parlotte, de liens qui se tissent entre des inconnues qui brodent en commun. » Et puis, elle assiste à des moments suspendus : « Ça détend. Les participantes parlent du quotidien et ça va résonner chez les unes et les autres, même chez les silencieuses. L’une lance que sa grand-mère faisait ci ou ça et d’autres rebondissent. Ça nous fait du bien à nous aussi. Et ça fait du bien pour le matrimoine et l’histoire locale ! » Ce qui compte, c’est le ressenti provoqué. Ce que l’ouvrage a stimulé en elles. « On n’est pas dans l’excellence. Ce n’est pas le but. On cherche à désacraliser la pratique pour mieux se la réapproprier. Aller dans l’expressivité, ne pas défaire l’ouvrage… », ajoute Inès. 

UN ORCHESTRE QUI S’ACCORDE

Du chaos de l’expérimentation nait un moment de grâce. L’ouvrage méticuleux requiert concentration et rigueur. Les artistes dénouent la difficulté imposée par l’envie de perfection en rendant l’espace et la pratique accessibles et décontractées. L’important ici, c’est la participation au collectif. Delphine Guglielmini brode les points de départ, les participantes s’en emparent et apportent leur touche pour en faire un objet personnel et personnifié. « Je leur apprends les poings arrière, les points de tige, les points de chainette, et l’apothéose : le point de nœud. Ce qui est d’ailleurs antinomique car faire un nœud, c’est bafouiller. Mais non ! C’est joli un nœud. Ici, elles ont le droit au tâtonnement et à l’expérimentation. On leur confie un bout de tissu, je décortique les mouvements et elles en font ce qu’elles veulent. Elles font, refont, elles observent, elles refont encore. A force, elles trouvent leur propre écriture. », se réjouit-elle.

On les écoute, on s’enthousiasme. On assiste à un moment de joie et de bonheur d’être ensemble et de faire collectivement, tout en affirmant sa singularité. Elles écoutent, posent des questions, s’entraident, se donnent des conseils, interpellent Inès qui regardent avec attention leurs travaux, se lèvent et foncent sur Delphine, impatientes, pour lui demander des précisions. La magie opère : « C’est comme un orchestre qui s’accorde. Il y a beaucoup d’excitation, ça parle fort, ça discute broderie et souvenirs. Et puis, il y a un moment de silence. Autour de la table, elles ont partagé et là, elles se taisent. Ce n’est pas un silence lourd. C’est un silence très agréable. Un silence concentré. Elles se sentent en confiance, c’est un moment tout doux, où on est ensemble. C’est émouvant. »

L’esprit se détend. Le corps également. De la méditation active, comme le définit la brodeuse, qui permet de prendre de la distance face au stress du quotidien mais aussi du rythme effréné de nos sociétés de plus en plus productivistes. Ici, la réalisation de l’ouvrage peut rimer avec lâcher prise, temps long et développement des compétences douces. « On devient plus curieux, ça développe les qualités d’observation, d’écoute et ça améliore les rapports au monde et aux autres. », souligne-t-elle, en citant un exemple : « Je travaille dans un centre de formation à l’entreprenariat. Beaucoup font du tricot, du crochet, etc. Et j’ai eu un homme qui allait devenir papa, c’est lui qui fabriquait la couverture du bébé. Rien que d’être dans ce type de démarche fait qu’il va vivre différemment sa parentalité. »

UNE FIGURE MILITANTE ET IMPACTANTE

Par la broderie passe l’expression de soi. Par les choix, le style, les tissus, les points, etc. on fabrique, on crée, on personnalise. Le temps consacré à l’ouvrage et la concentration renforcent la capacité des un-e-s et des autres à résoudre certaines choses : « On a des pensées, des idées qui viennent. On ressasse, on trouve des solutions. Et puis c’est thérapeutique ! Personnaliser, c’est s’exprimer, c’est faire avancer le monde ! », scande Delphine Gugliemini. Se plonger dans une confection à long terme permet de laisser libre cours à son imagination et à ses réflexions. Inès Cassigneul s’immerge dedans : « Ça me donne la sensation de réparer quelque chose, des blessures, un manque, un vide… » Elle l’affirme et le revendique : « Oui, je reprends cet outil pour le questionner et pour me révolter ! »

Et de cette révolte jaillit la créativité collective. Et de cette révolte jaillit la sororité. Et de cette révolte jaillit le partage et l’envie de réhabiliter et de partager le matrimoine. Un matrimoine dont fait pleinement partie Jeanne Malivel, d’abord graveuse et peintresse « qui designait du mobilier ! » Nous sommes au début du XXe siècle et l’artisane-artiste, originaire de Loudéac, se proclame féministe. Elle étudie aux Beaux-Arts de Paris, rencontre de nombreux-ses artistes et devient professeure aux Beaux-Arts de Rennes. Elle lutte contre l’exode des bretonnes vers Paris en permettant aux jeunes filles de travailler sur des métiers à tisser. Elle fonde le mouvement Des Seiz Breur (Les Sept Frères) afin de participer à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes.

Broderie, faïence, gravures sur du mobilier en bois, ornements des tissus… Elle défend les techniques artisanales auxquelles elle se forme et les modernise, réinventant la culture bretonne dont elle s’inspire et dont elle prône le côté populaire. Sans oublier ce conte qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse lisent et interprètent au premier étage des Champs Libres, dans une partie du musée de Bretagne. « Écrire en gallo, c’est assez exceptionnel ! C’était une langue qui était très jugée. L’uniformisation de la langue a participé à dénigrer la culture rurale. Et elle, elle en a fait un grand ouvrage de mise en vers et d’édition ! Elle a permis de donner de la noblesse à cette langue sur le déclin. », rappelle l’autrice et comédienne. Fascinée et admirative de son parcours et de son engagement pluriel, Inès se passionne pour Jeanne Malivel, figure emblématique de l’artisanat et de la culture bretonne populaire, oubliée, ignorée, reléguée aux oubliettes de l’Histoire.

UN OUVRAGE COLLECTIF ET PUISSANT

L’Histoère couzue vient secouer l’absence, briser le silence, réparer les blessures infligées par le mécanisme de l’oubli et ses conséquences, combler le vide. Faire entendre le gallo, faire vibrer la mémoire de Jeanne Malivel, faire resurgir une époque, une manière d’être, une façon de vivre, un territoire et sa population, rendre justice à celles qui ont été dévalorisées en raison de leur sexe et de leur genre, mettre en mouvement et en sororité celles du présent qui reprennent le fil de l’Histoire pour réaliser leur propre ouvrage. Pour laisser une trace. « Broder des histoires, piquer, se plonger dans la confection, marquer leurs initiales… Les femmes ont laissé leurs traces sur leurs ouvrages ! », souffle Delphine Guglielmini.

Elle constate qu’aujourd’hui dans les arts bruts, une grande place est accordée au fil. Valorise-t-on davantage ce matériau utilisé majoritairement par les femmes jusqu’alors ? « Tout dépend des cultures. Par exemple, dans les pays d’Europe, dans les arts textiles, on voit bien que ce sont souvent les hommes qui sont exposés. En France, au niveau de la broderie, quasiment le seul nom qu’on entend, c’est celui de Pascal Jaouen. Il y a aussi des artistes brodeuses, comme Annette Messager, Nadia Berruyer, etc. Il faut aller les chercher ! Elles font souvent l’objet de plus petites expos. En Angleterre ou en Australie par exemple, on s’ouvre davantage et les femmes artistes textiles sont plus mises en valeur. », précise-t-elle. Elle poursuit : « La catégorisation hommes / femmes me dérange. On est des amoureux-ses du fil, des praticien-ne-s du fil. Il y a plein de critères qui entrent en compte, pas juste une histoire d’hommes et de femmes. Je viens du secteur de l’architecture et sur les chantiers, c’est encore compliqué en tant que femme. C’est la figure de l’autorité qui est à interroger ! Pourquoi certaines productions sont mises en valeur par rapport à d’autres ? »

La binarité, le système patriarcal, le productivisme capitaliste… doivent être remis en question pour laisser place au ressenti procuré par la réalisation de l’ouvrage, à la concentration requise par le travail minutieux du fil, à l’apprentissage des techniques et des langages qui constituent notre héritage commun. Broder le matrimoine pour faire corps avec notre passé et réinventer ensemble nos histoires pour la mémoire de demain. Un ouvrage jamais achevé, toujours vivant, mouvant, en perpétuelle construction, et surtout très puissant. 

Dans le cadre de la programmation 8 mars à Rennes, Inès Cassigneul proposera un atelier les 16 et 17 mars de 13h à 18h à la MJC Grand Cordel pour une réécriture brodée de la légende arthurienne d'Elaine d'Astolat.

A noter également, une conférence le 17 mars à 10h30, dans le cadre de la programmation 8 mars et du festival Rue des livres, sur "Jeanne Malivel et les Seiz Breur, figure d'un matrimoine breton d'avant-garde" (aux Cadets de Bretagne).

 

  • Broderies féministes
  • « J’adore la broderie féministe, les broderies anatomiques de vulves, la broderie militante ! On voulait faire un atelier broderie porno mais il y a eu le covid… Le militantisme passe par la créativité. », lance Inès Cassigneul. Reprendre des insultes sexistes, libérer les mentalités autour de la sexualité, déconstruire le tabou des règles, coudre des slogans militants, en se réappropriant une activité manuelle attribuée aux femmes et donc dévalorisée et déconsidérée pour cela… Il en va là du retournement du stigmate. Ce qui permet de questionner notre Histoire, notre place dans celle-ci et dans notre société actuelle, comme le décrit l’artiste Céline Tuloup : « En utilisant une pratique liée au confinement des femmes dans la sphère privée, j’opère un retournement de cet héritage par un basculement vers des questions politiques propre à la sphère publique, autrefois réservées aux hommes. De par ce croisement, mes réalisations questionnent aussi les stéréotypes de genre propre à notre époque contemporaine et relatif au système patriarcal dans lequel nous évoluons. » 
  • On retrouve ce processus chez Marnie Chaissac qui coud au fil rouge et à l’aiguille les figures féminines représentées sur des cartes postales, des catalogues d’exposition, des pages des Beaux-Arts… « Le fil rouge, couleur du sang, celui des blessures ou des menstrues, ligote les mains, couvre les visages ; il vient entraver les corps, clore lèvres et paupières, et crever les cœurs. L’aiguille laisse des impacts de son passage approximatif, blesse tissus et peaux. Avec son geste parfois maladroit, et ces portraits toujours cousus et recousus, elle souhaite comme souligner une vérité effacée, réhabiliter ou rendre hommage à ces figures. », peut-on lire dans le dossier de son exposition Plates Coutures, présentée en janvier 2023 à la MJC de Pacé aux cotés de la tapisserie d’Inès Cassigneul et des brodeur-euse-s. De nombreux comptes fleurissent sur les réseaux sociaux, et notamment Instagram sur lequel circulent les créations originales, inspirées et inspirantes des militant-e-s féministes qui valorisent le savoir-faire et la transmission de leurs ainées mais aussi transgressent l’ordre établi de l’image passive, sage et vieillotte de la broderie.

Célian Ramis

Visibiliser les silencié-e-s

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Sookie, femme noire qui danse sur la scène à l'occasion de l'événement Visibles
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Elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.
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Réduire la moitié de l’humanité au silence porte à conséquence. Effacer une partie de la société à travers les siècles porte à conséquence. Celle de croire en la légitimité de son invisibilité. Celle de penser que les personnes concernées n’ont ni histoires passées, ni récits à relater. Alors, elles prennent la parole, tendent le micro, montent sur scène, écrivent, transmettent et partagent. Pour rendre les femmes visibles et briser le schéma oppressif imposé par leur absence.

« Ce qu’il y a de plus redoutable dans l’invisibilisation des femmes, c’est qu’elle est invisible. », écrit la journaliste Lauren Bastide dans Présentes. Quelques pages et de nombreux chiffres plus loin, elle récapitule : « Les femmes sont invisibilisées partout où l’on produit de la connaissance, partout où l’on contribue à modeler l’inconscient collectif de la société. Et il ne peut pas y avoir de société juste si les représentations collectives se construisent en oubliant la moitié de l’humanité. » Ainsi, fin 2016, elle crée le célèbre podcast La Poudre pour faire entendre les voix, les discours, les réflexions, les engagements, les expertises, les revendications, les vécus, les analyses et les parcours des femmes. 

« Je les ai interviewées, détail important, sans les interrompre, ni leur expliquer la vie, ce qui est reposant dans un espace médiatique où tout être féminin doit composer, en permanence, avec les aléas du manterrupting (dû à ces hommes qui interrompent systématiquement les femmes) et du mansplaining (dû à ces hommes qui expliquent la vie aux femmes). Ces femmes à qui j’ai donné la parole, je les ai choisies extraordinaires, guerrières, créatrices, inspirées. Je voulais graver dans le marbre leurs accomplissements actuels pour que personne ne puisse les effacer ensuite. » 

MANQUE DE (RE)CONNAISSANCE

La question de la visibilité des femmes, à l’instar de la visibilité de toutes les personnes oppressées et marginalisées, constitue un enjeu majeur dans la lutte pour l’égalité entre les genres. L’Histoire est écrite par des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides, pour des hommes blancs hétéros cisgenres bourgeois valides. Elle exclut plus de la moitié de la population, la réduisant au silence, aux rôles secondaires, voire à la figuration. Les récits, qu’ils soient littéraires, cinématographiques ou encore médiatiques, sont articulés autour des hommes qui sont également experts sur les plateaux télévisés, dirigeants des grandes et moyennes entreprises, élus dans les lieux de décisions et de pouvoir… 

L’incidence entre l’apprentissage d’une Histoire à laquelle les femmes ne participent pas ou peu, le manque de représentations féminines dans les instances politiques, la presse, les arts et la culture ou encore le sport et l’absence de parité dans les événements publics, les comités de direction, les scènes conventionnées, les médias ou encore dans l’hémicycle, n’est ni anecdotique ni pure coïncidence. Loin de là.

« Les femmes ne sont pas suffisamment visibles et ne se sentent pas suffisamment légitimes. Elles manquent parfois de rôles modèles. »
souligne Fanny Dufour, fondatrice des Nouvelles Oratrices, entreprise de formations dédiées à la prise de parole des femmes. 

Et elles manquent souvent de reconnaissance. Si de nombreux films ne passent pas le test de Bechdel-Wallace (qui requiert d’avoir au moins 2 personnages féminins, nommés de la même manière que les personnages masculins, qui parlent entre elles d’un sujet autre que des hommes…), les articles de journaux sont des champions de cette invisibilisation. La spécialité : mentionner « Une femme », dans les titres, sans la nommer. L’outil de veille Meltwater révèle ainsi qu’en un mois – juin 2020 - 39 titres d’articles y ont eu recours. On lit par exemple que « Une femme (est) nommée à la Direction des missions d’exploration et d’opérations humaines à la Nasa », qu’il y a désormais « Une femme à la tête de l’École de l’air » et que « Pour la première fois de l’Histoire, le PDG le mieux payé du monde est une femme ». 

Kathryn Lueders, Dominique Arbiol et Lisa Su ne sont pas des cas isolés du processus de minimisation et d’effacement. Une page Wikipédia parodique a été créée en l’honneur d’Une femme, décrite comme « journaliste, dirigeante d’entreprise, chimiste, diplomate, économiste, évêque, rabbin, imam, physicienne, sportive de haut niveau, directrice sportive, pilote de chasse, brasseuse, ouvrière, autrice de bande dessinée, footballeuse, handballeuse, cheffe d’orchestre, DJ, directrice de musée, astronaute et femme politique possédant au moins une vingtaine de nationalités. » 

OÙ SONT LES FEMMES ?

Les hommes laissent leurs empreintes. Dans les exploits de guerre, la gouvernance des pays, la musique, la peinture, la littérature, les découvertes scientifiques, le cinéma. En couverture des médias, ils sont le monde d’après le Covid 19 (tout comme ils étaient le monde d’avant le Covid 19) et ils sont l’espoir de la Reconquête du cinéma français (tout comme ils étaient l’espoir de la Conquête du cinéma français). Ils représentent et symbolisent toute notre culture et nos références collectives. Ils sont le liant de toutes les civilisations passées et sociétés actuelles. 

« Où sont les femmes ? », interroge la comédienne Catherine Bossard, en projetant les photos de classe post conseil des ministres, post G20, post comité de direction d’une entreprise du CAC40… Réponse : « Derrière, sur les côtés ou absentes ! » Dans la Halle de la Brasserie, sur le mail Louise Bourgeois à Rennes, elle donne le ton à la première édition de Visibles, l’événement organisé en 2022 par Les Nouvelles Oratrices qui en avril 2023 a renouvelé l’expérience et reviendra en avril 2024, à l’Antipode. Ici, elles ont des prénoms, des noms, des visages, des corps, des émotions, des choses à dire, à raconter, à partager. Ici, elles montent sur scène et prennent la parole. 

Pour parler d’elles, pour parler d’autres femmes. Pour créer la rencontre, provoquer les discussions et les échanges, favoriser la prise de conscience. « Avoir un plateau composé exclusivement de femmes, c’est possible. La non mixité, ça interroge les gens alors que quand il s’agit de plateaux composés uniquement d’hommes, on ne se pose pas la question… À un moment, il faut faire des efforts pour tendre vers une parité systématique dans les événements et ça passe par des événements comme Visibles. », analyse Fanny Dufour, faisant référence, entre autres, aux conférences TedX, qu’elle a présidé à Rennes pendant plusieurs années. Prendre la licence TedX Women, elle y a pensé. 

« C’est une marque puissante mais enfermante. Je voulais qu’on puisse bouger les formats. Qu’il y ait des prises de paroles en solo, des interviews, des duos, etc. Parce que l’idée, c’est qu’elles se sentent à l’aise sur scène, c’est ça qui servira au mieux leurs propos. On veut faire notre événement. Avec des femmes invisibilisées dans la société et des femmes qui œuvrent pour visibiliser les femmes. », souligne la directrice des Nouvelles Oratrices. Elle part de ses intérêts personnels et élargit ensuite le champ d’action : 

« Pour montrer que les femmes sont partout. Ça concerne le monde de l’entreprise mais aussi de l’éducation, la politique, les médias, les réseaux sociaux, etc. Ce que j’espère, c’est que les gens repartent en ayant saisi ce qui a déclenché chez les unes et les autres l’envie de se rendre visible. Ou de rendre d’autres femmes visibles. C’est cette émulation-là que je veux. Et que l’on prenne conscience de la diversité des déclencheurs. Qu’est-ce qui fait franchir le pas à un moment donné ? Comment se sentir une femme forte et oser se lancer ? »

ÉNERGIE ET DÉTERMINATION

Dix femmes montent sur scène pour se raconter. La première, c’est Clothilde Penet, 34 ans, elle vit à Marseille et, depuis 2 ans, elle fait du krump, une danse qu’elle a choisie et pour laquelle elle a passé des mois et des mois à observer les danseurs. Elle relate son parcours, son obstination, sa persévérance. Le rituel de la cage, le regard des danseurs, la colère qui monte, le lâcher prise, la transcendance. Elle ressent l’énergie. Elle ne baissera jamais les bras. Elle intègre sa famille de krump. Les questions qu’elle pose résonnent en chacun-e : 

« Comment tu es toi-même dans une discipline qui a déjà plein de codes ? Comment tu deviens visible alors que tu as peur jusqu’au bout des doigts ? » 

Elle tape du pied, plie les genoux, fixe un point d’horizon, elle recommence, elle tape du pied, de l’autre pied, elle envoie un uppercut, elle percute nos viscères de sa volonté et détermination, elle répète les pas de bases. Sans cesse. Elle ajoute des mouvements de bras, elle active son corps avec maitrise. Elle teste, expérimente. Elle n’abandonne jamais. « Dans le krump, je peux être moche, monstrueuse, faire des grimaces. Ça change des endroits où il fallait être sage et fermer sa gueule. J’ai peur de ne pas être à la hauteur, j’ai peur de vos regards sur moi. J’ai peur de ma vulnérabilité comme de ma puissance, j’ai peur d’être essoufflée quand j’ai des choses à dire. » Silence. 

Elle nous coupe le souffle, elle nous bouleverse. Son vécu, on le transpose. Son vécu, il résonne. Il diffère de celui d’Aicha et pourtant, il le croise. Algérienne âgée de 55 ans, elle se dit traversée par 3 choix essentiels dans sa vie : être autonome financièrement, divorcer, quitter son pays pour s’installer en France. Son bac S en poche, elle se marie à 18 ans pour satisfaire ses parents. Son époux refuse sa poursuite d’études, elle devient mère l’année suivante. Elle apprend la couture et en cachette, gagne de l’argent grâce à ça. Deux accouchements plus tard, elle ouvre son atelier et embauche des ouvrières. Elle divorce. Tant pis si c’est mal vu ! 

En 2017, elle rencontre son mari et l’année d’après, quitte l’Algérie. Aicha s’installe à son compte en 2020, juste avant le confinement. « J’ai un handicap, je marche avec une canne. En mars 2022, j’ai dû trouver un travail après une formation. J’ai choisi d’accompagner les personnes en situation de handicap dans la recherche d’un emploi. Ce qui m’a aidée, c’est mon ambition et le soutien de mes proches. Sans oublier les stages pratiques que j’ai fait en insertion. » Elle le dit, elle n’avait pas confiance en elle au départ mais avec le temps, la motivation et la formation, elle a développé et acquis les compétences nécessaires. « Je me suis reconvertie. Je me suis ouverte et intéressée aux autres. On a toutes des capacités à quitter, recommencer à zéro et choisir sa vie. »

RENDRE VISIBLE L’INVISIBLE

Sur la scène, les intervenantes brisent le silence et les tabous. Brisent l’absence de pluralité des modèles et des trajectoires. C’est ainsi qu’Hélène Pouille, facilitatrice graphique depuis 9 ans, et Anne-Cécile Estève, photographe depuis 15 ans, partagent l’espace. La première a lancé un blog féministe. La seconde, une association nommée Diapositive, autour de la photographie thérapeutique. Elle réalise à travers l’exposition Mue – pour laquelle elle a photographié les corps de femmes atteintes du cancer du sein – que cela participe à leur réparation et contribue à changer leur regard sur leur propre corps. 

Hélène Pouille aussi s’intéresse à une maladie qui touche principalement les femmes : le cancer du col de l’utérus. Son projet s’intitule Frottis chéri à la suite du diagnostic posé, en sortant d’un banal rendez-vous gynéco, du papillomavirus. « C’est un nom limite mignon. », rigole-t-elle. De l’humour et du dessin mais surtout beaucoup d’informations composent le fascicule illustré qu’elle a créé : « Parce que ce n’est pas naturel encore aujourd’hui de parler de ça et de rendre visible le fait qu’on a une IST… Et d’ailleurs, le prochain sujet que je veux traiter de cette manière-là, c’est la vie sexuelle et affective des personnes âgées. » Chacune trouve sa place au croisement de ses qualités professionnelles et de ses engagements. Et ça fait du bien. Beaucoup de bien. 

« La légitimité, ça a été le problème de toute ma vie. J’ai mis beaucoup de temps à me sentir légitime. Déjà j’ai mis 20 ans à me sentir photographe. Je m’approprie enfin le terme d’artiste. Je suis tellement à ma place aujourd’hui ! », scande, soulagée, Anne-Cécile Estève. Fière et puissante. 

ALTÉRITÉ ET RENCONTRE

Sans se connaître, des ponts se construisent. Quitterie et Myriam, elles, se côtoient depuis plusieurs années déjà et partagent ici leur rencontre. Celle de deux femmes qui n’ont a priori rien en commun. Myriam est de nationalité indéterminée, très probablement palestinienne. Elle vit dans un orphelinat jusqu’à ses 3 ans environ et a « la chance d’être adoptée par ses parents de cœur ». Quitterie est née en France « avec une cuillère en argent dans la bouche » et est adoptée elle aussi par des familles de cœur, au pluriel, car au total, elle compte 6 parents autour d’elle. Myriam subit le racisme à l’école puis les violences conjugales. Elle est une « femme violée et battue » mais surtout « pas abattue ». Quitterie n’a pas vécu ou subi les mêmes violences. 

Être femmes les réunit. Chacune poursuit le récit de ce qui l’a amenée en résistance. « Je suis devenue une guerrière grâce aux paroles de Jacques Prévert et aux récits de ma mère. », signale Myriam. « Aimer une femme m’a sorti de la tyrannie de la norme. », poursuit Quitterie. Résist-tente est le nom de la pièce que joue Myriam, dans laquelle elle raconte sa vie dans la rue. Quitterie assiste à la représentation : « En la rencontrant, les préjugés que j’avais sont tombés. Les SDF sont soudain devenu-e-s visibles à mon regard. » Elles sont toutes les deux engagées dans l’action pour la dignité et le respect de tous les êtres humains. Elles sont toutes les deux engagées dans la lutte contre le patriarcat. 

« Notre rencontre nous a transformées. L’altérité et la rencontre enrichissent la vie. », concluent-elles, avant que Sookie ne vienne secouer les corps légèrement ensuqués au contact des chaises. L’idée qu’elle met en pratique dans ses stages : danser comme dans les clips. Celui de Britney Spears, en l’occurrence. De quoi se sentir reine du dancefloor et des fantasmes.

Autant que Judith Duportail qui rêve d’une vie de glamour et de cocktails et qui télécharge Tinder, réfléchissant à sa phrase de présentation : « 5 étoiles sur Blablacar ». Elle annonce la couleur : « Je ne m’étais jamais sentie aussi désirable. Ça n’a pas duré. » Elle est journaliste et va mener une enquête très approfondie sur l’algorithme de l’application : « Nous avons tous une note secrète de désirabilité sur Tinder. J’ai décidé de partir en quête de ma note. » Elle accède ainsi à toutes les informations collectées à son sujet par le site de rencontre : 804 pages précisément. Ses données personnelles, toutes les conversations, les matchs, la manière de s’exprimer, les sujets évoqués… Tout contribue à ce que Tinder catégorise les participant-e-s, bien évidemment, en fonction du sexe et du genre. 

« La communication de Tinder se base sur une prétendue libération des femmes alors que leurs algorithmes créent des couples où l’homme est toujours supérieur à la femme soit en matière d’âge, soit en matière de catégorie socio-professionnelle et donc supérieur financièrement… Exactement pareil que dans la société hétérosexuelle… », lâche Judith Duportail, hypnotisante de vitalité. 

FAVORISER L’EXPRESSION DES FILLES ET DES FEMMES

Elle aussi citoyenne engagée, Marie Blandin plante le décor de son plaidoyer : « Imaginons un diner chez des amis, l’ambiance est excellente. Vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un cambriolage dont vous avez été victime. Tout le monde vous comprend. Imaginons le même diner mais vous avez envie de partager une expérience personnelle… sur un inceste dont vous avez été victime. Cela crée un malaise. » En tant qu’avocate, quand elle parle à son entourage d’une affaire de divorce, on raffole des détails. Mais quand il s’agit d’une affaire de violences à l’encontre d’une femme ou d’un enfant, on lui dit qu’elle plombe l’ambiance. 

« En 2022, il y a encore des choses qu’on peut dire ou pas. »
constate Marie Blandin, avocate.

Pourtant, deux élèves par classe, en moyenne, sont victimes de violences. Le plus souvent, dans le cadre familial. « Difficile d’en parler, le fléau perdure ! », scande-t-elle, avant d’impulser son discours vers le collectif. Tout le monde peut agir en apprenant à un enfant que la politesse consiste à dire bonjour et non obligatoirement à faire un bisou ou un câlin, en apprenant à un enfant les mots exacts qui désignent les différentes parties de son corps et en apprenant à un enfant que son corps lui appartient, à lui et à lui seul. 

Quasiment deux heures se sont écoulées et c’est à la marraine de Visibles de conclure. Najat Vallaud-Belkacem, ex ministre des Droits des femmes, de l’Education Nationale et actuelle directrice de l’ONG One, fait un tour d’horizon qui n’est pas sans rappeler celui de Catherine Bossard. Dans les conseils de défense, des hommes ! Sur les couvertures de magazines, des hommes ! Sur les plateaux télévisés et débats entre experts, des hommes ! Dans les métiers essentiels, des femmes ! Elle parle d’un « choc » de ne jamais leur donner la parole et dénonce « l’invisibilisation et l’absence des femmes dans les lieux de décisions. » Il n’y a pourtant « rien de mieux que de les mettre autour de la table pour les prendre en considération. » Néanmoins, elle pointe les conséquences sous-jacentes à la visibilité des femmes : 

« Même quand les femmes prennent la parole et se rendent visibles, elles se prennent la violence des réseaux sociaux. Souvent, elles se retirent de la scène, de la visibilité et de l’oralité qu’elles avaient en étant sur la scène. Et ça, c’est particulièrement dangereux car les droits à l’expression des femmes reculent ! »

LA PUISSANCE DES PODCASTS

Faire entendre les voix des concernées devient un enjeu majeur dans l’égalité des sexes et des genres. Une urgence. Depuis plusieurs années, les podcasts se multiplient. Facilité d’accès, simplicité technique, gratuité de l’écoute… Les ingrédients sont réunis pour tendre le micro et diffuser massivement, à travers les réseaux sociaux, les témoignages des personnes sexisées et plus largement des personnes oppressées et minorées. Des outils dont se saisissent Aminata Bléas Sangaré et Suzanne Jolys qui le 1er octobre 2022 ont organisé la première édition du festival Haut Parleuses, à l’Hôtel Pasteur à Rennes, et se sont ensuite attelées à la construction d’une deuxième édition, à l’automne 2023. 

L’occasion de valoriser toutes celles qui l’ouvrent, toutes celles qui disent et toutes celles qui permettent de parler. Et c’est ainsi que dans l’espace Lauren Bastide a lieu la conférence réunissant Marine Beccarelli, historienne et co-créatrice de la série radiophonique Laisse parler les femmes, diffusée sur France Culture, et Aurélie Fontaine, journaliste et fondatrice du podcast Breton-nes et féministes. Toutes les deux expriment « l’aspect parisiano-centré » des médias. Et évoquent « le manque de parole de l’ordinaire. » Alors, Marine Beccarelli et 3 consœurs sont parties à travers la France, en milieu urbain comme en milieu rural, à la rencontre des femmes du quotidien : 

« Pour les 8 épisodes, on a décidé de ne pas choisir nos interlocutrices en amont. L’idée, c’était d’aller dans des lieux et de donner la parole à des femmes de milieux différents, d’âges différents, etc. » 

Aurélie Fontaine acquiesce. De retour il y a quelques années dans le Finistère, elle souhaite explorer son territoire sous l’angle du féminisme et « laisser la parole et faire entendre des femmes qui n’ont pas forcément conscientisé ou intellectualisé le féminisme. » Croiser les voix, multiplier les regards, rendre compte de la diversité des profils, de la pluralité des parcours. Transmettre des vécus et des récits peu relatés dans la presse. « Il y a un problème au niveau de la formation des journalistes. Dans les rédactions, on manque de pluralisme social. Ce sont majoritairement des hommes blancs, hétéros, parisiens, de 40 – 50 ans… Ils ont des biais de genre, des visions et des formations élitistes. La formation en alternance permet d’amener des étudiant-e-s qui n’ont pas les moyens financiers pour les écoles de journalisme… », analyse Aurélie, rejointe par Marine : 

« Dans les représentations, il y a peu de diversité. Dans l’animation des émissions, comme dans les invité-e-s. » 

Alors, oui, la puissance des podcasts retentit du côté des personnes silenciées. Tout comme les réseaux sociaux offrent un medium immense de visibilité et de diffusion rapide et massive de cette visibilité. « Pouvoir rencontrer ces femmes, les écouter et les faire entendre à la radio, ça nous a bouleversées et émues. Cette expérience m’a transformée et a eu un impact fort dans ma vie et dans mon sentiment de légitimité. Les retours qu’on a eu nous donnent envie de continuer ! », s’enthousiasme Marine Beccarelli. La journaliste, Aurélie Fontaine, partage son émotion : « En fait, ça me procure des sensations opposées. Je ressens de la colère car on constate à quel point on est encore loin de l’égalité. Mais je ressens aussi beaucoup de joie de rendre visibles ces femmes, de donner de la représentativité à cette parole dans l’espace public. »

Pour parvenir à l’égalité, la société a besoin d’entendre les voix et les parcours de celles qu’on a intimé de taire, de celles que l’on a réduit au silence, de celles que l’on a enfermé dans l’espace privé, relégué à la maternité, conditionné à l’infériorité… « Le vent souffle dans les branches et toutes les feuilles de la forêt émettent des sons différents, des froissements soyeux, des crissements secs. Et si je tends l’oreille, il y a parmi les bruits du vent des histoires qui, un temps, ont été jamais-dites mais qui ont fini par venir à la parole. Parce que Toni Morrison. Parce que Maya Angelou, Monique Wittig. Parce que Maryse Condé, Sarah Kane, Virginie Despentes, Leonora Miano, Zoe Leonard, Rosa Montero, Zadie Smith, Anne Carson, Chimamanda Ngozi Adichie… Leurs noms et leurs voix, un peu partout au milieu des arbres, une assemblée de Guérillères, comme une autre forêt, mouvante, que je peux emporter avec moi sur le chemin du retour… jusqu’à la table où je me remets à écrire. », conclut Alice Zeniter dans son livre Je suis une fille sans histoire, adapté par l’autrice également sur les scènes des théâtres. Raconter, donner à entendre, visibiliser. Pour que toutes aient une histoire.  

 

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