Célian Ramis

Révéler l'intimité d'un corps déclassé

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Corinne Lepage, dans son spectacle À nos corps politiques
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Dans À nos corps politiques, il est question de genre, de validisme, de lutte des classes, de tabous, d’injonctions mais aussi de résilience, de beauté et de créativité. Un pas de côté pour évacuer la charge des normes et pour célébrer les identités plurielles.
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Comment devient-on une femme ? C’est quoi une femme ? Ça ressemble à quoi une femme dont le handicap est invisible ? Dans la pièce À nos corps politiques, de Corinne Lepage, il est question de genre, de validisme, de lutte des classes, de vieillesse, de tabous, d’injonctions mais aussi de résilience, de beauté et de créativité. Un pas de côté pour évacuer la charge des normes rigides et nombreuses et pour célébrer les identités plurielles.

Allongée au sol, elle lit King Kong Théorie de Virginie Despentes, avant de fredonner L’hymne des femmes. Sur la scène, figurent aussi Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, L’arbre de Dianed’Alejandra Pizarnik, De chair et de fer – vivre et lutter dans une société validiste de Charlotte Puiseux ou encore Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. « On ne nait pas femme, on le devient. Ce n’est pas une donnée naturelle, c’est le résultat d’une histoire », scande l’autrice d’un des essais féministes les plus marquants du XXe siècle. Cet extrait, qui résonne dans la pièce, c’est le départ d’une longue interrogation pour Corinne Lepage, éducatrice populaire, autrice et comédienne, qui livre ici un spectacle autobiographique militant, sensible et percutant. 

DES CONSTRUCTIONS SOCIALES

Assignée fille à la naissance, son genre est étiqueté dans son prénom. Moquée dès l’enfance pour sa très petite taille, elle est rapidement « recalée, déclassée, rétrogradée ». En réponse, elle développe « un drôle de caractère », assorti d’une « légitimité à l’ouvrir », à encaisser les coups et à les rendre à travers l’humour. Elle a compris le pouvoir des mots mais ceux qu’on ne dit pas, ceux que l’on tait, va pourtant venir se graver et s’inscrire dans son corps. Gamine, elle attend, intriguée, de devenir femme, sans savoir ce que cela implique.

« Une dépossession qui me rendait spectatrice de moi-même », une injonction à se forger et à se construire à travers le regard des autres et en particulier, le regard des hommes ainsi que leurs fantasmes et projections. « J’ai fait de mon mieux mais en hurlant parfois de douleur et d’incompréhension », raconte-t-elle.

Son fil rouge, c’est la construction sociale du genre féminin, les injonctions, aussi paradoxales soient-elles, les tabous, les violences, etc. qui régissent la catégorie Femme dans son aspect le plus réducteur et toxique. Dans sa narration, Corinne Lepage entremêle tout ça avec d’autres oppressions et aborde le validisme et la lutte des classes. Un père ouvrier et syndicaliste et une mère institutrice et adhérente au Parti socialiste. Les discussions animées autour des émissions télévisées politiques. Le licenciement de son père et le changement des corps. Elle voit celui de son père « se courber, les vacances se raréfier et la peur s’installer ». Elle relate la destruction des corps par le capitalisme et le patriarcat. La politique et les décisions prises par les différents gouvernements n’impactent pas les classes sociales et les corps des concerné-es de la même manière. 

RÉCIT D’UN CORPS DÉPOSSÉDÉ

Ainsi, elle veut venger sa classe, ne pas la trahir et la porter en étendard, en utilisant son corps comme arme politique. Son corps à elle qui n’est pas conforme à ce que l’on attend puisqu’il est porteur d’un handicap qui l’empêche de marcher selon la norme des valides et de porter des talons selon la norme des hommes blancs cisgenres hétérosexuels.

« Je suis un corps biologique de sexe féminin à talons plats. J’avais fini par m’en foutre ! »

Le système patriarcal broie les âmes et les corps et chacun-e intègre son rôle et sa place. Corinne grandit et se construit dans l’idée que son rapport à son propre corps ne lui appartient pas. Son image ne dépend pas d’elle, son corps non plus. Alors, elle monte sur la balance, remonte sur la balance, s’obsède de cette balance et s’en rend malade, à vomir son repas, à se vomir soi-même au final : « Maitriser, maigrir, c’est euphorique ! On devient invisible, plus légère ! » Finis les seins, finies les fesses, exit les signaux corporels d’appartenance au genre féminin : « Je ne veux pas être une femme, je ne sais pas être une femme, ni une mère d’ailleurs. Le monde des femmes me fait peur. Et encore plus celui des hommes. »

IMBRICATION DES DOMINATIONS

L’écriture est à la fois percutante et enveloppante. Le récit nous happe et nous tient en haleine. Parce qu’il résonne à certains endroits de nos existences mais aussi parce qu’il délivre des chemins escarpés et des embuches qui nous sont étrangères. C’est la force de ce spectacle. D’une vie quasiment commune de femme face aux difficultés de son genre et de son quotidien réduit au silence et aux souffrances imposées par le patriarcat et le capitalisme, elle met en exergue et en puissance les mécanismes de domination qui s’entrecroisent et s’enlacent inlassablement dans une danse étourdissante et une chorégraphie millimétrée à la violence près. 

Le vertige survient. « Injonctions paradoxales, délégitimation de mon travail, invisibilisation de mon travail, manipulation, chantage à l’emploi, isolement, peur, peur, peur. Burn out. Il leur aura fallu 10 ans pour mettre le feu à mon corps, pour l’évincer, l’éjecter, l’anéantir, le rendre inutile ». C’est le récit d’un corps aliéné, d’un esprit asservi par le temps et par la société qui attend des représentations précises de ce que doit être une femme, de ce que doit être une personne handicapée, de ce à quoi doit ressembler une personne en dépression. Une femme handicapée en dépression. Cette femme « devenue floue à soi-même » qui doit s’adapter aux normes et leurs limites pour entrer dans les cases d’un monde patriarcal et néolibéral et espérer survivre. 

ŒUVRE INTIME ET COLLECTIVE

L’intime est politique et Corinne Lepage le démontre ici dans une mise à nu émancipatrice et empouvoirante. Dans son cheminement autour des dominations et de ses imbrications, l’autrice et comédienne dévoile une identité plurielle, tissée au fil de son histoire et de sa construction. Elle a 48 ans, elle est une femme blanche, cisgenre, hétéra, handicapée, mère célibataire diplômée d’une maitrise de philosophie et vivant en milieu rural et elle se raconte devant nous, consciente que selon ses composantes, elle est privilégiée ou entravée. Elle sort du silence pour rendre l’invisible visible, pour interroger et décortiquer la manière dont on performe le genre au quotidien, pour donner à voir un corps qui vieillit et se libère, malgré le tabou qui entoure la ménopause, des injonctions. 

La beauté opère. Celle des mots de Corinne Lepage, accompagnée de Clémence Aurore en regard extérieur, celle de cette mise en scène à la fois épurée et à la fois riche de tous les symboles et messages qui la composent, celle de cette minutieuse observation et de cette plongée au cœur des rouages du patriarcat et du capitalisme pour mieux s’en détacher et s’en extirper. Intime, le récit vient bousculer l’ordre établi et constitué l’expérience collective des personnes marginalisées, mises au ban d’une société à déconstruire pour un avenir inclusif et sans violences. « Quelle chance de ne pas être ce qu’on attendait d’être ! », s’exclame la protagoniste. Une ode à l’acceptation de soi.

 

  • Proposé par l’association d’éducation populaire Cridev, le spectacle À nos corps politiques était présenté à la MIR le 12 mars dernier, dans le cadre du mois de mars à Rennes.

Célian Ramis

Broder le matrimoine

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Photo de deux femmes blanches qui brodent
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier…
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Dans cette histoire, il est question de fil, de relations à nouer, de personnages prêts à en découdre mais aussi de lignées de filles oubliées et de langues à délier… 

C’est l’histoire de Louise et dans cette histoire, il est question d’un chien avec qui il faut partager sa nourriture, d’un ogre qui veut la dévorer et à qui elle doit donner le pouce, de ses sept frères transformés en pigeons, de sa voix perdue, d’un amour rencontré, d’oiseaux tissés sur des rubans... Cette histoire, c’est celle du conte en vers Les sept frères de Jeanne Malivel qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse ont interprété durant l’été en français et en gallo dans une lecture théâtrale, au musée de Bretagne à Rennes, au musée d’art et d’histoire de Saint-Brieuc et à la Cité audacieuse à Paris, avant de convier les participant-e-s à un atelier de broderie sur du linge de maison. 

REVENDIQUER L’HÉRITAGE DES FEMMES

Par une belle journée estivale, elles s’attablent autour des motifs issus du conte, illustrés par Maïlis Michel. Sur une taie d’oreiller, un mouchoir, une serviette... elles vont pouvoir réaliser points arrière, points de tige, points de chainette, points de feston ou encore points de nœud pour tisser leurs ouvrages. Tandis que la brodeuse Delphine Guglielmini leur prodigue des conseils et s’attèle à donner les bases aux moins aguerries ou en guise de piqure de rappel, les femmes – sans que l’atelier soit en mixité choisie, ce jour-là, elles sont exclusivement des femmes – discutent entre elles et échangent autour de ce qu’elles ont pensé du conte, de celles qu’elles ont vu brodé durant leur enfance et de celles qui les ont initiées à cet art tombé, à tort, en désuétude.

Les temps de broderie créent une proximité favorable aux échanges. De par les propositions artistiques de la compagnie Sentimentale Foule, la comédienne et autrice Inès Cassigneul réhabilite la broderie au sein d’un matrimoine qu’elle défend et prône. On se souvient du travail, à la fois gigantesque et minutieux, de la carte géographique et de la tapisserie du jeu de l’oie, deux œuvres brodées en dehors et sur la scène dans le cadre de La carte d’Elaine et de Vierges maudites !, spectacles dans lesquels récit et broderie se mettent au service de la réécriture de la légende arthurienne d’Elaine d’Astolat. Un personnage secondaire et oublié. Invisibilisé. Comme l’a été Jeanne Malivel, artiste bretonne effacée de la mémoire régionale et nationale. Inès Cassigneul revendique l’héritage des femmes et convoque celles du passé et du présent pour ensemble tisser l’Histoire et sauvegarder le matrimoine.

« C’est compliqué de parler de la broderie sans en évoquer le côté féminin et sans en évoquer le côté oppressif puisque c’était fait pour garder les femmes sages, à la maison. », signale-t-elle. Sa mère tricotait, sa grand-mère brodait. Cette histoire de fil et de filles, Delphine Guglielmini l’a vécue également :

« J’ai même vu faire mon arrière-grand-mère ! Depuis petite, j’expérimente les arts du fil. Dès qu’une pelote se transforme, ça me passionne. Tricoteuses, couturières, brodeuses… Toutes sont des faiseuses ! »

Tantôt activité professionnelle, tantôt activité domestique. Parfois même les deux. Dévaluées financièrement et socialement parce que reléguées aux femmes et à l’artisanat. Et pourtant, cet art ancien et ce savoir-faire attribué au féminin recèle de vertus techniques et thérapeutiques aussi créatives qu’émancipatrices. 

TISSER DES LIENS

« Croiser écriture et broderie va de pair avec mon entrée dans l’écriture. Prendre le temps d’orner, de raconter des histoires… L’écriture a accompagné mon rapport à la broderie et j’ai eu besoin d’interroger cet héritage-là. », confie Inès Cassigneul. Avec L’Histoère Couzue, entre autre, elle fait sortir la broderie de l’espace domestique pour aller vers un ouvrage collectif. Elle poursuit : « Depuis 2017, on fait des spectacles intégrant cet art. C’est une réappropriation de cet artisanat féminisé et une réhabilitation du linge de maison. Dans les ateliers, chaque personne choisit un modèle différent et un support selon son goût, son envie, etc. Quelque chose de personnel s’exprime dans ce choix. Il y a une part de transmission importante. C’est un mélange de plein de femmes – parce que ce sont majoritairement des femmes qui viennent – pour broder. Parfois, des discussions émanent sur la condition féminine mais ce n’est pas un atelier de pensées féministes. Je préfère que ça vienne spontanément dans la conversation. Que ça vienne d’elles. L’idée, c’est d’être dans le lien. Avec Delphine, on injecte de la bienveillance et de la solidarité. »

La brodeuse, qui avait déjà pris part aux créations précédentes, est séduite instantanément par la démarche de l’autrice. La réflexion autour de la broderie, le ralentissement du temps pendant la pratique, les recherches autour de Jeanne Malivel, les discussions qu’elle définit comme « remarquables » constituent pour elle autant d’intérêt que le résultat. Elle est animée par « tout ce moment de transmission, de parlotte, de liens qui se tissent entre des inconnues qui brodent en commun. » Et puis, elle assiste à des moments suspendus : « Ça détend. Les participantes parlent du quotidien et ça va résonner chez les unes et les autres, même chez les silencieuses. L’une lance que sa grand-mère faisait ci ou ça et d’autres rebondissent. Ça nous fait du bien à nous aussi. Et ça fait du bien pour le matrimoine et l’histoire locale ! » Ce qui compte, c’est le ressenti provoqué. Ce que l’ouvrage a stimulé en elles. « On n’est pas dans l’excellence. Ce n’est pas le but. On cherche à désacraliser la pratique pour mieux se la réapproprier. Aller dans l’expressivité, ne pas défaire l’ouvrage… », ajoute Inès. 

UN ORCHESTRE QUI S’ACCORDE

Du chaos de l’expérimentation nait un moment de grâce. L’ouvrage méticuleux requiert concentration et rigueur. Les artistes dénouent la difficulté imposée par l’envie de perfection en rendant l’espace et la pratique accessibles et décontractées. L’important ici, c’est la participation au collectif. Delphine Guglielmini brode les points de départ, les participantes s’en emparent et apportent leur touche pour en faire un objet personnel et personnifié. « Je leur apprends les poings arrière, les points de tige, les points de chainette, et l’apothéose : le point de nœud. Ce qui est d’ailleurs antinomique car faire un nœud, c’est bafouiller. Mais non ! C’est joli un nœud. Ici, elles ont le droit au tâtonnement et à l’expérimentation. On leur confie un bout de tissu, je décortique les mouvements et elles en font ce qu’elles veulent. Elles font, refont, elles observent, elles refont encore. A force, elles trouvent leur propre écriture. », se réjouit-elle.

On les écoute, on s’enthousiasme. On assiste à un moment de joie et de bonheur d’être ensemble et de faire collectivement, tout en affirmant sa singularité. Elles écoutent, posent des questions, s’entraident, se donnent des conseils, interpellent Inès qui regardent avec attention leurs travaux, se lèvent et foncent sur Delphine, impatientes, pour lui demander des précisions. La magie opère : « C’est comme un orchestre qui s’accorde. Il y a beaucoup d’excitation, ça parle fort, ça discute broderie et souvenirs. Et puis, il y a un moment de silence. Autour de la table, elles ont partagé et là, elles se taisent. Ce n’est pas un silence lourd. C’est un silence très agréable. Un silence concentré. Elles se sentent en confiance, c’est un moment tout doux, où on est ensemble. C’est émouvant. »

L’esprit se détend. Le corps également. De la méditation active, comme le définit la brodeuse, qui permet de prendre de la distance face au stress du quotidien mais aussi du rythme effréné de nos sociétés de plus en plus productivistes. Ici, la réalisation de l’ouvrage peut rimer avec lâcher prise, temps long et développement des compétences douces. « On devient plus curieux, ça développe les qualités d’observation, d’écoute et ça améliore les rapports au monde et aux autres. », souligne-t-elle, en citant un exemple : « Je travaille dans un centre de formation à l’entreprenariat. Beaucoup font du tricot, du crochet, etc. Et j’ai eu un homme qui allait devenir papa, c’est lui qui fabriquait la couverture du bébé. Rien que d’être dans ce type de démarche fait qu’il va vivre différemment sa parentalité. »

UNE FIGURE MILITANTE ET IMPACTANTE

Par la broderie passe l’expression de soi. Par les choix, le style, les tissus, les points, etc. on fabrique, on crée, on personnalise. Le temps consacré à l’ouvrage et la concentration renforcent la capacité des un-e-s et des autres à résoudre certaines choses : « On a des pensées, des idées qui viennent. On ressasse, on trouve des solutions. Et puis c’est thérapeutique ! Personnaliser, c’est s’exprimer, c’est faire avancer le monde ! », scande Delphine Gugliemini. Se plonger dans une confection à long terme permet de laisser libre cours à son imagination et à ses réflexions. Inès Cassigneul s’immerge dedans : « Ça me donne la sensation de réparer quelque chose, des blessures, un manque, un vide… » Elle l’affirme et le revendique : « Oui, je reprends cet outil pour le questionner et pour me révolter ! »

Et de cette révolte jaillit la créativité collective. Et de cette révolte jaillit la sororité. Et de cette révolte jaillit le partage et l’envie de réhabiliter et de partager le matrimoine. Un matrimoine dont fait pleinement partie Jeanne Malivel, d’abord graveuse et peintresse « qui designait du mobilier ! » Nous sommes au début du XXe siècle et l’artisane-artiste, originaire de Loudéac, se proclame féministe. Elle étudie aux Beaux-Arts de Paris, rencontre de nombreux-ses artistes et devient professeure aux Beaux-Arts de Rennes. Elle lutte contre l’exode des bretonnes vers Paris en permettant aux jeunes filles de travailler sur des métiers à tisser. Elle fonde le mouvement Des Seiz Breur (Les Sept Frères) afin de participer à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes.

Broderie, faïence, gravures sur du mobilier en bois, ornements des tissus… Elle défend les techniques artisanales auxquelles elle se forme et les modernise, réinventant la culture bretonne dont elle s’inspire et dont elle prône le côté populaire. Sans oublier ce conte qu’Inès Cassigneul et Anton Aguesse lisent et interprètent au premier étage des Champs Libres, dans une partie du musée de Bretagne. « Écrire en gallo, c’est assez exceptionnel ! C’était une langue qui était très jugée. L’uniformisation de la langue a participé à dénigrer la culture rurale. Et elle, elle en a fait un grand ouvrage de mise en vers et d’édition ! Elle a permis de donner de la noblesse à cette langue sur le déclin. », rappelle l’autrice et comédienne. Fascinée et admirative de son parcours et de son engagement pluriel, Inès se passionne pour Jeanne Malivel, figure emblématique de l’artisanat et de la culture bretonne populaire, oubliée, ignorée, reléguée aux oubliettes de l’Histoire.

UN OUVRAGE COLLECTIF ET PUISSANT

L’Histoère couzue vient secouer l’absence, briser le silence, réparer les blessures infligées par le mécanisme de l’oubli et ses conséquences, combler le vide. Faire entendre le gallo, faire vibrer la mémoire de Jeanne Malivel, faire resurgir une époque, une manière d’être, une façon de vivre, un territoire et sa population, rendre justice à celles qui ont été dévalorisées en raison de leur sexe et de leur genre, mettre en mouvement et en sororité celles du présent qui reprennent le fil de l’Histoire pour réaliser leur propre ouvrage. Pour laisser une trace. « Broder des histoires, piquer, se plonger dans la confection, marquer leurs initiales… Les femmes ont laissé leurs traces sur leurs ouvrages ! », souffle Delphine Guglielmini.

Elle constate qu’aujourd’hui dans les arts bruts, une grande place est accordée au fil. Valorise-t-on davantage ce matériau utilisé majoritairement par les femmes jusqu’alors ? « Tout dépend des cultures. Par exemple, dans les pays d’Europe, dans les arts textiles, on voit bien que ce sont souvent les hommes qui sont exposés. En France, au niveau de la broderie, quasiment le seul nom qu’on entend, c’est celui de Pascal Jaouen. Il y a aussi des artistes brodeuses, comme Annette Messager, Nadia Berruyer, etc. Il faut aller les chercher ! Elles font souvent l’objet de plus petites expos. En Angleterre ou en Australie par exemple, on s’ouvre davantage et les femmes artistes textiles sont plus mises en valeur. », précise-t-elle. Elle poursuit : « La catégorisation hommes / femmes me dérange. On est des amoureux-ses du fil, des praticien-ne-s du fil. Il y a plein de critères qui entrent en compte, pas juste une histoire d’hommes et de femmes. Je viens du secteur de l’architecture et sur les chantiers, c’est encore compliqué en tant que femme. C’est la figure de l’autorité qui est à interroger ! Pourquoi certaines productions sont mises en valeur par rapport à d’autres ? »

La binarité, le système patriarcal, le productivisme capitaliste… doivent être remis en question pour laisser place au ressenti procuré par la réalisation de l’ouvrage, à la concentration requise par le travail minutieux du fil, à l’apprentissage des techniques et des langages qui constituent notre héritage commun. Broder le matrimoine pour faire corps avec notre passé et réinventer ensemble nos histoires pour la mémoire de demain. Un ouvrage jamais achevé, toujours vivant, mouvant, en perpétuelle construction, et surtout très puissant. 

Dans le cadre de la programmation 8 mars à Rennes, Inès Cassigneul proposera un atelier les 16 et 17 mars de 13h à 18h à la MJC Grand Cordel pour une réécriture brodée de la légende arthurienne d'Elaine d'Astolat.

A noter également, une conférence le 17 mars à 10h30, dans le cadre de la programmation 8 mars et du festival Rue des livres, sur "Jeanne Malivel et les Seiz Breur, figure d'un matrimoine breton d'avant-garde" (aux Cadets de Bretagne).

 

  • Broderies féministes
  • « J’adore la broderie féministe, les broderies anatomiques de vulves, la broderie militante ! On voulait faire un atelier broderie porno mais il y a eu le covid… Le militantisme passe par la créativité. », lance Inès Cassigneul. Reprendre des insultes sexistes, libérer les mentalités autour de la sexualité, déconstruire le tabou des règles, coudre des slogans militants, en se réappropriant une activité manuelle attribuée aux femmes et donc dévalorisée et déconsidérée pour cela… Il en va là du retournement du stigmate. Ce qui permet de questionner notre Histoire, notre place dans celle-ci et dans notre société actuelle, comme le décrit l’artiste Céline Tuloup : « En utilisant une pratique liée au confinement des femmes dans la sphère privée, j’opère un retournement de cet héritage par un basculement vers des questions politiques propre à la sphère publique, autrefois réservées aux hommes. De par ce croisement, mes réalisations questionnent aussi les stéréotypes de genre propre à notre époque contemporaine et relatif au système patriarcal dans lequel nous évoluons. » 
  • On retrouve ce processus chez Marnie Chaissac qui coud au fil rouge et à l’aiguille les figures féminines représentées sur des cartes postales, des catalogues d’exposition, des pages des Beaux-Arts… « Le fil rouge, couleur du sang, celui des blessures ou des menstrues, ligote les mains, couvre les visages ; il vient entraver les corps, clore lèvres et paupières, et crever les cœurs. L’aiguille laisse des impacts de son passage approximatif, blesse tissus et peaux. Avec son geste parfois maladroit, et ces portraits toujours cousus et recousus, elle souhaite comme souligner une vérité effacée, réhabiliter ou rendre hommage à ces figures. », peut-on lire dans le dossier de son exposition Plates Coutures, présentée en janvier 2023 à la MJC de Pacé aux cotés de la tapisserie d’Inès Cassigneul et des brodeur-euse-s. De nombreux comptes fleurissent sur les réseaux sociaux, et notamment Instagram sur lequel circulent les créations originales, inspirées et inspirantes des militant-e-s féministes qui valorisent le savoir-faire et la transmission de leurs ainées mais aussi transgressent l’ordre établi de l’image passive, sage et vieillotte de la broderie.

Célian Ramis

Exploration des désirs, censure patriarcale et libération des femmes

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Anne-Laure Paty entrelace son rapport au désir sexuel aux relations et vécus d’autres femmes pour faire émerger la pluralité des possibles, silenciés et contraints au tabou et aux injonctions patriarcales.
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Dans Désirs Plurielles, Anne-Laure Paty entrelace son rapport au désir sexuel aux relations et vécus d’autres femmes pour faire émerger la pluralité des possibles, silenciés et contraints au tabou et aux injonctions patriarcales.

« Une tension entre état présent et ce vers quoi tu voudrais aller », « Devenir complétement débile », « Quand tu as envie de la personne », « On ne désire pas les personnes de la même façon… Physique, psychique… De la tête au cœur, au sexe » Ici, Il est question d’amour, d’épanouissement, de corps, de sexe, de fantasmes, d’absence, de doute, de lâcher prise, de tension, de joie, de frissons. À travers une mise en scène épurée, la comédienne Anne-Laure Paty prête sa voix, et mêle la sienne, aux récits de Sandrine, Michèle, Inès, Catherine, Audrey, Nolwenn, Martha, Anne-Françoise, Colette, Justine ou encore Camille, Léa, Céline, Vanessa, Selma et Delphine. 

« Le désir dérange. On ne l’apprend pas aux petites filles. On les éduque à être des objets » Leurs témoignages résonnent à mesure que la comédienne extirpe de différentes boites des objets symbolisant de près ou de loin le rapport au désir de la personne concernée. Photo de mariage, collier de perles, shooters, talons aiguilles, sac à main, bougie ou encore collants… ils sont liés à leurs histoires personnelles, cristallisent la séduction, évoquent le passé et les éventuelles difficultés, sans oublier les tabous et les injonctions dont la sexualité est imprégnée. 

LA NÉCESSITÉ DE S’EXPRIMER

Créé fin 2022, le spectacle Désirs Plurielles nait d’une enquête réalisée auprès de 25 femmes et d’une nécessité personnelle, ressentie par Anne-Laure Paty. « En 2020, on a lancé le projet autour d’une grille d’entretiens abordant la question des femmes et de leur relation aux désirs à travers l’axe du transgénérationnel, du rapport à la transgression et du vécu », souligne la comédienne. Résultat : 25 témoignages, 40 heures de dérush… et une matrice globale pour écrire le spectacle. Elle poursuit : « Après ma première grossesse, le sujet du désir était très compliqué pour moi. J’ai fait une thérapie et c’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse un spectacle ! » Dire sa relation au désir passe aussi par l’exploration des ressentis d’autres femmes. Parce que si ce rapport au désir est intime, il relève également d’une expérience collective pour les jeunes filles et femmes grandissant et se construisant dans une société patriarcale. 

De l’éducation genrée à la culture du viol, le corps des femmes est assailli d’obligations-interdictions permanentes auxquelles répondre et se plier constitue une violence permanente et inouïe. « Ce qui m’intéresse, c’est après le spectacle – qui est une forme courte de 35 minutes – pouvoir échanger avec le public autour des thématiques abordées », précise Anne-Laure Paty dont la volonté est de créer, à chaque représentation et en présence de la metteuse en scène Leslie Evrad, un espace et un lieu de discussions autour des sexualités et du rapport que chaque individu, majoritairement des femmes, entretient avec ses désirs.

DÉSIRS, FÉMININ PLURIEL

La pièce vient briser les tabous, rompre le silence, interroger l’impact des stéréotypes patriarcaux sur la sexualité des femmes, bousculer la singularité de sa représentation. Dans un univers coloré et une ambiance feutrée, les voix s’élèvent. Pour dire le poids des traditions et des injonctions, pour dire le lâcher prise, pour dire l’ivresse quand le désir surgit après l’abnégation de la maternité, pour dire l’éveil sensoriel et la joie d’un désir festif et spontané, pour dire les chemins de travers, pour dire l’émancipation. Sur le plateau, une comédienne, des objets, des récits et des questions. La multiplicité des témoignages et expériences emportent les spectateur-ice-s dans une exploration profonde des sexualités, des imaginaires et des possibles. 

 

  • Spectacle présenté le 21 novembre à la Maison de quartier Villejean, à Rennes. Prochaine date : Le 20 décembre, à 19h30, à La Cordée, Rennes.

Célian Ramis

Algues vertes, entre chaos et résilience

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À travers l’exposition Algues maudites, a sea of tears, l’artiste photographe Alice Pallot présente sa vision d’un futur proche autour de la problématique des algues vertes et interroge l’omerta autour du sujet.
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À travers l’exposition Algues maudites, a sea of tears, l’artiste photographe Alice Pallot présente sa vision d’un futur proche autour de la problématique des algues vertes et interroge l’omerta autour du sujet. De la Belgique à la Bretagne, en passant par l’Occitanie, elle a réalisé un travail collaboratif en partenariat avec des militant-e-s écologistes et des scientifiques.

Il y a, dans les tableaux d’Alice Pallot, de la poésie, de l’onirisme. Mais aussi du monstrueux et du flippant. C’est une histoire horrifique. Celle de l’effondrement de la biodiversité, impactée par l’humain et sa capacité à détruire son environnement. En Bretagne, dans les eaux littorales comme dans certains fleuves, les algues vertes prolifèrent. Pollution visuelle et pollution olfactive, elle est aussi mortelle lorsqu’elle relâche de l’hydrogène sulfuré (gaz H2S) qui, hautement concentré, devient toxique et fatal. Une arme résultant des déchets de l’agriculture intensive et du réchauffement climatique. Dans la bande dessinée Algues vertes – l’histoire interdite, la journaliste Inès Léraud – accompagnée par Pierre Van Hove aux illustrations – relate une enquête hyper documentée au cœur du lobby de l’agroindustrie bretonne et de l’omerta qui plonge les expert-e-s dans le silence, laissant le danger se propager. 

UNE HISTOIRE PEU DOCUMENTÉE EN IMAGES

Choquée par la lecture de cette BD, Alice Pallot se lance dans des recherches sur Internet. « Je me suis renseignée et pour un tel enjeu, il n’y avait pas grand chose sur le sujet. Du point de vue de la photo, la documentation était faible en tout cas ! », explique-t-elle. Elle se souvient de quelques photos d’animaux morts. « Mais si on ne connait pas le sujet, qu’on n’habite pas en Bretagne par exemple, on ne sait pas qu’il y a une omerta », ajoute Alice Pallot qui habite et travaille entre Bruxelles et Paris. Pourtant, elle va vite y goûter à la loi du silence : « Un jour, sur la plage, j’étais toute seule et je prenais des photos des algues. Une personne m’a interpelée et a appelé la police pour me dénoncer. J’ai eu un peu peur… » Elle souhaite alors entreprendre sa propre investigation. A travers sa propre lecture de la problématique. 

La série Algues maudites, a sea of tears se développe dans le cadre de la résidence 1 + 2 à Toulouse, mêlant travail artistique et travail scientifique. Aller sur le terrain, observer, prélever, échantillonner, analyser et restituer. Dans une optique de transmission, vulgarisation et prise de conscience, elle choisit son médium de prédilection : la photographie et, au travers d’une narration spécifique, invente à partir de faits réels un scénario d’anticipation. Aux côtés de militant-e-s écologistes breton-ne-s et de chercheur-euse-s toulousain-e-s, elle trace son sillon entre le réel et la fiction, pour en faire ressurgir le morbide et la beauté, le vert et le noir, le vivant et la putréfaction.

Au plus près du sujet, elle embarque dans l’aventure auprès de l’association Sauvegarde du Trégor Goëlo Penthièvre, en baie de Saint-Brieuc. L’objectif ? « Aller comprendre, sentir la problématique », souligne la photographe. C’est là qu’elle capte et crée les images d’une plage rouge, sur laquelle « les algues ont proliféré en masse et où il n’y a plus assez d’oxygène dans les sols pour la biodiversité. » Elle part d’un invisible néfaste et toxique pour imaginer le futur : « Les algues vertes sont présentes même quand on ne les voit pas. Je ne fais pas de retouches sur les photos, je ramasse des déchets, comme les algues et des bouteilles et je créé, à partir de ça, un univers science-fictionnel. »

AU-DELÀ DU SILENCE, LA RÉSILIENCE DE LA NATURE

Elle veut parler de l’invisibilité de la toxicité des algues vertes, du manque d’informations de certain-e-s passant-e-s, de l’omerta flagrante, du travail des scientifiques. « Comme je n’avais pas le droit de montrer les images de leur travail officiellement, j’ai recréé des scènes par le prisme de la fiction, en demandant à des modèles de refaire les gestes. Je ne voulais pas perpétuer l’omerta à mon tour », explique Alice Pallot qui souhaite également présenter la vision d’une algue verte : « Elles sont diabolisées mais ce n’est pas leur matière qui est toxique. C’est la réaction au soleil et aux déchets de l’agriculture intensive. » Au fil de la narration, l’artiste photographe offre un regard qu’elle définit « désanthropocentré ». Elle dézoome le propos de l’intervention humaine et de ses conséquences sur l’environnement pour réduire la focale sur les micro-organismes vivants passés au microscope : « Ils sont en mode pause, par manque d’oxygène par exemple, mais ils vont revivre lorsqu’ils auront les bonnes conditions. On voit là la résilience de la part de certains organismes ! » 

En récréant, avec l’aide du CNRS de Toulouse, les marées vertes dans des zones réduites, elle a pu les observer et en photographier les échantillons. Force est de constater que le résultat de la prolifération des algues ressemble de très près à des figures extraterrestres. « Pas du tout ! », rigole Alice Pallot. « Il s’agit d’escargots et autres organismes. L’idée est de questionner les conditions d’habitabilité de la Terre. C’est drôle et humain. Et surtout, ça montre la résilience ! La situation est ce qu’elle est mais à côté, il y a de belles choses. C’est un peu une beauté malade ! » Pour elle, les algues vertes, c’est une histoire d’urgence, clairement, mais dans laquelle on peut trouver de l'espoir.

UN UNIVERS ESTHÉTIQUE POUR RÉVÉLER LA PROBLÉMATIQUE

Et puis, elle expérimente. En faisant pousser des algues sur des tirages. Plus précisément, sur une photographie d’un marcassin mort, intoxiqué par les algues vertes en 2011 : « C’est important de montrer l’invisible en photographie. D’utiliser le pouvoir narratif de la photo pour donner autre chose. C’est aussi un autre moyen de se poser des questions. » L’esthétique comme appât. La création visuelle pour embellir le sujet afin d’attirer les spectacteur-ice-s et d’attiser leur curiosité jusqu’au point de bascule. Le moment où ils et elles se rendent compte que derrière l’image léchée se trouve un animal mort, tué par le gaz toxique d’une masse d’algues vertes. 

L’esthétisation du sujet peut poser problème. Notamment dans les milieux militants qui cherchent à dénoncer la réalité de la situation. « Sur Instagram aujourd’hui, ce sont les belles images qui dominent. J’utilise le pouvoir esthétique de l’image pour poser questions. Ça permet aussi de créer de l’empathie. Et l’empathie permet de créer des conversations, de la synergie collective et par la suite, de l’action. Le sujet est fort et l’image doit elle aussi être super forte ! », conclut Alice Pallot. 

 

  • Présentée à l’université Rennes 2 (à la Chambre claire) jusqu’au 15 décembre dans le cadre du cycle Verdoyons ! et de la première édition du festival photographique Glaz, dont la thématique est axée autour de l'urgence.

Célian Ramis

Secouer le tabou du post partum

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Les militantes féministes s’emparent d’un sujet longtemps silencié, minimisé ou biaisé et dévoilent témoignages et astuces démontrant l’adversité et la diversité des situations et des vécus. Libérer la parole, l’écoute et faire circuler l’information.
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La claque ! C’est souvent le terme employé par les personnes ayant accouché et découvrant, dans un mélange d’émotions, de fatigue et d’ignorance, le post partum, période suivant « la délivrance », à laquelle la plupart des nouveaux parents ne sont préparés ni mentalement ni physiquement. Les militantes féministes s’emparent d’un sujet longtemps silencié, minimisé ou biaisé et dévoilent témoignages et astuces démontrant l’adversité et la diversité des situations et des vécus. Surtout, elles entendent libérer la parole, l’écoute et faire circuler l’information.

Quinze jours après son accouchement, l’humoriste Camille Lellouche publie sur les réseaux sociaux une photo d’elle dans une cabine d’essayage. Elle écrit avec ironie : « J’ai essayé un jean. 3 tailles au dessus de ma taille, il me va nickel #Postpartum » Sur le cliché, elle pose en soutien-gorge et pantalon, qu’elle n’arrive pas à boutonner, dévoilant son ventre et la ligne légèrement foncée de grossesse encore présente. Actuellement, dans la société, la question est obsédante : la nouvelle mère a-t-elle retrouvé sa ligne ? L’injonction tonne. Elle est le cœur d’une tempête d’éléments qui se déchainent. Le post accouchement est un tourbillon pour de nombreux parents qui font face à une nouvelle réalité à laquelle rien ne les prépare. La confrontation entre le vécu imminent et l’image sacralisée de la Mère épanouie avec son nourrisson suscite chez certain-e-s des ravages conséquents. Libérer la parole autour des vécus, visibiliser les expériences et ressentis et montrer la pluralité et la diversité des situations sont les objectifs du #MonPostPartum, lancé en 2020 par Morgane Koresh, Ayla Saura, Masha Sexplique, toutes les trois autrices du livre Nos post-partum – Un guide pour accompagner en douceur les mois de l’après-accouchement et Illana Weizman.

LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT

Le bébé pleure, la mère se réveille. Elle sort de son lit et marche difficilement jusqu’aux toilettes. Il faut laver les points dus à la déchirure ou à l’épisiotomie, aller remplir le flacon au lavabo, remettre une protection périodique, enfiler à nouveau la couche filet avant d’aller nourrir le nouveau-né… Le 9 février 2020, la publicité de Frida Mom, spécialisée dans les produits post accouchement, est censurée par la chaine américaine ABC le soir de la 92e cérémonie des Oscars. Finalement, le spot est diffusé sur le compte Instagram de la marque qui précise qu’il n’y a là aucun caractère violent, politique ou sexuel, ni même religieux, obscène ou pro-armes. Mais il est jugé trop « graphique », trop « cru ». Pourtant, il dévoile simplement la vie d’une femme fraichement rentrée de la maternité, le ventre encore bombé et alourdi, ainsi qu’une cicatrice à vif au niveau de la vulve et du sang qui s’écoule de l’utérus. En clair, il brise le tabou du post-partum et à l’instar de celui des menstruations, ça ne se fait pas.

La mannequin Ashley Graham ne tarde pas à réagir à la polémique et s’affiche sans filtre après la naissance de ses jumeaux. Sur son compte Instagram, elle publie une photo d’elle en culotte de maternité, vergetures et cellulite apparentes et poils sous les bras, assortie d’une punchline bien sentie : « Levez la main si vous ne saviez pas que vous changeriez aussi vos propres couches ! » Elle poursuit : « Après toutes ces années dans la mode, je n’aurais jamais cru que les couches pour adultes seraient mes nouveaux sous-vêtements fétiches, mais nous y sommes ! Personne ne parle de la période de récupération et de guérison que traversent les nouvelles mamans. Je voulais montrer qu’il n’y a pas que des arcs-en-ciel et des papillons ! » Illana Weizman, sociologue et militante féministe, enclenche la même démarche. Tout comme Morgane Koresh, Masha Sexplique et Ayla Saura. « On s’est alors mises en contact toutes les quatre et on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire ensemble. On a lancé le hashtag et puis ça a été le déferlement ! », se souvient Ayla Saura, libraire et co-fondatrice de La nuit des temps, à Rennes, et militante féministe. Plusieurs dizaines de milliers de témoignages affluent sur les réseaux sociaux avec l’empreinte du #MonPostPartum :

« On a halluciné de l’ampleur que ça prenait ! On a eu des interviews et des articles dans toute la presse francophone. C’était la preuve que les femmes avaient besoin de ça pour ne pas se sentir seules. »

DES RESSOURCES POUR S’INFORMER

De son côté, la sociologue Illana Weizman publie en 2021 l’essai Ceci est notre post-partum et du leur, Ayla Saura, Morgane Koresh et Masha Sexplique rédigent depuis Rennes, Tel Aviv et Nîmes le guide Nos post-partum, paru en 2022 aux éditions Mango. Parce que clairement, l’information manque. Dans les commentaires et les témoignages, nombreuses sont celles qui expriment leur désespoir après coup de n’avoir reçu aucun cours sur le post-partum lors des séances de préparation à l’accouchement, que certaines sages femmes intitulent désormais « Préparation à l’accouchement et à la parentalité » afin d’englober quelques notions sur la période qui suivra la naissance. Mais là encore, ce n’est pas suffisant.

« Quand on a fait le livre, on avait toutes des enfants en bas âge. Ma fille avait quelques mois, on était dedans ! On a questionné nos mamans mais elles ont oublié cette période. Elles ont occulté. Et je me rends compte avec le temps que moi-même j’oublie. Et pourtant, j’ai vécu un accouchement traumatique. En parlant avec la sage femme, elle m’a dit qu’elle m’en avait parlé du post-partum. Mais je crois quand même que ce n’est pas assez abordé. Et si tu cherches des infos dessus, en effet, tu ne trouves pas grand chose. », réagit Ayla Saura. Les recherches mènent souvent à la dépression post-partum. Uniquement. Et résument cette période à 6 à 8 semaines suivant l’accouchement. Mais qu’en est-il des post-partum qui s’étalent sur deux années ? De l’absence d’attachement face à son nouveau né ? De l’écoulement de sang continu pendant plusieurs semaines ? De l’incapacité à marcher ? De la douleur à chaque passage aux toilettes ? Des picotements dus aux points de suture ? De la fatigue intense, des traumas émotionnels, de la chute hormonale, du miroir reflétant un corps étranger, des engueulades (très/trop) fréquentes dans le couple, de l’envie de secouer le bébé pour le faire taire, des seins durs comme de la pierre, des crevasses aux aréoles, du lait qui coule à chaque fois que vous pensez à votre enfant ou qu’il s’approche de vous avec la faim au ventre, des fuites urinaires quand vous éternuez ou riez, des pressions du périnée sur la vulve et on en passe ?

Dans Nos post-partum – Un guide pour accompagner en douceur les mois après l’accouchement, on trouve toutes ces notions par ordre alphabétique. Accessibilité, allaitement, amour pour son bébé, bébé secoué, couple et baby clash, dépression, deuil périnatal, estime de soi, identité, kilos, lectures, mort inattendue du nourrisson, périnée, retour au travail, saignements… figurent parmi les chapitres abordés et développés, dans lesquels on trouve des ressources sous la forme de QR code - permettant d’accéder à des sites délivrant des informations complémentaires et détaillées – et surtout des messages déculpabilisants, basés sur la liberté et le droit de choisir. Le droit de faire comme on veut et comme on peut. « J’ai eu l’idée de l’abécédaire qui permettait de lister les mots essentiels et de se répartir les sujets par affinité. C’est un livre doudou, qui fait du bien, dans lequel on peut piocher les passages qui nous intéressent. Après l’accouchement, j’étais incapable de lire un livre de A à Z. On a voulu le faire le plus complet possible avec des liens vers des articles, vers des podcasts, etc. », commente Ayla Saura. Le guide se veut pratique et rempli de conseils et astuces apprises au débotté, sur le fil de l’expérience de la parentalité avec tout ce que cela implique en terme émotionnel et physique, sans oublier la charge mentale qui en découle.

BRISER LE TABOU POST-PARTUM

Informer les personnes concernées apparaît comme essentiel pour briser ce qu’Illana Weizman appelle le tabou du post-partum. « Les choses ne vont pas changer du jour au lendemain, car ce tabou est très ancré. On parle d’un système qui est en place depuis des siècles voire des millénaires. », indique-t-elle dans une interview accordée au Huffington Post, en février 2021. Le savoir constitue une forme de pouvoir. La création de la médecine moderne, née en parallèle d’une chasse aux sorcières ténue et destructrice, a pourtant dépossédé les femmes de leurs connaissances concernant leur propre corps. Et partout dans la société règne l’image virginale de la Sainte-Mère, entourée de blanc et d’un halo lumineux inondant l’air et l’espace. Force est de constater qu’il est quasiment impossible de détruire la vision enchanteresse de la maternité, celle-ci ayant été essentialisée dans le genre féminin par les idéaux patriarcaux, auxquels s’ajoute désormais l’injonction productiviste du capitalisme.

En résumé, la femme, nouvelle mère, remplit son rôle reproductif et doit également satisfaire les besoins de rentabilité économique du pays et donc retourner bosser avec la même hargne. « Le patriarcat et le capitalisme voudraient qu’on ferme nos gueules et qu’on soit toujours aussi productives qu’avant la grossesse. Mais entre les douleurs ligamentaires, le mal de dos, les reflux gastriques, le fait d’être essoufflées au moindre mouvement, potentiellement les nausées et les vomissements, puis tout ce qui survient lors du post-partum, ce n’est pas possible. J’ai mis du temps à accepter que ça déborde sur mon travail, à accepter que ma fille était là, que j’allais mal dormir, qu’elle allait être malade, que j’avais envie de passer du temps avec elle et être contente qu’elle prenne du temps et de la place dans ma vie. », souligne Ayla. Elle pointe du doigt le manque d’écoute, de compassion et de compréhension. Face aux professionnel-le-s de la santé mais pas que. La société étant imprégnée des stéréotypes entourant la grossesse et la maternité, les femmes qui cassent l’image d’épanouissement et d’accomplissement sont marginalisées et clouées au pilori des mauvaises mères.

« Si l’on se plaint de certains éléments de la maternité, on est considérées comme de mauvaises mères. Si des femmes osent dire qu’elles ne veulent pas d’enfants, elles sont vues comme des étrangetés. », précise la sociologue. Les difficultés existent, elles sont multiples et exacerbées par le tabou et l’injonction au silence et au sourire d’apparat, elles se répercutent sur la santé mentale et physique des personnes concernées. D’où l’importance de créer des espaces pour en parler, de diffuser le plus largement possible les informations et témoignages, d’interpeler les pouvoirs publics pour améliorer la prise en charge et l’accompagnement des personnes ayant accouché et réformer les congés parentaux pour une meilleure répartition des tâches. 

CHANGER LES REPRÉSENTATIONS

Parce que 28 jours ne suffisent pas aux co-parents face à cette nouvelle vie. Parce que plusieurs semaines ne suffisent pas, en général, à récupérer d’un accouchement et à appréhender ce nouveau corps. Parce que la « bébé box » prévue par le gouvernement ne pallie pas au manque d’informations en termes de post-partum. « On pourrait quand même nous en parler un peu plus à la maternité. On nous donne une liste de choses à amener, on pourrait nous donner une liste de choses à prévoir pour la sortie. On pourrait nous donner une brochure d’information, nous donner une pipette par exemple pour s’arroser la vulve avant de faire pipi… Bien sûr, on peut vivre toute sa grossesse sans se renseigner, ce n’est pas obligatoire. Je sais que moi, j’en avais besoin. C’est aussi un moyen de lutter contre les violences gynécologiques et obstétricales. », signale la co-autrice du guide Nos post-partum. Un titre au pluriel, comme dans le livre d’Illana Weizman, qui souligne l’importance de montrer la diversité et la pluralité des expériences.

Parce qu’aucune femme ne vit le même post-partum. Il est nécessaire et indispensable de faire évoluer les représentations et de désacraliser le post-accouchement, à l’instar de tout le travail de déconstruction réalisé et encore en cours autour des menstruations afin d’en lever le tabou, la portée culpabilisante et la précarité inhérente. Au sein du guide, c’est Morgane Koresh qui illustre la couverture et les chapitres. Les personnes dessinées sont racisées, voilées, en couple lesbien, ont le crâne rasé, sont grosses, tatouées, en culotte de maternité, endeuillées, en couche filet, ont le ventre rond, sont souriantes, au bord des larmes, parfois en pleurs, etc. Elles sont multiples et différentes, tant dans leurs morphologies que dans leurs expressions, leur religion ou non, leur couleur de peau, leur orientation sexuelle, etc. L’écriture y est également inclusive. Mais pas tout le temps : « Ayant voulu que ce livre soit le plus inclusif possible, nous utilisons le point médian lorsque la situation s’y prête. Mais il arrive que nous parlions spécifiquement des mères, car certaines injonctions pèsent davantage sur elles. »

Les vécus sont variés, les voix également, les visages et les identités de genre aussi. D’où l’importance d’une campagne comme celle du Planning Familial qui a fait couler tant d’encre et de souffrance dans une vague transphobe décomplexée. Pour rappel, l’affiche, réalisée par Laurier The Fox, montrant un homme enceint a été la cible d’attaques virulentes en août 2022. En finir avec le discours binaire, sortir du silence, donner la parole et écouter les personnes concernées, valoriser les vécus et expériences, prendre en compte et en considération les récits de post-partum dans leurs réalités toutes entières.

PARTAGER LES RÉFLEXIONS ET LES VÉCUS

Certain-e-s témoignent de difficultés qui s’entrelacent et ne les lâchent plus. D’autres, en revanche, vivent parfaitement et pleinement ce bouleversement. La plupart n’en parlent pas, pensant être seules face aux obstacles qui se présentent et s’accumulent. Par peur de passer pour de mauvaises mères. De mauvaises femmes. « Je pensais ressentir une vague d’amour, comme je l’avais lu, mais ça n’a pas été le cas. Il était là, je le regardais, mais j’étais surtout très fière de ce que je venais d’accomplir. J’avais une sensation de puissance de dingue, qui ne m’a pas lâchée pendant longtemps. Après cette longue nuit de travail, je me suis endormie sur le canapé au moment des soins, avec Ferdinand sur moi. J’étais épuisée par les 2h de poussée. Quelques heures après, la sage-femme est partie, nous laissant un peu hébétés face à ce qui nous arrivait. », relate Eve Simonet dans une interview publiée sur le site de Parlons maman.

Sa surprise face au manque d’informations, au sentiment d’isolement, l’absence d’amour pour son bébé à la naissance, la phobie d’impulsion… la pousse à s’interroger sur ce vécu traumatisant : « Avec du recul, j’aurais aimé savoir en amont qu’on peut ressentir tous ces sentiments, que c’est normal. J’aurais voulu qu’on me prévienne que j’allais avoir besoin d’aide, j’aurais pu en demander à mes parents ou prévoir une liste de docteurs à proximité. J’aurais aussi pu préparer des repas à l’avance. En fait, c’est trop peu de se préparer pendant son congé maternité, on ne peut pas tout organiser en quelques semaines. Mais ça on ne le dit pas. » Face à l’image de Wonder Woman et de Super Maman délivrée en permanence dans les médias, les publicités, livres, séries et films, etc., pas étonnant que les concernées déchantent, culpabilisent et craquent.

Les bouleversements secouent et les injonctions qui planent en permanence et en parallèle sont trop nombreuses. Trop pesantes. Eve Simonet, initiatrice des Clubs Poussettes, en fait un documentaire, intitulé Post partum, allant à la rencontre d’autres personnes souhaitant s’exprimer sur la question : « Je me suis mis en tête de proposer un contenu informatif, pédagogique et didactique sur ce moment de chamboulement vécu par quasiment la moitié de l’humanité. La violence de mon propre post-partum m’a convaincu de ne pas lâcher ce projet. De ne pas le lâcher et même de le réaliser. » Résultat en mars 2022 : 4 épisodes d’une trentaine de minutes chacun, donnant à voir et à entendre les centaines de parents et de professionnel-le-s rencontré-e-s durant 12 mois, en France et à l’étranger.

Briser le silence, briser le tabou, briser l’isolement. Mettre en avant les changements, la liberté d’agir, le droit de faire autrement, signifier la perte de repères, la stupéfaction face à un corps que l’on ne reconnaît plus mais aussi face à une personnalité qui se dévoile, celle du parent. Accepter les difficultés, pouvoir les dire, échanger autour des vécus et ressentis. Et puis aussi s’autoriser l’épanouissement et/ou la frustration, parfois les deux mélangés, sentir sa puissance et la faire jaillir. Ou pas. 

S’AFFRANCHIR DU JUGEMENT

« L’écriture du livre et le hashtag m’ont permis de recréer une identité de femme féministe. Je me sentais hyper seule en tant que parent et féministe. C’est un peu tabou ça aussi. En France, le féminisme a œuvré pour la régulation des naissances et la liberté de choisir et c’est une très bonne chose. Mais les mères ont un peu été écartées des réflexions féministes. », confie Ayla Saura. Heureusement, des associations comme Parents & Féministes voient le jour, permettant les discussions autour du post-partum mais aussi de la parentalité, des livres comme ceux de la journaliste Aurélia Blanc (Tu seras un homme féministe mon fils et, plus récemment, Tu seras une mère féministe) commencent à combler les lacunes, et des podcasts tels que La Matrescence, créé par la journaliste Clémentine Sarlat, ou Le quatrième trimestre, lancé par Sophie Baconin, éclairent cette période méconnue et placent les réflexions et vécus des concernées au cœur des mouvements de libération de la parole et de l’écoute mais aussi d’empouvoirement et de réappropriation des savoirs et des corps.

« On fait comme on peut. C’est ça qu’on a essayé d’insuffler dans le guide. Arrêtons de nous flageller et de nous empêcher de dormir parce qu’on ne correspond pas aux attendus ! », scande Ayla Saura.

Ouvrons nos gueules, parlons crevasses, lochies, rééducation du périnée, retour de couches, difficultés à reprendre une sexualité, découverte d’une facette que l’on ne soupçonnait pas forcément, fierté, puissance, pipi dans la culotte ou peur de faire caca. Affranchissons-nous de l’image sacrée et pure de la maternité. Délivrons-nous des injonctions patriarcales et capitalistes. Chacun-e a son rythme. 

Célian Ramis

Diversifier les figures féminines dans le cinéma de genre

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Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné, à l’occasion du festival Court Métrange.
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Interroger les représentations de genre dans le cinéma étrange, insolite et fantastique, tel était l’objectif de la rencontre avec Manon Franken, membre du collectif Sorociné (podcast, média papier, ciné-club féministe), à l’occasion du festival Court Métrange, le 28 septembre dernier. 

Le cinéma, à l’instar des arts et de la culture, est un monde genré. Les chiffres en témoignent. Un quart des réalisateur-ice-s sont des femmes tandis qu’en école de cinéma, elles représentent la moitié des effectifs. À la sortie, elles seront 40% à réaliser un court-métrage, 30% un long-métrage et moins de 5% à diriger un film à gros budget. « C’est un secteur très masculin. Le cinéma d’horreur est pourtant le genre dans lequel il y a le plus de personnages féminins : très souvent, il s’agit de femmes poursuivies par des hommes avec des objets pointus », introduit Julia Lerat, membre de l’équipe du festival. Pour Manon Franken, « le cinéma s’ancre dans une culture occidentale très genrée autour d’artistes majoritairement masculins. »

Pas étonnant que les femmes soient représentées « en final girl – la survivante dans les slashers ou surviving movies – ou en vengeresse et que les thématiques comme les règles soient saisies, bien qu’elles ne soient pas souvent bien abordées. » Et pourtant : « Il suffit d’un tout petit pas très léger pour que ça change tout ! » Pour preuve : Riplay est la final girl d’Alien mais, interprétée par Sigourney Weaver, elle incarne aussi l’intelligence, la force et la détermination. Pour Julia Lerat, un seul bémol : « Elle est super forte mais elle a quand même le droit à sa scène en culotte qui n’apporte rien au film… » 

UN PROCESSUS D’IDENTIFICATION

En sous-vêtement dans Alien, en tenue sexy dans Star Wars ou en combinaison latex et talons aiguilles chez Marvel ou DC, le sans faute se fait rare. D’autant qu’il est difficile pour un film de faire l’unanimité, tant le cinéma en appelle aux subjectivités et sensibilités, même si les ressorts principaux résident sur des codes bien établis, dont le patriarcat tire profit, parfois même à coup de feminism washing...

« Il y a une grosse mouvance depuis MeToo quand même. On constate que les femmes sont prises plus au sérieux et que certaines ont moins de craintes pour se lancer. On est sur une bonne pente mais on commence à peine à l’entamer ! »
analyse Manon Franken, journaliste auprès de Sorociné.

Elle cite Titane, long-métrage de Julia Ducournau, qui en 2021 remporte la Palme d’or au festival de Cannes. « Ce film se situe dans la continuité du mouvement, il symbolise les changements qui se déroulent actuellement et baigne dans une époque en quête d’inclusivité », poursuit-elle. Pour Cyrielle Dozières, directrice de Court-Métrange, les personnages féminins forts fleurissent sur les écrans du cinéma de genre depuis plusieurs décennies. Elle s’interroge sur l’impact de cette représentation : « Suffit-il de montrer des femmes badass pour faire évoluer les mentalités ? »

Une question dont saisit Manon Franken pour témoigner de son envie de voir davantage de femmes médiocres, comprendre ici normales, avec leurs forces, leurs ambitions, leurs vulnérabilités, fragilités et leurs contraintes : « Ces femmes-là, elles constituent 90% de la population ! Il y a d’un côté la femme victime du tueur et de l’autre, la femme qui tue des aliens dans l’espace. Entre les deux, il y a un vide ! »

DES CORPS ET DU GORE

Dans le body horror, les personnages féminins sont fréquemment utilisés. La grossesse, l’accouchement, les menstruations, le post partum sont des thématiques récurrentes, « parfois abordées de manière catastrophique et parfois abordées de manière innovante ». Elle cite alors Ginger Snaps, de John Fawcett, dans lequel la protagoniste est griffée dans le dos par une bête. A l’approche de ses règles, la jeune femme devient de plus en plus monstrueuse. « Ce qui est drôle, c’est que finalement ce n’est pas parce qu’elle a ses règles qu’elle est comme ça, c’est parce qu’elle est devenue un loup-garou », s’amuse Manon Franken. Ce à quoi Cyrielle Dozières rétorque : « Le cinéma de genre a beaucoup exploité ça pour créer de l’horreur alors que pour les femmes, avoir ses règles, c’est quelque chose de banal… » Voilà qui pose la question du regard porté sur le propos cinématographique.  

DÉBOULONNER LE MALE GAZE

Les stéréotypes de genre sont intégrés par tou-te-s dès l’enfance. Toutefois, « le rapport au corps est différent quand il est filmé par des hommes ou par des femmes. D’autant plus dans le cinéma d’horreur, très en lien avec le corps et les fluides », souligne Julia Lerat. En 1975, la réalisatrice et critique de cinéma Laura Mulvey théorise le concept de male gaze, traduit en français par regard masculin. La culture visuelle – photo, cinéma, publicité, bande-dessinée… - est dominée par la vision masculine cisgenre hétérosexuelle et s’impose, par sa diffusion massive, auprès de tous les publics. Imprégnés de ce regard, les objets culturels transmettent les stéréotypes de genre et la culture du viol, validant les violences sexistes et sexuelles à l’encontre des personnes sexisées, soumises, victimes et réduites à leurs caractéristiques charnelles, érotiques et sensuelles.

« Heureusement, une nouvelle génération arrive. Elles travaillent depuis longtemps dans le domaine mais elles commencent à être de plus en plus médiatisées », signale Cyrielle Dozières qui fait référence à, entre autres, l’actrice, réalisatrice et scénariste Jennifer Kent, la réalisatrice Mary Lambert ou encore la réalisatrice et productrice Antonia Bird. « Le problème, c’est qu’on a souvent tendance à penser que si une femme réalise, le personnage sera féminin et vivra des choses « féminines ». Heureusement, non, ce n’est pas toujours aussi binaire ! », ajoute Manon Franken. Elle prend pour exemple Jennifer’s body, de Karyn Kusama :

« Après avoir joué dans Transformers, on accuse Megan Fox d’être juste une bimbo. Et là, elle joue une lycéenne séduisante et séductrice, enlevée par des gens veulent sacrifier une vierge alors qu’elle ne l’est plus. J’ai vu peu de films graveleux réalisés par une femme et franchement, c’est drôle et pas sexiste ! »

LA PRÉSENCE DES FEMMES

Le male gaze interroge le regard que l’on porte aussi bien devant que derrière la caméra. « Les réalisatrices s’imposent de plus en plus et des personnages féminins, plus intéressants et complexes, sortent de leurs plumes. Mais il y a aussi la question du public… », lance la directrice de Court-Métrange. En effet, « la cinéphilie n’est pas associée à une passion pour filles, surtout si on y ajoute le genre, on pense à des mecs nerds », répond Manon Franken. Et la difficulté à s’intégrer dans cette communauté, c’est du vécu pour Julia Lerat : « Plusieurs fois en festivals à Paris, on était 1 ou 2 femmes, de temps en temps. Réussir à oser y aller sans subir le regard mi admiratif mi amusé des mecs sur place, c’est pas si facile ! » Même discours du côté de Manon qui se souvient d’une séance avec pratiquement que des hommes dans le public : « Il y a une scène avec une femme qui enlève son tee-shirt et tout le monde se met à hurler « À poil ! », je n’ai pas compris… »

Le cercle est vicieux : manque de femmes dans la création, manque de femmes dans les représentations, manque de femmes dans l’assemblée… Néanmoins, les lignes bougent. « Les solutions ne sont pas simples pour atteindre la parité mais un changement profond a l’air d’être en route et d’ailleurs, c’est indispensable. Dégenrer, déconstruire… Le cinéma est un outil merveilleux pour rouvrir les champs ! », conclut Cyrielle Dozières. 

Célian Ramis

Sorcières : faire résonner la puissance invaincue des femmes !

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L’essai est brillant, l’adaptation en lecture musicale aussi. Parce qu’elles démultiplient les représentations des Sorcières, écrit par Mona Chollet, et invoque et diffuse la puissance des femmes.
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L’essai est brillant, l’adaptation en lecture musicale aussi. Parce qu’elles démultiplient les représentations des Sorcières et invoque et diffuse la puissance des femmes. À l’Antipode, ce 14 avril, le collectif À définir dans un futur proche met en scène quatre comédiennes, une batteuse et une chanteuse-clarinettiste et fait résonner l’œuvre résolument féministe de Mona Chollet. À l’occasion du festival Mythos.

En 2018, la journaliste et essayiste Mona Chollet publie Sorcières : la puissance invaincue des femmes. Nul doute, c’est un succès littéraire et féministe. L’année suivante, le collectif À définir dans un futur proche (Géraldine Sarratia, Elodie Demey et Mélisse Phulpin) adapte le texte dans un projet pluridisciplinaire : croiser les arts et les artistes. Chaque soir, quatre comédiennes montent sur les planches pour faire résonner les mots et argumentations de Mona Chollet, et deux musiciennes instaurent l’ambiance sonore et illustrent le propos en notes, rythmiques, mélodies et chansons. Elles sont plus d’une vingtaine à s’être succédées et appropriées l’essai pour le transformer en vibrations collectives et intenses. Ce soir-là, à l’Antipode, ce sont Anne Pacéo à la batterie, P.R2B au chant et à la clarinette, Louise Orry Diquero, Marie Sophie Ferdane, Constance Dollé et Christiane Millet à la lecture. 

SUR LE BANC DES ACCUSÉES

« Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous, alors vous êtes une sorcière. », écrit Mona Chollet. Cette phrase entame le spectacle après une introduction musicale nous plongeant directement au cœur d’un instant décisif, d’un moment duquel on ne peut pas revenir indemne. Une révélation, une (re)découverte, une exploration de nos représentations collectives, une prise de conscience sur le poids et l’ampleur de l’horreur des chasses aux sorcières, une mise en miroir contemporaine interrogeant les stigmates de cet héritage patriarcal dont les normes dominantes perdurent aujourd’hui encore dans des archétypes d’une féminité jugée douteuse. Et surtout dangereuse pour l’équilibre de la domination masculine. Femmes sans enfants, femmes célibataires ou encore femmes aux cheveux blancs… elles sont sur le banc des accusées, incarnant pleinement la figure monstrueuse des sorcières de nos sociétés. La première lecture nous rappelle que des siècles de souffrance ont contribué à façonner le monde qui est le nôtre. Des chasses aux sorcières aux 16e et 17 siècles et de nombreux procès en sorcellerie auront permis de tuer massivement des femmes, dénoncées pour leurs agissements suspects. Parce qu’elles avaient un fort caractère, une sexualité libre ou qu’elles répondaient à leurs voisins. Parce qu’elles allaient tous les dimanches à la messe ou parce qu’elles n’allaient pas tous les dimanches à la messe… : « Chaque comportement et son contraire pouvaient se retourner contre vous » Tandis qu’à cette époque, elles soignent par les plantes et leurs connaissances de la nature et du corps et aident aux accouchements, leurs agissements sont transposés en œuvres du diable. Il suffit d’être une femme pour être suspectée. Jetée à l’eau pour révéler si oui ou non, elle était une sorcière. Innocentée, si elle coule à pic. Exécutée, si elle flotte. Torturée aussi, et mise à nue pour chercher la marque du diable. Dans la majorité des cas, la suspecte est assassinée. 

TROIS FIGURES CONTEMPORAINES

Et de ce passé, nous n’avons gardé que peu de traces. On présume les persécutions au Moyen-Âge, préférant laisser cela à des temps obscurs et peu éclairés, et on garde les représentations négatives de la sorcière qui vole sur son balai, s’adonne à des actes malsains en pactisant avec le diable, a le nez crochu, le visage plein de verrues et vit avec ses chats. À quelques détails près, on décrit précisément une femme célibataire, âgée et sans enfant. L’héritage de haine et de défiance envers celles qui ne se conforment pas à l’attendu d’une féminité unique et rigide se transmet de génération en génération. Jusqu’à aujourd’hui où la société poursuit sa culture punitive envers toutes celles qui se rebellent, comme le chantera l’autrice et compositrice P.R2B. Refuser le statut de seconde ou assistante, outrepasser sa condition de femme altruiste et dévouée aux autres, c’est risquer d’être méprisée, jugée, traitée de prétentieuse ou de mégère, si cela intervient dans le cadre familial. « Le seul destin concevable pour une femme : le don de soi » et l’abandon de toutes ses capacités et ambitions. Renoncer à la maternité, c’est aller à l’encontre même de la nature, de l’essence de la femme. C’est impossible. Cette « orgie de temps à soi » est intolérable pour notre société patriarcale dont la propagande omniprésente en faveur de la famille n’échappe pas non plus aux sphères militantes et féministes. Pour réussir sa vie, l’autrice le dit : il faut assurer sa descendance. Elle assume le contraire.

« Ne pas transmettre la vie permet d’en jouir pleinement. », affirme-t-elle. Elle prône le choix pour tou-te-s mais constate que la tolérance ne s’applique qu’à celles qui, « programmées pour désirer être mères », le seront. Tout comme la société n’accepte que la jeunesse des femmes. Pas un visage ridé ne doit venir entacher la beauté d’une femme dans la fleur de l’âge. Elle représente bien trop de danger, cette femme vieillissante, assumant pleinement les marques du temps qui passe. Lynchées, moquées, pointées du doigts, les femmes sans enfants, les femmes célibataires et les femmes aux cheveux blancs sont encore et toujours des sorcières. Parce qu’elles représentent des femmes libres. Puissantes et invaincues. 

DIVERSIFIER LES REPRÉSENTATIONS

Mona Chollet nous dit de rêver et de poursuivre nos rêves. Elle décortique minutieusement, avec intelligence, argumentation et humour, le mécanisme de nos biais de genre et les injonctions patriarcales que nous adoptons et intégrons. Que nous nous infligeons. « Nous n’avons pas de passé de rechange » mais nous avons les moyens de ne pas répéter les schémas dominants, moralisateurs et jugeants. Accepter la pluralité des individus et modes de vie, diversifier nos représentations pour éclater l’étroitesse des esprits conservateurs et des catégories binaires de genre qui gâchent des existences et engendrent des drames, célébrer les féminités d’aujourd’hui et celles du passé, ainsi que les compétences et connaissances acquises par nos ainées sacrifiées et oubliées. Les voix des comédiennes et des musiciennes se multiplient et s’accumulent sans jamais déborder. Parce qu’il n’y a rien de trop ou de pas assez dans ce spectacle.

 

 

Célian Ramis

Le combat bouleversant contre l'écocide vietnamien

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Marine Bachelot Nguyen retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant la population sur plusieurs générations.
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Coup de cœur assuré pour ce spectacle coup de poing écrit et mis en scène par Marine Bachelot Nguyen, joué le 14 avril au théâtre du Vieux St Etienne, au festival Mythos. Dans Nos corps empoisonnés, l’autrice retrace le combat que Tran To Nga poursuit à plus de 80 ans contre les firmes agro-industrielles responsables de l’épandage de l’agent orange au Vietnam, contaminant et condamnant la population sur plusieurs générations. 

Tribunal d’Evry, mai 2021. Tran To Nga a 79 ans et cela fait 6 ans qu’elle attend l’ouverture de ce procès intenté à l’encontre de 14 multinationales, semeuses de souffrances et de morts et représentantes de l’impérialisme occidental. Des millions de corps exposés et contaminés à l’agent orange, destiné à détruire le maquis et stopper la guérilla communiste lors de la guerre du Vietnam.

Un diabète de type 2, un cancer du sein, un cancer du foie… Son corps comme pièce à conviction, elle incarne l’ensemble des victimes dont le mal s’est répandu de génération en génération. Avec tout le talent qu’on lui connait, Marine Bachelot Nguyen tisse son théâtre documentaire au croisement de l’histoire personnelle de Tran To Nga et du drame collectif, humain et écologique, dû à l’épandage de l’agent orange. Entre fiction narrative et faits réels documentés, on embarque dans ce récit poignant et bouleversant.

UNE VIE D’ENGAGEMENTS

Sa vie entière est liée aux combats. Enfant lors de la guerre d’indépendance, ses parents intègrent la résistance. La mort de son père, l’arrestation de sa mère, son départ de Saïgon – seule – pour rejoindre son beau-père à Hanoï, sa rencontre avec la forêt, l’obtention de son diplôme de chimie… et puis son engagement dans la lutte contre l’impérialisme américain. Tran s’engage dans le Front National de Libération du Sud Vietnam, prend le chemin de la piste, rejoint le comité central, travaille pour l’agence de presse et termine agente de liaison avant d’être arrêtée, interrogée et torturée alors qu’elle est enceinte de 4 mois et déterminée à ne pas parler. Après la libération et le départ des soldats américains, Tran To Nga devient directrice d’une école de jeunes filles et n’en perd pas sa conscience politique et militante, désillusionnée par le renouveau du parti qui vient d’accéder au pouvoir.

C’est la période des guerres qu’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné nous raconte minutieusement. Accompagnée d’images d’archives et de vidéo, elle décrit le paysage, l’engouement, la force et le courage, l’enthousiasme, la peur, le désarroi. Le climat de guerre, la tension mais aussi les joies, les liens qui se nouent, les vécus qui s’embrasent et s’entrelacent. Elle nous embarque avec elle dans les galeries souterraines, dans la forêt vietnamienne, on traverse le pays avec elle et ses compagnons d’unité, on vibre avec elle lorsqu’elle retrouve sa sœur, puis sa mère, on pleure la mort de son bébé, on craint les bombardements et puis on sent cette pluie gluante qu’elle reçoit sur les épaules et on sait que ce n’est pas un herbicide quelconque.

LE CHOC

Les feuilles tombent, puis les troncs, et enfin les racines. Tout est dévasté, la terre est devenue hostile, les eaux et les nappes phréatiques sont contaminées. Le vivant est détruit. Les vivants, aussi, à petit feu. « Le mal a commencé à faire son nid dans mon corps », dit la protagoniste dont le corps et l’état de santé qui se dégradent et se délitent sont « la preuve vivante de l’écocide ». La guerre ne s’est pas arrêtée en 1975 pour Tran comme pour les millions de victimes atteintes des syndromes inventoriés comme conséquences de l’agent orange. Le combat se poursuit depuis la France où elle agit, manifeste, fédère et milite, jusque dans ce tribunal d’Evry où elle s’entoure en pensée de toutes les femmes qui l’ont inspirée et accompagnée et de toutes les personnes pour qui elle se bat. Elle est vivante, clame-t-elle. On la trouve également courageuse, forte et digne. Ses paroles - de sa bouche ou de celle de la comédienne - croisent les mots de son avocat dont des extraits de plaidoirie sont restitués dans le spectacle. Le récit est puissant, porté à la fois par l’écriture de Marine Bachelot Nguyen et par le jeu d’Angelica Kiyomi Tisseyre Sékiné.

La trame narrative met en résonnance la vie d’engagement politique de Tran To Nga pour son pays et sa liberté avec le combat juridique et moral qu’elle mène. Tout est lié, certes, mais le spectacle fait jaillir l’évidence, la brutalité et la violence de tous ces événements. Ne reste plus que le choc et la sidération. Ainsi que l’admiration pour cette personnalité déterminée et inspirante mais aussi pour l’autrice et metteuse en scène et pour la comédienne. Un spectacle bouleversant.

Célian Ramis

La langue kurde, pour briser le silence de son existence

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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense.
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Seule en scène avec ses souvenirs de l’enfance passée en Turquie à cacher son identité kurde, dont elle intègre la honte et le racisme, et ses mots adressés à son père, absent depuis si longtemps, Sultan Ulutas Alopé livre un témoignage poignant et intense dans La langue de mon père, joué à La Parcheminerie, vendredi 14 avril, dans le cadre du festival Mythos.

Une langue peut-elle être un gilet de sauvetage ?, interroge la comédienne. Le français, elle le parle depuis plusieurs années. Cinq ans précisément. Le turc, depuis toujours. C’est sa langue maternelle, elle y est née et a grandi à Istanbul. Non autorisée à travailler durant la procédure administrative lui permettant d’obtenir sa carte de séjour, elle décide d’apprendre le kurde en France. Un retour aux racines. Celles de son père et de sa famille paternelle. Celles auxquelles elle n’a pas eu d’attaches puisqu’il lui a fallu cacher son origine. Elle se souvient des grands-mères envoyées en prison pour avoir chanté dans la langue interdite durant plusieurs années en Turquie et elle se souvient se taire dans la cour face à un autre enfant roué de coups par ses camarades d’école qui hurlent « kurde ! kurde ! kurde ! » comme une insulte fracassante.

Apprendre le kurde « pour savoir qui je suis, pour assumer que j’ai été, non pas par la haine mais par la honte, une petite raciste. » Apprendre le kurde pour parler à son père, pour le retrouver. Lui qui était si fier de son peuple. Lui qui est né dans un village à l’est de la Turquie, près de la frontière arménienne et qui rêvait de cinéma. Lui qui est parti, laissant ses 3 filles et sa femme au pays et fondant au Kazakhstan une autre famille. Lui qui petit à petit a oublié le turc et le kurde au profit du russe. 

S’AFFRANCHIR DE LA HONTE

Sultan Ulutas Alopé entame une démarche qui dépasse largement le simple apprentissage d’une langue. Elle plonge au cœur de son histoire personnelle et familiale, emprunte des chemins intérieurs qu’elle seule peut explorer et nous livre ses souvenirs au fil de sa quête d’identité, à la croisée de ses deux vies : « celle avant que je quitte mon après et celle après. » Par cette traversée, elle renforce son attachement à sa mère, à ses sœurs, à Istanbul, aux olives – « les vraies ! » - aux chansons de son enfance, « surtout celles qui parlent des tomates et des aubergines », et à l’absence de son père.

Elle dialogue avec cette figure fantomatique dont l’ombre a toujours pesé sur ses épaules et l’a toujours accompagnée. Des blessures infligées par ses multiples et fréquentes disparitions, elle en parle sans en dissimuler la violence et la colère. La peur aussi, parfois. Elle compose et se construit avec. Mais pas en dehors.Contrainte à devenir « l’homme de la maison », à la fois « le mari de ma mère et le père de mes sœurs » s’est extirpée de cette condition qu’elle a refusé afin de ne pas succomber à la folie de la situation. Sultan Ulutas Alopé exprime ses questionnements, ses doutes et son cheminement vers l’enracinement de son histoire. De sa propre histoire. Elle fait des choix et les assume, s’affranchissant de toute cette honte ressentie face à ses origines et toute cette amertume face à ce mauvais père. Aujourd’hui, elle a « honte d’avoir eu honte d’être kurde. » Aujourd’hui, elle assume : « Assumer d’être kurde, c’est assumer que ton existence fait partie de la mienne. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de baisser le son de ma voix quand je parle de mes origines. »

UNE PIÈCE VIBRANTE

Sobre, épuré, poignant… le spectacle nous capte et nous captive. La force du récit de Sultan Ulutas Alopé réside bien évidemment dans sa source - son vécu - mais aussi dans la manière dont la comédienne le transpose et le porte sur la scène face à nous, complétement happé-e-s par ce qu’elle narre avec tant de justesse et d’équilibre dans le jeu et les intentions. Les émotions jaillissent sans jamais être forcées. On ressent, on vibre, on pleure, on rit, on sourit, on tremble. Surtout, on l'écoute avec beaucoup d'attention parce qu'elle nous saisit les entrailles.

La fragilité accompagne l’apaisement, l’émancipation se lie à l’enracinement, la puissance tourbillonne dans un mélange de colère et de joie. Et tout s’imbrique, tout trouve sa place. Cette histoire personnelle résonne dans une expérience collective de souffrances, de rejets et de discriminations. La comédienne monte seule sur les planches et brise le silence, pour enfin embrasser la fierté revendiquée par sa lignée. 

Célian Ramis

À la recherche du corps (im)parfait !

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Fanny Chériaux revient sur ce qui a marqué et forgé son corps et son esprit, et décortique la construction sociale de la féminité et ce qui se joue dans les interstices de nos inconscients pétris de clichés et de complexes qui en découlent.
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Dans Venise, un corps à soi, Fanny Chériaux – entourée de Thomas Couppey et Sébastien Dalloni - revient sur ce qui a marqué et forgé son corps et son esprit, et décortique avec autodérision, en musique et en danse, la construction sociale de la féminité et ce qui se joue dans les interstices de nos inconscients pétris de clichés et de complexes qui en découlent. Un spectacle présenté au théâtre du Vieux St Etienne le 13 avril, dans le cadre du festival Mythos.

Alors qu’elle chante sur scène une de ses chansons, deux danseurs improvisent une chorégraphie. Elle aime le moment, elle aime l’idée d’y donner une suite, et puis soudain, elle prend conscience qu’elle aussi, elle va devoir danser. De là, nait l’introspection dans laquelle elle nous propose de plonger dans Venise, un corps à soi. Le rapport au corps, le rapport à soi quand celui-ci est mis à mal par les injonctions paradoxales et patriarcales, par les complexes que l’on intègre et développe, par les étapes de vie qui transforment nos enveloppes corporelles en ennemi public n°1. Au lieu d’en faire un allié, on le rejette, on le déteste, on le maltraite. Et pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a bien eu un avant l’obligation à se soumettre au poids de la conformité. Surtout pour une femme en devenir.

ATTENTION : INJONCTIONS !

Pas encore bridée, l’enfant qu’elle est aime sauter. Partout, tout le temps, de toutes les manières. Elle aime se bagarrer aussi. Plus le temps passe, plus elle grandit, plus les injonctions pèsent. La pression sociale, c’est dans le fait de ne pas avoir encore ses règles, c’est dans le fait de ne pas encore avoir de hanches et de lolos, c’est dans le fait de ne pas encore avoir fait l’amour. Et pourtant elle va comprendre assez rapidement que c’est une vraie liberté en tant que fille de ne pas encore avoir les attributs de ce qui nous fait basculer dans la catégorie des femmes. Le physique, le physique, le physique. Le physique avant tout. Être sexy mais pas trop, être mince mais pas trop, ne pas être trop grosse non plus, être accessible et disponible mais sans l’être. Répondre à des canons de beauté sans jamais parvenir à atteindre l’idéal requis, ne pas être celle dont tous les garçons sont amoureux, s’imprégner de la culture populaire qui objectifie les femmes… Fanny Cheriaux remonte dans son enfance, nous raconte son adolescence, les chanteurs des années 80 et 90 qui chantent sur les femmes, les films qui sexualisent les corps féminins, et nous livre ses complexes, ses questionnements et ses blessures. 

EXPLOSER LES BARRIÈRES

Accompagnée de Thomas Couppey et Sébastien Dalloni sur le plateau, qui apportent un effet comique, léger et décalé non négligeable, Fanny Chériaux utilise la chanson et le piano, ses outils d’expression depuis de nombreuses années, mais ne se cache pas derrière pour autant. Elle se dévoile, autant qu’elle module son organe vocal. Elle joue avec beaucoup d’autodérision et de sincérité et au fil de son récit renforce sa confiance en elle et en son corps. Le plaisir et la jouissance découverts sur le tard, la PMA à 44 ans qui étouffe le corps et la santé mentale à coup d’injections et de remarques désobligeantes et jugeantes, un avortement et les litres et les litres de sang qui coulent, le temps perdu à cultiver la haine de sa propre enveloppe charnelle parce que trop ceci ou pas assez cela… elle en aborde tous les aspects en décryptant au prisme de la société ce que devenir une femme signifie quand on n’a pas les codes de la bonne meuf. Et puis, elle s’en affranchit et nous émancipe au passage des regards malveillants, culpabilisants et moralisateurs. Venise, un corps à soi est un spectacle qui fait du bien, qui nous fait rigoler et nous insuffle une dose dynamisante de bonne humeur. Qui nous offre un souffle léger, une respiration, une profonde réflexion sur le sexisme et le poids du patriarcat que l’on fait peser sur nos corps et nos esprits. Les blessures infligées pourraient être évitées si on s’y autorisait. Alors osons être douces, être tendres, à l’aise et non conformes aux attendus d’une féminité unique, réductrice et contraignante. Sur l’idée de Virginia Woolf, offrons-nous un espace de bien-être et de liberté. Un espace dans lequel être soi est permis, accepté et assumé. Le grain de folie de Fanny Chériaux, Thomas Couppey et Sébastien Dalloni nous réveille et nous secoue, agissant en nous comme un catalyseur nécessaire à l’expression de nos individualités. Loin de la binarité du genre qui nous enferme et nous oppresse.

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