Célian Ramis

Artistes : un parcours semé d'embûches pour elles

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Quel lien peut-on établir entre précarité des intermittent-e-s et invisibilisation des femmes artistes ?
Text: 

En mars 2021, le collectif Les Matermittentes publie un communiqué demandant des mesures d’urgence pour les salarié-e-s discontinu-e-s qui ne perçoivent plus de congé maternité et maladie indemnisé. En juillet 2021, HF Bretagne publie un diagnostic sur la représentation des femmes dans les arts. Mais quel lien peut-on établir entre précarité des intermittent-e-s et invisibilisation des femmes artistes ?  

Aujourd’hui encore, des femmes salariées ne sont pas indemnisées pour leurs congés maternités. Ou très faiblement. Amandine Thiriet, comédienne et chanteuse, co-fondatrice du collectif Les Matermittentes explique :

« C’est encore possible, même en étant salariée. Ca concerne surtout les emplois discontinus, c'est-à-dire les intermittentes du spectacle mais pas que : cela concerne toutes les intermittentes de l'emploi ».

En somme, toutes les personnes qui alternent des périodes de contrat et de chômage. Le problème, c’est que, pendant longtemps, atteindre le seuil nécessaire était complexe : le système d’indemnisation privait des femmes du congé maternité. Et comme l’explique la bénévole, les conséquences peuvent être graves :

« Une femme qui a un enfant peut être condamnée à n’avoir pas de revenu ou un revenu de misère le temps de son congé maternité et donc, en terme d’indépendance financière, d’autonomie et d’engrenage de précarisation, c’est assez grave et c’est cela qu’on dénonce. »

Quand le collectif est créé en 2009, les membres sont directement concernées : initialement appelées Les recalculées, elles dénoncent un mauvais calcul de Pôle Emploi, pénalisant lourdement les intermittentes. Elles occupent les CPAM, les agences Pôle Emploi, font du bruit et obtiennent partiellement gain de cause.

L’expertise qu’elles acquièrent pendant leur combat leur permet d’analyser le système d’indemnisation et les inégalités qui en découlent. En effet, le système d’équivalence avec Pôle Emploi est défaillant : des femmes perdent leur intermittence car elles ont un enfant, les indemnisations sont trop basses et mettent les concernées dans des situations de précarité importante.

Rebaptisé Les Matermittentes, le collectif saisit le Défenseur des Droits et c’est seulement deux ans plus tard, en 2012 que les politiques se saisissent du sujet, constatant une inégalité. En 2015, elles obtiennent un abaissement des seuils, jusque-là démesurés, pour l’accès au congé maternité et en 2016 avec les syndicats, elles réussissent à faire changer la manière dont celui-ci est pris en compte dans l’assurance chômage pour que ce ne soit plus discriminant. 

NE RIEN LÂCHER

Malgré ces évolutions encourageantes, le travail du collectif ne s’arrête pas là. Depuis 2017, les Matermittentes sont très - trop - souvent sollicitées pour des cas d’erreur de calculs, des refus d’indemnisations et des refus de congés maternités. En cause ? Des mesures insuffisantes et le risque d’un retour en arrière important avec la réforme de l’assurance-chômage actuellement en débat.

La méthode de calcul imaginée va en effet très lourdement pénaliser les personnes qui alternent des petits contrats. La crise sanitaire et sa gestion ont également accentué ces inégalités. Plus généralement, ce sont les discriminations et le manque de reconnaissance liées aux emplois discontinus que le collectif dénonce :

« Quand on écoute Elisabeth Borne (Ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion, ndlr) au Sénat, elle parle comme si les professions discontinues choisissaient leur manière de travailler : si on ne travaille qu’un jour sur deux, c’est de notre faute, on a qu’à trouver un CDI ! Mais ce n’est pas vrai, (...) il faut reconnaître qu’il existe des pratiques de travail. On ne peut pas être tous les jours en représentation ou en tournage ! »

UN MANQUE DE REPRÉSENTATION 

En juillet, HF Bretagne publie un diagnostic sur la représentation des femmes dans les arts. En portant des valeurs de féminisme, collégialité et de transversalité, il souhaite agir pour faire avancer l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

Avec cette étude, qui existe depuis 2014, publiée tous les deux ans, l’objectif est de compter, révélant ainsi cet écart majeur en défaveur des femmes, à la fois dans les équipes artistiques, les équipes permanentes et de direction. Lucile Linard, coordinatrice de l’association explique :

« Le diagnostic légitime notre action, c’est dire “voilà la photographie de la réalité” mais c’est aussi pour responsabiliser les structures et faire prendre conscience que même si on a l’impression que ca avance, en fait, pas vraiment, ca avance très très lentement. C’est pour ça qu'on compte. »

Cette année le collectif a fait le choix de changer sa méthodologie permettant de mettre en lumière de nouvelles informations et de nouveaux indicateurs, comme les budgets, la communication, l'accueil de résidence, etc. Le diagnostic permet de rendre compte d’une situation qui évolue, mais encore trop doucement.

Dans les arts visuels, on constate par exemple des chiffres encourageants avec une hausse de 6 points de pourcentage entre 2014 et 2019 : les femmes représentaient 29% des artistes exposées contre 35% en 2019. Mais le combat est loin d’être fini ! De plus, les femmes, si elles sont plus exposées, c’est surtout dans les expositions collectives que monographiques. Elles sont donc davantage invisibilisées …

Dans les musiques actuelles et les musiques traditionnelles, on retrouve les plus grosses inégalités avec des chiffres choquants : sur 562 concerts étudiés, 3 se sont déroulés sans aucun homme et 71 sans aucune femme. Soit 12,5% des concerts sans femmes.

Lucile s’indigne « Comment se projeter quand on est habitué-e à ça ? Il y a un mouvement de dénonciation avec Music too, mais on est encore trop habitué-e à ne pas voir de femmes sur scène. » 

UN PROCESSUS D'ÉVAPORATION DES FEMMES ?

On le sait, les diplômées sont là. Pourtant, elles sont moins exposées. Dans le focus sur les arts visuels, elles comptent : aux écoles d’art sur l’année 2019-2020, ce sont 72% de femmes diplômées. Et déjà, sur les bancs de l’école, les étudiantes ne peuvent pas se projeter : ce sont 53% d'enseignants, 62% d’artistes masculins intervenants.

Mathilde Dumontet, chargée d’étude pour le diagnostic, souligne : « Quand on leur enseigne, quand elles vont voir des expositions, il y a un manque de représentativité, elles ne voient que des hommes. La figure de l’artiste est masculine. Ça limite le “oui, moi aussi, je peux le faire”. »

De plus, les violences sexistes et sexuelles ainsi que les discriminations vécues dès l’école participent à écarter les femmes des parcours artistiques à la fin de leurs études. Les mots de trop, un projet mené par 3 étudiantes de l'EESAB de Rennes fin 2019, met en lumière ces discriminations.

Sous forme d’une enquête et d’un projet graphique, elles ont récolté au total 343 témoignages d’élèves. Le sexisme est une des formes de discriminations le plus vécu parmi toutes les expériences citées : racisme, validisme, homophobie, etc. Notons qu'elles sont toutes cumulables et prennent des formes variées, allant de l’humour oppressif au harcèlement. En tête des attitudes discriminantes : l’équipe pédagogique. Lucile Linard explique :

« Régulièrement on se demande pourquoi cet écart entre les diplômées et les femmes actives ? On parle d’un processus d’évaporation. Pourquoi est-ce qu'elles s’évaporent après leurs études ? Peut-être que ces violences, ces discriminations vécues dès l’école, ce sont des pistes de réflexion. » 

TALENT, NOM MASCULIN ? 

Sur le site d’HF Bretagne est écrit en gros “Talent = Moyens + Travail + Visibilité". La coordinatrice explique l'importance de ce slogan : encore aujourd’hui, trop de personnes pensent que le manque de représentation des femmes dans les milieux artistiques est dû à un manque de talent. Sans moyens, comment rendre le travail des femmes artistes visibles ?

Le collectif Les Matermittentes et sa mission d’accompagnement permettent de révéler les inégalités et les risques de précarité importants pour les femmes. Une étude publiée en mai 2021 par la DARES « Emploi discontinu et indemnisation du chômage : Quels usages des contrats courts ? » montre que les femmes sont surreprésentées dans les emplois discontinus.

Elles seront donc les premières touchées par la réforme d’assurance-chômage. Amandine Thiriet dénonce une stratégie : « C’est hypocrite car ils font comme si c’était de la faute des employé-e-s alors qu’ils encouragent en même temps cette économie de la précarité : ils voudraient que ces gens ne soient pas salarié-e-s mais indépendant-e-s, la stratégie c’est d’enlever les indemnités. C’est un combat pour une protection sociale qui touche surtout les femmes. »

Les violences sexistes et sexuelles, l’expérience des discriminations mais aussi les violences matérielles et le manque de moyens qui touchent les femmes participent et accentuent le phénomène d'évaporation des femmes artistes après leurs études. Dans les équipes permanentes se sont majoritairement des femmes.

Une évolution partiellement victorieuse, car si les femmes sont plus présentes, on constate toutefois que leur présence diminue quand les moyens et les budgets augmentent. Plus il y a d’argent dans les structures, plus il y a d’hommes. Mathilde Dumontet commente :

« On parle d’évaporation des femmes mais on constate aussi un phénomène d’apparition des hommes. »

Des différences de moyens, qui entraînent aussi des visibilités inégales. 

Les actions des associations et collectifs comme les Matermittentes et HF Bretagne sont colossales et encourageantes. Le travail pour l’égalité est immense et les avancées encore fragiles. HF Bretagne prévoit ainsi déjà un autre diagnostic sur l’impact de la crise sanitaire dans les arts. Comme les Matermittentes, le collectif s'inquiète des conséquences dans le milieu artistique. Ainsi, compter, analyser, se mobiliser et se soutenir permet de faire face et de faire avancer l’égalité, la visibilité et les représentations des femmes artistes. 

Célian Ramis

Elemento Records, label féministe et LGBTIQ+

Posts section: 
List image: 
Summary: 
La démarche du label, féministe et LGBTIQ+, interroge la place des femmes, personnes trans et personnes non binaires dans le secteur de la culture en questionnant nos représentations et les conditionnements dans lesquels nous évoluons.
Text: 

Le talent n’a ni sexe ni genre. Et pourtant, les femmes sont moins présentes dans les festivals, moins programmées dans les lieux culturels et artistiques. Moins visibles, moins médiatisées, sauf quand il s’agit de commenter leur physique, juger leur niveau de vocabulaire, les remettre à leur place lorsqu’elles outrepassent les limites de la condition féminine. Un discours rétro, à faire péter les plombs et surtout à déchainer les éléments…

Dans son diagnostic sur la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels, publié en 2019, HF Bretagne signale qu’elles représentent « 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. »

Selon le rapport du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes de 2018, à poste égal et à compétences égales, une femme artiste gagne en moyenne 18% de moins qu’un homme artiste. Dans les musiques actuelles, l’association bretonne qui défend l’égalité HF dans les arts et la culture présente les chiffres et ils ne sont pas bons. La part d’artistes programmées dans les salles et festivals ne dépasse pas les 20% et se situe, sur 51 structures étudiées, principalement entre 10 et 20%. 

Compter constitue la première étape. Celle qui mène à la prise de conscience. Celle qui met sur la table les questions qui fâchent tant de monde : pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes artistes sur le devant de la scène ? Si le talent n’est pas un critère, doit-on alors en déduire que les femmes n’investissent pas les différents domaines des arts et de la culture ?

« Je suis issue du monde de la fête depuis pas mal de temps maintenant et en teuf, elles ne sont pas nombreuses les femmes. Avec DGTL, j’ai découvert plein d’artistes talentueuses et je me suis alors demandé pourquoi elles n’étaient pas plus reconnues ?! C’est un milieu très masculin, j’en ai parlé avec Emilia Sagués, Léna Morvan et Marie Bergot et on s’est demandé comment on pouvait changer les choses. C’est là qu’on a eu l’idée d’un collectif réunissant différents savoir-faire. Ça permet de créer la force du nombre et des compétences ! », explique Charline Patault, co-fondatrice du label de musiques électros et culture rave Elemento Records, lancé officiellement en décembre 2020 à Rennes.

« Les artistes avec qui on travaille sont pointues, elles bossent d’arrache pied. C’est important qu’elles soient valorisées comme elles le méritent. »
poursuit-elle. 

VALORISATION GLOBALE DES ARTISTES

Elles font bouger les lignes, bâtissant un projet ambitieux basé sur la musique, le street art, les arts graphiques et le spectacle vivant. Et la déconstruction des préjugés, à travers l’identité même d’Elemento Records qui prône des valeurs d’émancipation et d’inclusion et promeut la pluralité des artistes femmes, transgenres et non binaires à travers ses activités de production musicale (podcast, various artist…), de booking et d’organisation d’événements.

L’accueil et l’accompagnement des artistes dans le développement de leurs carrières est également un point central du collectif. L’occasion d’aborder la question de la valorisation dans sa globalité : de la présence scénique à la représentation médiatique, en passant par le contrat juridique mais aussi économique.

« Je n’avais pas conscience au départ de ces inégalités, je me suis intégrée assez facilement en tant que DJ. Au fur et à mesure, je me suis interrogée sur le fait d’être DJ et femme. Et le projet m’a parlé direct. On a fait pas mal de recherches et je me suis rendue compte de l’ampleur du mécanisme d’exclusion. Le plafond de verre, je ne le nommais pas mais il existe. Dans l’asso, on a une spécialiste des droits d’auteur chargée de la partie législative. C’est important de comprendre, par exemple, le fonctionnement de la Sacem et comment récupérer nos droits. Avec ça, on peut guider nos artistes vers une juste rémunération. », explique Léna Morvan. 

LÉGITIMITÉ & SAFE SPACE

Elles connaissent les freins auxquels sont souvent confrontées les artistes, elles les ont identifiés et proposent des leviers en adéquation avec les difficultés relevées.

« La question de la légitimité est essentielle. Ce n’est pas propre à l’électro. Même dans les musiques classiques, on voit que les femmes doivent se battre pour leur légitimité. Il y a plein de filles qui mixent mais qui ne se sentent pas légitimes à monter sur scène. Organiser des ateliers, dans le cadre d’un festival ou autre, ça peut les aider à casser cette barrière. »
analyse Emilia Saguès.

Les membres d’Elemento Records affichent leur volonté et leur détermination à pouvoir monter leurs propres événements, quand ceux-ci seront de nouveau autorisés… Réflexion est faite sur les espaces safe. Des lieux qui favorisent le bien-être et la sécurité non seulement du public mais également de toutes les personnes qui participent à l’événement, qu’il s’agisse des équipes techniques, des organisateur-ices, des bénévoles ou encore des artistes.

« Grâce à la parole des femmes, sur les violences sexistes et sexuelles en milieu festif, on peut travailler sur des protocoles à mettre en place. Ce sont des protocoles qui doivent à chaque fois être pensés et adaptés selon l’événement, le festival, etc. Et puis en amont, il faut faire des campagnes aussi pour expliquer. Il y a des gars qui n’ont pas conscience de mal se comporter car c’est tellement commun de harceler les meufs en soirée… », précise Emilia.

Endroit cosy pour se poser tranquillement, espace dédié à l’échange, charte des festivalier-e-s et des bénévoles, affiche de prévention, identification du numéro de téléphone de l’organisation en cas de soucis, sensibilisation des équipes de sécurité, conférences et tables rondes sur ces sujets, cours de self défense en non-mixité…

Elles s’inspirent des actions mises en place aux festivals Visions ou Astropolis mais également de tout le travail de fond réalisé par l’association Consentis qui nomme les situations, invite à penser nos comportements sociaux et accompagne témoins et victimes à réagir en cas d’agressions, sans soumettre le processus à une injonction. 

LE CHAMP DES POSSIBLES

La démarche du label, féministe et LGBTIQ+, interroge la place des femmes, personnes trans et personnes non binaires dans le secteur de la culture en questionnant nos représentations et les conditionnements dans lesquels nous évoluons, dans une société encore largement patriarcale.

Par dessus tout, Elemento Records valorise des arts, des compétences et des savoir-faire, des manières de penser et d’agir, de s’exprimer à travers différents biais culturels, des parcours et le croisement des disciplines artistiques. Au-delà du sexe et du genre, songent-elles.

Qu’il n’y ait plus de disparités entre les genres. Qu’il n’y ait plus d’étiquettes. Mais des intentions, du partage d’émotions, des espaces d’expression visuels ou sonores. Ou même les deux. Elemento Records, c’est avant tout de la découverte de talents brut et l’ouverture du champ des possibles.

Célian Ramis

Bacchantes : Lyrisme rock

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Elles sont quatre. Musiciennes et chanteuses. Elles mêlent lyrisme, rock et poésie antique. Les Bacchantes étaient en résidence à L’Antipode, après la sortie de leur premier album. Rencontre.
Main images: 
Text: 

Elles sont quatre. Musiciennes et chanteuses. Elles mêlent lyrisme, rock et poésie antique. Fin février, Les Bacchantes étaient en résidence à L’Antipode, après la sortie de leur premier album. Rencontre. 

La claque dans la gueule ! La puissance ! On ne s’y attendait pas à ce point-là. L’écoute de l’album nous avait percuté. Le live nous a bouleversé. Le temps de quelques chansons, c’est un changement de dimension qui s’opère dans notre imagination, direction l’univers Bacchantes. Les premiers souffles, les premières notes, les premiers frissons.

Autour du quatuor, pousse la végétation et grimpe le lierre, transformant le plateau de l’Antipode en scène florale et organique. Alliant leurs voix et leurs instruments dans des expressions singulières et des rythmiques vibrant à l’intérieur de nos entrailles, Amélie Grosselin, à la guitare électrique, Astrid Radigue à la batterie, Claire Grupallo et Faustine Seilman aux claviers et harmoniums indiens, invoquent les éléments et convoquent l’intime et le profond qu’elles déchainent intensément et en pleine maitrise.

Nous, en revanche, on ne maitrise plus rien, on se laisse porter par leurs propositions qui nous transpercent le corps et l’esprit, ne répondant alors plus de rien, si ce n’est de tous ces mouvements mélodieux et émotionnels qui s’entrecroisent et nous guident dans une forme de lâcher prise transcendantale.

PLANTER LE DÉCOR

La nature et l’ivresse, ça leur va bien à ces quatre artistes réunies par ce projet il y a maintenant 5 ans. Elles viennent d’horizons musicaux différents : l’une noise, l’autre plutôt pop et puis les deux autres qui naviguent entre la folk et les musiques classiques. Rassemblées sous la bannière des musiques indés, elles fréquentent les mêmes salles du vaste réseau des musiques alternatives et pourtant, elles ne se connaissent pas toutes.

Elles se rencontrent grâce à Faustine Seilman qui lance l’idée de fonder un groupe ensemble. « Un groupe de drone ! C’est comme ça que je leur ai présenté ! », rigole-t-elle. Ce ne sera pas aussi minimaliste finalement mais le côté expérimental sera bel et bien présent.

« En fait, on a commencé par tester des choses qu’on n’avait jamais testées et on a monté un instrumentarium. », poursuit Faustine. Être entre musiciennes, elle le dit, lui permet davantage d’oser essayer, de se tromper et d’avouer certaines déficiences techniques.

Pareil pour Amélie Grosselin, qui parle aussi d’un gain de confiance en elle, et pour Astrid Radigue, qui constate une écoute différente, où l’égo prend moins le pas sur la création et le temps accordé à se comprendre et évoluer ensemble. Claire Grupallo ne partage pas ces ressentis.

Elles sont quatre artistes, « sans rapport hiérarchique ou de séduction », conclut Astrid sur ce point. Et Claire d’ajouter : « On ne s’est pas niées dans nos différences. On les a mises ensemble. »

DES SINGULARITÉS FLEURISSENT LES HARMONIES

Dans Bacchantes, elles partagent leur amour de la mélodie et de l’harmonie et ici, elles expérimentent librement un instrument majeur dans cette formation : la voix. Ce qui capte l’attention dans les chansons de leur premier album éponyme, sorti le 5 février dernier, c’est cette alliance dont la force s’exprime dans le fait de les sentir si connectées tout en conservant leur singularité et leur liberté d’être autonomes.

« On y met chacune quelque chose de personnel. On communie dans la musique. Les textes que l’on chante sont encore très actuels et on y met peut-être encore plus aujourd’hui, après les confinements. », souligne Faustine Seilman. Les textes sont issus de lectures, de poésies antiques et baroques notamment, et ont été sélectionnés selon leur musicalité, leurs rythmiques et leurs thématiques.

De cette ambiance solennelle et viscérale, elles chantent l’amour, la liberté et le rapport à l’environnement. Rien n’est immuable chez les prêtresses Bacchantes. Les synergies qui se dégagent de leurs postures scéniques et des regards complices et profonds qu’elles s’échangent virevoltent dans une danse frénétique s’alliant aux énergies de leurs chants lyriques et harmonieux accompagnés de sonorités percutantes et rugueuses d’un rock qui étreint la noirceur du répertoire romantique.

LA CULTURE DU TEMPS

De leurs expérimentations sont nées des chansons brutes et sensibles. De l’insurrection aux invocations, il n’y a pas de place pour les concessions. Elles portent là, sur une scène conventionnée comme dans une abbaye ou une forêt, ce qu’elles sont, mettant au service du collectif leurs individualités.

Un vent de liberté tourbillonne à leurs côtés, elles s’emparent des mots et interprètent avec authenticité le sens qu’elles veulent leur donner, laissant la possibilité à chacun-e de se les approprier. « C’est la beauté de la poésie ! », s’enthousiasme Amélie Grosselin, indiquant que chaque morceau a évolué au fil des concerts.

« On voulait que les morceaux aient vécu en live, devant le public, avant de les enregistrer. Ça a mis du temps mais ça nous va. », précise Astrid Radigue, rejointe par Claire Grupallo : « On a commencé puis on a été deux à faire une pause maternité, et puis on habite hyper loin, donc tout ça explique qu’on se réunit en gros une semaine tous les deux mois. Dans la lenteur, on a le temps de se nourrir de choses diverses. Ça alimente notre musique. »

Elles affirment leur envie et besoin de prendre le temps, comme le signale Faustine Seilman : « C’est notre rythme et ça nous convient. La musique prend de la place et c’est bien aussi dans ce monde de prendre le temps. On vit toutes à la campagne, on apprécie et on partage ce rythme plus lent. »

Bacchantes, ce n’est pas une promesse, c’est une découverte libératrice, un souffle de fraicheur qui envahit nos entrailles et nous sommes de nous laisser happer. Et on le fait. Parce qu’on y trouve là un espace pour exprimer colère, rage, désespoir mais aussi joie, apaisement et engagement. On communie avec elles et c’est d’une beauté inouïe.

Célian Ramis

Le potager urbain, vecteur d'égalité

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Au Potager des Cultures, « il y a une volonté d’avoir de la transmission de savoir. Ce n’est pas un jardin partagé, c’est une micro ferme urbaine, les bénévoles réalisent un engagement citoyen. On ne récolte pas le fruit de son travail, tout ce qui est produit est donné à l’épicerie solidaire. »
Main images: 
Text: 

Du 6 avril au 29 mai, Le Potager des Cultures accueille l'exposition « Cultivons notre jardin », des extraits de la BD Le potager Rocambole, de Laurent Houssin, réalisée avec Luc Bienvenu. L’occasion également de découvrir les lieux, un potager citoyen et engagé, qui défend la mixité, l'environnement et l'égalité. Des valeurs partagées par les auteurs de la BD et par Hélène Brethes, coordinatrice de l’association des Cols Verts, qui depuis 2018 porte le projet et ses engagements…

Exposées sur des grandes planches en bois au milieu des plantes, des aromates et des légumes, des bulles dessinées trônent fièrement dans le potager. La culture côtoie les cultures. Et dans cette BD d’ailleurs, il est aussi question de cultures. Depuis le 6 avril et jusqu’au 29 mai, l’exposition « Cultivons notre jardin », en partenariat avec la librairie L’Établi des Mots et Spéléographies, est visible au sein de cette micro-ferme rennaise. 

On y trouve des extraits de la bande-dessinée Le potager Rocambole – La vie d’un jardin biologique, dans laquelle l’auteur Laurent Houssin se place en une sorte de disciple de Luc Bienvenu, avec qui il réalise l’ouvrage et qui n’est autre que le créateur des splendides jardins de Rocambole, situés à Corps-Nuds, à quelques kilomètres de Rennes. 

Leçons de jardinage, transmission des savoirs mais aussi d’une passion pour la terre ainsi que tout ce qui vit et pousse dedans… et tout ça, à l’observation et l’expérience. Loin des étiquettes. Un propos qui fait écho avec les valeurs du lieu : elle véhicule une volonté de rendre accessible au plus grand nombre la diversité végétale, le travail du sol, la découverte du potager… 

Et Hélène Brethes, coordinatrice de l’association des Cols Verts le souligne : ça permet d’attirer les curieux-ses ! Mais aussi de faire découvrir le quartier, grâce aux 3 lieux d’exposition. Quand on lui demande comment le projet prend sens aujourd’hui, à la suite des trois confinements, elle répond : « Déjà de se faire plaisir, d’avoir une expo à l’extérieur, on n’a pas besoin de QR code, juste des panneaux, un potager et ça le fait très bien ! »

LE POTAGER DES CULTURES, UN LIEU D’ACCUEIL, DE DÉCOUVERTE ET D’APPRENTISSAGE 

Elle le précise d’emblée, au Potager des Cultures, « il y a une volonté d’avoir de la transmission de savoir, le potager des cultures ce n’est pas un jardin partagé, c’est une micro ferme urbaine, c’est-à-dire que les bénévoles ici ils réalisent un engagement citoyen. Ici, on ne récolte pas le fruit de son travail, tout ce qui est produit est donné à l’épicerie solidaire. »

Et cette distinction a une importance majeure. L’association des Cols Verts Rennes, lorsqu’elle s’installe sur les lieux et organise la création du potager, c’est d’abord dans une démarche et une perspective citoyenne. En 2018 le projet est voté au budget participatif et l’année suivante, le site est inauguré. 

Cette même année, Hélène Brethes se saisit du sujet et met un point d'orgue à ce que la participation soit citoyenne. Elle insiste tout le long de la consultation : tout le monde peut donner son avis. De la mère dont les enfants jouent dans le quartier au conseiller familial du centre social. Il y a une volonté de réunir, pour réfléchir le projet ensemble, de la gouvernance à l’aménagement. 

Quand le potager ouvre, elle précise à nouveau : c’est important que le potager soit accessible à tout le monde. Les profils sont variés et tous sont les bienvenus : les habitant-e-s, les personnes en situation de handicap, les personnes à la rue, celles qui se questionnent sur la valeur de leur travail ou encore celles qui portent des valeurs écologistes : l'objectif est de créer une véritable mixité. 

Cette volonté de mixité, d’apprentissage, de découverte, elle se lit jusque dans le nom du potager. Le Potager des Cultures, c’est la volonté de croiser la culture du sol avec la culture avec un grand C, grâce à sa proximité avec le Triangle et ses expositions. 

Historiquement, le potager est aussi installé là où se déroulait la fête des cultures : un moment de croisement, intergénérationnel, de diversité. Le nom répond à un besoin. « La sémantique est importante. Quand le projet est né, quand on parlait de ferme urbaine, tout le monde pensait aux vaches et aux tracteurs. Si on voulait que le projet aboutisse il fallait que les habitant-e-s puissent mieux situer de quoi il s’agissait : d’un potager, d’un lieu de rencontres. », précise Hélène. 

LE POTAGER, POUR CASSER LES CLICHÉS 

En s’installant, Hélène a aussi un objectif précis : casser les clichés. Et pour lutter contre, engager une maraîchère, ça avait du sens pour elle. Aline Desurmont, salariée depuis 2019, montre à tous les publics qu’une femme agricultrice, c’est possible ! Et en plus, d’attirer un public féminin, de le mettre plus à l’aise dans la ferme urbaine. 

Parce que les clichés ont la peau dure : si la chambre d’agriculture essaie de donner plus de voix aux agricultrices et à leurs parcours et rôles, leur reconnaissance n’est que très récente. En nous conseillant le visionnage du documentaire Nous Paysans, elle rappelle que le statut d'agricultrice n’existe que depuis peu. 

Si le terme agricultrice apparaît pour la première fois en 1961 dans Le Petit Larousse il faut attendre 1999 pour qu’elles soient considérées comme « conjointes collaboratrices » et c’est seulement en 2006, qu’elles deviennent des agricultrices à part entière et peuvent s’émanciper de leurs maris. Pour elle : “C’est encore un métier d’homme même s’il se diversifie”.

A l’inverse, l’agriculture urbaine attire surtout des femmes. Pour Hélène : « L'agriculture urbaine fait un peu un pied de nez, parce qu’il y a majoritairement des femmes. On nous rétorque qu'on ne nourrira pas le monde, ce n’est pas ce qu’on veut faire ! On n’est pas prise au sérieux, pourtant (l’agriculture urbaine), ça peut être porteur. » 

Cet écart, Hélène l’explique par son volet social, qui attire davantage les femmes. Mais encore une fois, même si la majorité des bénévoles sont des femmes car, comme l’analyse la coordinatrice, « le don de soi on l’apprend plus aux femmes », on retrouve cette volonté tenace d'attirer tous les publics, montrer que le bénévolat, c’est pour tout le monde, quel que soit le genre.

Au-delà du genre, il est aussi question de briser les clichés autour de l'agriculture de manière générale : montrer que c’est un secteur porteur auprès des jeunes. Hélène veut casser l’image de l’agriculteur avec lequel elle a grandi : « C’est montrer que l’agriculture, ça n’a pas de sexe, que ça peut être autant des nanas que des mecs, c’est montrer que l’agriculture peut être un secteur porteur et pas juste un truc de bouseux, parce que moi, j’ai grandi avec cette image, et je veux montrer autre chose ». 

Aline, maraîchère des Cols Verts, a quitté son travail de juriste dans le droit de l'environnement pour se réorienter vers un métier qui avait du sens pour elle : « Je voulais faire quelque chose dont l'énergie servirait à empêcher l'effondrement écologique ».

Pour elle, la meilleure manière d’utiliser cette énergie, c’est à travers l’agriculture biologique. Elle se forme, découvre le métier, les difficultés, elle déchante aussi : c’est un métier difficile physiquement et précaire. En arrivant au Potager des Cultures, elle rejoint ses valeurs. Elle veut redonner au métier d'agriculteur ses lettres de noblesse : un métier technique, avec de la réflexion et beaucoup de connaissances. 

LE POTAGER, POUR L’ÉGALITÉ 

Pour Hélène, aucun doute, le potager est vecteur d’égalité. Ouvert à tout le monde, elle rappelle : « Il y a une grosse mixité dans les bénévoles et les bénéficiaires, des personnes en situation de handicap, des enfants, des femmes, des adultes, et pour nous l’équité, ça passe par la valorisation de chaque personne sur la ferme. Les personnes sur la ferme ne sont pas de la main d’œuvre, c’est un apprentissage gratuit donc égalitaire, ça permet à des personnes de se révéler. » De plus, lelieu permet une proximité : pour venir au potager, pas besoin de voiture, il est au cœur du quartier du Blosne.

Elle soulève aussi l'importance de mobiliser et d’aller chercher les mères. Car le potager peut être un soutien éducatif, faire venir les enfants, leur faire découvrir le potager, comme un cahier de vacances. Majoritairement encore en charge de l’éducation des enfants, en les faisant venir sur les lieux, c’est aussi leur permettre de se réapproprier l’espace. Pour cela des ateliers en non-mixité sont organisésavec la volonté d’instaurer un climat de confiance. 

Aline appuie les propos d'Hélène : pour elle, le potager peut permettre l’égalité, il est synonyme de mixité, d'intergénérationnalité. Dans le potager, elle fait faire aux hommes et aux femmes les mêmes tâches. Il permet aussi de se poser des questions. En partageant son expérience, Aline est fière de permettre à des jeunes de s’interroger, de se questionner sur leur avenir et les valeurs qu’ils veulent y attacher. 

Elle le reconnaît, les rencontres avec les services civiques et les bénévoles lui ont redonné envie de s'intéresser aux questions d’égalité, de comprendre les mouvements féministes. Pour elle, le potager c’est avant tout un échange. 

Le potager est politique, il peut être un lieu d’apprentissage, de diversité et vecteur d’égalité. Des valeurs défendues dans la BD Le potager Rocambole, mais aussi par le potager collectif de Rennes 2 qui propose un espace d’apprentissage participatif à portée de tou-te-s. Comme le Potager des Cultures, il fait vivre les lieux en mêlant cultures et Culture : on y retrouvait une exposition féministe dans le cadre du 8 mars et on y découvre depuis le mois d’avril une fresque anti-carcérale. Une manière de politiser un lieu fondamentalement citoyen. Alors, cultivons notre jardin !

Célian Ramis / Illustrations d'Adeline Villeglé

L'île aux femmes ou la résilience du matrimoine breton

Posts section: 
List image: 
Summary: 
La série radiophonique L'île aux femmes, fruit d'une collaboration entre HF Bretagne et la Corlab, réhabilite le matrimoine breton, raconté en dix épisodes. Un projet brillant et puissant !
Text: 

Bertina Lopes, artiste mozambicaine, Flora Nwapa, écrivaine nigériane, Joséphine Baker, artiste et résistante française, Marguerite Duras, écrivaine française… Toutes les quatre figurent parmi les 8 femmes engagées dont les noms seront bientôt attribués à des rues de la capitale bretonne. Si à Rennes, on atteint le 13% de rues qui portent des noms de femmes, la France affiche encore une moyenne de 6%. Ce n’est pas insignifiant. C’est au contraire révélateur de l’idée que l’on se fait du genre des personnes qui ont marqué l’Histoire. Le masculin n’est donc pas neutre et le patrimoine ne l’est tout autant pas. 

Tendre le micro à celles et ceux qui savent raconter notre héritage culturel commun. Ainsi commence « M ton matrimoine », le premier épisode de la série radiophonique L’île aux femmes, fruit d’une collaboration entre HF Bretagne, association pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, et la Corlab, Coordination des radios locales associatives bretonnes. 

En 2016, se forme au sein de HF Bretagne le groupe Matrimoine, composé d’Elise Calvez, Justine Caurant, Marie-Laure Cloarec et Adeline Villeglé. Elles viennent d’horizons différents et ont des sensibilités diverses pour telle ou telle discipline artistique. L’une s’intéresse davantage à la photographie, là où l’autre sera passionnée par les arts plastiques et où une autre encore préférera se dédier aux musiques bretonnes.

Elles partagent néanmoins cette volonté de mettre en lumière toutes les artistes qui ont participé à la vie culturelle et sociale de la région mais qui ont été oubliées, ignorées, méprisées. Parce qu’elles sont femmes et que l’Histoire est écrite par et pour les hommes.

Dans le premier épisode, Laurie Hagimont, alors coordinatrice d’HF Bretagne, qualifie le groupe « d’encyclopédie vivante ». Elise Calvez nous explique que le travail de recherches a été de longue haleine mais révèle « un vrai vivier » d’artistes et d’initiatives à visibiliser. Elle le dit, elles sont parties de leur propre ignorance et de leur propre étonnement à en connaître si peu. 

Trois ans de boulot plus tard, elles ont recensé plus de 300 femmes « peu connues ou connues mais disparues des mémoires. » La base de données est immense, classée par discipline, territoire et époque. Un travail minutieux et colossal. « Il y a un vrai travail de recherches et de sortie de l’oubli. », souligne Elise Calvez.

Et puis, elles ont aussi participé à l’écriture des scénarios qui vont donner lieu sur un an à la diffusion de 10 épisodes radiophoniques, réalisés par Anaëlle Abasq, au départ service civique puis journaliste salariée de la Corlab.

LE MATRIMOINE, C’EST QUOI ?

A l’école, on apprend que le masculin l’emporte sur le féminin. Ce n’est pas neutre comme message et cela s’étend bien au-delà de la question du langage. Car en masculinisant tous les termes, notre quotidien et nos imaginaires collectifs se construisent sur l’invisibilisation des femmes.

Et quand on parle de patrimoine, on a beau dire que le terme englobe aussi bien les hommes que les femmes, on entend quand même ce qui vient de nos pères. Dans les manuels scolaires, les films, les livres, les séries, les ouvrages jeunesse mais aussi la peinture ou les sciences, ce sont les travaux et les exploits des hommes que l’on présente très majoritairement.

Et les quelques femmes qu’on aborde du bout des lèvres sont présentées comme le signale Elise Calvez comme des femmes d’exception. Ainsi, quand Anaëlle Abasq tend le micro pour demander si le terme « matrimoine » parle aux gens qu’elle rencontre, la réponse est claire : c’est non.

« On pense que c’est un néologisme. Mais le terme existait déjà au Moyen-Âge : patrimoine, ce qui vient des pères, et matrimoine, ce qui vient des mères. Les deux termes étaient usités, la langue était mixte à cette époque. Au siècle des Lumières, on a décidé qu’on était égaux mais différents. On a commencé à genrer. Aux femmes l’éducation, les enfants, les tâches domestiques. Aux hommes la sphère professionnelle, la guerre, etc. En parallèle, des mots disparaissent de la langue française : autrice, matrimoine… La manipulation de la langue dit bien des choses : que les femmes n’ont pas accès à des fonctions de prestige, de représentation. C’est une idéologie, ça n’a rien de biologique. », explique Laurie Hagimont.

Les luttes au sein du mouvement féministe sont nombreuses. Et parmi elles, figure le combat concernant le langage. Le droit à la parole est essentiel, tout autant que celui de pouvoir nommer ce que l’on vit. Les mots ont un sens. Les récits autour des violences sexistes et sexuelles le prouvent tous les jours. C’est également le cas avec la question de la féminisation des termes et celle de l’écriture inclusive.

La série L’île aux femmes pointe cela très clairement : identifier notre matrimoine et le nommer, c’est rappeler que des créatrices de talent ont existé à toutes les époques et dans tous les domaines. C’est aussi bousculer nos représentations collectives et stéréotypées sur les arts et la culture et œuvrer pour l’égalité. Dans toute la société en général. 

Le podcast s’attache à décrypter ce processus d’invisibilisation subi par les femmes et qui s’étend tout autant aux personnes LGBTIQ+ et aux personnes racisées. Mais il s’attache aussi à mettre en exergue des initiatives actuelles comme le mentorat mis en place par la Fedelima dans le secteur des musiques actuelles, formant des binômes sur des fonctions encore très genrées comme les postes de direction, de technique, etc. Ou encore les actions régulières de l'association Histoire du féminisme à Rennes.

DÉCONSTRUIRE LE MYTHE DU MATRIARCAT BRETON

En introduction du deuxième épisode intitulé « Figures féminines et imaginaire breton », Justine Caurant signale : « On est toutes d’accord pour dire ce que ce n’est pas parce qu’on a un imaginaire collectif mixte que ça veut dire que l’égalité est réelle. Loin de là. » 

En Bretagne, on aime à penser qu’il existerait dans l’histoire régionale un matriarcat breton. A travers 5 figures féminines – Dahut, Sainte Anne, Marion du Faouët, Naïa et les Bigoudènes - ancrées dans l’imaginaire collectif et la mythologie bretonne, la série questionne cette idée reçue.

Justine Caurant poursuit : « Comment est-ce qu’elles sont représentées ces femmes ? Elles sont toutes archétypales et représentent toutes un aspect, une dimension, une caractéristique qu’on prête aux femmes. »

Pêcheresses, maternelles, sorcières… Elles incarnent la morale des légendes : les filles et les femmes doivent être obéissantes, sinon elles sont punies. Elles doivent être sages et sont en charge de l’éducation et de la transmission. Quand elles transgressent les normes et les assignations de genre, on cherche à les évincer de l’histoire, on les réduit à leur physique et leurs beautés envoutantes. Et même quand elles se lancent dans des mouvements de résistance et de protestation, elles se voient érigées en symboles de folklore régional, dépossédées petit à petit de leurs fonctions et rôles.

La série énonce : « Ce qui a été construit, on peut aussi le déconstruire. »

VALORISER LE MATRIMOINE BRETON

La construction de L’île aux femmes est brillante. Et il faut le dire, empouvoirante. Elle fait du bien cette série radiophonique. Parce qu’elle est complète sans être indigeste. Parce qu’elle parcourt les époques et les disciplines artistiques, explore les fondations et les mécanismes des inégalités qui subsistent encore aujourd’hui, donne à entendre des voix d’hier et d’aujourd’hui et à découvrir des parcours forts et des points de vue variés et pas toujours consensuels et parce qu’à travers cette mise en perspective de ce matrimoine culturel tombé aux oubliettes, elle nous éclaire sur la construction et le fondement de notre société actuelle, légèrement moins inégalitaire qu’autrefois, et encore, pas tant que ça.

Elle est aussi très accessible et sans jugement. Elle apaise cette part qui nous manquait et nous renvoyait un sentiment d’illégitimité et nous offre une matière inépuisable pour satisfaire notre curiosité d’en savoir plus sur cette histoire confisquée de notre héritage culturel commun.

On rencontre, pour la première fois ou non, des artistes qui transcendent les codes comme la styliste Val Piriou qui mêle dans ses créations influences punk et bretonnes, comme la passeuse d’histoires Maryvonne Le Flem, au CV impressionnant entre aide-maçon, goémonière, couturière ou encore « dynamiteuse » de rochers, ou comme la harpiste et compositrice Kristen Noguès, qui a renouvelé les musiques bretonnes notamment grâce au jazz et aux musiques improvisées.

Les citer toutes n’aurait pas de sens. Il faut écouter chaque épisode pour s’imprégner de l’univers de L’île aux femmes, trésor inestimable en terme de ressources et de travail réalisé. Mais aussi en terme d’analyse fine des freins et des obstacles rencontrés par les femmes, artistes en l’occurrence (mais pas que) mais par extension à toutes les femmes. Muses, femmes de, etc. elles sont souvent victimes de critiques et de minimisation de leurs rôles. Et pourtant, elles ont agi et montré quand elles l’ont pu l’étendue de leurs capacités et savoirs.

TIRER LE FIL : L’IMPACT

« Avant, je pensais que souligner à chaque fois le genre de la personne ne faisait que renforcer les inégalités parce que je n’avais pas conscience de l’invisibilisation des femmes. Dans les faits elles sont présentes mais dans le récit, non, on les éclipse. Que ce soit les femmes, les personnes racisées, les LGBTIQ, les personnes issues des classes moyennes, etc. Avant, ce qu’il manquait, c’était les chiffres. Là, c’est indéniable, les femmes sont sous-représentées. », nous confie Anaëlle Abasq.

Durant 10 épisodes, elle a tendu le micro à de multiples personnes racontant et expliquant le matrimoine et son impact. « C’est une narration à la première personne du singulier. Je pars à la découverte et à la compréhension du matrimoine. On parle de l’art mais l’art est surtout un prétexte pour parler de la société. Chaque domaine est champion : l’invisibilisation est systématique. », précise-t-elle.

Tirer le fil de cette histoire permet de créer un choc. Une prise de conscience. C’est d’ailleurs là le reflet de tout le travail mené par HF Bretagne qui compte et établit un diagnostic chiffré tous les deux ans sur la place des femmes dans les arts et la culture en Bretagne.

Pour Elise Calvez, cette (re)découverte de l’histoire des arts et de l’histoire en général est « importante pour la construction des femmes et des filles et de tout le monde en fait, car cela permet d’avoir une vision plus juste de l’Histoire et de la place des femmes au fil de l’Histoire. »

Elle raccroche tout ça aux violences sexistes et sexuelles qui sévissent encore dans notre société à l’égard des personnes sexuées. Car ce sont les stéréotypes dont il fait état dans L’île aux femmes, avec les assignations genrées et le manque de représentations variées, qui perdurent dans le temps qui permettent la transmission de la domination masculine d’une génération à l’autre. Effacer les femmes de l’Histoire permet à cette domination de s’instaurer et de se légitimer.

Toute cette matière, distillée dans la série radiophonique mais aussi élaborée dans la base de données créée par le groupe Matrimoine, peut servir de ressources. « Les territoires peuvent se l’approprier. Pour chaque commune, chaque lieu, il y a des figures méconnues à revaloriser. », souligne Elise Calvez qui précise l’enjeu militant intrinsèque à ce travail.

Parce qu’en interrogeant cette partie manquante de l’héritage culturel commun, on fait bouger les lignes. On interroge alors les manuels scolaires, les noms de rue, les répertoires joués dans les Conservatoires, la manière dont on transmet nos savoirs, le genre de nos expositions, le rapport que l’on entretient avec le milieu des sciences, etc. Ainsi, HF, en Bretagne comme dans les autres antennes régionales, agit auprès des collectivités pour que les Journées du Patrimoine deviennent les Journées du Patrimoine et du Matrimoine.

« Il faut que ce savoir entre à la connaissance du grand public. Tant que ce n’est pas intégré à l’Histoire en général, ça reste une affaire de passionné-e-s. Il y a toujours eu des femmes en responsabilités, en création ou en travail. Elles ont galéré mais elles ont agi. L’Histoire a ensuite été écrite par les hommes qui ont minimisé le rôle des femmes. Il faut passer par la formation, la reconnaissance et la pérennité de ces savoirs. Par le prisme du matrimoine, on questionne les pratiques anciennes qui perdurent aujourd’hui. Comment on reconnaît les œuvres d’aujourd’hui pour les pérenniser demain ? Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui pour transmettre aux générations de demain ? »

  • Tous les épisodes sont à retrouver sur le site de L’île aux femmes et dans le cadre du 8 mars 2024, l'exposition et le podcast sont à (re)découvrir au festival Rue des livres (Cadets de Bretagne) les 16 et 17 mars.

Célian Ramis

Le cinéma documentaire à l'aune du genre

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les personnes sexisées. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.
Text: 

Du 8 au 29 mars, Docs au féminin a réglé sa focale sur les luttes féministes et les portraits de personnes sexisées à travers une série de longs et courts métrages documentaires, diffusés en ligne ou à travers des vitrines, à l’occasion du 8 mars à Rennes. Sans oublier celles qui créent, écrivent, produisent, réalisent, œuvrent à la mise en place de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, sélectionnent et partagent des visions et des points de vue, des émotions et des tranches de vie.

En février 2019, on rencontrait la réalisatrice Céline Dréan pour parler avec elle de la place des femmes dans le milieu du cinéma. Elle venait de participer avec Véronique Le Bris, journaliste et fondatrice du magazine en ligne Cine-Woman à une table ronde sur le sujet, animée par HF Bretagne dans le cadre du festival Travelling. 

Cet événement était précédé de la projection du film de Clara et Julia Kuperberg, Et la femme créa Hollywood qui s’attache à montrer qu’au départ, dans les années 1910 - 1920 les femmes étaient présentes dans la création cinématographique, et pas qu’un peu ! Elles étaient en nombre, compétentes et à des postes à responsabilité. Mais depuis que s’est-il passé ? 

« Je suppose qu’il y a un faisceau assez complexe de causes mais l’essentiel, c’est que l’argent est arrivé. Au départ, le cinéma était un art complètement expérimental, il n’y avait pas d’enjeu financier. C’était plutôt un endroit dans lequel venaient les personnes qui n’avaient pas de travail, c’est-à-dire les femmes, qui n’arrivaient pas à être embauchées ailleurs. C’est quand les industriels ont commencé à s’intéresser au cinéma et donc à y mettre de l’argent que l’enjeu a été modifié. Ce n’était plus seulement un enjeu de création mais c’était également un enjeu économique et c’est là que les hommes sont arrivés et ont pris le pouvoir. Ce qui est assez symptomatique – alors là je m’avance peut-être un peu – de plein d’autres domaines, comme les sciences par exemple. », nous avait alors répondu Céline Dréan.

La situation a-t-elle beaucoup évolué depuis ? Oui, c’est indéniable. Il y a désormais davantage de réalisatrices que dans les années 50. Mais pour la professionnelle, il y a encore de nombreux écarts, notamment dans la répartition femmes-hommes selon les genres cinématographiques. Dans le documentaire, notamment, encore une fois très imprégné de l’esprit expérimental, et peu étiqueté « gros budgets ».

Le cinéma, comme le reste des arts et de la culture, n’est pas un secteur qui fait exception. Il est empreint, à l’instar de tous les domaines de la société, d’une éducation genrée, permise par un système global reposant sur des mécanismes de domination : sexisme, racisme, validisme, LGBTIphobie, grossophobie, classisme, âgisme, etc. Les oppressions pouvant se croiser et se cumuler.

Compter, c’est une des premières étapes essentielles à la prise de conscience générale. C’est ce que rappelle Elise Calvez, membre de HF Bretagne, association œuvrant pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, mardi 23 mars.

Elle animait, en visio, une table ronde autour de la place des femmes dans le cinéma documentaire, à l’occasion de Docs au féminin, réunissant Natalia Gómez Carvajal, chargée de la programmation, Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission court-métrage et documentaire à la Région Bretagne, Marine Ottogalli, co-réalisatrice de Ayi, et Leïla Porcher, co-réalisatrice de Je n’ai plus peur de la nuit. 

DES CHIFFRES ÉDIFIANTS, ENCORE…

Du côté de la Scam, la Société civile des auteurs multimédia, l’enquête concernant la répartition des autrices et des auteurs sur une décennie (2009 – 2019) montre une évolution très faible du nombre d’autrices membres de la structure. En 2009, elles représentent 36%. Dix ans plus tard, 37%. Le chiffre est dérisoire.

En mars 2021, le CNC publie son étude sur « La place des femmes dans l’industrie cinématographique et audiovisuelle », de 2010 à 2019, montrant que différents métiers au sein même du secteur de la production cinématographique sont encore profondément genrés et les salaires des femmes encore inférieurs à ceux des hommes (37,3% d’écart entre un réalisateur et une réalisatrice concernant le salaire moyen).

Les postes de scripte et assistant-e scripte, costumier-e et habilleur-euse et de coiffeur-euse et maquilleur-euse sont principalement occupés par des femmes, tandis que les professions techniques comme machiniste, électricien-ne et éclairagiste sont largement occupées par des hommes.

Inégalités encore avec les films français agréés encore majoritairement réalisés ou co-réalisés par des hommes à 74,1%. Et ils coûtent plus chers. En 2019, le devis moyen des films français réalisés par des femmes est inférieur d’environ 2 M€ à celui des hommes.

« Ces écarts s’expliquent en partie par l’absence de très grosses productions réalisées par des femmes et l’importance du genre documentaire au sein des films réalisés par des femmes, genre moins coûteux à produire »
indique l’étude du CNC dans sa synthèse. 

LA RÉGION S’Y MET DOUCEMENT

En région, la question des chiffres est complexe, comme l’explique Claire Rattier-Hamilton, chargée de mission Court-métrage et Documentaire à la région Bretagne. Elle a récolté des données à la demande du festival mais insiste sur le fait qu’elles sont à prendre avec précaution. Il n’y a pas encore d’étude précise et officielle sur le sujet.

Ainsi, en 2020, tout genre confondu, elle constate qu’il y a eu plus de projets portés par des hommes aidés au niveau de la production « mais c’est un tout petit peu moins flagrant en développement et en écriture. »Ainsi, les écarts se resserrent : « On a aidé plus de projets en développement et en écriture portés par les femmes. »

D’un point de vue financier, les projets portés par les femmes demandent moins de budget pour les aides à la production. Et l’écart n’est pas fin : « Environ 29 000 euros pour les femmes et environ 47 000 euros pour les hommes. » En revanche, ce qu’elle note, c’est qu’au final, les hommes obtiennent un budget inférieur à leur demande initiale et les femmes obtiennent « à peu près » ce qu’elles demandent.

Elise Calvez le souligne : l’évolution est lente et modeste malgré la prise en compte de ces préoccupations, globalement dans de nombreux secteurs des arts et de la culture depuis plusieurs années. Il faut compter pour établir des données chiffrées parlantes et révélatrices d’une problématique profonde. Il faut compter pour établir une prise de conscience significative.

S’outiller pour comprendre d’où viennent les problématiques, ces sources d’inégalités qui persistent et pouvoir ainsi analyser ces écarts qui non seulement perdurent mais aussi se creusent au fil des échelles que l’on étudie. On sait notamment grâce au diagnostic chiffré établi en 2019 par HF Bretagne sur la place des femmes dans le spectacle vivant et les arts visuels que les femmes représentent :

« 60% des étudiant-e-s, 40% des artistes actif-ves, 20% des artistes aidé-e-s par des fonds publics, 20% des dirigeant-e-s, 20% des artistes programmé-e-s, 10% des artistes récompensé-e-s. »

ÉMERGENCE D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION

Cette évolution lente et modeste dont Elise Calvez parlait amène tout de même à faire bouger quelques lignes. Heureusement. Avec l’arrivée par exemple de davantage de réalisatrices mais aussi de productrices. En 2020, par exemple, Claire Rattier-Hamilton précise que la région a aidé 16 productrices et 17 producteurs. Pour que ce chiffre soit satisfaisant, il doit se pérenniser.

Ce constat est partagé également par Leïla Porcher qui a travaillé pour son premier long-métrage avec une équipe quasi exclusivement féminine parce que ses productrices étaient entourées de femmes sur tous les postes, excepté le mixage : « On a sans doute été préservées de ce que ça représente dans la confrontation au quotidien. »

Celle qui a d’abord entrepris des études d’anthropologie avant de se former en documentaire et réalisation à Aix-Marseille, précise : « Dans ma formation, on était une majorité de femmes. À la sortie, par contre, les gens que je connais et qui ont poursuivi en réalisation sont des hommes. »

Marine Ottogalli, elle, a une formation de technicienne. Ce qui l’anime dans le cinéma, c’est d’être cheffe opératrice. Les chiffres cités précédemment ne sont, selon elle, pas surprenants : « Ils me parlent, surtout sur le fait que les femmes arrivent dans la production. »

Ce qu’elle remarque principalement, c’est la difficulté qu’ont les femmes, en règle générale, à imposer un salaire : « Ce sont les hommes autour de moi qui font monter les salaires, souvent. Mais après, je pense aussi qu’il y a une question de personnalité, au-delà de la question du genre. »

Si très rares sont les modèles de cheffes opératrices, en revanche, la réalisatrice précise que dans ces influences lui viennent principalement des femmes, à l’instar de Chantal Akerman. Si elle a eu davantage d’hommes mentors dans son parcours, en revanche « après, dans les stages ou les postes d’assistante, ce sont des femmes qui m’ont aidée à monter dans ma carrière. » 

VISIBILISER LES FEMMES

De son côté, Leïla Porcher regrette de n’avoir bénéficié d’aucun modèle de réalisatrices. « J’aurais aimé en avoir. C’est avec Anna Roussillon que j’ai découvert que c’était possible, que oui, on pouvait arriver à ce type d’écriture, etc. », explique-t-elle. Sur le relationnel avec les hommes dans ce secteur, elle n’en a pas encore fait l’expérience.

En revanche, elle l’affirme : le film Je n’ai plus peur de la nuit n’aurait pas pu être réalisé par des hommes. « La société kurde est ségréguée sexuellement. Je pense que ça aurait été impossible d’accès pour des hommes. En tout cas, ils n’auraient pas pu développer les liens qu’on a pu avoir. Nous avons passé beaucoup de temps avec ces femmes, des combattantes kurdes, déjà ça a changé notre regard mais je pense aussi qu’en tant que femmes, on avait moins de risque de tomber dans l’exotisation et la romantisation. », analyse-t-elle.

Au départ du projet documentaire d’Ayi, l’idée était de montrer les cuisines de rue. Au bout de la première année, Marine Ottogalli et Aël Théry ont choisi d’axer autour de la figure d’Ayi, « tellement charismatique que tout s’est polarisé autour d’elle. » Le film est devenu un portrait de femme migrante dans un quartier de Shangaï, racontant « l’émancipation d’une femme partie de son village où elle s’occupait de sa famille et qui a choisi de partir et de trouver une place en ville. »

Donner à voir des luttes féministes et des portraits de femmes. C’est là l’objectif de Docs au féminin, géré par Natalia Gómez Carvajal, sa chargée de programmation au sein de Comptoir du doc depuis septembre 2020. Elle avait l’espoir que l’événement se déroule en présentiel mais la gestion gouvernementale de la situation sanitaire a contraint les salles de cinéma et lieux de culture a fermé leurs portes.

Prévoir les projections en ligne, cela pose question au sein de la structure qui défend l’espace du cinéma comme opportunité de faire du lien et de rencontrer le public. Ainsi, Docs au féminin s’est inspiré d’une initiative grenobloise et a organisé le 13 et 20 mars des séances de courts-métrages, diffusés dans les vitrines de commerces du centre ville et de Maurepas.

Concernant la diffusion via une plateforme ciné, un avantage se profile rapidement : si la manifestation est d’ordinaire organisée à Rennes – aux Champs libres – cette année, tout le monde pourra bénéficier de ses séances gratuitement, sans barrières géographiques.

« Les violences sexistes et sexuelles existent de partout. Surtout dans les foyers, on le sait et on le voit bien depuis les confinements. Là, on fait entrer des films documentaires qui parlent de ces sujets, par différents biais, directement dans les foyers. »
souligne Natalia Gómez Carvajal.

Du 8 au 29 mars, 4 films ont été proposés tous les lundis soirs : In search de Beryl Magoko et Jule Katinka Cramer, sur le rapport à l’excision d’une femme kenyane qui va ensuite découvrir la chirurgie réparatrice, Ayi de Marine Ottogalli et Aël Théry, sur le combat d’une femme migrante qui cuisine dans la rue en évitant les forces de l’ordre dans un quartier de Shangai, The Giverny document de Ja’Tovia Gary sur les conséquences des représentations coloniales des femmes noires sur l’intégrité de leurs corps ainsi que leurs résiliences, et Je n’ai plus peur de la nuit, de Leïla Porcher et Sarah Guillemet, sur la formation politique et militaire des combattantes kurdes. 

Natalia Gómez Carvajal nous explique sa manière de procéder pour la sélection de films : « Je regarde un maximum de films sans regarder si c’est fait par un homme ou une femme. C’est vraiment un choix. Je lis le synopsis, s’il me plait, je regarde. Je fais au ressenti. À chaque fois, ça a été des films réalisés par des femmes. J’étais contente ! J’avoue que si ça n’avait été que des hommes à la réalisation, je me serais posée des questions… Ensuite, je travaille avec un groupe de programmation, cette année, constitué de 8 – 9 personnes qui ont vu tous les films et suivi tous les échanges. »

L’objectif a été rempli selon la chargée de programmation qui s’enthousiasme de pouvoir proposer, au sein de la thématique vaste des femmes et des luttes féministes, des visions plurielles et diverses. Pas uniquement centré sur l’occident, sur le corps blanc, etc.

« On aborde dans le festival également la question des identités de genre. Et on réfléchit et on est preneur-euse-s de proposition d’un nom qui pourrait justement inclure davantage toutes les identités de genre. », souligne Natalia Gómez Carvajal.

UN MOMENT DE BASCULEMENT

On questionne la place des femmes et des minorités de genre dans les différents secteurs de la société. On réalise un travail profond de réhabilitation de celles-ci dans l’Histoire. On valorise le matrimoine. On déconstruit au fur et à mesure ce qui fondent les inégalités profondes de notre société. On dénonce les violences sexistes et sexuelles. On compte. Aussi bien en terme de chiffres que dans les récits et les parcours.

« On est peut-être à un moment de basculement. », nous dit la chargée de programmation de Docs au féminin. Elle poursuit : « Ce qui est intéressant avec les deux réalisatrices qui étaient présentes à la table ronde, c’est que pour toutes les deux c’était leur premier film et qu’elles représentent cette nouvelle génération qui arrive avec des nouvelles réalisatrices, des nouvelles productrices. Elles osent davantage. »

Pour elle, les études sont encore très difficiles à analyser et ne peuvent pas tout à fait être considérées comme photographie fidèle et globale du secteur du cinéma : « Mais c’est intéressant car ça interroge. Il y a des choses à creuser à mon avis. Comme cette chute que l’on constate : en ce qui concerne les aides à l’écriture, les femmes demandent partout. Mais ensuite au moment du développement, il y a un écart. Ce qu’il faut voir, c’est que ce sont les boites de production qui font les demandes d’aides financières. Est-ce qu’elles osent demander plus quand ce sont des projets portés par des hommes ? Il faut creuser la question. »

Numériser les projets aiderait à suivre précisément tout le trajet du dossier pour l’analyser plus en détail et en profondeur. La question est encore très complexe et Elise Calvez le signale également : du côté de HF Bretagne, aucun groupe Cinéma n’a encore été constitué. L’appel est lancé. Pour compter, décrypter, prendre conscience, informer, sensibiliser, former, faire bouger les lignes ensemble.

Célian Ramis

De Gisèle Halimi à aujourd'hui : de l'intime au collectif

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Dans le cadre du 8 mars, l'association Déclic femmes organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars.
Main images: 
Text: 

« Chaque pas du féminisme est un pas pour les femmes migrantes ». C’est le postulat de départ de Fatima Zédira, fondatrice – en 1995 – et directrice de l’association rennaise Déclic Femmes qui en 26 ans a accueilli et accompagné entre 400 et 500 femmes exilées. Dans le cadre du 8 mars, la structure organisait une conférence intitulée « Générations féministes, de Gisèle Halimi à la vague #MeToo », animée par l’autrice engagée, Jessie Magana, mardi 16 mars. 

Gisèle Halimi, dans ses discours, ses écrits et ses actes en tant qu’avocate, autrice et députée, a toujours accompagné Fatima Zédira. Elle a d’abord défendu les indépendantistes tunisiens avant de venir en France et de s’inscrire au barreau de Paris. « Elle a découvert une justice instrumentalisée, au service de la domination coloniale. », précise la directrice de Déclic Femmes.

Elle s’est rapidement engagée dans le féminisme, créant avec Simone de Beauvoir entre autre, l’association Choisir la cause des femmes. Le procès de Bobigny, dans lequel elle défend une jeune femme ayant avorté à la suite d’un viol (en 1972, l’IVG est illégal) mais aussi sa mère, désignée complice, et trois autres femmes, ainsi que le « procès du viol », à la suite duquel l’avocate va brillamment réussir à faire changer la loi, figurent parmi les procès historiques du siècle dernier.

« Gisèle Halimi porte la cause des femmes jusqu’à ce qu’elles soient prises en compte. »
déclare Fatima Zédira en introduction de la conférence.

Au quotidien, elle œuvre avec les bénévoles pour l’insertion socio-professionnelle et l’apprentissage de la langue française des personnes exilées mais aussi et surtout pour « l’intégration réelle, celle qui prend en compte la dignité et l’histoire de la personne. »

Elle le rappelle, un migrant sur deux est une femme : « Une femme souvent diplômée, compétente ! Les femmes migrantes doivent être incluses dans le féminisme. Ce sont des richesses et non des poids. L’association fait l’interface entre les femmes et le pays d’accueil. Cette année encore, on a des femmes qui se sont inscrites en M2, en doctorat, etc. De par leur statut de femmes et de migrantes, elles subissent : discriminations, barrière de la langue, non équivalence des diplômes, manque de connaissances des dispositifs dans le pays d’accueil, manque de réseau (et donc isolement), manque de mobilité… Ces freins font qu’elles sont exposées à de nombreuses violences. »

Pendant le confinement, Fatima Zédira le dit clairement, la question des violences à l’encontre des femmes exilées s’est posée « encore plus fort que d’habitude. » L’association a rencontré Jessie Magana, autrice engagée dans les combats féministes mais aussi anti-racistes. 

Elle a notamment écrit Les mots pour combattre le sexisme, Des mots pour combattre le racisme, avec Alexandre Messager aux éditions Syros, Riposte – comment répondre à la bêtise ordinaire aux éditions Actes sud junior, Des cailloux à ma fenêtre aux éditions Talents Hauts ou encore Rue des Quatre-Vents – au fil des migrations, aux éditions des Eléphants.

Récemment, elle a signé le nouvel album de la collection Petites et grandes questions, chez Fleurus, Tous différents mais tous égaux ? et toutes les questions que tu te poses sur le sexisme, le racisme et bien d’autres discriminations et début mars est paru son roman Nos elles déployées, aux éditions Thierry Magnier. Sans oublier qu’en mai son livre Gisèle Halimi : non au viol, publié chez Actes sud junior en 2013, sera réédité. 

RENCONTRE AVEC GISÈLE HALIMI

En 2009, Jessie Magana écrit son premier livre édité, Général de Bollardière : non à la torture (dans la même collection chez Actes sud junior). La guerre d’Algérie fait partie de son histoire familiale, à travers son père, et c’est en effectuant des recherches sur le sujet qu’elle tombe sur Gisèle Halimi.

« Elle est féministe dans toutes les dimensions du terme ! Elle lutte pour les droits des femmes mais aussi pour elle-même. Et je trouve que c’est un modèle intéressant à montrer aux jeunes. Je n’aime pas tellement le terme « modèle », je trouve qu’il renvoie l’idée de se conformer… Je dirais plutôt source d’inspiration ! », explique l’autrice. 

Peu de temps après éclate l’affaire DSK. C’est un déferlement médiatique qui montre que le combat que Gisèle Halimi a porté pour faire reconnaître le viol en crime est toujours d’actualité :

« La notion de consentement, l’inversion de la charge sur la victime… Elle a fait changer la loi en 1978 mais en 2011, on en était toujours à avoir les mêmes comportements et remarques dans les médias… »

Pendant la conférence, elle raconte comment Gisèle Halimi, dans cette décennie qui va marquer l’histoire des féminismes, se saisit d’un cas particulier et l’érige en procès de société. Avec l’avortement tout d’abord lors du fameux procès de Bobigny où elle défend Marie-Claire et sa mère, entre autres.

« En 72, elle fait venir à la barre experts, politiques, journalistes, médecins, etc. et fait le procès de l’avortement. Elle a ensuite été menacée, comme elle l’avait été en défendant les indépendantistes algériens. C’était une remise en question de ce qu’elles étaient en tant que femmes qui prennent la parole, comme pour Simone Veil. En 78, elle reproduit ça avec le procès de deux jeunes femmes violées, Anne Tonglet et Araceli Castellano. Au départ, l’affaire est envoyée en correctionnelle pour coups et blessures. Mais les deux femmes obtiennent la requalification du procès. Gisèle Halimi prend leur défense et là encore, elle gagne. Non seulement elle gagne le procès mais elle gagne une nouvelle loi qui précise le viol et empêche sa correctionnalisation (dans le texte, car dans les faits, nombreuses sont les victimes à voir leur affaire requalifiée en agression sexuelle plutôt qu’en viol, ndlr). », précise Jessie Magana. 

Et le 16 mars 2021, quelques heures avant l’échange organisé par Déclic Femmes, les député-e-s fixaient à l’Assemblée nationale l’âge du consentement à 15 ans. Malgré le « procès du viol », l’affaire DSK, l’affaire Weinstein, et de nombreuses autres, les violences sexistes et sexuelles sont toujours terriblement prégnantes. Pourtant, l’arsenal judiciaire ne manque pas.

PARLER, PRENDRE LA PAROLE, DÉNONCER… ET ÊTRE ÉCOUTÉ-E-S ET ENTENDU-E-S…

Nous subissons toujours la lenteur de l’évolution des mentalités, précise Jessie Magana. Les mentalités évoluent plus lentement que la loi. Toutefois, les militantes féministes ne lâchent rien et c’est parce qu’elles œuvrent au combat et à la reconnaissance des droits et des choix et qu’elles prennent la parole et dénoncent les violences sexistes et sexuelles que l’autrice réédite Gisèle Halimi : non au viol, actualisant le propos dans un contexte nouveau, en pleine effervescence féministe.

« Avec les réseaux sociaux, les #, des actrices, chanteuses, femmes comme vous et moi sans audience médiatique ont pu s’exprimer. Grâce à ces mouvements, la parole d’une femme devient mondiale. », s’enthousiasme-t-elle.

Au départ, Jessie Magana est éditrice. Elle publie les récits et les imaginaires d’auteurs et autrices. Un jour, elle ressent le besoin de parler en son propre nom : « J’ai mis du temps à trouver ma voix et ma voie. Et j’ai choisi de m’adresser en priorité aux jeunes mais mes livres peuvent aussi être lus par les vieux… Quand on écrit pour la jeunesse, on est considéré-e-s un peu en marge. Et puis on a tendance à considérer qu’il faut avoir un ton neutre. J’essaye, dans tous mes livres, d’avoir un point de vue engagé pour transmettre mes combats et inciter à l’action. La littérature peut changer le monde ! »

Elle va réveiller l’adolescente qu’elle était. Une adolescente qu’elle décrit comme un peu seule dans sa révolte. « Je ne viens pas d’une famille de militants mais le sentiment d’injustice me suit depuis mon enfance. Ma conscience politique s’est construite au collège, par les rencontres et les livres. », souligne-t-elle, précisant qu’elle est née en 1974, « l’apogée du féminisme », mais lorsqu’elle grandit, dans les années 80 et 90, elle est « dans le creux de la vague… ».

Dans ces décennies de fin de siècle, les militantes sont traitées d’hystériques de service. Elles luttent pour du vent, se dit-on dans l’imaginaire collectif, puisque la contraception, c’est ok, l’avortement, c’est ok, l’accès à l’emploi, aussi… Alors quoi encore ? « À cette époque, seule la réussite individuelle comptait. Si on n’était pas une femme épanouie, si on était une femme victime de violences par exemple, bah, c’était de notre faute… », se remémore-t-elle.

Jessie Magana se souvient encore de la solitude en manif. Elles n’étaient pas très nombreuses à prendre la rue et occuper l’espace public pour défendre les droits déjà conquis et ceux à conquérir. Elle n’est pas amère vis-à-vis de cette période, elle dit même que finalement ça l’a forgée et lui a permis d’avoir du recul :

« Je considère que j’ai un rôle de trait d’union entre les générations. Et ça, ça m’intéresse beaucoup dans mon travail de transmission. »

LA QUESTION DE LA TRANSMISSION

Son nouveau roman, Nos elles déployées, répond parfaitement à ce pont entre les générations. Elle a écrit une première version il y a 15 ans. Sans réponse favorable de la part des maisons d’édition, elle l’a enfermé dans un tiroir mais la jeune fille, son héroïne, a lutté pour ressurgir, parler et trouver sa place.

Jessie Magana a retravaillé son histoire. Ou plutôt l’histoire de Solange, lycéenne dans les années 70 qu’elle traverse aux côtés de sa mère, Coco, et ses ami-e-s militantes féministes. En 2018, Solange est devenue mère à son tour et sa fille est héritière de deux générations différentes de femmes.

L’autrice explore ici les cheminements de ses personnages pour trouver leurs propres voix/voies et s’inscrire chacune dans leur propre contexte de lutte collective et d’épanouissement personnel. On aime son écriture, poétique et réaliste, son sens du détail et sa manière de nous intégrer à des événements historiques que nous n’avons pas vécu. Dans Nos elles déployées, on sent l’ambiance et on la vit. C’est un roman cinématographique qui met nos sens en éveil et nous plonge dans la vie de Solange, sur fond, très présent, de révolution féministe. 

Des réflexions sur le corps, les choix, la liberté, la parentalité, le sexe, les normes sociales, les conventions patriarcales mais aussi les complexes, les paradoxes, les oppositions… « L’intime est politique, c’est ce que je voulais faire avec ce roman. Créer une alternance entre l’intime et le collectif. Et je voulais parler du rapport au féminisme mais aussi du rapport à l’autre. Entre femmes mais aussi entre deux pays, Solange va aller en Algérie. C’est important de ne pas rester dans le contexte franco-français. Ce qui nous rassemble, c’est d’être ou de nous considérer femmes. On se retrouve dans la sororité. », souligne-t-elle.

UN RÉCIT INTIME ET COLLECTIF

Elle ne gomme pas les différences. Elle fait simplement en sorte que cela ne divise pas les femmes : « On utilise souvent les différences des femmes pour les diviser. On le voit à travers les questions d’identité de genre, de race, de religion, etc. Même au sein du mouvement féministe, avec les pro prostitution ou pas, la reconnaissance et l’inclusion de la transidentité dans les débats féministes… Il y a toujours un espace de dialogue d’opinions différentes mais l’expérience intime de la féminité nous rassemble. Il y a toujours eu des conflits, même dans les années 70 entre les gouines rouges et les mouvements plus axés féminisme d’État. Ça fait partie du plaisir de brasser les idées, de débattre ensemble, etc. »

Jessie Magana insiste, ce n’est pas seulement un roman de lutte, c’est aussi un récit qui questionne notre rapport à l’intime, nos manières et possibilités de nous construire à travers des désirs contradictoires, de s’affranchir des injonctions, en l’occurrence ici celle de la mère de Solange qui lui assène d’être libre, notre rapport à l’amour et à comment écrire l’amour. C’est un récit intense et enthousiasmant, profondément humain et vibrant.

Un récit qui résonne jusqu’en Afrique subsaharienne puisque ce soir-là, depuis Dakar, Odome Angone suit la conférence, elle est universitaire, ses travaux sont orientés sur l’afroféminisme et elle témoigne :

« Ici, être féministe est toujours un gros mot. Des femmes font entendre leurs voix au-delà des assignations. On nous reproche d’être contaminées par le discours occidental. Mais ce n’est pas un concept exogène, c’est une réalité que l’on vit au quotidien. »

Elle à Dakar, nous à Rennes. Toutes derrière nos écrans, en train de partager un instant suspendu de luttes féministes qui dépassent largement les frontières. Y compris celles de la définition pure du sexisme pour nous faire rejoindre celle de l’intersectionnalité.

Pour Jessie Magana, c’est d’ailleurs cela chez Gisèle Halimi qui inspire aujourd’hui les jeunes générations. Avocate engagée pour la cause des femmes, elle devient une figure intersectionnelle et rebelle, dans une société où les féminismes évoluent au pluriel, vers une prise en compte comme l’a formulé Fatima Zédira de la dignité et de l’histoire de la personne.

 

 

Célian Ramis

Combattantes du monde des sciences

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. On ne voulait pas dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin.
Text: 

Le combat des scientifiques. C’était notre première idée de titre. Parce qu’on n’avait pas envie de dire « femmes scientifiques ». Et parce qu’on n’avait pas envie de dire « le combat des femmes dans le milieu des sciences ». Mais voilà, quand on est face à un terme neutre, on pense au masculin. Et on invisibilise la bataille qu’elles ont mené et mènent encore actuellement pour être reconnues en tant que telles : des scientifiques à part entière, respectées et reconnues pour leurs recherches et travaux.

Sa fille l’accompagne un jour au laboratoire. Elle a 3 ans. Elle sait que sa mère est une scientifique mais c’est en la voyant en tenue blanche qu’elle réalise et dit « Tu es vraiment une scientifique, maman ! Je veux être scientifique plus tard ! » En entendant ces mots, Jane Willenbring, géologue, fond en larmes. Des larmes de joie mais aussi de terreur : 

« Parce quej’ai imaginé qu’elle serait traitée comme une moins que rien. »

C’est ainsi que démarre Picture a scientist, un film documentaire réalisé aux Etats-Unis en 2020 par Sharon Shattuck et Ian Cheney, et diffusé ce jeudi 11 mars sur Vimeo en amont de la table ronde autour des inégalités et discriminations subies et vécues par les femmes dans les sciences, organisée par l’université Rennes 1 dans le cadre du 8 mars. 

LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION

Aux genres féminin et masculin, on attribue des images. En terme de carrières professionnelles, on imagine les femmes dans les métiers du soin et de l’éducation et les hommes dans les postes à responsabilités, la politique et les sciences.

« Les femmes sont sous-représentées dans les sciences. Ce n’est pas notre place, c’est ça le message. Il y a des règles : les hommes les écrivent, ils les connaissent. Pas nous. »
nous dit le documentaire en introduction.

Picture a scientist explore les tenants et les aboutissants de cette sous-représentation, en donnant la parole à des scientifiques qui se sont battues et se battent encore pour faire valoir la place qu’elles occupent et la place qu’elles méritent. Leurs témoignages mettent en lumière l’isolement subi et le travail acharné qu’elles doivent fournir pour accéder à la reconnaissance.

« J’étais dans une école privée pour filles. On ne nous apprenait pas les maths et les sciences. Plus tard, j’ai suivi un cours de bio et ça m’a changée. Je ne pouvais pas imaginer vivre sans cette science. », explique Nancy Hopkins, biologiste. Marquée par le cancer de sa mère, elle a voulu très tôt s’orienter vers la recherche contre la maladie.

Rares sont les femmes qui sont encouragées à prendre et poursuivre la voie des sciences. C’est ce qu’a démontré l’enquête réalisée dans le cadre du livre Égalité en science ! Une approche globale des inégalités femmes-hommes en mathématiques, informatique et science : comment les mesure ? comment les réduire ? présenté lundi 8 mars par les professeures émérites Colette Guillopé et Marie-Françoise Roy dans une conférence organisée également par l’université Rennes 1. 

Dans le documentaire, la chimiste Raychelle Burk témoigne de la double discrimination qu’elle subit en tant que femme racisée : « Je n’ai pas été encouragée pendant mes études. Il n’y a pas de profe noire de chimie… »

Le seul personnage auquel elle peut se référer est celui de Uhura dans la série SF Star Trek, alors seule scientifique noire portée à l’écran. Dans la réalité, 2,2% des femmes noires ont des doctorats.

Elle raconte que souvent on la prend pour la femme de ménage, qu’on l’ignore en réunion et qu’elle reçoit des mails de critiques déplacées, inappropriées, qu’on ne ferait pas à une femme blanche, encore moins à un homme blanc. Et explique, les larmes aux yeux, l’énergie qu’elle dépense en répondant à ces messages. Des temps qu’elle ne consacre pas à ses travaux.

C’est ça souligne-t-elle qu’il faut avoir en permanence à l’esprit. C’est que les autres ne passent pas une partie de leur temps à recevoir des mails plombants de par le sexisme et le racisme qu’ils diffusent et à devoir formuler des réponses, pour ensuite pouvoir reprendre le cours de ses recherches.

Elle est la seule professeure noire de son établissement. D’autres chiffres apparaissent comme flagrants d’un système raciste et sexiste : 7% des doyens et moins de 3% des recteurs sont des femmes de couleur.

« Plus on monte dans la tour d’ivoire, plus c’est blanc. On s’habitue à être insultées, mal traitées… et c’est à nous qu’on demande d’être polies… Tu essayes de rentrer dans le moule mais certains ne te considèrent toujours pas. »
déplore-t-elle.

UNE IMAGE BIEN ANCRÉE DANS LES MENTALITÉS

Les femmes doivent redoubler d’effort pour être acceptées. Pas seulement pour rentrer dans le moule de l’institution qui comme l’évoque Raychelle Burk exige un certain type de comportement, un certain type d’habillement, un certain type de langage, etc. comme dans n’importe quel groupe social. Il faut surtout entrer dans le moule du genre.

« Il faut beaucoup bosser, il faut prendre de l’élan pour faire une carrière dans les sciences en tant que femme. On devait être gentilles, jamais déplaisantes. Sinon, on ne voulait pas de nous et on ne nous accordait pas les crédits nécessaires à nos recherches. », souligne Nancy Hopkins. 

Les mentalités n’ont que trop peu évoluer à ce sujet. Deux tests le prouvent dans le documentaire. Le premier établit deux CV. En réalité, ils sont identiques au détail près que l’un est censé être le CV d’une femme et l’autre, celui d’un homme. Pas de suspens : c’est le CV de l’homme qui obtient le plus de résultats positifs. Plus embauchable et mieux rémunéré. Effarant.

Le deuxième est effectué auprès d’un groupe constitué d’hommes et de femmes. A l’écran, la colonne de gauche dévoile un prénom masculin et la colonne de droite, un prénom féminin. La sociologue donne les consignes : dès que les participant-e-s entendent des mots en lien avec les sciences, ils et elles doivent l’attribuer au prénom masculin et dire « gauche », même principe quand ils entendent des mots en lien avec la sphère privée, ils et elles doivent l’attribuer au prénom féminin et dire « droite ».

Les réponses sont prononcées instantanément et d’une seule et même voix. Mais quand la professionnelle inverse les deux prénoms, ça cafouille et le résultat est plus long à être obtenu, et ce dans une certaine cacophonie.

Eugénie Saitta est enseignante-chercheuse auprès du laboratoire Arènes de l’IUT de Rennes. Elle est invitée par l’université Rennes 1 et sa chargée de mission Parité, Nicoletta Tchou, ce jeudi 11 mars à commenter le documentaire et par conséquent cette difficulté à envisager les femmes dans des carrières scientifiques.

Pour elle, le témoignage de Raychelle Burk révèle l’importance et le rôle des modèles féminins qui « ouvrent l’imaginaire des possibles ». Elle aborde deux effets principaux : 

« Il y a l’effet de socialisation primaire qui se fait dans la famille, le système éducatif, etc. Les petits garçons sont encouragés à la compétition et les petites filles à la docilité. Et il y a l’effet d’intériorisation des schémas qui jouent ensuite sur la construction et les choix des individus. »

En d’autres termes, ne pas encourager les filles dans la voie des sciences, là où on encourage les garçons que l’on représente et érige en modèles dans ces carrières, c’est leur faire croire qu’elles n’en ont pas les capacités. Ainsi, elles vont intérioriser cette idée, allant même jusqu’à se saboter inconsciemment. Par conséquent, lors du choix des études et des métiers, elles ne vont pas être nombreuses à s’orienter dans les domaines scientifiques, excepté pour les sciences sociales.

LES INJUSTICES ÉPISTÉMIQUES

Difficile d’expliquer son ressenti et de dénoncer son vécu quand les mots nous manquent. Ceux-là même qui permettent de nommer les situations. Sur ce point précis, les avancées sont indéniables. Grâce à Kimberlé Crenshaw par exemple, la notion d’intersectionnalité entre dans le langage et surtout libère de très nombreuses personnes qui peuvent enfin exprimer les discriminations qu’elles subissent et qui s’articulent entre les questions raciales, de genre et de classe. Et surtout, le terme apporte une reconnaissance à leur vécu.

Un jour, Nancy Hopkins s’apprête à assister à la conférence du biologiste Francis Crick. Pour elle, c’est un génie, elle l’admire énormément. Elle est assise à son bureau lorsque celui-ci déboule dans la pièce, met ses mains sur la poitrine de Nancy et lui demande sereinement sur quoi elle travaille.

« On ne parlait pas de harcèlement sexuel à cette époque. Je ne voulais pas l’embarrasser alors j’ai fait comme si rien ne s’était passé. », témoigne-t-elle.

Aujourd’hui, on parlerait d’agression sexuelle. La biologiste sait que la situation est anormale. Elle sent que le geste n’est pas approprié mais l’absence de vocabulaire spécifique à ce vécu néglige la gravité des faits. Les mots comptent. D’autant plus que sans eux, il est aisé pour le groupe dominant de remettre en cause le discours du groupe dominé, surtout si l’individu est isolé ou en minorité.

La philosophe Miranda Fricker, comme l’explique Eugénie Saitta lors de la table ronde, conceptualise « les injustices épistémiques », désignant l’ensemble des mécanismes permettant de décrédibiliser la parole, en l’occurrence des personnes sexisées et racisées.

LES MOTS COMPTENT…

D’un côté des personnes victimes d’un langage qui ne se met pas au service de leurs expériences, de l’autre des personnes qui abusent de paroles dures et néfastes, dans l’intention de nuire véritablement. Raychelle Burk en témoigne lorsqu’elle parle des mails déplacés qu’elle reçoit, au racisme et sexisme latents et ravageurs. Pour répondre, elle met du temps et de l’énergie pour trouver justement les bons mots.

Elle évoque également les insultes auxquelles elle s’est habituée. C’est dramatique. Elle que l’on voit travailler dans la bonne humeur, le partage et l’échange, a toujours en tête ce climat de tension dont on essaye de lui faire croire qu’elle est responsable. La force qu’elle met dans un sourire est décuplée. La question de la charge et de la santé mentale des femmes racisées n’est pas nommée en tant que telle dans le documentaire mais mériterait un film en lui-même.

L’hostilité, le climat tendu, les insultes… Tout cela représente la partie immergée de l’iceberg, la métaphore étant omniprésente dans Picture a scientist. La partie émergée est elle constituée des violences sexuelles. 

Jane Willenbring raconte sa première mission en Antarctique avec Dave Marchant. Pareil que pour Nancy, elle l’admire, le trouve brillant et se réjouit de cette expédition qui se déroule bien au départ, lorsque le groupe (Dave Marchant, le frère de Dave Marchant, Adam Lewis et elle) est encore à la base, avec de nombreux autres scientifiques.

Le groupe part en mission et c’est là que Jane commence à subir des insultes de la part de son mentor Dave, qui la traite de salope et de pute, « pour rigoler » à la suite d’un sketch dans lequel le comique faisait mention de « Jane la salope ». Chaque discussion est douloureuse : « Je voulais juste parler de science ! »

Lorsqu’elle va aux toilettes, en pleine nature, il lui jette des cailloux. « C’était humiliant ! », scande-t-elle. Elle arrête de s’hydrater durant la journée, commence à avoir du sang dans les urines et son corps développe de nombreuses infections urinaires. A un autre moment, il l’appelle pour lui faire observer des cristaux. Elle s’approche, il lui jette les cendres à la figure, elle s’en prend dans les yeux. Ça, c’est quand il n’est pas trop occupé à la pousser d’u haut d’une colline…

Jane Willenbring n’a de cesse de se contenir pour paraître désinvolte :

« Mon avenir dépendait de lui ! »

Tout comme cette étudiante qui témoigne sous anonymat. Elle rêvait d’être astronaute et devait obtenir un doctorat pour poursuivre son ambition. En arrivant auprès de Dave Marchant, celui-ci lui répond qu’il ne veut pas accompagner une fille. Son CV ne laissait pourtant pas de doute quant à cette partie de son identité.

Ensuite, c’est harcèlement et insultes tous les jours. Il va jusqu’à lui dire très clairement qu’elle n’obtiendrait jamais de financements pour ses recherches et qu’il s’en assurerait directement. Quand elle porte l’affaire à la présidence de son université, on lui répond que Dave Marchant est trop influent et rapporte trop d’argent pour le virer. À la place, on lui demande à elle de s’en aller. « Sans doctorat, je ne pouvais pas être astronaute », conclut-elle, désemparée. 

Le désarroi, le sentiment d’illégitimité, la perte de confiance et d’estime en soi et ainsi sa capacité à réfléchir et travailler – déjà souvent pas bien grande puisqu’aucun encouragement n’a été reçu, ni aucune marque de reconnaissance – participent à décourager de nombreuses scientifiques qui quittent leur domaine d’activité.

LA PRISE DE CONSCIENCE ET LE TEMPS DE L’ACTION

Pour Anne Siegel, combattre le haut de l’iceberg tout comme la partie immergée est compliqué et complexe. Mais pas impossible, évidemment : « C’est le solidarité des femmes mais aussi de certains hommes que nait la prise de conscience. À partir de là, on peut avancer. Il y a au départ un sentiment d’illégitimité puis la parole se répand et la prise de conscience mène au collectif, ça dépasse alors l’individuel, le sentiment individuel d’imposture par exemple. »

Dans le film documentaire, on voit ce cheminement à travers le parcours de Nancy qui à un moment se met à venir le soir au labo et à mesurer les surfaces occupées dans les labos, constatant des inégalités flagrantes entre l’espace décerné aux femmes et celui décerné aux hommes. Elle écrit une lettre au président du MIT à propos du sexisme systémique mais avant de lui transmettre, elle demande à une collègue, à l’occasion d’un déjeuner, si elle peut la lui lire.

Elle a peur. Peur que sa collègue la juge. Peut que sa collègue ne la comprenne pas. Peur que sa collègue l’exclut pour avoir oser parler, dénoncer. Sa peur est balayée par non seulement la compréhension de sa collègue mais aussi et surtout le partage du même sentiment et des mêmes expériences.

Il y a seulement 15 femmes sur 6 départements au MIT, elles vont aller à leur rencontre, échanger avec elles, et former un groupe pour lutter ensemble contre les discriminations qu’elles subissent en tant que femmes. Elles vont bosser, œuvrer, compter ! Et les chiffres, forcément, sont une arme redoutable.

« Les chiffres ont prouvé la vérité ! Moins de surface pour les femmes dans les labos, moins de salaires. Pas de garde d’enfants sur les campus universitaires, etc. Sans les femmes, on perd la moitié des talents ! »
s’insurge-t-elle. 

De l’individuel au collectif, les phases se succèdent, sans règle absolue et sans mesure exacte du temps que cela prend. Tout dépend des individus. Tout dépend des combats. Tout dépend des contextes… Eugénie Saitta synthétise :

« D’abord, on expérimente individuellement des choses qui nous mettent mal à l’aise. Ensuite, il y a la mise en commun des expériences, souvent sur des temps informels, entre femmes. On le voit avec Nancy et sa collègue, qui vont s’allier. La prise de conscience individuelle peut prendre du temps à arriver au collectif. »

Pour faire reconnaître leur juste place, les scientifiques vont devoir se battre sans relâche, ce qui équivaut comme le dit très bien Raychelle Burk à dépenser une énergie qui n’est pas mise dans le travail. Mais qui profite aux générations futures. Car si elle n’avait pas de modèle, hors fiction, de profe de chimie noire, elle incarne pour ses étudiant-e-s, stagiaires et collaborateur-ice-s la possibilité de changer la norme, qui en l’état est excluante et discriminatoire.

Jane Willenbring a décidé des années plus tard de porter plainte contre Dave Marchant, sachant qu’il reproduisait son comportement avec d’autres personnes. Le combat est long, très long, trop long. Mais aboutit finalement à la destitution du géologue de son poste à l’université.

« C’est très difficile de porter plainte contre son directeur de thèse, de stage, de recherches… à cause de la logique de pouvoir. On le voit, il rapporte énormément d’argent à l’université, c’est lui qui a le pouvoir. »
commente Eugénie Saitta.

LENTEMENT, DES AVANCÉES…

Le rapport remis au MIT par Nancy Hopkins et ses collègues obtient un retentissement important. Le président de la structure s’engage à leurs côtés, alors même qu’il sait qu’il devra essuyer de nombreuses et sévères critiques de ses homologues pétris dans la mentalité patriarcale, et 9 autres universités lancent le mouvement de la réflexion et de l’action en faveur de l’égalité.

Sangeeta Bhatia est ingénieure et a bien conscience qu’elle bénéficie de certains privilèges obtenus grâce aux combats de leurs ainées et même de leurs contemporaines qui ont repris le flambeau et ouvrent le champ des possibles en focalisant l’attention sur l’essentielle inclusion de tous les individus.

Anne Siegel met l’accent sur les avancées en cours, à l’échelle locale de l’IRISA, laboratoire informatique de Rennes, domaine dans lequel les femmes sont encore sous-représentées :

« On constate une volonté depuis 3 – 4 ans de faire bouger les lignes. Le groupe de travail sur l’égalité est devenu un comité et on a mis en place plusieurs dispositifs comme le Club sandwich sur le temps du midi, pour que les femmes discutent entre elles de plein de sujets différents, mais aussi le mentorat, qui n’est pas réservé aux femmes, mais permet un accompagnement pour identifier les verrous dans les carrières et vies personnelles. Ça permet de limiter l’isolement et de faire justement émerger les prises de conscience. »

Le film documentaire Picture a scientistse referme sur la conclusion que l’évolution est constante mais encore insuffisante. Des biais existent encore et les faits de harcèlement – dans son sens le plus large – créent des fuites dans le système. 

Anne Siegel aborde l’effet Matilda, conceptualisée par Margaret Rossiter dans les années 80, qui désigne le fait de nier ou oublier les découvertes et la contribution des femmes aux recherches scientifiques. On peut alors lire l’ouvrage Ni vues ni connues – Panthéon, histoire, mémoire : où sont les femmes ?, écrit par le collectif Georgette Sand, qui dédie un chapitre aux découvertes des femmes que les hommes se sont attribuées. 

Enfin, elle prend un exemple qui en dit long, celui du prix nobel de physique attribué en 2020 à un tri d’expert-e-s, Roger Penrose, Reinhard Genzel et Andrea Ghez : « Celle-ci est la seule à ne pas avoir de page wikipédia… » Pas de commentaire. L’action s’impose. 

 

 

Célian Ramis

Histoires de femmes, inspirantes et puissantes

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmes offre la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.
Text: 

Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmesse visite sur le site de l’université Rennes 2, nous offrant la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.

Il y a Agnodice, la première gynécologue de la Grèce Antique. Il y a Mavia, la reine guerrière de l’Arabie antique. Il y a Wu Zeitan, la première impératrice chinoise. Il y a Christine de Pizan, la première écrivaine à vivre de son art. Il y a Nzinga, reine et combattante du Ndongo et du Matamba. Il y a Zitkala-Sa, la protectrice de la culture améridienne. Il y a aussi Maud Stevens Wagner, la première tatoueuse reconnue.

Il y a Gabriela Mistral, la première écrivaine d’Amérique latine à recevoir le prix Nobel de littérature. Il y a Anna Iegorova, une des plus grandes pilotes de l’armée soviétique durant la Seconde guerre mondiale. Il y a Christine Jorgensen, une des premières femmes transgenres aux USA. Il y a Cui Xuiwen, première artiste chinoise dont les œuvres ont été exposées au Tate Modern Museum à Londres. Et enfin, il y a Marie-Amélie Le Fur, athlète handisport multi-médaillée des Jeux Paralympiques.   

On n’en connaissait très peu. On se réjouit de les découvrir dans cette exposition conçue par Léa Tanner, Noémie Choisnet, Ysé Debroise, Euxane Desdevises et Quentin Catheline, étudiant-e-s en Master 2 Médiation du patrimoine et Histoire de l’Europe, à Rennes 2.

« En master 1, on devait réaliser un projet. La seule consigne était que ça devait être pour la fac. Sur le reste, on était totalement libres. On a choisi de dédier cette exposition aux étudiant-e-s à qui on a proposé un sondage sur les réseaux sociaux. Ils pouvaient choisir entre 3 sujets : les ports et voyageurs bretons, l’indépendance de la Bretagne et celui-ci sur les femmes qui a été retenu. », explique Noémie Choisnet. 

LA DÉCOUVERTE DU MATRIMOINE

Il y a des noms qu’elles connaissent – au départ, le groupe est constitué des 4 étudiantes – comme celui de Christine de Pizan, et d’autres, comme Nzinga, qu’on leur conseille. Elles s’inspirent des Culottéesde Pénélope Bagieu, de Viragod’Aude GG pour voir ce qui a déjà été fait, et éviter la redite, et puisent leurs matières sur Internet. « En M1, c’était la première du covid… », rappelle Ysé Debroise.

« Au début, on avait quelques autres portraits, comme celui de Clémence Royer mais après quelques recherches, on s’est aperçues qu’elle était eugéniste. On a décidé de ne pas la mettre. De rester plus politiquement correct. On voulait montrer des femmes capables d’aller à l’encontre de la pensée générale mais surtout des femmes qui nous inspirent et sont en lien avec nos convictions. », nous racontent-elles à plusieurs voix.

Pour élaborer cette exposition, le groupe souhaite visibiliser des femmes issues de tous les horizons : « Les femmes sont dans toutes les disciplines. Elles y sont légitimes. On va de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui et on a essayé de prendre des femmes qui viennent de pays différents, en dehors de l’Europe. Nous sommes 4 femmes blanches, on ne voulait pas centrer sur ce qu’on connaissait déjà. »

Les recherches sont fructueuses. L’Histoire a été écrite par des hommes et pour des hommes et a largement occulté la place des femmes, peu importe les domaines, les périodes et les continents. Réhabiliter le matrimoine est un travail de longue haleine. Un travail indispensable dans la déconstruction d’un système sexiste et raciste.

UN AUTRE REGARD

« Découvrir toutes ces femmes, ça donne de l’espoir ! On a une licence d’Histoire et en Histoire, on ne parle que des hommes. Là, c’est inspirant, ça nous donne des exemples. Même si bon, souvent la réussite d’une femme est décrite de manière négative… En général, la mort suit… », souligne Euxane Desdevises.

Noémie Chesnais enchaine : « Oui ou alors, on les connaît parce que ce sont les femmes des rois… ». Là, elles ne sont pas femmes de. Elles ont une identité propre et des parcours singuliers. « Pour les reines, elles le sont certes devenues parce que le père, le frère ou le neveu sont décédés mais elles ont régné pendant longtemps, ont fait des choses et étaient respectées par leur peuple. », précise Ysé Debroise, encore admirative des récits explorés.

Notamment celui de Gabriela Mistral, poétesse chilienne, qui a reçu le prix Nobel de littérature avant un homme : « Elle a fait plein de choses ! Et pourtant elle est inconnue ! Je pense en effet que le fait d’être une femme joue beaucoup… »

Pour Quentin Catheline, la découverte était totale. « Je n’en connaissais aucune mais ma non connaissance m’a donné envie de découvrir et de faire découvrir. De produire quelque chose de bien pour que ça donne envie justement (…) Ça questionne et ça nous amène à porter un autre regard sur les autres régions du monde et l’histoire. », commente-t-il.

Conscient des processus d’invisibilisation qui se jouent à travers des siècles de domination patriarcale, le groupe témoigne de l’impact bénéfique que représente l’accès à ce type de connaissances et de ressources.

Ainsi, l’exposition qui aurait dû être installée à la Mezzanine, sur le campus de Rennes 2, s’adapte à la crise et devient virtuelle. Pour chaque portrait, un dessin réalisé par un-e étudiant-e volontaire – principalement issue de leur Master ou de leurs entourages – une map monde situant la zone d’origine et de vie ainsi qu’un texte retaçant dans les grandes lignes le parcours de la protagoniste, en français et en anglais.

Un QR code est à flasher sur chaque figure présentée afin d’y trouver des ressources supplémentaires. Des sites d’infos, des vidéos des Culottées… cela permet d’en savoir plus, si on souhaite aller plus loin dans les recherches. Et pourquoi pas s’en inspirer pour d’autres projets.

« Ce serait bien que quelqu’un reprenne le flambeau après nous. Vraiment ! Il y a encore tellement de femmes à découvrir ! », s’enthousiasme Léa Tanner.

L’exposition est visible sur le site de l’université Rennes 2, jusqu’au 19 mars.

 

 

 

Célian Ramis

Contre l'aliénation capillaire, la tête haute !

Posts section: 
List image: 
Summary: 
Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ».
Text: 

Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat, provoque parfois des réactions violentes et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ». Hélène Jayet, artiste photographe, présentera dès mars 2021 son exposition « Colored Only – Chin up ! » à l’université Rennes 2, mais avant cela, elle était au Tambour, sur ce même campus, pour inaugurer la saison des Mardis de l’égalité avec une conférence intitulée « Relever la tête : afro-descendance et estime de soi », le 29 septembre dernier.

« Avec mon projet, je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Quand d’autres personnes souhaitent participer, je réponds : « Désolée mais vous n’avez pas le potentiel capillaire. » Cette phrase est choisie sciemment. La plupart des gens ne comprennent pas cette phrase. On me dit « Mais c’est raciste », alors je leur dis « Bienvenu-e dans mon quotidien ». Parfois, je me fais insulter : « raciste », « ségrégationniste »… ».

Créer le débat, inviter les gens à se questionner, c’est un des objectifs de la photographe Hélène Jayet : « Mon rôle en tant qu’artiste, c’est l’impertinence. J’aime bien chatouiller… C’est ma façon de créer le dialogue. La première action je crois, c’est de parler. On peut ne pas être d’accord mais il faut parler. La parole est libératrice pour beaucoup de traumatismes. »

Depuis 10 ans, elle développe son studio « Colored Only », un espace convivial invitant les personnes noires à se faire photographier. Elle leur tire le portrait à la manière des peintres de la royauté. Inspirée par les œuvres étudiées lors de son parcours aux Beaux-Arts, Hélène Jayet positionne les participant-e-s dans une posture royale. Ce qui fait jaillir de la fierté et de la dignité.

« Je veux que les gens se trouvent beaux. Que leur self estime remonte. Il y a presque 180 personnes dans le projet déjà et tou-te-s sont porteurs/euses du message, je ne suis pas toute seule. L’idée c’est de s’accepter, de ne pas se laisser faire, prendre la place à laquelle on a le droit au même titre que tout le monde. C’est une fierté pour les participant-e-s de voir leur portrait voyager et donner de l’énergie positive à d’autres. », souligne Hélène Jayet. 

« Cheveux relaxés, frisés, rasés, tissés, nattés, twist, Bantou knot, dreadlocks… » Elle le dit clairement, elle ne prend pas parti : « Chacun-e fait ce qu’il/elle veut avec ses cheveux. » L’objectif n’est nullement de provoquer un débat entre cheveux naturels et cheveux lissés. Ça ne l’intéresse pas. 

CONSTRUCTION ET DÉVELOPPEMENT

Au début de la conférence, l’artiste photographe revient sur la genèse de « Colored Only – Chin Up ! ». Elle est issue d’une famille de 5 enfants adoptés, « de toutes les origines », ce qui lui a permis de se questionner sur la relation aux autres et l’humanité. 

« L’adoption m’a coupée de mes racines. J’ai eu besoin de comprendre, de connaître mes racines et de partir à la rencontre de mon propre challenge capillaire. Parce que des salons afros au pays basque… il n’y en avait pas. Sans méthode et routine capillaires, c’est impossible d’avoir l’afro d’Angela Davis. », explique-t-elle. 

Elle décide alors de faire des recherches, d’enquêter, de lire sur le sujet. En tirant le fil, comme elle dit, elle réalise et constate la vision occidentale du corps noir, les violences quotidiennes que subissent les personnes noires, femmes, gays… « Pourquoi la différence pose problème alors que pour moi c’est une richesse ? », s’interroge-t-elle alors. 

Hélène Jayet parle de cette chance qu’elle a de pouvoir rencontrer plein de gens très différents : « Les grands écarts sont le plaisir de ce métier. » Ce métier, c’est évidemment celui de photographe. Un secteur qui la fascine depuis l’enfance :

« Le labo argentique de mes parents était ma chambre de bébé. On allait avec eux, on expérimentait, j’étais toujours la première au pied du bac révélateur. Ils étaient fans de caméras, etc. J’ai développé une curiosité pour l’image. »

L’ALIÉNATION CAPILLAIRE

Sa curiosité se transforme en soif d’apprendre, à laquelle elle allie sa quête d’être différente. Dans son village, personne n’a la même texture de cheveux qu’elle. « Je n’ai pas eu le même développement que les femmes autour de moi. », ajoute-t-elle, soulignant que « le corps enregistre tous les stigmates de génération en génération. »

Elle entend parler d’aliénation capillaire et ce terme, qu’elle trouve juste, la questionne. Elle établit un lien avec l’esclavage et la colonisation :

« Sur 400 ans, la violence physique sur le corps noir a eu lieu. En gros, c’est la période de l’esclavage. L’histoire des coiffures en Afrique me fascine. A partir d’une coiffure, on détermine la fertilité, la virilité, la religion, la classe sociale… Pour faire ces coiffures, il faut des heures de travail mais ce sont des temps de sociabilité qui créent des liens entre les gens pour ensuite créer une solidarité entre eux. Les colons ont rasé tout ça pour maintenir la dépendance de ces personnes. »

Les esclaves étaient dépourvus de moyens et de temps pour s’occuper de leurs cheveux. Peu de produits efficaces pour hydrater leurs chevelures et des brosses qui détruisent les poils.

Elle poursuit :

« Pour moi, c’est une déshumanisation de la personne, de tout ce qui fait sa culture, tout ce qui fait cette personne. Kidnapper des gens et leur enlever leurs cheveux est un crime indescriptible. On a dégradé l’estime de ces personnes. Ce sont des violences physiques et psychologiques. Les esclaves ne pouvaient plus parler leurs langues, danser, maintenir leurs cheveux comme ils le voulaient. C’est une mise à nu, une aliénation capillaire très profonde. »

Hélène Jayet aborde également la question de la santé mentale induite par la hiérarchisation des individus : « Et puis, il y avait aussi la notion de couleur de peau. Les esclaves à la peau plus claire et les métisses étaient vendus plus cher pour être domestiques dans les maisons. Ils avaient alors accès à une meilleure nourriture, un meilleur hébergement… C’est comme ça qu’on crée des clivages entre les gens. C’est comme ça qu’on devient fou en fait ! »

Quand de telles violences ont été commises durant plusieurs siècles – et perdurent - difficile de continuer à aimer ses cheveux et sa peau et ne pas transmettre cela en héritage inconscient aux générations futures.

Stéphane Héas, sociologue à l’université Rennes 2, participe ce jour-là à la conférence et parle du contrôle du poil :

« Le poil est la cible des institutions. La tonte dégrade immédiatement la personne. Dans la logique de destruction massive et frontale d’un groupe qu’on veut s’accaparer, mobiliser le poil n’est pas anecdotique. »

CONTRE LE DÉNI ET LA RÉSISTANCE…

La photographe axe son art autour du portrait et utilise son studio pour fabriquer un lieu à double usage. Il a un côté convivial et empouvoirant pour les personnes noires qui se prêtent au jeu du « Colored Only ». Si dans l’intitulé figure « Chin up ! » (que l’on peut traduire par « tête haute »), c’est parce que c’est l’expression utilisée pour dire aux modèles photographié-e-s de relever le menton. Il a un côté également d’outil de débat. Parce que les personnes non noires ne comprennent souvent pas pourquoi elles ne peuvent pas participer au projet.

« Je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Ce qui m’intéresse quand je dis aux gens qu’ils n’ont pas le potentiel capillaire, c’est qu’ils restent pour observer ce qui se passe et qu’ils se questionnent. »
commente Hélène Jayet. 

Depuis 10 ans, son exposition circule dans le monde. Au Pays-Bas, en Belgique, au Brésil, au Mali, au Sénégal… Et en France, ça coince. En 2021, elle exposera à l’université Rennes 2 et ce sera seulement la 3efois que l’Hexagone l’accueille. Quand elle demande des aides à la recherche et à la production, « c’est niet. »

On lui répond que le projet n’intéresse personne, on lui demande de changer le titre, on lui rétorque qu’il n’y a pas tellement d’intérêt à montrer des portraits de personnes noires. Elle n’est pas la seule, la réalisatrice Amandine Gay témoigne également de ce vécu lorsqu’elle a voulu faire un film sur une viticultrice noire lesbienne, la réponse a été nette et raciste : en France, ce profil n’existerait soi-disant pas.

Le manque d’images et de modèles concernant les personnes noires – et de manière plus globale toutes les personnes non blanches – est flagrant. On constate soit une vision très stéréotypée, réductrice et raciste, soit l’absence totale de représentation. Entre les lignes, une consigne : se rapprocher du modèle dominant qui dans les publicités, les médias, les films, les séries, etc. va valoriser davantage les peaux plus claires et les cheveux lisses.

« Il y a un problème de représentation. Dans le sport, dans les arts, partout. En France, j’ai l’étiquette de « photographe noire ». J’aimerais voir plus de fluidité, de profils différents. Ça n’en sera que plus intéressant ! On sait que quand on n’a pas quelqu’un qui nous ressemble un peu pour s’identifier, on va avoir plus de mal à se construire. Le mythe du corps noir très sportif, du corps sauvage… C’est terrible ! »

Le racisme est systémique et institutionnalisé. Il est dans le quotidien des personnes que l’on racise, partant du principe que la norme est blanche. « Je n’ai jamais pu louer un appartement moi-même. À 43 ans. C’est violent ! », souligne Hélène Jayet qui note que le racisme est également dans notre quotidien, à travers le langage : 

« On parle de la France « black, blanc, beurre ». Le seul mot en français, c’est « blanc ». Pourquoi a –t-on peur de dire noir ? »

Elle conclut alors : « On est devenu-e-s noir-e-s parce qu’on a été colonisé-e-s. C’est l’histoire et la colonisation qui ont fait que c’est devenu stigmatisant pour nous. » Elle chatouille en effet et nous invite à nous questionner, et par là même à nous remettre en question. Et surtout à nous plonger dans son travail qui sera présenté à l’université Rennes 2 du 22 mars au 31 mai 2021, si tout va bien. Croisons les doigts et déconstruisons nos imaginaires.

Pages