Célian Ramis

Histoires de femmes, inspirantes et puissantes

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Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmes offre la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.
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Le matrimoine s’expose en portraits et récits de vie de 12 femmes qui ont marqué l’Histoire et qui pourtant en ont été oubliées ou exclues. L’exposition virtuelle Histoires de femmesse visite sur le site de l’université Rennes 2, nous offrant la possibilité d’une rencontre avec des personnalités fortes et puissantes.

Il y a Agnodice, la première gynécologue de la Grèce Antique. Il y a Mavia, la reine guerrière de l’Arabie antique. Il y a Wu Zeitan, la première impératrice chinoise. Il y a Christine de Pizan, la première écrivaine à vivre de son art. Il y a Nzinga, reine et combattante du Ndongo et du Matamba. Il y a Zitkala-Sa, la protectrice de la culture améridienne. Il y a aussi Maud Stevens Wagner, la première tatoueuse reconnue.

Il y a Gabriela Mistral, la première écrivaine d’Amérique latine à recevoir le prix Nobel de littérature. Il y a Anna Iegorova, une des plus grandes pilotes de l’armée soviétique durant la Seconde guerre mondiale. Il y a Christine Jorgensen, une des premières femmes transgenres aux USA. Il y a Cui Xuiwen, première artiste chinoise dont les œuvres ont été exposées au Tate Modern Museum à Londres. Et enfin, il y a Marie-Amélie Le Fur, athlète handisport multi-médaillée des Jeux Paralympiques.   

On n’en connaissait très peu. On se réjouit de les découvrir dans cette exposition conçue par Léa Tanner, Noémie Choisnet, Ysé Debroise, Euxane Desdevises et Quentin Catheline, étudiant-e-s en Master 2 Médiation du patrimoine et Histoire de l’Europe, à Rennes 2.

« En master 1, on devait réaliser un projet. La seule consigne était que ça devait être pour la fac. Sur le reste, on était totalement libres. On a choisi de dédier cette exposition aux étudiant-e-s à qui on a proposé un sondage sur les réseaux sociaux. Ils pouvaient choisir entre 3 sujets : les ports et voyageurs bretons, l’indépendance de la Bretagne et celui-ci sur les femmes qui a été retenu. », explique Noémie Choisnet. 

LA DÉCOUVERTE DU MATRIMOINE

Il y a des noms qu’elles connaissent – au départ, le groupe est constitué des 4 étudiantes – comme celui de Christine de Pizan, et d’autres, comme Nzinga, qu’on leur conseille. Elles s’inspirent des Culottéesde Pénélope Bagieu, de Viragod’Aude GG pour voir ce qui a déjà été fait, et éviter la redite, et puisent leurs matières sur Internet. « En M1, c’était la première du covid… », rappelle Ysé Debroise.

« Au début, on avait quelques autres portraits, comme celui de Clémence Royer mais après quelques recherches, on s’est aperçues qu’elle était eugéniste. On a décidé de ne pas la mettre. De rester plus politiquement correct. On voulait montrer des femmes capables d’aller à l’encontre de la pensée générale mais surtout des femmes qui nous inspirent et sont en lien avec nos convictions. », nous racontent-elles à plusieurs voix.

Pour élaborer cette exposition, le groupe souhaite visibiliser des femmes issues de tous les horizons : « Les femmes sont dans toutes les disciplines. Elles y sont légitimes. On va de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui et on a essayé de prendre des femmes qui viennent de pays différents, en dehors de l’Europe. Nous sommes 4 femmes blanches, on ne voulait pas centrer sur ce qu’on connaissait déjà. »

Les recherches sont fructueuses. L’Histoire a été écrite par des hommes et pour des hommes et a largement occulté la place des femmes, peu importe les domaines, les périodes et les continents. Réhabiliter le matrimoine est un travail de longue haleine. Un travail indispensable dans la déconstruction d’un système sexiste et raciste.

UN AUTRE REGARD

« Découvrir toutes ces femmes, ça donne de l’espoir ! On a une licence d’Histoire et en Histoire, on ne parle que des hommes. Là, c’est inspirant, ça nous donne des exemples. Même si bon, souvent la réussite d’une femme est décrite de manière négative… En général, la mort suit… », souligne Euxane Desdevises.

Noémie Chesnais enchaine : « Oui ou alors, on les connaît parce que ce sont les femmes des rois… ». Là, elles ne sont pas femmes de. Elles ont une identité propre et des parcours singuliers. « Pour les reines, elles le sont certes devenues parce que le père, le frère ou le neveu sont décédés mais elles ont régné pendant longtemps, ont fait des choses et étaient respectées par leur peuple. », précise Ysé Debroise, encore admirative des récits explorés.

Notamment celui de Gabriela Mistral, poétesse chilienne, qui a reçu le prix Nobel de littérature avant un homme : « Elle a fait plein de choses ! Et pourtant elle est inconnue ! Je pense en effet que le fait d’être une femme joue beaucoup… »

Pour Quentin Catheline, la découverte était totale. « Je n’en connaissais aucune mais ma non connaissance m’a donné envie de découvrir et de faire découvrir. De produire quelque chose de bien pour que ça donne envie justement (…) Ça questionne et ça nous amène à porter un autre regard sur les autres régions du monde et l’histoire. », commente-t-il.

Conscient des processus d’invisibilisation qui se jouent à travers des siècles de domination patriarcale, le groupe témoigne de l’impact bénéfique que représente l’accès à ce type de connaissances et de ressources.

Ainsi, l’exposition qui aurait dû être installée à la Mezzanine, sur le campus de Rennes 2, s’adapte à la crise et devient virtuelle. Pour chaque portrait, un dessin réalisé par un-e étudiant-e volontaire – principalement issue de leur Master ou de leurs entourages – une map monde situant la zone d’origine et de vie ainsi qu’un texte retaçant dans les grandes lignes le parcours de la protagoniste, en français et en anglais.

Un QR code est à flasher sur chaque figure présentée afin d’y trouver des ressources supplémentaires. Des sites d’infos, des vidéos des Culottées… cela permet d’en savoir plus, si on souhaite aller plus loin dans les recherches. Et pourquoi pas s’en inspirer pour d’autres projets.

« Ce serait bien que quelqu’un reprenne le flambeau après nous. Vraiment ! Il y a encore tellement de femmes à découvrir ! », s’enthousiasme Léa Tanner.

L’exposition est visible sur le site de l’université Rennes 2, jusqu’au 19 mars.

 

 

 

Célian Ramis

Contre l'aliénation capillaire, la tête haute !

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Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ».
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Son dispositif photographique suscite la curiosité, génère du débat, provoque parfois des réactions violentes et place les personnes noires et les cheveux afros au cœur des portraits aux allures royales réalisés dans son studio-performance « Colored Only ». Hélène Jayet, artiste photographe, présentera dès mars 2021 son exposition « Colored Only – Chin up ! » à l’université Rennes 2, mais avant cela, elle était au Tambour, sur ce même campus, pour inaugurer la saison des Mardis de l’égalité avec une conférence intitulée « Relever la tête : afro-descendance et estime de soi », le 29 septembre dernier.

« Avec mon projet, je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Quand d’autres personnes souhaitent participer, je réponds : « Désolée mais vous n’avez pas le potentiel capillaire. » Cette phrase est choisie sciemment. La plupart des gens ne comprennent pas cette phrase. On me dit « Mais c’est raciste », alors je leur dis « Bienvenu-e dans mon quotidien ». Parfois, je me fais insulter : « raciste », « ségrégationniste »… ».

Créer le débat, inviter les gens à se questionner, c’est un des objectifs de la photographe Hélène Jayet : « Mon rôle en tant qu’artiste, c’est l’impertinence. J’aime bien chatouiller… C’est ma façon de créer le dialogue. La première action je crois, c’est de parler. On peut ne pas être d’accord mais il faut parler. La parole est libératrice pour beaucoup de traumatismes. »

Depuis 10 ans, elle développe son studio « Colored Only », un espace convivial invitant les personnes noires à se faire photographier. Elle leur tire le portrait à la manière des peintres de la royauté. Inspirée par les œuvres étudiées lors de son parcours aux Beaux-Arts, Hélène Jayet positionne les participant-e-s dans une posture royale. Ce qui fait jaillir de la fierté et de la dignité.

« Je veux que les gens se trouvent beaux. Que leur self estime remonte. Il y a presque 180 personnes dans le projet déjà et tou-te-s sont porteurs/euses du message, je ne suis pas toute seule. L’idée c’est de s’accepter, de ne pas se laisser faire, prendre la place à laquelle on a le droit au même titre que tout le monde. C’est une fierté pour les participant-e-s de voir leur portrait voyager et donner de l’énergie positive à d’autres. », souligne Hélène Jayet. 

« Cheveux relaxés, frisés, rasés, tissés, nattés, twist, Bantou knot, dreadlocks… » Elle le dit clairement, elle ne prend pas parti : « Chacun-e fait ce qu’il/elle veut avec ses cheveux. » L’objectif n’est nullement de provoquer un débat entre cheveux naturels et cheveux lissés. Ça ne l’intéresse pas. 

CONSTRUCTION ET DÉVELOPPEMENT

Au début de la conférence, l’artiste photographe revient sur la genèse de « Colored Only – Chin Up ! ». Elle est issue d’une famille de 5 enfants adoptés, « de toutes les origines », ce qui lui a permis de se questionner sur la relation aux autres et l’humanité. 

« L’adoption m’a coupée de mes racines. J’ai eu besoin de comprendre, de connaître mes racines et de partir à la rencontre de mon propre challenge capillaire. Parce que des salons afros au pays basque… il n’y en avait pas. Sans méthode et routine capillaires, c’est impossible d’avoir l’afro d’Angela Davis. », explique-t-elle. 

Elle décide alors de faire des recherches, d’enquêter, de lire sur le sujet. En tirant le fil, comme elle dit, elle réalise et constate la vision occidentale du corps noir, les violences quotidiennes que subissent les personnes noires, femmes, gays… « Pourquoi la différence pose problème alors que pour moi c’est une richesse ? », s’interroge-t-elle alors. 

Hélène Jayet parle de cette chance qu’elle a de pouvoir rencontrer plein de gens très différents : « Les grands écarts sont le plaisir de ce métier. » Ce métier, c’est évidemment celui de photographe. Un secteur qui la fascine depuis l’enfance :

« Le labo argentique de mes parents était ma chambre de bébé. On allait avec eux, on expérimentait, j’étais toujours la première au pied du bac révélateur. Ils étaient fans de caméras, etc. J’ai développé une curiosité pour l’image. »

L’ALIÉNATION CAPILLAIRE

Sa curiosité se transforme en soif d’apprendre, à laquelle elle allie sa quête d’être différente. Dans son village, personne n’a la même texture de cheveux qu’elle. « Je n’ai pas eu le même développement que les femmes autour de moi. », ajoute-t-elle, soulignant que « le corps enregistre tous les stigmates de génération en génération. »

Elle entend parler d’aliénation capillaire et ce terme, qu’elle trouve juste, la questionne. Elle établit un lien avec l’esclavage et la colonisation :

« Sur 400 ans, la violence physique sur le corps noir a eu lieu. En gros, c’est la période de l’esclavage. L’histoire des coiffures en Afrique me fascine. A partir d’une coiffure, on détermine la fertilité, la virilité, la religion, la classe sociale… Pour faire ces coiffures, il faut des heures de travail mais ce sont des temps de sociabilité qui créent des liens entre les gens pour ensuite créer une solidarité entre eux. Les colons ont rasé tout ça pour maintenir la dépendance de ces personnes. »

Les esclaves étaient dépourvus de moyens et de temps pour s’occuper de leurs cheveux. Peu de produits efficaces pour hydrater leurs chevelures et des brosses qui détruisent les poils.

Elle poursuit :

« Pour moi, c’est une déshumanisation de la personne, de tout ce qui fait sa culture, tout ce qui fait cette personne. Kidnapper des gens et leur enlever leurs cheveux est un crime indescriptible. On a dégradé l’estime de ces personnes. Ce sont des violences physiques et psychologiques. Les esclaves ne pouvaient plus parler leurs langues, danser, maintenir leurs cheveux comme ils le voulaient. C’est une mise à nu, une aliénation capillaire très profonde. »

Hélène Jayet aborde également la question de la santé mentale induite par la hiérarchisation des individus : « Et puis, il y avait aussi la notion de couleur de peau. Les esclaves à la peau plus claire et les métisses étaient vendus plus cher pour être domestiques dans les maisons. Ils avaient alors accès à une meilleure nourriture, un meilleur hébergement… C’est comme ça qu’on crée des clivages entre les gens. C’est comme ça qu’on devient fou en fait ! »

Quand de telles violences ont été commises durant plusieurs siècles – et perdurent - difficile de continuer à aimer ses cheveux et sa peau et ne pas transmettre cela en héritage inconscient aux générations futures.

Stéphane Héas, sociologue à l’université Rennes 2, participe ce jour-là à la conférence et parle du contrôle du poil :

« Le poil est la cible des institutions. La tonte dégrade immédiatement la personne. Dans la logique de destruction massive et frontale d’un groupe qu’on veut s’accaparer, mobiliser le poil n’est pas anecdotique. »

CONTRE LE DÉNI ET LA RÉSISTANCE…

La photographe axe son art autour du portrait et utilise son studio pour fabriquer un lieu à double usage. Il a un côté convivial et empouvoirant pour les personnes noires qui se prêtent au jeu du « Colored Only ». Si dans l’intitulé figure « Chin up ! » (que l’on peut traduire par « tête haute »), c’est parce que c’est l’expression utilisée pour dire aux modèles photographié-e-s de relever le menton. Il a un côté également d’outil de débat. Parce que les personnes non noires ne comprennent souvent pas pourquoi elles ne peuvent pas participer au projet.

« Je donne un espace exclusif aux personnes noires, aux cheveux afros. Ce qui m’intéresse quand je dis aux gens qu’ils n’ont pas le potentiel capillaire, c’est qu’ils restent pour observer ce qui se passe et qu’ils se questionnent. »
commente Hélène Jayet. 

Depuis 10 ans, son exposition circule dans le monde. Au Pays-Bas, en Belgique, au Brésil, au Mali, au Sénégal… Et en France, ça coince. En 2021, elle exposera à l’université Rennes 2 et ce sera seulement la 3efois que l’Hexagone l’accueille. Quand elle demande des aides à la recherche et à la production, « c’est niet. »

On lui répond que le projet n’intéresse personne, on lui demande de changer le titre, on lui rétorque qu’il n’y a pas tellement d’intérêt à montrer des portraits de personnes noires. Elle n’est pas la seule, la réalisatrice Amandine Gay témoigne également de ce vécu lorsqu’elle a voulu faire un film sur une viticultrice noire lesbienne, la réponse a été nette et raciste : en France, ce profil n’existerait soi-disant pas.

Le manque d’images et de modèles concernant les personnes noires – et de manière plus globale toutes les personnes non blanches – est flagrant. On constate soit une vision très stéréotypée, réductrice et raciste, soit l’absence totale de représentation. Entre les lignes, une consigne : se rapprocher du modèle dominant qui dans les publicités, les médias, les films, les séries, etc. va valoriser davantage les peaux plus claires et les cheveux lisses.

« Il y a un problème de représentation. Dans le sport, dans les arts, partout. En France, j’ai l’étiquette de « photographe noire ». J’aimerais voir plus de fluidité, de profils différents. Ça n’en sera que plus intéressant ! On sait que quand on n’a pas quelqu’un qui nous ressemble un peu pour s’identifier, on va avoir plus de mal à se construire. Le mythe du corps noir très sportif, du corps sauvage… C’est terrible ! »

Le racisme est systémique et institutionnalisé. Il est dans le quotidien des personnes que l’on racise, partant du principe que la norme est blanche. « Je n’ai jamais pu louer un appartement moi-même. À 43 ans. C’est violent ! », souligne Hélène Jayet qui note que le racisme est également dans notre quotidien, à travers le langage : 

« On parle de la France « black, blanc, beurre ». Le seul mot en français, c’est « blanc ». Pourquoi a –t-on peur de dire noir ? »

Elle conclut alors : « On est devenu-e-s noir-e-s parce qu’on a été colonisé-e-s. C’est l’histoire et la colonisation qui ont fait que c’est devenu stigmatisant pour nous. » Elle chatouille en effet et nous invite à nous questionner, et par là même à nous remettre en question. Et surtout à nous plonger dans son travail qui sera présenté à l’université Rennes 2 du 22 mars au 31 mai 2021, si tout va bien. Croisons les doigts et déconstruisons nos imaginaires.

Célian Ramis

Kiffe ta race, un podcast pour déconstruire « le mythe d’une France aveugle aux couleurs »

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Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s.
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L’Histoire de France a été écrite par les hommes blancs, pour les hommes blancs. Dans la société actuelle, le modèle dominant arbore encore les traits des personnes blanches, cisgenres, hétérosexuelles, valides, bourgeoises, minces, etc. Il y a la norme et il y a les autres. La fameuse « diversité » sur laquelle on s’appuie pour saupoudrer les beaux discours sur la bienveillance et le vivre ensemble mais que l’on veut invisible et silencieuse. Dans Kiffe ta race, diffusé une fois toutes les deux semaines sur Binge Audio, pas question de se taire, pas question de s’excuser. Grace Ly et Rokhaya Diallo nous invitent à la réflexion et à la déconstruction des préjugés et réflexes racistes intégrés à un système oppressif dans lequel nous grandissons et évoluons tou-te-s. 

Dans ce podcast qui « saute à pieds joints dans les questions raciales », elles parlent des arabes, des asiatiques, des noir-e-s, des juif-ve-s, des blanc-he-s, des roms… sans complexe. Elles ne parlent pas de la race biologique, « tous les êtres humains font partie de la même race » mais bien de la race en tant que construction sociale qui « traverse le quotidien des personnes non blanches ».

Rokhaya Diallo, journaliste et autrice, et Grace Ly, autrice et blogueuse, ne sont pas là pour nous « servir le mythe de la France qui est aveugle aux couleurs », comme elles le soulignent d’entrée de jeu dans le pilote de l’émission. Le format n’est pas tel qu’il existe aujourd’hui. Elles sont filmées et sont accompagnées autour de la table de Samira Ibrahim, journaliste et animatrice, et Fatima Aït-Bounoua, professeure de français, autrice et chroniqueuse radio. Ensemble, elles confrontent ici leurs vécus personnels d’individus renvoyés à leurs origines réelles ou supposées, avant même que l’on s’intéresse à elles en tant que personnes. 

« TU VIENS D’OÙ ? »

« Au départ, on a enregistré un pilote vidéo, sous la forme d’une conversation autour de la sous représentation des minorités visibles. On est quatre : deux femmes perçues comme arabes, une femme noire et une femme perçue comme asiatique. », nous explique Grace Ly.

Nous sommes en 2018 et les télés refusent le projet. La plateforme Binge Audio, elle, ne laisse pas passer sa chance de diffuser un podcast qui parle «librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. » 

Cette phrase, on l’entend dès le premier épisode - intitulé « Tu viens d’où ? », en référence à cette interrogation basée sur le physique - qui intervient dans les premiers contacts et qui stigmatise la personne à qui elle est posée puisqu’il apparaît rapidement que la réponse n’est satisfaisante que si elle confirme que l’interpelé-e vient d’un autre pays que la France - dans un ping pong verbal aussi amusant que saisissant puisque le duo Rokhaya Diallo – Grace Ly expliquent le nom de l’émission.

Kiffer sa race, c’est une expression populaire du côté de la génération Y et des milléniaux qui souligne le plaisir immense qu’on a pris ou qu’on est en train de prendre.

- Rokhaya Diallo :« Alors je suis sure que plusieurs d’entre vous ont failli avoir un AVC à l’évocation de notre titre. »
(…)
Grace Ly :« C’est un complément d’intensité. Si on dit « on a kiffé notre race hier soir », ça veut juste dire qu’on a passé une excellente soirée. »
Rokhaya Diallo :« Ça veut pas dire que t’as kiffé les gens d’un certain groupe ethnique en particulier. On a choisi cette expression parce qu’on trouvait ça drôle dans un pays où on parle si peu de race de cette manière-là d’avoir une expression qui signifie « aimer au maximum ». C’est assez paradoxal. On va parler de race et là, les gens qui étaient pas bien à l’évocation du titre sont à nouveau très très mal. Parce que comme on le sait, la race n’existe pas. »
- Grace Ly :« On va parler librement de tous ces concepts qui sonnent barbares et qui font peur à tout le monde. La fameuse race, la race sociologique. »
Rokhaya Diallo :« Exactement, comme une construction sociale. On est d’accord, il n’y a pas de race biologique. Toi et moi, malgré les apparences, nous appartenons à la même race qu’est la race humaine mais notre expérience quotidienne, du fait qu’on appartient à des groupes ethniques différents, fait qu’on est confrontées à des questions raciales au quotidien. »

LE RACISME, TOUT UN SYSTÈME

Elles mettent les pieds dans le plat et abordent au fil des saisons une multitude de sujets qu’elles décryptent au travers de leurs expériences personnelles et de leurs ressentis mais également au travers des actualités et de l’expertise de leurs invité-e-s, qui bien souvent résonnent avec leurs vécus.

À la rentrée 2020, Rokhaya Diallo et Grace Ly ont entamé leur troisième saison, poursuivant leur ligne éditoriale initiale et continuant d’explorer avec toujours autant de sérieux et d’humour la race comme construction sociale, le racisme comme système et les tabous comme garants de ce système.

Elles interrogent les privilèges liés à la norme dominante d’une population majoritairement blanche qui brandit trop souvent l’argument de l’universalisme, tout en répétant à longueur de discours que la diversité est source de richesse. Pointer les inégalités dans les grandes lignes, c’est accepté. Ou plutôt toléré. Mais les analyser en profondeur, là, non, c’est pousser le bouchon, inciter à la haine et prôner le communautarisme, jusque dans les rayons des supermarchés… C’est intolérable.

Face à cet obscurantisme, elles prennent la parole, en leurs propres noms tout d’abord. En tant que personnalités publiques aussi. Et puis, elles reçoivent des expert-e-s en plateau pour apporter des éclairages sur des zones impensées, des zones que l’on refuse de mettre en lumière, tout ce qui s’accumule à force de mettre ça sous le tapis et qui en déborde.

« On est dans un système fondé sur une histoire qui a profité du racisme. C’est très poignant quand on étudie l’histoire à travers les questions raciales. S’il y a des personnes défavorisées, c’est qu’il y a des personnes favorisées. Comme pour le sexisme, le racisme doit s’étudier du point de vue des personnes qui le vivent mais aussi à la lumière de la résistance à l’émancipation. C’est indissociable. La question des privilèges est très difficile à évoquer en France. Parce que l’abolition des privilèges renvoie à la Révolution et on pense à la question de la classe sociale. Mais la blanchité existe. C’est le fait d’avoir le bénéfice de ne pas se soucier de la couleur de peau. De ne pas voir les couleurs. Comme l’a dit le sociologue, Eric Fassin de l’université Paris 8 que nous avons reçues dans Kiffe ta race (épisode 27 « Check tes privilèges blancs », ndlr),être blanc, c’est de ne pas y penser, justement au fait d’être blanc. », analyse Grace Ly lors de notre interview. 

DANS TOUTES LES SPHÈRES DE LA SOCIÉTÉ

Elles croisent les thématiques du quotidien avec les questions raciales et leur intersection avec le genre, la classe social, le handicap... L’éducation, les médias, les arts, le travail, les féminismes, les masculinités, la littérature, la pornographie, les corps, les sports, la musique, les forces de l’ordre, l’adoption, le poids des images, la charge mentale, la question des représentations, les religions…

À Rennes, le 27 septembre, Rokhaya Diallo et Grace Ly enregistraient le podcast Kiffe ta race #53 « Cuisine et préjugés : on continue de déguster » aux Ateliers du Vent, à l’occasion du festival de littérature féministe Dangereuses lectrices, en partenariat avec HF Bretagne, s’emparant ainsi du thème de cette deuxième édition : Manger !.

Elles analysaient alors l’intersection entre le manger et les questions raciales. « Les préjugés (sexistes, ndlr)associent les femmes à la sphère domestique. Les femmes noires sont soit hypersexualisées, soit des mamas, des mères nourricières. Pour la garde d’enfants, le ménage… les femmes noires sont hyper compétentes. Dans le soin aux autres... », commente Rokhaya Diallo, qui ajoute en rigolant :

« Avant d’avoir des enfants, vous êtes Rihanna et après, vous êtes la femme dans Autant en emporte le vent. La femme noire, on imagine qu’elle sait cuisiner parce qu’on pense que soit elle est mère d’une famille nombreuse, soit elle va l’être. »

Le continent asiatique est aussi associé dans l’imaginaire collectif à la nourriture. Grace Ly intervient : « Il y a un racisme basé sur notre nourriture. On mange du chien, du rat, et maintenant du pangolin et de la chauve souris… Alors qu’en France, des gens mangent des escargots !!! Le racisme anti asiatique est très présent dans cette sphère-là, notamment avec l’image du non respect des normes sanitaires. »

Les clichés sont nombreux, les attaques multiples. Les personnes sont réduites à un continent, à une couleur de peau, associées à une religion, jugées sur des généralités grotesques, constamment infériorisées, moquées, insultées, voire harcelées, menacées, violées, tuées, du fait d’être non blanches.

« Il y a une injonction très forte en France : être reconnaissant-e-s de cette patrie. Les minorités se sont longtemps excusées d’être là. Je trouve que ça minimise vraiment notre citoyenneté. Dans l’émission, on parle de ces sujets sans s’excuser ! »
s’insurge-t-elle.

PAS TOU-TE-S LES MÊMES INJONCTIONS

Dans Kiffe ta race, il y a un rituel : se situer pour comprendre qui parle et de quel point de vue. Un processus qui dérange quand il est nommé et argumenté, tandis que l’inverse ne choque pas la majorité de la population là où la plupart des médias continue de faire débattre des hommes blancs cisgenres à propos du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme, etc.

« On est toutes singulièrement situées. On a toutes une histoire, un parcours. C’est pas juste blanc ou noir, il y a plein de teintes de racisme. Une femme asiatique comme moi ne vit pas les mêmes injonctions qu’une femme noire comme Rokhaya. », commente Grace Ly.

Pour exemple, elle se saisit de ce qui inonde l’actualité depuis près d’un an, le Covid 19 : « Il est associé à la Chine. Et je sais qu’en tant que personne perçue comme asiatique, on va me projeter des angoisses vis-à-vis de ça. C’est très grave ce qui se passe en ce moment. Il y a des appels à la haine, des menaces vis-à-vis des personnes asiatiques. Rien que dans le fait d’être une personne d’origine asiatique vivant en France, je sais qu’il y a un danger pour moi lorsque je sors dans la rue. »

Ainsi, les récits de vie se croisent, les voix se mêlent et décortiquent ce qui fait que d’un témoignage individuel on constate un ou plusieurs vécus communs : « En nous situant, en partant du vécu, ça nous rend légitime à raconter. Nous ne faisons pas une compétition de l’oppression. Nous vivons toutes des conjugaisons des oppressions. Ce qui est intéressant, c’est comment faire pour que ça s’améliore. » Rendre visibles ce que l’on ne veut ni voir ni entendre est une étape fondamentale dans la déconstruction des inégalités. C’est ce qu’elles font à chaque émission en partageant avec les auditrices et auditeurs des conversations spontanées, argumentées et fouillées :

« En fait, ces conversations, on les avait dans l’espace privé avec Rokhaya. Parler avec elle m’éclairait beaucoup. On a décidé de les amener dans l’espace public. On part de nos vécus, on en discute, on reçoit des invité-e-s qui viennent avec leurs expertises pour former un tout qui alimente les réflexions. »

OCCUPER L’ESPACE

Elles prennent la parole et font entendre des discours et des voix de personnes à qui on tend rarement le micro. Ici, les propos sont puissants. S’en dégagent des émotions fortes. Il y a de quoi s’énerver, il y a de quoi pleurer, il y a de quoi rire, il y a de quoi frémir, il y a de quoi réfléchir.

« Rétrospectivement, on s’est dit que c’était pas plus mal en fait qu’on soit en audio. Faire entendre la voix des personnes minorées est un autre moyen de prendre l’espace. Et je pense finalement que le fait qu’on ne voit pas nos visages empêche les gens de projeter leurs visions stéréotypées sur nous et nos invité-e-s. », souligne Grace Ly.

Cette visibilité auditive, elle la met dans une perspective globale des luttes féministes et anti-racistes. Les militant-e-s se sont saisi-e-s de l’outils podcast pour diffuser leurs messages, leurs analyses, leurs réflexions, leurs revendications : « Le podcast permet l’expression des personnes qui n’avaient avant ça pas accès aux médias. Dans un podcast, on peut s’exprimer librement de manière ininterrompue. Avec respect et dans le respect des autres. Dans la liberté d’expression, la question du respect est fondamentale. Rendre leur dignité aux personnes minorées est au cœur des projets de lutte. » 

En quelques mots, elle donne le ton de Kiffe ta race, même si le mieux pour en comprendre l’essence et l’engagement est d’écouter l’émission régulièrement. 55 épisodes et 3 hors-série, en diffusion sur Binge Audio. Sur des sujets qui concernent tout le monde et qui font réellement du bien quand ils sont traités par les personnes qui vivent les situations abordées, sans être coupées et maltraitées par des hommes blancs cisgenres hétéros bourgeois qui pensent que leur légitimité vient de leur pseudo qualification de « polémistes » tandis qu’en réalité elle leur ait accordé à tort simplement parce qu’ils représentent le modèle dominant d’un monde à révolutionner.

Rokhaya Diallo et Grace Ly sautent à pieds joints dans les questions raciales, sans complexe, sans s’excuser mais pas sans respect et surtout pas sans humour. Elles tordent le cou aux clichés et vont encore bien plus loin. Elles partagent leurs vécus, prennent le temps et le micro, occupent l’espace et nos esprits des réflexions et interrogations qu’elles sèment au travers de leurs émissions. Militant et puissant.  

 

Célian Ramis

Que sea ley, pour que comptent les voix et les corps des femmes en Argentine (et pas que)

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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. Retour sur leur combat historique et puissant en 2018 à travers le film "Que sea ley", diffusé au cinéma L'Arvor, à Rennes.
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28 septembre. Journée internationale pour le droit à l’avortement. Un droit toujours refusé aux Argentines. On se souvient de leur combat historique et puissant en 2018 alors que le 7projet de loi visant la légalisation de l’IVG était étudié par les parlementaires. Le réalisateur Juan Solanas rend compte de la marée verte dans son film Que sea ley – traduit en français par Femmes d’Argentine – présenté le 28 septembre 2020 au cinéma L’Arvor, à Rennes. 

En juin 2018, le monde braque ses yeux sur l’Argentine qui s’embrase dans les mobilisations féministes pour le droit de disposer de son propre corps - et donc de choisir de mener une grossesse à terme ou non - et retient son souffle lorsque le 8 août, le Sénat est amené à voter le projet de loi concernant la légalisation de l’avortement présenté pour la septième fois.

Pas de suspens, évidemment, nous connaissons depuis deux ans l’issue du vote. Le projet de loi est rejeté à 38 voix contre 31 voix en faveur de la légalisation. Une actualité en chasse une autre et petit à petit, le monde médiatique délaisse l’Argentine et son combat.

La soirée organisée au cinéma L’Arvor, en partenariat avec le Planning Familial 35 et Amnesty International, à l’occasion de la Journée internationale pour le droit à l’avortement, agit non seulement comme une piqure de rappel mais également comme une sonnette d’alarme.

Parce que plus de 3000 argentines sont décédées des suites d’un avortement clandestin. Parce qu’elles sont toujours plus nombreuses à être rendues coupables d’agir contre une grossesse non désirée. Parce qu’elles sont sévèrement punies de ne pas vouloir mener cette grossesse à terme. Parfois – souvent - au prix de leur vie.

Aussi parce que la loi permettant l’avortement en cas de viol et/ou de danger pour la vie de la femme concernée n’est pas appliquée. Parce qu’en Argentine, les femmes qui ont de l’argent réussissent à avorter dans des « conditions plus acceptables », tandis que les plus pauvres – 36% de la population vit sous le seuil de pauvreté et 48% des mineur-e-s – risquent leur vie parce que l’Etat ne prend sa responsabilité face à l’Eglise.

On se rappelle donc ce mouvement argentin mais sans le connaître réellement. De loin. Ce lundi soir, on se le prend en pleine gueule. L’engouement, la révolte, la détermination. Les témoignages de femmes qui ont avorté clandestinement. Les parcours de combattantes rendues coupables par avance.

Les familles qui ont vécu et vivent encore le drame de leur-s fille-s décédée-s à la suite d’un avortement clandestin et d’une mauvaise prise en charge ensuite à l’hôpital dans le but de les punir. Les enfants, rendus orphelins de leurs mères.

Toutes ces paroles s’entremêlent aux sons et aux rythmes des batucadas qui rythment les manifestations et les mobilisations de milliers de femmes réunies dans l’espace public. Elles le disent, elles le savent, le combat se gagnera dans la rue. Alors, elles la prennent cette rue. Elles l’envahissent, crient leur colère, leur désarroi, chantent leur rage et prônent leur droit. Leur droit à disposer de leur propre corps. Leur droit à choisir si oui ou non, elles veulent mener la grossesse à terme et garder l’enfant.

Mais le poids du discours catholique et des évangélistes est encore trop lourd dans cette Argentine qui doit mener de front la lutte pour les droits des femmes et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le couperet tombe, les larmes coulent. En août 2018, le projet de loi visant à légaliser l’avortement est rejeté. Mais le mouvement n’est pas figé, pas stoppé, pas affaibli.

LES ARGENTINES MÈNENT PLUSIEURS COMBATS DE FRONT

Après la projection, un temps d’échange est organisé. La présence de Marie Audran est une aubaine. Elle a vécu en Argentine pendant trois ans et notamment durant cette période. Son expérience et ses connaissances permettent ainsi de situer ce combat dans un contexte politique plus global.

Elle explique la symbolique du foulard vert qui s’inscrit dans « une tradition de luttes ». Elles rendent hommage (femmage, devrait-on dire) aux foulards blancs « des mères et des grands-mères qui se réunissaient pendant la dictature en Argentine, place de mai à Buenos Aires, et qui réclamaient la vérité et la justice pour leurs enfants disparus. »

« Elles ont repris le symbole du foulard blanc sur le foulard vert et établissent un lien entre le corps des femmes et l’État. Elles dénoncent la souveraineté de l’Etat sur le corps. Il y a aussi un foulard orange pour la lutte pour l’état laïc. Beaucoup de combats sont menés de front. Elles croient en l’importance de déconstruire le lien avec l’église.»
souligne Marie Audran.

Elle était sur place avant ce mois de juin 2018. Elle raconte : « Les anti avortements se sont mis à occuper la place à partir du moment où le congrès a voté le projet de loi. Avant, devant le congrès et partout ailleurs, c’était le vert qui était présent. »

Tous les mardis, les militantes au foulard vert se rassemblaient dans l’espace public, le lieu changeait en fonction des dates, et organisaient un débat. Marie Audran se souvient de « ce gros bouillonnement de mobilisation », impressionnée justement par la capacité de mobilisation et d’organisation des Argentines. 

En 2015 déjà, elles se soulevaient contre les féminicides et les violences machistes avec la naissance du mouvement Ni una menos. Le film le rappelle : en Argentine, une femme meurt toutes les 26h. Parce qu’elle est femme.

« À cette époque, arrive un président de droite libérale, après plusieurs mandats de centre gauche. Les femmes poussent un cri de rage avec Ni una menos. Et ce mouvement a essaimé dans différents pays d’Amérique du Sud. Dans un contexte d’explosion sociale, les militantes féministes luttent contre le néo-libéralisme. Elles vont prendre un grand protagonisme contre le néo-libéralisme. Ici, on assiste à une vraie révolution des consciences. Comme une des femmes le dit dans le film, une fois qu’on commence à regarder les choses sous l’angle féministe, on ne peut plus revenir en arrière. », commente Marie Audran. 

UNE LUTTE INSPIRANTE ET PUISSANTE

Marie-Françoise Barboux, membre de l’antenne rennaise d’Amnesty International ajoute : « C’est la 7fois que le projet était présenté mais c’était la 1èrefois qu’il prenait cette ampleur. Première fois que les femmes ont convaincu autant de député-e-s de tout bord politique. Espérons que le 8eprojet soit présenté en 2020. »

L’ampleur est colossale. Non seulement pour l’Argentine mais également pour l’Amérique du Sud. Dans le public, une spectatrice intervient à ce propos :

« Grâce aux Argentines, nous au Chili, on a pu lutter. La couleur verte, on l’utilise nous aussi maintenant. On a eu notre mai féministe. On a fait la grève contre le harcèlement des professeurs. Pour une éducation non sexiste. On veut toutes être vivantes ! Au Brésil ou au Mexique par exemple, le patriarcat est très très fort. Mais les femmes sont organisées. Elles utilisent des performances, grâce aux Argentines et à Las Tesis. Les luttes sont les mêmes. C’est très important et ça a commencé par l’Argentine. Que sea ley ! »

Que ce soit loi ! Que le droit de disposer de son propre corps soit le même pour tou-te-s, partout, peu importe le genre, le sexe, le milieu social, la province ou le pays dans laquelle / lequel on vit, son orientation sexuelle, son identité de genre, sa couleur de peau, etc. Que ce droit à l’avortement soit libre et gratuit. Sans condition. Que les femmes disposent de leur corps et accèdent à la santé. Que ce soit loi !

« L’avortement est légal lorsqu’il y a danger pour la vie de la femme. Mais en réalité, les recours en justice sont plutôt faits contre les médecins qui pratiquent des avortements clandestins. Il y a un poids très lourd qui pèse sur les médecins et les gynécos. La Cour Suprême a pourtant redit en 2012 qu’une femme n’a pas besoin de prouver le viol subi ou la mise en danger sur sa santé pour avorter. Mais dans les faits, les autorités n’appliquent pas la loi. », poursuit Marie-Françoise Barboux.

Marie Audran précise : « En 2019, deux filles de 11 et 12 ans ont été obligées d’accoucher à la suite des viols qu’elles ont subis. La loi n’est pas appliquée. »

Il faut se battre et il ne faut rien lâcher. Et surtout, s’informer. Si on le peut. Car on le sait, l’absence d’information, la problématique de l’accès à l’information et la mauvaise information constituent souvent la base des inégalités.

INFORMATIONS ET SOLIDARITÉ AVEC LES FEMMES DU MONDE ENTIER

Entre le discours prôné par les conservateurs qui utilisent l’argument de « la vie » (pro-life), l’absence d’éducation à la vie sexuelle et affective, l’accumulation des tabous autour de la sexualité et de la contraception (dont l’information ne circule pas toujours correctement) et les idées reçues sur la contraception et l’avortement, le débat est loin d’être apaisé.

Sans oublier le traitement médiatique réservé à ces thématiques qui véhicule bien souvent des clichés. Depuis quelques jours en France, la presse s’affole avec des titres chocs concernant le taux de recours à l’IVG qui en 2019 a atteint son chiffre le plus élevé. Depuis 2001, entre 215 000 et 230 000 avortements étaient pratiqués. L’an dernier, le chiffre était de 232 000.

Evidemment, la plupart des articles établissent ensuite un lien entre le recours à l’IVG et l’évolution des modes de vie de la société. Mais on crée un mouvement de panique, une gêne - par rapport à ce chiffre qui a légèrement augmenté – incitant au malaise, au pointage du doigt de ces jeunes filles qui auraient recours à l’IVG comme un moyen de contraception et à toutes ces femmes qui prendraient cette interruption volontaire de grossesse à la légère (oui, nous sommes dans une société où si une femme n’est pas traumatisée par un avortement, c’est qu’elle est certainement un être monstrueux).

Lundi soir, Lydie Porée du Planning Familial 35 le rappelle : « 72% des personnes qui ont recours à l’IVG avaient une contraception. » Voilà qui casse d’emblée un stéréotype visant à toujours rendre irresponsables les femmes et à justifier qu’on les infantilise, par conséquent.

En 2020, il faut le rabâcher encore et encore : les femmes ont le droit de disposer de leur propre corps. Ce droit, elles l’ont conquis. Ce droit, elles se battent pour le conserver. Face à la double clause de conscience des professionnel-le-s de la santé, face aux fermetures des centres d’IVG, face à une période de crise sanitaire (et économique par la même occasion) qui comme toujours retombe de plein fouet sur les femmes.

En France, l’avortement a été légalisé en 1975 mais la loi n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Au départ, elle était votée pour 5 ans. Avec certaines conditions. Les militantes se sont battues, ardemment, pour faire progresser la loi et les mentalités. Elles se battent toujours et revendiquent aujourd’hui son accès libre et gratuit, pour tou-te-s, et l’allongement du délai légal à 14 semaines au lieu de 12 actuellement.

En Équateur, le président refuse aujourd’hui encore la dépénalisation de l’avortement, même en cas d’urgence médicale, alors que les Parlementaires avaient voté le projet de loi le 25 septembre dernier.

En Irlande, les Irlandaises peuvent choisir d’interrompre volontairement et légalement leur grossesse depuis le 1erjanvier 2019. En décembre dernier, seulement 10% des médecins acceptaient de pratiquer l’avortement là-bas. 

En Italie, l’accès à l’IVG se dégrade et les polémiques se multiplient quant à l’avortement médicamenteux, notamment.

Le droit à l’IVG, qui implique le droit à disposer de son propre corps, le droit à choisir d’avoir un enfant quand on veut, si on veut, est un combat du quotidien. Il souligne des inégalités profondes entre les hommes et les femmes d’un côté et entre les femmes du monde entier d’un autre.

Lundi 28 septembre, au cinéma L’Arvor, les trois intervenantes, Marie Audran, Marie-Françoise Barboux et Lydie Porée, prônent la solidarité et la circulation de l’information. Qu’uni-e-s, nous fassions bloc. Parce que nos voix comptent. Parce que nos corps comptent. Que sea ley.

Célian Ramis

Cécile Cayrel : un grand bol d'air littéraire

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Un instant de liberté. Une évasion. Une respiration à pleins poumons. Voilà ce que nous offre Cécile Cayrel avec son premier roman "La couleur de l’air a changé". Un road trip, une quête de soi, des rencontres, des découvertes…
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Un instant de liberté. Une évasion. Une respiration à pleins poumons. Voilà ce que nous offre Cécile Cayrel avec son premier roman La couleur de l’air a changé, publié, aux éditions Stock, quelques jours avant le confinement. Un road trip, une quête de soi, des rencontres, des découvertes… On voyage avec Camille, Jen et Michel, on s’installe dans le camion avec elleux et on se laisse guider par la plume vive et habile de Cécile Cayrel qui alimente le moteur des périples du trio avec une fraicheur décapante. Ça faisait bien longtemps qu’on ne s’était pas autant régalé-e avec un bouquin ! 

Camille trompe David un soir, elle lui avoue, il tente de l’étrangler. Elle se barre. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas pris sa vie en main, longtemps qu’elle n’avait pas envisagé une porte de sortie à un confort qui la comprimait. Elle se casse de l’appartement, se tire de Rennes, éprise par un besoin de souffler et de respirer.

Au bord du chemin, Jen et Michel. Devant elleux, la route mais aussi l’aventure et l’inconnu. Pour Camille, c’est l’ouverture des possibles, une voie hors du cadre, une confrontation face à soi-même et une riche émancipation. On embarque dans ce voyage avec elle, on aime la fraicheur de ce village dans le Cantal dans lequel iels vont établir un squat chez Mamie, les journées paisibles rythmées par le farniente, les balades, les dessins de vulves et les explorations corporelles d’abord entre Jen et Camille, puis avec Michel.

On se rend sans enthousiasme à Paris, et on retrouve notre entrain au sein d’une communauté autonome, en Bretagne. Surtout, on s’attache à nos compagnon-ne-s de route qui se dévoilent non pas dans un héroïsme débordant et outrageant mais dans une simplicité libératrice qui nous cueille tout doucement.

UN RÉCIT POSITIF

Cécile Cayrel signe son premier roman avec La couleur de l’air a changé. Avec celui-ci, elle avait profondément envie d’offrir un récit positif. Certes, la situation initiale ne l’est pas. Un couple malheureux, enfermé dans une routine pointant un déséquilibre entre les deux individus, mais Camille accepte.

Puis les coups, la violence, le sursaut, le départ. Précisons néanmoins que tout cela n’est pas présenté comme une opportunité positive mais comme un contexte réaliste qui ne nie pas la complexité des violences conjugales ni la difficulté à partir du domicile.

« Ce n’est pas un mode d’emploi pour s’en sortir. Elle s’en sort parce qu’elle rencontre des personnes qui vont rendre ça possible. Sans Jen et Michel, elle rentrait certainement chez elle. Je n’avais pas envie d’explorer la figure qui affronte tout toute seule et qui s’en remet uniquement grâce à elle-même, à elle seule. Je voulais un récit positif jalonné de hasards positifs. », explique l’autrice qui dépeint des personnages, des trajectoires et des décors peu commun-e-s.

« Le roman traverse la France et c’est agréable de ne pas avoir un récit dans un Paris intra-muros. Ils traversent des lieux inspirés par des endroits réels. C’est une manière très concrète de montrer un cheminement qui passe par le voyage. », souligne-t-elle. 

DES THÈMES MILITANTS

Ce n’est pas un manifeste qu’on tient entre nos mains, c’est bien un roman de fiction. Et le talent de Cécile Cayrel, c’est de nous donner l’impression que c’est réel. Parce que son style est vivant mais aussi parce que chaque élément est réaliste. Elle nous emmène voir des coins et des gens qu’on n’a pas l’habitude de croiser, pas l’habitude de romancer, comme la ZAD, la rue, les sexualités ou les milieux autonomes.

Elle n’en fait pas des caisses pour nous convaincre, elle nous nourrit de ce qu’elle en connaît, ressent et imagine, aussi. Et le mélange fonctionne. « Je me suis basée sur ce que je connaissais parce que quelque part c’est plus facile d’écrire quand on ne se sent pas encore légitime face à son premier roman. », précise Cécile Cayrel.

Elle le dit elle-même, le roman est traversé par des idées militantes, il « aborde des thèmes qui se basent effectivement sur du militantisme mais ce qui m’a plu, c’est de pouvoir ajouter des avis différenciés de ce que moi je peux penser, j’ai pu faire parler des gens avec qui je ne serais pas d’accord. »

Et cela participe à nous rendre accro au bouquin. La justesse, l’équilibre, l’humilité, l’humanité. Sans jugement projeté sur les personnages, ils peuvent exister tels qu’ils sont. Ils peuvent se tromper, essayer, se chercher, assumer, s’affirmer, gueuler, explorer leur complexité et se frotter à leurs paradoxes, Cécile Cayrel les rend visibles et vivants. Comme les vulves que Camille et Jen dessinent et affichent dans les villages :

« J’étais au musée de Grenade et il y avait des vidéos d’hommes et de femmes nu-e-s. La femme était intégralement épilée. J’étais choquée. Je suis donc rentrée avec mon énervement. Parce que c’est acquis la manière dont on représente les sexes féminins. C’est une lutte de visibilité. Ça peut faire du bien de se redécouvrir et j’ai mis ça en parallèle avec Camille qui est au départ une femme timide et qui prend sa source de pouvoir dans l’énergie que lui donnent ses deux compagnons. Je cherchais un moyen de rendre palpable et visible la transformation de Camille qui, elle-même, ne sait pas où elle va. J’avais besoin de montrer l’évolution qui se passait en elle, et ça, c’était très visuel. J’aimais bien. »

LE PLAISIR DE L’ÉCRITURE

Nous aussi, on aime bien. On aime surtout ce naturel et cette authenticité qui se dégagent de la lecture de ce roman, dont les sensations nous accompagnent régulièrement, comme une diffusion progressive de bien-être dans les veines. Ça nous ravigote le corps et ça approvisionne nos batteries quand l’énergie vient à manquer.

On se ravit de ce jour où Cécile Cayrel a choisi de participer à ce concours de nouvelles, organisé il y a deux ans. Elle n’a, alors, presque jamais écrit, « à part quelques poèmes comme tout le monde, à 8 ans… ». Pour autant, elle participe et remporte le premier prix. « J’en étais sincèrement la première surprise », rigole-t-elle. Elle poursuit : « J’ai pris beaucoup de plaisir en écrivant. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille creuser ça. »

Elle quitte son boulot, dans le milieu culturel, elle a déjà la scène de cette femme qui vient d’être frappée. Le reste viendra au fur et à mesure. Dans un petit bar espagnol, à Grenade précisément, où elle s’installe tous les jours durant deux mois pour se consacrer à l’écriture.

Elle laisse passer l’été, le retravaille encore, et envoie le manuscrit à la directrice du concours de nouvelles, également directrice des éditions Stock. Celle-ci dévore le livre en une nuit et la recontacte dès le lendemain pour la publier.

« J’ai vraiment eu de la chance de pouvoir lui envoyer en direct. Pour moi, le livre était terminé. C’est dur d’écrire sans savoir si ça va être publié ou non. On arrive à un point de grosse fatigue. Mais grâce aux questions et aux conseils de l’éditrice, j’ai pu faire aboutir le travail. », s’enthousiasme Cécile Cayrel qui ne se définit pas encore comme autrice :

« J’ai l’impression que ça vient avec le temps. C’est trop rapide là pour me sentir autrice. On verra si ça continue. Pour l’instant, je suis pionne et ce qui allume mon feu intérieur, c’est d’écrire. » C’est dit. 

 

 

 

Célian Ramis

Au-delà des normes oppressives, libérer le cul !

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Claire présente son nouveau seule-en-scène, Préliminaires, pénétration, orgasme ?, dans lequel pendant plus d’une heure, elle parle de cul, sans détour et avec beaucoup d’humour. Ça nous plait !
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Mardi 30 juin, à La part des anges, c’est la première fois que Claire présente son nouveau seule-en-scène, Préliminaires, pénétration, orgasme ?, dans lequel pendant plus d’une heure, elle parle de cul, sans détour et avec beaucoup d’humour. Ça nous plait !

Pendant 10 ans, elle s’est emmerdée 95 fois sur 100 en baisant. Durant son adolescence, elle s’est beaucoup touchée, et de partout. Elle s’est regardée aussi. Puis photographiée, puis filmée. Jusqu’au jour où elle a perdu la K7.

« J’avais méga honte. Parce qu’en tant que femme, on n’a pas le droit de se masturber, de se mettre en scène. Que ce soit visible. », souligne-t-elle. Ce qui l’emmerde précisément, c’est le schéma hétéro-cisgenre, « entrée, plat, dessert ». Comprendre alors, préliminaires, pénétration, (marathon à l’)orgasme.

« Quand j’ai commencé à faire l’amour avec des femmes, ce taux d’emmerdement a littéralement chuté. J’aimerais bien pouvoir m’amuser avec des gars. Je suis attirée aussi par les gars. Et je vous en parle car je me rends compte que je suis pas la seule dans ce cas-là. C’est une chouette activité le sexe. Franchement, c’est mon activité préférée. »
poursuit-elle.

Il y a pas mal d’humour et d’autodérision dans son spectacle mais surtout, il y a de nombreuses réflexions, basées sur ses expériences personnelles ainsi que sur des recherches et des discussions avec son entourage. Elle aborde l’apprentissage de la sexualité, avec en toile de fond une transmission phallo-centrée d’injonctions patriarcales. En gros, ce qui compte, c’est la bite et la sacro-sainte pénétration. Ce qui vient avant, on appelle ça préliminaires et ça, ça lui fait chier à Claire :

« Tout le monde pense que ça va des pelles jusqu’à la bite dans la chatte. Dans les rapports hétéros… Mais non, c’est l’ambiançage et ça dure pendant tout le rapport sexuel. »

Elle n’a rien contre la pénétration, elle aime ça, « c’est fort et intense ». Mais elle fait l’analogie avec les betteraves. Elle aime ça mais elle en a ras-le-bol de les manger cuites à la vapeur et coupées en cube avec de la vinaigrette. Il y a plein d’autres façons de les consommer sans pour autant en devenir dégoutée…

Son message, il est là. La sexualité ne peut se réduire à une seule recette ou à une seule formule. Il fait du bien ce spectacle. Il questionne et il nous invite et encourage à mettre nos récits en commun, pour bénéficier « de la puissance de nous tou-te-s » et se rappeler que nous sommes des sujets désirants, maitre-sse-s de nos corps, de nos envies et de nos plaisirs. Au-delà des normes oppressives. 

Célian Ramis

Iris Brey : l'enthousiasme de la révolte dans les séries et le cinéma

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Spécialiste de la question du genre et de ses représentations, Iris Brey a écrit deux livres incontournables : Sex and the series, en 2016, et Le regard féminin – une révolution à l’écran, en 2020.
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Spécialiste de la question du genre et de ses représentations, Iris Brey a écrit deux livres incontournables : Sex and the series, en 2016, et Le regard féminin – une révolution à l’écran, en 2020. Elle y décortique la manière dont les sexualités féminines sont montrées sur petits et grands écrans, quels regards nous portons sur les femmes à travers la caméra – et l’utilisation que le ou la réalisateur-ice en font - et comment on peut déconstruire nos imaginaires patriarcaux pour révolutionner le 7eart et réinventer le désir, non plus basé sur la domination mais sur l’expérience et le ressenti. Le 18 février, sa conférence sur la représentation des femmes au cinéma et sur les écrans, organisée par HF Bretagne, en collaboration avec le festival Travelling et le TNB, était captivante et électrisante. 

Docteure en études cinématographiques et en littérature de l’université de New York, elle enseigne sur le campus français de l’université de Californie, collabore avec de nombreux médias tels que Les InrocksMédiapart ou France Culture, réalise des documentaires dont la série en 5 épisodes Sex and the series et théorise dans son nouveau livre le female gaze traduit par Le regard féminin.

Au cours de ses études, Iris Brey lit les textes de Laura Mulvay et découvre le male gaze. Un angle qu’elle n’avait pas envisagé alors même qu’elle travaillait sur la représentation des mauvaises mères au cinéma pour sa thèse. C’est l’opportunité pour elle d’élargir son champ d’analyse et surtout de déplacer son regard.

« Depuis quelques temps, on parle de female gaze mais personne ne l’avait théorisé. J’ai regardé le plus de films possibles pour affiner mes connaissances et pour théoriser. », explique-t-elle. Résultat : un bouquin qui transcende nos imaginaires, avec des réflexions qui font du bien et un ton, mélange de révolte et d’enthousiasme, qui nous réjouit et nous rebooste. 

DE NOUVEAUX RÉCITS

Tout de suite après la prise de parole d’Adèle Haenel sur Mediapart, dénonçant les agressions sexuelles subies lors de son adolescence à cause du réalisateur Christophe Ruggia, Iris Brey intervenait sur le plateau, soulignant que le mouvement MeToo ne faisait que commencer. Ce 18 février, au TNB, elle le rappelle à nouveau :

« La prise de parole des femmes ne fait que commencer et elle n’est pas encore tout à fait entendue. Adèle Haenel est la plus identifiée mais les autres victimes, on oublie leurs noms. »

Le mouvement MeToo va nous mener vers une révolution de nos imaginaires au travers de laquelle nous allons construire de nouveaux récits.

« En fait, ces récits existent depuis toujours mais on n’avait pas envie de les entendre. On a besoin que ces paroles soient entendues. Là où il y avait des récits et des paroles isolé-e-s, les réseaux sociaux nous ont permis de mettre des hashtags. Comme c’est le cas en ce moment avec la libération de la parole concernant le post partum et les vécus des femmes. L’aveuglement fait violence. Il faut donner la parole à ces expériences. Pourquoi l’accouchement n’existe pas sur nos écrans ? Pourquoi l’expérience féminine n’a pas de valeur ? », interroge-t-elle, précisant avec humour et stupeur que lors de sa grossesse, la seule expérience cinématographique d’accouchement à laquelle elle avait eu accès était celle d’Alien

LE REGARD FÉMININ

Le regard féminin ne consiste pas à cautionner la thèse essentialiste. Il ne suffit pas d’être une femme pour créer une œuvre estampillée female gaze. Loin de là. Le regard féminin réside dans le fait d’être dans l’expérience d’une héroïne, dans son corps, dans ce qu’elle vit :

« Dans les portraits de femmes, je ne ressentais pas forcément ce qu’elles ressentaient. Mais les films qui me mettent dans la peau de l’héroïne, ça, ça m’anime. C’est un autre rapport à l’écran. »

Elle en a marre d’être captive des réalisateurs présentant, à l’instar d’Abdellatif Kechiche dont elle cite la deuxième partie de Mektoub my love, leurs désirs fondés sur des inconscients patriarcaux qui s’expriment par la reproduction de rapports de domination. Pour Iris Brey, il existe une manière très simple de vérifier si un film est issu du male gaze :

« En général, les scènes de sexe de ces films se retrouvent sur les sites pornos. Ce qui n’arrive jamais avec le female gaze. » Le regard féminin est une question de grammaire, de langage et de vocabulaire dans son sens le plus large. Dans la manière de cadrer les personnages, de placer la caméra, on peut proposer ces fameux nouveaux récits.

Elle cite notamment la filmographie de Chantal Akerman. Sa caméra se trouve à distance de l’actrice et pourtant, son corps est habité et le/la spectateur-ice entre dans l’expérience. Elle cite également l’œuvre de Céline Sciamma.

« Mon livre était quasiment terminé et je n’avais pas de référence française en terme de female gaze dans la nouvelle génération, avant le festival de Cannes où a été présenté Portrait de la jeune fille en feu. J’ai repoussé la sortie du livre pour l’intégrer dedans. Elle crée une nouvelle esthétique du désir, du plaisir féminin, une nouvelle manière de filmer le sexe. », commente Iris Brey qui insiste sur la nécessité à sortir du plaisir et du désir de la domination, à trouver du désir dans l’égalité, dans le fait de filmer les corps à égalité. « Ça paraît simple mais ça ne l’est pas. Il faut réinventer une grammaire érotique. », poursuit-elle.

DE LA RÉVOLTE ET DU CHANGEMENT ! 

Chantal Akerman, Agnès Varda, Jane Campion, Alice Guy. La spécialiste des questions du genre tape du poing sur la table :

« Il faut changer la donne ! J’en ai marre de voir partout les mêmes noms d’hommes, tout le temps. Alice Guy, par exemple, elle a inventé la fiction. On ne parle jamais d’elle. On enseigne les frères Lumière. Qui a décidé de ça ? Alice Guy a inventé en permanence, son œuvre intégrale est fascinante et on ne l’enseigne pas ! »

On le sait, l’héritage culturel commun se compose du patrimoine et du matrimoine, et pourtant ce dernier est négligé et oublié. Mais Iris Brey n’est pas du genre fataliste et pense que le choix est la responsabilité de chacun-e. Dans les cours qu’elle dispense, elle a tranché en faveur d’un corpus paritaire dans lequel aucun réalisateur n’a été ou est accusé d’agressions sexuelles et/ou de viols.

« Il faut essayer de changer le système, même si ça met mal à l’aise. Ça peut avoir des répercussions, comme la mise en place d’une pédagogie féministe. En tout cas, on peut valoriser d’autres choses. Notre héritage découle d’un inconscient patriarcal. Les réalisateurs n’ont pas déconstruit leur manière de désirer leur-s actrice-s, leur-s personnages. Qui a décidé qu’il fallait être dans un rapport de domination pour créer de l’excitation ? »

Quand on aborde les César, la nomination de Polanski, l’absence des femmes primées, etc. elle est révoltée Iris Brey. Mais elle veut espérer, elle veut être optimiste et nous encourage à l’être également, tout en réfléchissant et en prenant nos responsabilités.

« Partout, quand on essaye de faire changer le système, il y a des résistances. Mon travail touche à l’intime, le regard, l’intimité, le désir, la sexualité. Réfléchir à son parcours, son corps, ce n’est pas facile pour tout le monde. Mais ça peut changer. La pensée doit être en mouvement. Il y a plein de choses joyeuses dans mon livre et dans les œuvres des réalisatrices. Faut qu’on en discute ensemble, qu’on avance ensemble. Que chacun se positionne dans le débat. Parce que sincèrement, quand on parle de censure, où est la censure ? Tout va bien pour Polanski. Arrêtons de parler de censure pour Polanski. La censure existe du côté des œuvres créées par des femmes et qui parlent des femmes.», affirme-t-elle. 

Elle aussi a dû déconstruire son regard, son imaginaire. Sortir des automatismes demande un effort. Oui, c’est un travail de déconstruction et de décolonisation de nos héritages.

« Il faut de la place pour celles et ceux qui veulent faire des gestes artistiques qui peuvent changer le monde. Le moment est à la prise de conscience générale et cela va avoir de l’influence sur nos arts. Il faut absolument qu’on apprenne à se déplacer. Il faut se mettre en mouvement, il est temps ! Ne soyons pas passifs et passives, soyons dans l’action, mettons les corps féminins en mouvement. Ça va devenir de plus en plus joyeux, même pour les hommes. »
conclut-elle.

Dix jours plus tard, ce sont bien les cinéastes déjà engagées dans le female gazequi vont se mettre en mouvement et quitter la salle Pleyel qui applaudit l’attribution du prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski pour J’accuse, alors que Céline Sciamma – seule réalisatrice nommée dans la catégorie – et son équipe n’auront aucune récompense. « La honte ! », scande Adèle Haenel en partant. On est bien d’accord.

Célian Ramis

Vulves brodées : honneur aux cons

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Des vulves et des messages brodé-e-s sur des matériaux récupérés et des fringues réparées, c’est ce que proposait l’expo à la con, visible du 7 au 27 février, au Papier Timbré à Rennes.
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Des vulves et des messages brodé-e-s sur des matériaux récupérés et des fringues réparées, c’est ce que proposait l’expo à la con, visible du 7 au 27 février, au Papier Timbré à Rennes.

Elle ne signe pas ses créations et ne revendique pas le statut d’artiste mais plutôt le côté artisanal. Elle n’aime pas la spéculation sur l’art et se dit en faveur de l’influence : «Je suis influencée par des personnes, des phrases que j’entends, des discussions, et à mon tour, j’influence d’autres personnes, etc. »

Sur des napperons, dans des cadres, sur des vêtements et des culottes, récupéré-e-s dans les poubelles, chez Emmaüs ou encore dans les vide-greniers, elle brode autour ou par dessus l’existant, avec les fils dont elle dispose. « Consanguin » pour une vulve qui saigne. « Petit con » pour une vulve dans un petit cadre. « Conjoints » pour deux vulves côte à côte.

Son idée : prendre au pied de la lettre les expressions et les insultes pour se les réapproprier. « Con » figure parmi les insultes les plus répandues : «A la base, ce n’est pas péjoratif « con ». En vieux français, c’est la vulve. Sur Wikipédia, on lit que c’est un mot polysémique mais non je ne suis pas d’accord. C’est la vulve ! Et c’est devenu une insulte sexiste, point. Quand on sait ça, on réfléchit autrement en disant « Tête de con » ou « Gros con ». On passe de la dénonciation à la réappropriation. »

On trouve là l’esprit punk du DIY (do it yourself) et son militantisme. Ses revendications à elle sautent aux yeux, elle prône la liberté des femmes, l’information et la transmission, l’affirmation des savoirs, l’amusement et la réappropriation de ce qui nous appartient et qui a été utilisé contre nous.

Ainsi, sur une mini jupe trône le mot « Salope » mais dans l’expo, on trouve aussi « j’m’en bats les ovaires », « La bite ne fait pas le moi », « nullipare » ou encore « Allez tous vous faire dégenrer ».

« On peut revendiquer l’envie de baiser sans sentiment, avoir des poils aux pattes sans que toute la rue se retourne sur nous, on a le droit d’être poilues, on a le droit de pas être féminines dans les critères normatifs, et puis on peut ne pas avoir eu d’enfant sans être désignée par un terme qui comporte le mot « nulle » dedans (et dont l’équivalent masculin n’existe pas), tout comme on peut être féministe et avoir des enfants. », s’exclame-t-elle.

Et par la broderie, apprise en autodidacte lorsqu’elle vivait dans la rue, elle se réapproprie un travail pensé comme féminin, et donc estimé comme « un travail à la con. » Une expo dynamisante et émancipatrice.

  • L’expo à la con devait être visible à La Ruche (rue d’Antrain), à Rennes, du 11 mars au 4 avril.

Célian Ramis

Violences conjugales : à travers les générations

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Paulin-e Goasmat pose son regard sur un sujet qui traverse les époques : les violences conjugales. Des années 70 à aujourd’hui, la domination masculine perdure et enferme les victimes dans la culpabilité et la honte.
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Réalisateur-e de fictions courtes, Paulin-e Goasmat investit la thématique de la 10édition du Nikon Film festival « Une génération », pour poser son regard sur un sujet qui traverse les époques : les violences conjugales. Des années 70 à aujourd’hui, la domination masculine perdure, profitant du silence qui règne autour de cette chape de plomb, enfermant ainsi les victimes dans la culpabilité et la honte. À l’heure où Céline Sciamma et Iris Brey prônent le female gaze sur grands et petits écrans, Dix ans X-Y-Z s’inscrit parfaitement dans ce regard intime nous invitant à faire l’expérience au moment même où la protagoniste la vit. Ici, pas besoin de s’identifier pour comprendre. On regarde, on écoute, mais surtout on ressent.

Sur le bureau d’une enfant faisant ses devoirs, la télévision est allumée : « Savez-vous qu’il y a en France des femmes battues ? » Nous sommes en octobre 1975 et une chaine diffuse un micro-trottoir sur les violences conjugales. Des hommes répondent à la question :

« J’ai entendu, j’ai pas vu mais y en a certainement eu depuis tout le temps », « Dans certaines circonstances oui », « Disputées disons… oui, un geste malheureux », « Quelques petites gifles oui, trois fois rien », « Je bats pas la mienne, mais des fois j’en ai envie quand même hein », « oh vous savez y en a qui aime ça par habitude vous savez », « Des hommes battus, ça, certainement y en a moins que des femmes… ».

La petite fille éteint le poste. Mais dans une autre pièce de l’appartement résonne la dispute de ses parents. Celle-là, elle ne peut pas l’arrêter. Elle met de la musique pour ne plus entendre les cris et les insultes. Du lecteur de vinyles dans une chambre au papier peint à motifs des années 70 sur lequel on épingle l’affiche de Retour vers le futur, on passe à un lecteur CD dans une chambre aux murs blancs ornés de guirlandes lumineuses et de posters de Mon voisin Totorro et d’Harry Potter.

Et toujours, en fond, quand la musique se coupe, les engueulades incessantes. La pré-adolescente se saisit de son téléphone et de ses écouteurs, dernier refuge, avant que sa mère n’entre dans sa chambre, le ventre bien arrondi de sa grossesse et l’œil très noirci des coups qu’elle subit.

« T’inquiète pas mon chat, ça va aller », dit-elle, fixant la caméra. C’est comme si elle nous défiait de son regard qui semble nous interpeler pour nous dire « Vous voyez, vous savez, mais vous ne faites rien ». Le ressenti est glaçant. Ce coup-là ne nous marque pas le visage mais se grave dans nos chairs et dans nos tripes. Parce que comme le montre si bien Paulin-e Goasmat, le problème n’est ni nouveau, ni méconnu. 

UNE THÉMATIQUE INSPIRANTE

« Aujourd’hui, la seule différence, c’est qu’aucun homme n’accepterait de dire ça à visage découvert. On pourrait entendre les mêmes phrases mais les hommes seraient masqués. », nous dit Paulin-e Goasmat, réalisateur-e de fictions courtes et de clips. Chaque année, iel regarde la thématique du Nikon Film Festival sur laquelle iel fait régulièrement réfléchir et travailler ses étudiant-e-s à l’école d’art MJM Rennes. 

Pour cette nouvelle édition, ce sera « Une génération », un thème qui lui plait et qu’iel partage avec une amie, Gabrielle Pichon comédienne et autrice pour l’écriture, qui s’effectue en deux jours, fin août. En septembre, le gouvernement lance son grenelle contre les violences conjugales et à cette occasion, ressort un micro-trottoir de 1979, qu’iel va donc reproduire dans son court-métrage. Iel lance un appel sur les réseaux sociaux et découvre avec joie que les réponses sont nombreuses :

« On a passé une heure place de la Mairie à retourner ce micro-trottoir et l’implication des gens m’a beaucoup touché-e. J’ai appelé Gabrielle, qui m’avait annoncé qu’elle était enceinte et qui a accepté de jouer la mère et c’est ma belle fille qui a joué la fille. On a pris le temps de parler de ce sujet avec elle. On a deux filles, on est une famille homoparentale tournée vers une éducation non genrée et féministe. Elle a du construire une histoire qu’elle ne vit pas dans son quotidien. On a tourné à la maison, c’est un film intime avec une équipe pro. »

Pour Paulin-e, Dix ans X-Y-Z n’a pas vocation à interpeler les pouvoirs publics mais plutôt à rentrer dans les foyers et dans les consciences. 

QUE LA HONTE CHANGE DE CAMP

Pour déconstruire l’image préconçue que l’on se fait de la victime, qui reste dans la relation comme si elle cautionnait d’être frappée. Et pour cela, Paulin-e Goasmat réalise un court-métrage percutant et sensible dans lequel iel joue avec les espaces temps qui finissent pas se confondre.

Car depuis les années 70 et la diffusion de ce micro-trottoir, les violences conjugales se perpétuent et les coups assénés par les conjoints ou ex-conjoints tuent, en France, plus d’une centaine de femmes par an. En 2019, 149 ont été assassinées par des hommes. Non par amour, non par passion.

« Il faut du courage pour parler, il faut du courage pour partir. Avant les coups, il y a les mots, le poids des mots, la violence, le rabaissement pour dominer la victime. J’ai fait le choix du hors champs pour les parents car il n’y a pas besoin de voir la violence pour la subir. On le voit, l’enfant a besoin de se déconnecter de ça. Dans le film, il n’y a pas de jugement. Il faut que la honte change de camp. Quand quelqu’un-e ose parler, on lui reproche de briser la famille. Ce n’est pas normal de culpabiliser les victimes. Ici, j’aborde aussi les victimes collatérales : les enfants. Sans oublier que la mère est enceinte. Le trauma peut perdurer sans que l’on s’en rende compte. », souligne Paulin-e.

Iel le dit, son court-métrage est militant, et le féminisme n’est pas un gros mot. Son objectif : que Dix ans X-Y-Z soit vu et que le message circule. En effet, c’est essentiel, un support comme celui qu’iel a créé avec son équipe. Pour faire prendre conscience d’une réalité, pour ouvrir des discussions, pour faire jaillir des interrogations et des paroles qui peut-être n’osaient pas s’affirmer, que ce soit dans l’intimité ou dans l’espace public.

Parce qu’iel sait que parfois, en lisant un témoignage ou en visionnant un documentaire ou un film, on met tout à coup des mots sur un ressenti.

« Je pense qu’il faut parler pour faire évoluer la société et les rapports humains. Il n’y a pas une journée où je ne reprends pas une personne sur l’homophobie, le racisme, le sexisme. Je n’ai plus envie de me taire ! »
conclut Paulin-e Goasmat. 

Iel nous fait du bien. Son engagement anime son discours et ses créations. Déjà dans le film court Conquérantes, on avait été marqué-e-s de son habileté à jouer des temporalités pour fixer son objectif sur le continuum que représentent les violences sexistes. Une fois encore, on adhère totalement à sa proposition et on la recommande sans modération. 

 

Célian Ramis

L'art de pointer une sombre réalité

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Le nom annonce la couleur : Concerto pour salopes en viol mineur. Pièce proposée par La Divine Bouchère, elle dresse un état des lieux « froid et sarcastique », autour de la question du viol et du statut de victime.
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Le nom annonce la couleur : Concerto pour salopes en viol mineur. Pièce proposée par la compagnie brestoise La Divine Bouchère, écrite par l’autrice et comédienne Jessica Roumeur, elle dresse un état des lieux « froid et sarcastique », autour de la question du viol et du statut de victime. Le 26 novembre dernier, juste après la conférence de la militante féministe Valérie Rey Robert sur la Culture du viol à la française, le quatuor finistérien a présenté sur la scène du Tambour, à l’université Rennes 2, son spectacle, issu du projet « Silence on viole ». 

Sur scène, quatre femmes s’installent sur un canapé et enfilent des perruques sur un concerto de Vivaldi. Les violons s’emballent, les personnages aussi. Beaucoup de gestes, beaucoup de paroles que l’on ne distingue pas tant les voix se couvrent entre elles. Jusqu’à ce que retentisse un « Salope ! ». La musique stoppe net.

Au micro, une des femmes raconte : « Un jour, j’avais 16 ans, c’est ce soir-là que c’est arrivé. Tout le monde s’amusait, j’avais reçu beaucoup de cadeaux. Lui, je le trouvais beau, je souriais, j’étais contente. Je suis montée, il était là, il m’a suivi, j’étais contente. Il m’a embrassé, j’étais contente. Il a fermé la porte, m’a bloqué les bras, je pouvais plus respirer. Il a sorti son sexe, ça passait pas. J’ai crié, il a dit « Ta gueule ». Il allait vite et fort. Il a fourré son sexe dans ma bouche et il m’a dit « Tu vois, c’était pas la peine de gueuler ». »

Il y a des mots que l’on a du mal à prononcer, comme le mot « vagin ». Il y a des phrases que l’on prononce trop facilement, comme « il va t’arriver des bricoles ». Il y a des situations qui nous obligent à détacher notre corps de notre esprit pour ne pas mourir sur le coup, comme au moment des violences sexuelles et/ou physiques.

Et il y a ces réactions faussement compatissantes qui se répètent, les « Oh la pauvre » et les « C’est atroce », avant de se transformer en soupçons, humiliations et culpabilisation, et finalement de devenir des insultes. « La salope ! », « C’est vrai que c’est la honte. », « Salope, salope, salope, salope ». De nouveau, Vivaldi envahit le plateau. Jusqu’au bouquet final. L’apothéose de cet ascenseur émotionnel dont le voyage aura duré 30 minutes.

« J’ai laissé le silence commander ma vie. Ça va aller maintenant. Je suis une guerrière parce que j’ai dit alors qu’on voulait que je me taise. Parce que je refuse d’être la petite chose meurtrie que la société voudrait. J’ai trouvé moi-même le rédemption. J’ai mon casque et mon armure. C’est pas poli mais j’ai gueulé comme un animal mutilé par sa blessure. J’ai dit les mots qu’on veut taire. J’ai dit « viol » et j’ai dit « je » ! ».

Les quatre femmes quittent leurs perruques. 

SILENCE ON VIOLE

Bim. Grosse claque dans la gueule. Coup de boule, comme dit l’autrice. Elles nous secouent Anaïs Cloarec, Louise Forlodou, Véronique Heliès et Jessica Roumeur, dans cette pièce qui trouve son origine dans le projet « Silence on viole », une campagne artistique contre le viol, qui s’est déroulée du 9 novembre au 15 décembre 2013, à Brest.

« C’est une plasticienne, Marion Plumet, qui a eu cette idée parce qu’en général, les campagnes de prévention sont bourrées de clichés. Elle m’a proposé de me joindre à elle en tant qu’autrice. », explique Jessica Roumeur qui nous indique rapidement qu’à l’âge de 16 ans, elle a subi un viol : « J’avais jamais pensé à écrire autour de ça. Marion aussi a été victime d’un viol, ainsi que d’autres femmes que l’on connait. C’est un véritable fléau. »

Une vingtaine d’artistes se sont réuni-e-s autour de ce projet qui entame une démarche de réveil des consciences mais surtout de libération de la parole, face à la loi du silence imposée par la culture du viol. Le spectacle va ainsi commencer à voir le jour et va être étoffé, à partir de témoignages, d’imagination, d’analyse et d’observations. Depuis que s’est-il passé ?

Du côté des mentalités, pas grand chose. Du côté des chiffres, on est passé de 75 000 viols comptabilisés par l’enquête ENVEFF à 89 000 (enquête désormais intitulée Virage). Par an, en France. Et plus de 220 000 agressions sexuelles. « Depuis qu’on joue la pièce, #Metoo a fait pas mal de remous. Et on entend des paroles qui font du bien. On avance, par à-coups. Mais les chiffres ne diminuent pas. Après le spectacle, on propose toujours un temps d’échange parce qu’après 30 minutes aussi intenses, il faut en discuter et prévoir des respirations communes. », signale l’autrice, qui précise que Concerto pour salopes en viol mineurne tend pas à exposer des solutions mais à dresser « un état des lieux froid et sarcastique ».

Elle le dit, ce n’est pas un « sujet glamour » et il est hors de question d’enjoliver la sombre réalité et de produire du sensationnalisme. « Les médias s’en chargent déjà », glisse-t-elle. 

SILENCE SUR LES PLANCHES

Côté diffusion, ça coince : « Quand on a monté la campagne, on nous disait d’aller voir plutôt la Santé, et côté Santé, on nous disait d’aller voir plutôt la Culture. Personne ne veut s’en charger. Pourtant, dans l’art, on parle de plein de choses ! Mais le viol, on ne veut pas voir, on ne veut pas dire. La parole se libère mais pas partout et pas pour tout le monde. Dans la réalité, c’est encore un parcours de la combattante. Quand on dit viol, c’est comme si on mettait un coup de poing ou qu’on faisait un attentat. Comme ça touche aux parties génitales, on parle de sexualité, d’intimité, alors que c’est un crime ! L’intime est politique ! »

Serait-ce une tache dans la programmation ? Nous, on dirait plutôt que c’est un spectacle indispensable. Engagé et intelligent, tant dans le fond que dans la forme. La mise en scène est épurée et les costumes, les attitudes et les témoignages donnent une touche d’émissions-témoignages tires larmes, animées par (anciennement) Jean-Luc Delarue, Sophie Davant, Faustine Bollaert ou encore Evelyne Thomas.

« On a donné un esthétique télévisuelle car dans ces émissions, les paroles des victimes sont souvent instrumentalisées pour accentuer le sensationnalisme. », explique Jessica Roumeur. La compagnie La Divine Bouchère met en mots et en perspective les voix, les accusations, les hypocrisies, les jugements et les malaises qui se confrontent et se confondent avec les récits des victimes. C’est intense, brut et bouleversant. La violence qui en émane n’est pas décuplée, elle est simplement le miroir de la réalité qu’il nous faut regarder bien en face. 

Depuis, la partition de Vivaldi accompagne comme une ritournelle cette phrase déclamée par une comédienne et qui claque dans nos oreilles et nous glace le sang : « C’est un jeu sans règles dans lequel tu n’as aucune chance de gagner. » Déjouons la fatalité, battons-nous contre le sexisme, allons le dire et l’entendre dans les théâtres. Entre autre. 

 

 

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